CLASSE SOCIALE
HENRI LABORIT
Où situer la classe des «travailleurs» et leurs intérêts de classe ? Il est probable qu'un cadre supérieur ou un OS pourront avoir conscience d'appartenir, ou de ne pas appartenir, au prolétariat, à la classe des « travailleurs »; suivant les satisfactions de domination hiérarchique, ou les insatisfactions qu'ils éprouvent. Il existe dans la classe ouvrière de parfaits bourgeois et heureux de l'être, bien qu'exploités et dépouillés de leur plus-value, de même qu'il existe dans la bourgeoisie d'authentiques prolétaires, et fiers de l'être, bien que profitant pleinement par ailleurs de leur pouvoir économique et politique dont ils admettent l'équité puisqu'ils ne discutent l'existence du pouvoir hiérarchique, mais plutôt son mode de distribution. La notion de classe a été jusqu'ici fondée uniquement sur la possession ou non d'un pouvoir économique et politique. Ce pouvoir économique et politique est lui-même fondé sur un système hiérarchique, lequel est fonction de l'information professionnelle. Aussi longtemps que les partis dits de «gauche» ne remettront pas en cause ces bases mêmes du système hiérarchique, la lutte des classes n'aura qu'un sens tronqué et renaîtra toujours de ses cendres, puisque le système qui lui donne naissance n'aura pas été aboli.
Dans ce cadre il existe évidemment des dominants et des dominés, qui nous pouvons bien appeler si bon nous semble bourgeois et prolétaires. Nous pouvons désigner chaque ensemble par le terme de «classe sociale». Nous admettrons sans aucun doute que l'effort des dominants pour maintenir leur dominance et celui des dominés pour atteindre la dominance constitue la «lutte des classes». Cependant, il semble aussi certain que nous nous limiterons à une phraséologie révolutionnaire, si nous n'inscrivons pas dans ce cadre l'ensemble des notions abordées concernant l'information et la thermodynamique (voir hiérarchie/structure hiérarchique), les hiérarchies professionnelles et le pouvoir politique. Or, ces notions rendent beaucoup plus difficile la délimitation des classes sociales que nous pouvons appeler «classiques». Nous savons maintenant que ces classes sont caractérisées par le rapport : abstraction de l'information/travail mécanique dans l'activité des individus, la classe étant d'autant plus élevée que le rapport l'est aussi.
C'est ce rapport qui donne le «pouvoir» d'agir, puisque l'action est d'autant plus efficace que mieux informée. Nous savons que ce pouvoir s'inscrit dans les hiérarchies professionnelles et devient un pouvoir politique du fait que la «politique» n'a jamais fait autre chose jusqu'ici que d'assurer le maintien du pouvoir des dominants (conservatisme) ou de chercher à leur prendre (progressisme, révolutionnarisme, gauchisme) en restant dans le cadre actuel de l'expansion économique.
(N.G.74)
Quest-ce quune classe ? Ce mot définit un ensemble dindividus qui ont en commun une fonction, un genre de vie, une idéologie, des intérêts, etc. La multiplicité des facteurs qui entrent en jeu pour la définir rend difficile lappréciation de ses limites. Le marxisme en a fourni une définition simple. La classe prolétarienne ne possède que sa force de travail, la classe bourgeoise détenant la propriété privée des moyens de production et déchanges. Il est clair quaujourdhui un nombre considérable dindividus, ne possédant pas la propriété privée des moyens de production et déchanges, a des intérêts, une idéologie, un genre de vie, une échelle de salaires qui en font de parfaits bourgeois. De même, définir le prolétariat par sa force de travail consiste à dire que, lorsque lon nappartient pas à cette classe, on ne travaille pas, on vit dans loisiveté. Cependant, un bon nombre de bourgeois, ou soi-disant tels, remplissent plus dheures de travail par semaine que nimporte quel ouvrier spécialisé.
Est-ce alors le genre de travail effectué qui constitue le facteur essentiel de division par classes de la société? Le travail manuel serait-il prolétarien, et lintellectuel, petit ou grand bourgeois! Lartisan serait alors un prolétarien, au même titre que le manuvre, et le philosophe marxiste ou linstituteur, un bourgeois. Ce qui nest pas toujours faux. Certaines fonctions sont sans doute plus motivantes que dautres, et un travail dans lequel on joue avec des informations variées, un travail créateur de nouveaux ensembles abstraits, est plus motivant que le geste stéréotypé du travailleur à la chaîne. Celui qui réalise le premier sera souvent moins contestataire de la structure sociale qui lui permet de se gratifier que le second. Mais la frontière entre travail intellectuel et manuel est encore bien mal délimitée et ce nest pas parce quun travail fait moins appel à lénergie thermodynamique du muscle et de la main et plus à celle, métabolique et informationnelle, du cerveau humain, quil nest pas aussi automatisé, aussi dénué dintérêt, aussi peu motivant. Mais ayant demandé à celui qui leffectue davoir atteint un certain degré dans labstraction, il sera mieux récompensé par une structure sociale productiviste.
Mieux récompensé ? En quoi consiste la récompense, source le plus souvent de linégalité? Elle est salariale, bien sûr. Mais certaines professions, dont le salaire dépend de lEtat, bien que professions dites «intellectuelles», ne sont guère mieux rétribuées que celle remplie par un chef datelier dans lindustrie. Pourquoi existe-t-il encore des médecins militaires, par exemple, passant des concours, alors que leurs équivalents civils ont des situations économiques beaucoup plus rentables? Le salaire est un facteur motivant mais insuffisant à séparer les classes sociales. Un chercheur scientifique dira avec ostentation si on lui demande quelle est sa fonction: «Je suis chercheur», alors quil est payé parfois juste au-dessus du SMIC.
