A côté de ces considérations à dominante
astronomique, il peut paraître curieux que Voltaire évoque
le problème
des divergences de conception sur l’âme entre Descartes et
le philosophe anglais Locke (1632-1704), contemporain de Newton. C’est
qu’au XVIIIe s. et ce, depuis l’Antiquité, les sciences
sont une branche de la philosophie dont l’émergence, chez
les Grecs, s’est accompagnée d’interrogations sur la
nature de notre esprit.
A partir du Ve s. avant J.-C. les Grecs procèdent à une
mise en cause progressive de la religion à laquelle la Renaissance
en Europe occidentale semble avoir fait écho. Les causes des phénomènes étant
de moins en moins attribuées aux divinités, il devient alors
essentiel pour les expliquer de comprendre en quoi consiste l’outil
que constitue notre âme, entendue comme faculté de percevoir
par les sens et faculté de penser, de raisonner. Cette préoccupation
apparaît dans l’adage du premier philosophe grec, Socrate, « connais-toi
toi-même », extrait d’une injonction inscrite au fronton
du temple de Delphes, et par lequel il avertit que la condition d’accès à toute
connaissance nécessite au préalable de prendre conscience
de ses propres limites et préjugés.
a- Une âme immortelle : métempsychose
Quelle est la nature de l’âme et sa
relation avec le corps ? Un des mythes de l’Antiquité postule
que l’âme
est immortelle, distincte du corps et indépendante de lui. A
la mort, elle s’en détache et se rend aux enfers où trois
juges la pèsent et l’orientent, soit vers le Tartare,
lieu des supplices, soit vers les Champs Elysées, lieu des justes.
Empédocle
d’Agrigente (490-435) croit en la transmigration des âmes
et conçoit le cycle des existences comme une expiation. Platon
(428-347) fait évoluer cette représentation en supposant
que, lorsque l’âme s’incarne de nouveau, elle dote
ainsi l’être
humain d’une faculté de réminiscence du monde des
Idées
où elle a séjourné auparavant. Ce monde des Idées
existe de toute éternité, c’est le lieu des réalités
universelles, immatérielles, incorruptibles et immuables comme
le Bien, le Vrai, le Beau, le Juste... Ce monde intelligible s’oppose
et règne parallèlement au monde sensible où vivent
les humains qui doivent s’efforcer, par un exercice assidu de
la philosophie, à y accéder grâce à la raison,
qui est l’une des trois aptitudes de leur âme immortelle, également
le siège des instincts naturels, et de la volonté et
du courage.
b- Une âme matérielle et mortelle
Démocrite,
son contemporain, croit au contraire que l'âme
est uniquement matérielle, composée d'atomes d'air
qui nécessitent
de respirer pour se régénérer en permanence
et se maintenir en vie. Elle est une dispersion d’atomes
dans le corps, et tout comme lui, elle est mortelle, rien ne subsiste
d'elle après
la mort. Le fait que la nature, tout ce qui est visible et perceptible
par les sens, ne soit composée que d’atomes et de
vide, implique que les qualités sensibles ne sont que des
conventions. Tout comme Platon, Démocrite se méfie
donc de la connaissance par les sens et il privilégie la
connaissance par la raison.
c- Une âme éthérée
Pour les
Stoïciens, il existe une force, l’éther, plus
subtile que l’air et le feu, qui se combine dans des
proportions diverses avec la matière, et devient force
de cohésion
dans le minéral, force végétative dans
la plante, âme
raisonnable dans l’humain, âme du monde dans le
grand Tout, que l’on traduit aussi par l’expression ‘raison
génératrice’.
Ils créent une cosmogonie originale, symbolisée
par la fable du Phénix. Le Monde, animé d’une
respiration propre, recommence indéfiniment son existence
; comme le Phénix,
il périt dans le feu (aether; aethô, brûler)
et renaît
de ses cendres.
d- Une âme liée au corps
Thomas d’Aquin
entame ses commentaires sur Aristote par le Commentaire « De
l'âme » (rédigé pendant les années
1267 et 1268), où il affirme que « Rien n'est
dans l'intelligence qui n'ait été auparavant
dans les sens ». Cette assertion
va totalement à l’encontre de la théologie
officielle, plutôt rattachée au courant néo-platonicien,
pour lequel les sens ne fournissent que des informations
trompeuses, et le corps est
une prison pour l'âme. Son argument principal en
faveur du réalisme
est le suivant : si Dieu nous a donné un corps doté de
facultés
sensibles, c'est donc qu'il ne peut être trompeur
et qu'il faut s'en servir. L'intelligence est une puissance
de l'âme qui met en rapport
cette dernière avec l'être universel. L'homme
n'a plus un corps, mais « l'homme est un corps ».