(C.A.83)
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Voir aussi : Alain Accardo : classe sociale
CONSCIENT - INCONSCIENT
HENRI LABORIT
Sous la couverture consciente des discours logiques nous ne communiquons que laccumulation historique des processus inconscients qui ont procédé aux choix de nos modèles abstraits.
Toute pensée, tout jugement, toute pseudo-analyse logique nexpriment que nos désirs inconscients, la recherche dune valorisation de nous-mêmes à nos yeux et à ceux de nos contemporains.
Malheureusement, le langage fournit seulement une interprétation logique des faits de conscience. Les pulsions, lapprentissage culturel, demeurent dans le domaine de linconscient. Ce sont eux qui guident les discours, et celui-ci couvre dalibis logiques linfinie complexité des fonctions primitives et des acquis automatisés.
(L'inconscient) nest refoulé que parce que trop douloureux à supporter sil devait être maintenu sur le plan de la conscience. Mais en réalité, linconscient est tout ce qui forme une personnalité humaine. Ce sont tous les automatismes qui peuplent nos voies neuronales depuis notre naissance et peut-être avant, et qui nous viennent de nos apprentissages culturels. Lenfant qui vient de naître ne sait ni marcher ni parler et nous avons vu quil faudra quil apprenne à marcher, à parler; avec le langage, nous avons vu aussi quil va parcourir en quelques mois, ou quelques années, lapprentissage des générations qui lont précédé, depuis que quelque chose qui ressemble à lhommme est apparu sur la planète. Mais ce quil apprendra, ce qui sera transmis à travers les générations sera très spécifique dune époque et dune région. On comprend également que ce quil apprendra peut, dans certains cas, lui être utile en tant quindividu mais sera dabord utile au maintien de la cohésion du groupe humain auquel il appartient. Dautre part, la finalité de lindividu qui réside dans le maintien de sa structure, la recherche de son plaisir en dautres termes, nest pas celle du groupe social dans lequel il est plongé, qui a sa propre finalité, celle de maintenir aussi sa structure et on conçoit que des antagonismes, des conflits vont apparaître au sein du système nerveux individuel, venant de ses pulsions ne pouvant se résoudre par une action, du fait de lexistence dinterdits sociaux. Or, tous ces automatismes se passent dans linconscient et dans lignorance pour lindividu des mécanismes qui les gouvernent. Ces automatismes sont pourtant indispensables à rendre efficace laction, et nous ne pourrions pas vivre sans lacquisition progressive de ces automatismes. Mais faut-il encore savoir que ce sont des automatismes.
Si nous nétions quautomatismes, nous serions donc obligatoirement inconscients. Cest le sort de lindividu dans la majorité des espèces animales, encore que le terme de conscience soit bien difficile à définir et quil existe sans doute des états de conscience pour toutes les formes vivantes, mais que là encore ces états de conscience sont liés au niveau dorganisation atteint par chaque espèce. Dautre part, si nous nétions (ce qui est difficilement pensable, puisque la mémoire, telle que nous lavons décrite, apparaît déjà chez lêtre unicellulaire) nous-mêmes quà linstant présent et un autre la seconde daprès, nous ne pourrions pas non plus être conscients. En effet, la conscience est dabord le souvenir dun schéma corporel qui est le nôtre et qui évolue dans le temps. La conscience ou les états de conscience ont donc besoin de la mémoire de nous-mêmes et de notre expérience du milieu qui nous entoure, alors que cette mémoire a comme principal résultat de créer en nous des automatismes, cest-à-dire un monde inconscient. Je ne pense pas quon puisse dire quun enfant nouveau-né soit conscient. Il na sans doute pas encore accumulé suffisamment dexpériences dans son système nerveux pour utiliser un nombre suffisant dautomatismes acquis. Dailleurs nous ne nous souvenons pas de nos premières années parce que nous nétions pas conscients dêtre. Ce schéma grossier aboutit à la notion que ce que lon appelle chez lhommme la conscience consiste dans limpossibilité pour lui dêtre à la fois entièrement automatisé, donc inconscient, et entièrement aléatoire, donc également inconscient, ce qui serait le cas si ses systèmes associatifs ne faisaient quassocier à linstant présent les différentes informations sensorielles qui lui parviennent de lui-même et du monde qui lentoure, sans référence au passé. Si lon admet ces distinctions, lhommme sera dautant plus conscient quil aura à sa disposition un plus grand nombre dautomatismes inconscients à fournir à ses zones associatives de façon à créer des structures nouvelles projetant dans lavenir une action à réaliser. Cest cette possibilité de se délivrer, par limaginaire, des problèmes manichéens qui lui sont posés par son environnement qui lui a fait croire à sa liberté. Mais les automatismes moteurs, conceptuels, langagiers, qui coordonnent le bric-à-brac de nos préjugés, de nos jugements de valeur, qui nont de valeur que relative à lintérêt et à la survie dun hommme ou dun ensemble dhommmes dans un certain milieu à une certaine époque, ne peuvent prétendre servir à autre chose quà maintenir les échelles hiérarchiques de dominance qui ont jusquici permis la cohésion des groupes sociaux. Ce sont donc des valeurs relatives et non point absolues. (E.F.76)
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DÉCISION
HENRI LABORIT
Au terme de liberté s'accroche celui de décision. Celui-ci est indispensable pour maintenir les dominances. Il faut laisser croire qu'une décision est prise en connaissance des causes, qu'elle est donc liée au savoir. Il s'agit bien entendu uniquement d'un savoir technique qui a fait la fortune du technicien, savoir séparé généralement de façon complète des ensembles conceptuels dans lesquels
cette technique se trouve incluse. L'acquisition de ce savoir technique permet d'acquérir une position hiérarchique favorable. Dès lors la décision n'ira jamais à l'encontre du maintien du système hiérarchique qui gratifie celui qui la prend. Ce qui veut dire que la décision n'est pas prise, mais que dans un système socio-économique et hiérarchique donné, la décision ne fait qu'obéir au système. Elle n'est donc pas libre mais déterminée. Au terme de liberté s'accroche aussi celui de responsabilité, cette part très lourde qui revient aux cadres paraît-il, et aux patrons. Responsabilité qui constitue la base de la contrepartie de dominance qui est accordée à ceux auxquels elle échoit.
Mais s'il n'existe pas de liberté de la décision, il ne peut exister de responsabilité. Tout au plus peut-on dire que l'accomplissement d'une certaine fonction exige un certain niveau d'abstraction des connaissances techniques et une certaine quantité d'informations professionnelles qui permettent d'assurer efficacement ou non cette fonction. En possession de cet acquis, la décision est obligatoire, s'inscrit dans une nécessité. Ou bien si plusieurs choix sont possibles, la solution adoptée en définitive appartient au domaine de l'inconscient pulsionnel ou de l'acquis socioculturel.
Il est exceptionnel qu'une solution imaginaire qui serait elle-même d'ailleurs motivée par les facteurs précédents apporte quelque chose de neuf aux automatismes antérieurement expérimentés. L'exprimer serait le rôle du « découvreur », mais celui-ci se heurte alors aux systèmes hiérarchiques qui ne peuvent admettre la nouveauté si elle ne se vend pas. Il a donc peu de chances de s'élever dans les hiérarchies. D'où la rareté des motivations amenant à la découverte car celle-ci est rarement gratifiante dans un système hiérarchique établi.
Il semble que reconnaître l'inexistence de la liberté, de la décision, de la responsabilité, conduit à la disparition de toute motivation gratifiante. Plus de raisons de chercher à s'élever dans les hiérarchies. Plus de récompense pour des valeurs qui n'existeraient pas. Plus de hiérarchies non plus. Le monde de la production pour la production, c'est-à-dire pour l'obtention de la dominance, s'écroule. N'y aurait-il donc pas d'autre motivation humaine que celle de s'élever dans les hiérarchies ?
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DÉMOCRATIE
HENRI LABORIT
La démocratie est un mot dangereux, car on l'utilise sans préciser le contenu sémantique variable qu'il recouvre. Le gouvernement par le peuple. Qu'est-ce que le peuple ? Est-ce l'ensemble des hommes qui habitent un même pays ? Est-ce le plus grand nombre ? L'ensemble des individus gouvernés par une oligarchie ? La partie la moins aisée, la moins instruite d'une nation, et la moins instruite de quoi ? Admettons que ce soit un peu tout cela à la fois, mais surtout le gouvernement par le plus grand nombre se dégageant des oligarchies. Il serait bien étonnant que les oligarchies gouvernent pour le peuple et non pour leur bien-être personnel d'abord. Mais quand bien même elles le feraient, c'est justement ce gouvernement, même pour son bien, que le peuple refuse aujourd'hui. Il ne veut déléguer son pouvoir à personne pour agir en sa faveur, ce en quoi on ne peut que le féliciter car l'histoire nous apprend que même dans les pays où la propriété privée des moyens de production a été supprimée, l'ignorance des bases biophysiologiques des comportements fait que tout bienfaiteur du peuple, s'il fait autre chose que de parler en son nom et se mêle d'agir, agira rapidement pour lui-même ou pour les concepts qu'il manipule et qui ne sont pas généralement ceux du commun, ceux du peuple. Fusion encore du législatif (informatif) et de l'exécutif. Le peuple se trouve ainsi rapidement exploité par ceux qui possèdent «l'information» et qui s'en servent pour assurer leur «pouvoir».
Mais puisque l'information est nécessaire à l'action efficace, comment le peuple peut-il agir puisqu'il est ou bien non informé, ou plus gravement encore, informé de façon unidimensionnelle, orientée de manière à maintenir les structures hiérarchiques et de domination, cela aussi bien en régimes capitalistes que socialistes existants. Tant que les informations seront entre les mains de quelques-uns, que leur diffusion se fera de haut en bas, après filtrage, et quelles seront reçues à travers la grille imposée par ceux qui ne désirent pas, pour la satisfaction de leur dominance, que cette grille soit contestée ou qu'elle se transforme, la démocratie est un vain mot, la fausse monnaie du socialisme.
Or, pour que les informations puissent sourdre de partout et non pas sortir toujours du même robinet, une totale liberté d'expression (nous ne disons pas d'action) et de diffusion de l'expression est évidemment indispensable. [...]