La forme du corps, c'est-à-dire
l'âme, est le principe vital de l'homme, qui lui
donne sa nature d'homme. Ainsi quand l'homme pense, c'est
tout
le composé corps/âme
qui pense en même temps. A la suite d’Aristote,
il distingue trois parties dans l'âme, qui reste
cependant une : l'âme végétative,
principe des besoins naturels et vitaux de l'homme, l'âme
sensitive, principe de passivité de la sensation
et siège des passions,
l'âme intellectuelle, forme substantielle de l'homme,
en tant qu'il est un être raisonnable.
e- L’âme : une tablette écrite ou une table rase
Deux conceptions
de l’âme s’opposent alors, celle,
influencée
de Platon, qui la représente par une tablette écrite
et la nomme faculté de s'instruire par remémoration,
et celle, inspirée d’Aristote, qui conçoit
l'esprit comme une table rase qui reçoit les
impressions comme de la cire, la connaissance ayant
pour objet d’en
abstraire des formes intelligibles en effaçant
les particularités pour obtenir une définition
universelle. C’est cette dernière conception
qui donnera naissance à l’empirisme,
mouvement incarné entre autres par le philosophe
anglais John Locke, évoqué par
Voltaire dans ce passage des Lettres philosophiques.
L’empirisme
aurait percé dans le champ scientifique grâce à ses
liens étroits avec l'éthique protestante
et puritaine, comme le montre le développement
de la Royal Society de Londres, fondée
en 1660 par des protestants. Ce courant considère
que la connaissance se fonde sur l'accumulation d'observations
et de faits mesurables, dont
on peut extraire des lois générales par
un raisonnement inductif, allant par conséquent
du concret à l'abstrait. Il entre en
controverse avec le rationalisme de Descartes qui expose
: « [...]
je connus de là que j’étais une
substance dont toute l’essence ou la nature n’est
que de penser et qui, pour être,
n’a besoin d’aucun lieu, ni ne dépend
d’aucune
chose matérielle. En sorte que ce moi, c’est-à-dire
l’âme par laquelle je suis ce que je suis,
est entièrement
distincte du corps [...]. » Descartes considère
que le corps se caractérise par son étendue
spatiale et l’âme
en est privée. De cette sorte, le corps fonctionne
comme une espèce
d’automate dirigé par l’âme,
la communication entre les deux se faisant au niveau
d’une certaine glande pinéale.
Puisque la composante spirituelle de l’être
humain échappe
aux lois physiques, le libre arbitre devient possible
(il est même
une « évidence » aux yeux de Descartes).
Le siècle
suivant, l’empiriste John Locke se propose au
contraire d'analyser les pouvoirs et limites de l'entendement
humain,
préalablement à l’étude
de la structure métaphysique du monde.
f- L’âme inscrite dans la Nature
Baruch Spinoza, né comme
Locke en 1632, analyse la question différemment.
Se fondant sur l’analyse rationnelle et savante
des textes bibliques, il aboutit à une autre
conception de Dieu, de l'homme et de la Nature,
qu’il
caractérise par l’expression Deus
sive Natura, Dieu, c'est-à-dire la Nature.
Dieu-la-Nature n'a ni libre arbitre ni volonté.
Substance infinie, sans commencement ni fin, sans
extérieur,
il englobe tout, et en lui tout a lieu en raison
de la nécessité.
L’univers ne forme qu’une seule substance
dont la pensée
est une des manifestations. Il n'y a donc pas d'exception
humaine au règne
des lois naturelles et du déterminisme.
D'où la
deuxième
formule-clé : "L'homme est une partie
de la nature." Là encore,
pas d'effet sans cause, de liberté souveraine,
de choix arbitraire. Pour Spinoza, corps et âme
sont deux manifestations complémentaires
d’une même substance, ce qui implique,
en particulier, que les sentiments ou les idées
ont des contreparties organiques. Si nous nous
croyons libres, c'est que nous ignorons ces causes
qui nous
déterminent.
Spinoza est le penseur qui a pris radicalement
ses distances avec la manière
cartésienne de penser. Il ouvre ainsi la
voie d’un tout nouveau
rationalisme, où il est déjà en
dialogue, par dessus les barrières de son
temps, avec Marx, Nietzsche et Freud : Descartes,
une philosophie de la libre volonté, qui
dissocie complètement
l’entendement humain fini de l’entendement
divin infini - Spinoza, une philosophie de la libre
nécessité, qui refuse une telle
dissociation.
La neurobiologie moderne arrive à établir
une correspondance entre les sentiments et des
cartes cérébrales, images du
cerveau montrant à chaque intervalle de
durée les parties
plus ou moins actives de celui-ci. Le neuroscientifique
Antonio R. Damasio voit dans cette correspondance
la possibilité d’une définition
biologique des sentiments. Celle-ci est d’autant
plus frappante que, dans plusieurs cas, on arrive à produire
la même configuration
cérébrale de deux façons différentes
: soit en agissant par des stimuli extérieurs
de nature physico-chimique (en appliquant, par
exemple, des champs électromagnétiques
sur des régions choisies du cerveau ou en
administrant des médicaments
aux personnes testées), soit en provoquant
certaines émotions
chez les mêmes personnes (au cours d’une
discussion ou de la projection d’un film,
par exemple). Doit-on en conclure que la neurobiologie
moderne tranche la divergence entre Descartes et
Spinoza en faveur de ce dernier?
Introduction - 1/ Le monde plein ou vide - 2/ Les causes du mouvement - 3/ La lumière - 4/ L’âme - 5/ La matière - Conclusion
Exposé de Cathy Constant-Elissagaray devant les membres de l'association Astronomie Côte Basque | Un univers réel ou un monde imaginé ? |
5 mars 2010 |