On peut ainsi exprimer cette notion fondamentale que l'existence du socialisme est fonction du temps qui sera accordé au peuple, (au plus grand nombre) , et quel que soit le degré de la formation technique des individus qui le composent, pour s'informer, la production et la croissance dussent-elles en souffrir, ce qui est probable. (N.G.74)
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Voir aussi : Edgar Morin : démocratie
et également : Alain Accardo : démocratie
DROITS DE L'HOMME
HENRI LABORIT
Existe-t-il quelque chose de plus changeant dans son contenu sémantique que les droits de lhomme, celui des peuples à disposer deux-mêmes, etc., et peut-on expliquer cette variabilité autrement que par lidée changeante que les hommes se font deux-mêmes à travers les époques et les régions, certains hommes imposant dailleurs leurs opinions et leurs intérêts aux autres? Lesclave du temps passé navait que le droit de travailler et de mourir. Sa force de travail, sa vie, constituant un capital qui ne lui appartenait pas, étaient entretenues aux moindres frais par son maître. LOS des temps modernes est-il très différent? Avoir «le droit de
» renvoie à une autorisation, une permission dêtre et dagir, sans que lautre ne vienne contrecarrer notre projet. La notion de droit débouche alors sur celle de liberté.
...où peuvent bien se situer les droits de lhomme? Son droit le plus strict est de vivre, de vivre sans souffrir, mais faut-il encore que les autres, les plus forts, lui en donnent lautorisation. Il me semble alors quaussi longtemps que les matières premières, lénergie et surtout linformation technique sans laquelle les deux premières sont inutiles ne seront pas la propriété de tout homme sur la planète, linstitutionnalisation langagière des droits de 1 homme ne lui permettra pas dassurer son droit à la vie pour lequel il ne devrait avoir rien à fournir en échange. Utopie. Bien sûr. Mais en dehors delle, lhistoire ne fera que reproduire linstitutionnalisation par les individus, les groupes humains, les Etats dominants, des droits des dominés à le demeurer. Ils leur expliqueront sans doute que cest pour le bien de lhumanité tout entière, et les dominés arriveront bien souvent à le croire, en faisant tous leurs efforts pour partager les mêmes droits, ceux de la dominance. Cest quand on la perdue que lon comprend ce quest la liberté, dit-on. Cest vrai. Mais il ny a pas que des prisons avec des barreaux, il y en a de beaucoup plus subtiles dont il est difficile de séchapper parce quon ne sait pas quon y est enfermé. Ce sont les prisons de nos automatismes culturels qui châtrent les processus imaginaires, source de la créativité, qui ramènent lhomme au statut biologique dun mammifère qui parle et fait des outils. Cest peut-être parce que limaginaire est la clef qui permet de fuir toutes les prisons que lhomme en bande na quun souci, celui de le faire disparaître pour maintenir la cohésion hiérarchique du groupe. Lheure nest pas encore venue où louvrier de la dernière heure aura le droit dêtre «payé» comme les autres. (C.A.83)
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ÉCOLE - ÉDUCATION
HENRI LABORIT
Léducation de la créativité exige dabord de dire quil nexiste pas de certitudes, ou du moins que celles-ci sont toujours temporaires, efficaces pour un instant donné de lévolution, mais quelles sont toujours à redécouvrir dans le seul but de les abandonner, aussitôt que leur valeur opérationnelle a pu être démontrée.
La fonction d'un maître est de transmettre certaines informations pour éviter à l'enseigné de parcourir seul à nouveau le chemin cahoteux des connaissances humaines depuis la préhistoire. Sa fonction n'est pas d'imposer cette information et pour l'imposer il doit utiliser des moyens de coercition. S'il en arrive là, c'est que la finalité de l'enseigné n'est pas la sienne et que dans l'ensemble structuré que représente une classe, chacun des éléments ne concourt pas à la même finalité. Il faut donc chercher à fournir à tous les éléments une même finalité à leurs motivations fondamentales. Mais la motivation de l'enseignant est-elle toujours de transmettre une information ou n'est-elle pas plus souvent de se soumettre à un certain programme imposé pour faciliter, par sa soumission à ce programme, son avancement hiérarchique ? La motivation de l'enseigné est-elle celle qu'attend de lui la structure socio-économique, à savoir de s'inscrire le plus vite et le plus efficacement dans un processus de production en acquérant une formation professionnelle ? D'un autre côté, l'enseigné ne recherche-t-il pas aussi la sécurisation paternalisante de celui qui sait, l'enseignant ? Et celui qui sait, l'enseignant, n'est-il pas suffisamment gratifié par la soumission infantile de l'enseigné ? Autrement dit, la «fonction» qui pour le premier serait essentiellement de recevoir une information correspondant à sa motivation, n'est-elle pas plus souvent transformée en une aliénation sécurisante à un «pouvoir» qui n'a pas de raison d'être. De même pour le second, l'enseignant, la « fonction » de transmettre une information répondant à la motivation des enseignés n'est-elle pas transformée en un paternalisme gratifiant, issu de la recherche d'une dominance, d'un «pouvoir», qui n'a pas de justification fonctionnelle ? (N.G.74)
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ÉGALITÉ - INÉGALITÉ
HENRI LABORIT
L'égalité ? Concept vide qui a motivé les hommmes depuis des siècles pourtant. L'égalité conçue comme identité est contraire au bon sens, même le plus commun. Mais dès lors que l'on admet, ne pouvant faire autrement, la " différence ", comment retenir encore le concept d'égalité ? On voit cependant les pulsions qui ont motivé sa naissance : la recherche du plaisir, de l'équilibre biologique de chaque individu en situation sociale, c'est-à-dire en situation qui toujours, jusqu'ici, fut hiérarchique. Comment les idéologies peuvent-elles encore mobiliser les masses par le concept d'égalité, tout en s'accrochant désespérément aux hiérarchies de pouvoir, de salaire, de connaissances, etc. L'égalité des chances ? Mais des chances à quoi ? A l'instruction ? Cette instruction qui permet l'ascension hiérarchique, cette instruction technique et professionnelle plus ou moins abstraite, qui permet la dominance dans un univers rempli de marchandises ? Cette instruction qui permet aussi l'accès à la consommation et à la respectabilité ? Dans un tel système pourquoi pas ? Mais alors, c'est aussi le système familial qu'il faut remettre en jeu, l'Oedipe bourgeois, la niche environnementale. Et à supposer même que l'on puisse uniformiser cette niche environnementale, que restera-t-il ? Le mérite, le mérite d'un hommme à s'élever dans les hiérarchies, techniques, consommatrices et de - notabilité. Mais ce mérite, d'où vient-il s'il ne vient pas de la niche environnementale, de l'acquis ? Ne viendrait-il pas alors de l'inné, de la rencontre fortuite d'un ovule et d'un spermatozoïde, de ce qu'on peut appeler le hasard, car la combinatoire génétique est soumise à un tel nombre de facteurs qu'on s'y perd vite. On ne peut sortir de ce dilemme : si l'on uniformise les chances sociologiques de l'accession à l'information technique et professionnelle, ou l'on retombe sur une injustice fondamentale, celle du don inné, ou l'on obtient des individus tous semblables dans leur comportement, leurs motivations, leurs automatismes socioculturels, leur imaginaire même. Ainsi, l'égalité des chances, que l'on peut souhaiter, c'est simplement celle de pouvoir être heureux dans sa peau. Or, être heureux dans sa peau n'est possible qu'en dehors de tout système hiérarchique, puisque c'est ce système qui institue les inégalités économiques, de dominance et de gratification.
Mais si l'égalité ne peut exister dans le monde vivant, cela ne veut pas dire que le pouvoir doit être réparti hiérarchiquement. L'égalité n'existe que dans l'indispensabilité des classes fonctionnelles, car l'indispensabilité est un critère absolu, seule base efficace d'égalité agissante. Mais il s'agit alors d'égalité de pouvoir politique et rien d'autre, et de celle d'une classe fonctionnelle et non d'un individu par rapport aux autres individus.
Dans un organisme vivant, aucune cellule, aucun organe ne sont libres ou égaux. L'un travaille plus ou moins que l'autre, et a besoin de consommer plus ou moins que l'autre. Leur liberté et leur égalité aboutissent à une anarchie cellulaire (cancer) ou à un dysfonctionnement des systèmes incompatibles avec la survie de l'ensemble. Ils n'ont d'ailleurs que faire de cette liberté individuelle puisqu'ils réalisent leurs " désirs ", le maintien de leur structure, par l'intermédiaire de la cohérence de toutes leurs finalités partielles avec celles de l'ensemble. La finalité de celui-ci ne peut donc être que la leur. Aucun individu, aucune cellule n'est indispensable à la bonne marche de l'ensemble. Par contre, la réunion de plusieurs individus assurant la même fonction, en organes, la réunion de certains organes en systèmes, est indispensable au fonctionnement de l'ensemble organique. Ainsi, quand on passe d'un niveau d'organisation à un autre, quand on opère l'inclusion d'un ensemble dans un plus grand ensemble, la liberté et l'égalité des éléments de cet ensemble n'ont plus de sens, mais l'indispensabilité des sous-ensembles en acquiert. C'est parce que l'information-structure fermée de l'individu, est inconsciente des relations qui l'unissent à sa niche environnementale, et que l'information-structure fermée des groupes et des sociétés humaines l'est aussi, que nous traînons encore avec nous ces concepts vides. La liberté ne commencera qu'à partir du jour où chaque individu sera totalement aliéné à la finalité de l'espèce, celle-ci ne trouvant plus alors d'organisations antagonistes dans la biosphère capables de lui faire désirer une non-aliénation.
...on parle beaucoup de cette égalité des chances que l'on a bien du mal à réaliser. Vous comprenez d'ailleurs que cette égalité des chances est celle qui permet de devenir inégal, de s'élever dans la société de façon à dominer les autres. Et pour cela il faut faire ce que la société attend de vous, être conforme à son but qui est de produire le plus de marchandises possible, les plus perfectionnées, de façon à les vendre, ici et à l'étranger.
La publicité, partout et tous les jours, vous montre les objets que vous devez posséder pour être heureux et bien considéré. Elle permet de vendre plus et de faire marcher le commerce, même si pendant ce temps, dans d'autres pays du monde, des millions d'enfants meurent de faim, couverts de mouches, leur pauvre regard vide d'espoir. (N.G.74)
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ÉLECTION - VOTE - SUFFRAGE
HENRI LABORIT
Ce qu'exprime un bulletin de vote, ce n'est pas un pouvoir politique réel, informé de façon généralisée, un pouvoir fondé sur un savoir ou une indispensabilité, mais bien l'acceptation ou le refus d'un système hiérarchique qui prolonge sur le plan politique une hiérarchie professionnelle, suivant que l'individu se sent suffisamment ou non gratifié par sa situation hiérarchique professionnelle.
La démocratie des pays « libres » (terme destiné sans doute à créer un mouvement d'opinion) montre que la plupart des individus votent pour ceux qui leur promettent d'acquérir plus d'aisance ou ceux qui leur promettent de conserver celle qu'ils possèdent déjà. On vote suivant la conscience qu'on a de sa propre gratification dans un système donné, suivant que l'on est satisfait ou non de son statut de dominance. Et lorsque l'on est insatisfait on vote contre le système, pour un autre système qui ne remet jamais fondamentalement en cause les hiérarchies de dominance professionnelles non plus que l'expansion. On vote pour un système qui reproduira intégralement en changeant les étiquettes, les hiérarchies professionnelles, source fondamentale des aliénations. (N.G.74)
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ENFANT
HENRI LABORIT
Si vous rencontrez quelquun vous affirmant quil sait comment on doit élever des enfants, je vous conseille de ne pas lui confier les vôtres.
Lenfant est lentière expression de son milieu le plus souvent, même lorsquil se révolte contre lui puisque alors il nen représente que la face inverse, contestataire. Il se comporte dans tous les cas par rapport aux critères des automatismes qui lui ont été imposés.
(N.G.74)
Mieux vaut fournir à lenfant une « bonne » éducation, capable avant tout de lui permettre de trouver un « débouché » professionnel honorable. On lui apprend à « servir », autrement dit on lui apprend la servitude à légard des structures hiérarchiques de dominance.
Alors que le sol vierge de lenfance pourrait donner naissance à ces paysages diversifiés où faune et flore sharmonisent spontanément dans un système écologique dajustements réciproques, ladulte se préoccupe essentiellement de sa mise en « culture » en « monoculture », en sillons tout tracés, où jamais le blé ne se mélange à la rhubarbe, le colza à la betterave, mais où les tracteurs et les bétonneuses de lidéologie dominante ou de son contraire vont figer à jamais lespace intérieur.
Lorsque des parents sont persuadés que le bonheur sobtient par la soumission aux règles imposées par la structure socio-économique, il est compréhensible quils imposent à leurs enfants lacquisition coercitive des automatismes de pensée, de jugement et daction conformes à cette structure.
Dans cette foire, vous pouvez apprendre à vos enfants à montrer leurs biceps, le torse nu dans une position avantageuse. cette attitude risque dimpressionner les foules. Sinon, leur espace gratifiant sera sans doute particulièrement exigu.
(E.F.76)
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FAMILLE
HENRI LABORIT
La dominance décisionnelle et économique du mari sur la femme, des parents sur les enfants et la soumission des seconds aux premiers, la transmission de lhéritage et des automatismes culturels pourraient bien être, au niveau dorganisation englobant, du groupe, des classes, des Etats, à lorigine des mêmes structures de dominance, centrées sur la notion de propriété des choses et des êtres. Il est vrai que lon peut aussi bien en faire remonter lorigine à lindividu lui-même, inventeur de la famille dans un cadre géoclimatique particulier. De toute façon, on comprend quune telle structure ne peut être que conflictuelle, même si elle nest pas que cela. Il faudrait que la société dans laquelle elle sinscrit soit non évolutive ou régressive, pour que la génération parentale puisse longtemps dominer celle des descendants.
Mais dans un monde en évolution technique et sociologique accélérée comme le nôtre, quelle expérience du monde ladulte ou le vieillard ont-ils, alors que le monde dhier est déjà différent de celui daujourdhui et encore plus de celui de demain (en paraphrasant Rosemonde Gérard)? Lexpérience que lon respectait, que lon admirait et utilisait chez eux au cours des siècles passés, ne pouvait saccumuler que parce que le milieu évoluait alors au ralenti. Le recyclage aujourdhui aurait besoin dêtre non seulement technique mais généralisé. Au sein des groupes et de lEtat le pouvoir grandissant avec lâge et les services rendus simpose encore, car il se cramponne à des situations de fait le plus souvent, en sappuyant sur les niveaux hiérarchiques sous-jacents. Ceux-ci attendent de lui rarement la sagesse ou «la» connaissance, mais lutilisation de « ses » connaissances, de ses « relations » pour assurer leur propre élévation hiérarchique.
Mais dans la famille, groupe restreint, la contestation, la recherche de la dominance, laffirmation de soi, pour les jeunes, créeront entre les générations des conflits, parfois violents. Est-ce la perte de « certaines valeurs » quil faut accuser, ou simplement le passage rapide dune société artisanale à une société industrielle, en attendant celle quon nous promet, la post-industrielle ? Est-ce lévolution accélérée des structures de la société globale qui a détruit la famille classique ou au contraire lévolution de la famille classique, la démission des parents (sic), qui a engendré la société globale. Poser cette question montre que les cybernéticiens nont pas encore suffisamment diffusé leur forme de pensée. Cela montre que lon nmment les notions deffecteur, de facteur, deffet, de boucle rétroactive, et surtout de servomécanisme et de niveau dorganisation, quand on aborde un problème, fût-il celui-ci.
La famille, la nucléaire avant tout, est sans doute la structure sociale la plus simple pour laquelle tout ce qui a été dit précédemment au sujet des bases biologiques des comportements est directement applicable. Il ne nous semble même pas utile de développer le rôle des processus de lempreinte, de létablissement progressif du schéma corporel, de la notion dobjet, celui de lêtre ou de lobjet gratifiants, de la naissance des lois de la compétition, de lidéal du moi, du narcissisme enfantin ou parental, du mimétisme ou de lexpérience gratifiante ou nociceptive, pour comprendre les facteurs intervenant dans la violence familiale, comme dans toute violence dailleurs. Mais ces facteurs, tous fondamentaux et liés au fonctionnement dun cerveau humain en situation sociale et conflictuelle, ne peuvent être isolés des ensembles sociaux plus vastes englobant la famille et dont les relations, les structures se sont établies historiquement au cours de lévolution des sociétés humaines dans lespace géoclimatique où elles se sont situées. Tous les aspects, psychologiques, sociologiques, économiques et politiques (dans un sens large), ne peuvent alors être quartificiellement isolés, dans leur étroite interdépendance. Ils résultent eux-mêmes des structures biocomportementales des hommmes qui sont en définitive les éléments de ces ensembles complexes. Ceux-ci, en retour, réagiront sur les structures biocomportementales.
Tout ce que nous venons dexposer, concernant les rapports interindividuels et la naissance de lagressivité dans une dyade ou une triade, est directement utilisable dans le contexte familial. Cependant, en général, quand on parle de la violence dans la famille, cest pour envisager la violence des parents sur leurs enfants, donnant naissance à ce que lon appelle les enfants martyrs. Mais il faut noter que si cet aspect est souvent le plus révoltant puisquil représente la violence dun adulte sur un être sans défense, il est cependant loin dêtre le seul et, sil est spectaculaire, il nest pas le plus fréquent.
Que dire de lui qui nait déjà été dit ? Et comment, une fois de plus, rester enfermé dans le groupe familial et ne pas voir que ce qui sy passe résulte de la réaction des individus constituant ce groupe à la société globale ? Enfants non désirés, considérés comme une charge supplémentaire venant sajouter à celle que le couple est incapable dassumer du fait de son salaire insuffisant. Enfant à charge dun des membres isolés du couple, lautre layant abandonné, représentant en conséquence limage même du couple désuni bien souvent par la misère. Le plus étonnant, cest que ces enfants retirés aux parents « indignes » et placés dans une famille adoptive préfèrent parfois retrouver leur famille première avec lagressivité qui y règne et les coups quils y reçoivent, ce qui montre que la période de lempreinte est une marque indélébile et quun bien-être apparent est quelquefois plus douloureux ensuite à supporter que la douleur réelle qui a accompagné son établissement.
Plutôt que de punir les parents indignes, ne serait-il pas préférable déviter que soient réalisées les circonstances socio-économiques qui font quils le deviennent ? Mais la violence nest pas absente non plus dans les familles, bien sous tous rapports, où un code rigide et sans amour est appliqué à lenfant pour assurer son bonheur à lâge adulte. Il ne sagit pas de réaliser, aussitôt quil les exprime, tous les désirs ou toutes les envies de lenfant. Celui-ci a besoin dapprendre que la réalité nest pas toujours conforme à ses désirs, et de lapprendre progressivement mais suffisamment tôt afin déviter plus tard des déboires, des déceptions. Dautre part, pour éprouver un sentiment de sécurité, essentiel pour lui, il a besoin de se sentir à la fois protégé et contrôlé. Mais en dehors de ces notions bien banales, la formation dun enfant, je ne dirais pas léducation, est quelque chose de bien trop complexe pour que lon puisse donner des règles à appliquer. Je pense que si lon rencontre quelquun disant quil sait comment on doit élever un enfant, il vaut mieux ne pas lui envoyer les siens pour quil sen occupe.
(C.A.83)
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FINALITÉ
HENRI LABORIT
Le terme de finalité ne fait appel à aucun finalisme dans le sens philosophique du mot. Son contenu sémantique est emprunté pour nous à la cybernétique. Un effecteur, c'est-à-dire tout mécanisme assurant la réalisation d'une "action", d'un "effet" est orienté vers un but car il a été programmé de façon à l'atteindre. (L'oeil est fait pour voir).
(H.I.70)
Un organisme est constitué de structures possédant une finalité fonctionnelle qui par niveaux d'organisation concourent à la finalité de l'ensemble, finalité qui paraît être ce que l'on peut appeler la survie de cet organisme et qui résulte du maintien de sa structure complexe dans un milieu qui l'est moins, ce qui paraît être aussi un échappement constant au deuxième principe de la thermodynamique, à l'entropie. Cette notion nous amène à considérer que la finalité de chaque élément, de chaque sous-ensemble ou partie d'un organisme vivant, concourt à la finalité de cet organisme, mais qu'en rétroaction, le maintien de sa structure d'ensemble, finalité de cet organisme, assure la finalité de chacun de ces éléments, et donc le maintien de leur structure. (N.G.74)
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FORCE - VIOLENCE
HENRI LABORIT
Chez lhommme comme chez lanimal, la violence à lintérieur du groupe sexprime par la recherche de la dominance. Cest le seul processus que nous serions tentés dappeler «loi», qui persiste à travers les millénaires, et nous avons vu pourquoi. Cest la conséquence même de la structure du système nerveux animal et humain, recherchant lappropriation de lobjet gratifiant, lorsque apparaît une compétition pour son obtention.
Lorsque ces dominances sont établies, il y a une tendance constante à pérenniser, par lapprentissage, les échelles hiérarchiques et le moyen de les réaliser. On passe alors à linstitutionnalisation de ces règles détablissement de la dominance qui vont être légalisées et ces lois ne seront que celles réglant les différents types dappropriation et leurs différents objets. Ces objets peuvent être des choses, des êtres, ou des concepts liés aux êtres, des coutumes, des rites et des savoirs. Il semble évident que ces lois sont érigées par les dominants et non par les dominés, et quelles seront favorables à la dominance et non à la soumission. «La loi du plus fort est toujours la meilleure»; «suivant que vous serez puissant ou misérable, les jugements de cour vous feront blanc ou noir». La constatation du fait nest pas récente.
Bien sûr, létablissement des hiérarchies va avoir pour résultat la possibilité pour les plus forts, pour les dominants, de maintenir au fil des années la structure hiérarchique de dominance et, en conséquence, déviter la violence actualisée en sappuyant sur une violence antérieure, secondairement institutionnalisée. Mais il mest difficile de comprendre comment il est possible de ne pas se rendre à lévidence que la violence première à lintérieur du groupe résulte justement de létablissement de ces inégalités. Les explosions de violence qui ont jalonné toute lhistoire humaine me semblent être nées de lexistence des inégalités, des révoltes paysannes, dues à la famine, à lépoque préindustrielle, aux révoltes ouvrières de lépoque industrielle.
Au début, nous avons tenté de définir la violence comme la caractéristique dun acteur assurant lapplication dune certaine quantité dénergie sur un ensemble organisé, y provoquant un certain désordre, augmentant son entropie, perturbant sa structure (ensemble des relations existant entre les éléments de cet ensemble organisé). Cette définition sapplique à la violence interindividuelle (crimes, suicides, coups et blessures «volontaires»). Elle sapplique encore à un ensemble social, mais dans ce dernier cas, la structure est moins apparente puisquelle consiste en relations interindividuelles: relations économiques, culturelles, idéologiques ou politiques qui furent toujours jusquici des relations hiérarchiques de dominance, généralement institutionnalisées, après un épisode de terreur, et sexprimant par des lois. Cependant, cette structure étant parfaitement abstraite, impalpable, la violence ne pourra sexercer contre elle quen sexerçant sur les individus, qui sont censés en profiter et en être les défenseurs.
Dans ce cas, la violence sera le fait des dominés, lorsquils ne pourront plus supporter linhibition de leurs actions gratifiantes (impossibilité dassurer leurs besoins fondamentaux ou acquis, blessures narcissiques et absence ou suppression secondaire de pouvoir). Mais les individus profitant de la violence institutionnalisée ne seront pas toujours atteints. Le terrorisme est un moyen de focaliser sur quelques-uns, qui ne sont malheureusement pas toujours les «responsables», la violence contre la structure de dominance institutionnalisée. La révolution sanglante en est un autre. Mais bien souvent, entre les dominants et les dominés sinterposent la police et larmée, ce quil est convenu dappeler les «forces de maintien de lordre», du maintien justement de cet ordre où existent dominants et dominé, de lordre hiérarchique de dominance. Et la police et larmée seront presque toujours aux côtés du pouvoir, pour le maintien dun ordre dans lequel leur ordre personnel sinscrit. Si bien que, à moins que la subversion soit alimentée en armes efficaces par un Etat étranger pouvant avoir intérêt à la «déstabilisation» (sic) de la structure en cause, la révolution sera toujours perdante et se limitera à lémeute.
Il est même curieux de constater quun comportement social, comme la grève, qui paraît essentiellement non violent, puisque caractérisé par linaction, est souvent susceptible de déstructurer lorganisation sociale fondée sur la productivité en marchandises qui lautorise. Si bien que le pouvoir utilise parfois la police ou larmée pour linterdire et que cest lui qui, dans ce cas, introduit une violence active à laquelle risque de répondre une violence défensive qui ne sétait pas encore exprimée. Mais il est aussi curieux de constater quà lintérieur même du prolétariat en grève, les centrales syndicales qui savent ce qui est «bon» pour les syndiqués essaieront détablir leur dominance, les unes par rapport aux autres, jusquà laction violente corporelle envers lindividu, le groupe ou le syndicat localement dominé si celui-ci ne veut pas suivre lordre de grève, et tout cela au cri de «Liberté» avec un discours logique à la clef comme alibi indiscutable à laction violente. «Ton analyse, mon vieux, ne tient pas debout!» et suit un discours fondé sur un système de causalités linéaire et simpliste, faisant en général appel aux grands ancêtres qui ont pensé pour ceux qui navaient pas le temps de le faire, et qui nexprime que lintérêt particulier, conscient et surtout inconscient, de celui qui le prononce.
(C.A.83)
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INFORMATION STRUCTURE - INFORMATION CIRCULANTE
HENRI LABORIT
information-structure : c'est elle qui nous permet de distinguer un hommme d'un éléphant. Elle doit être aussi protégée du brouillage. Mais elle ne circule pas, elle est invariante, du moins en ce qui concerne l'individu. Sa transmission se fait à une autre échelle de temps grâce à la reproduction et au code génétique. L'individu du point de vue de l'information-structure peut être considéré grossièrement comme un système fermé. Bien sûr cette structure s'enrichit de l'acquis mémorisé. Mais en réalité à l'intérieur d'elle-même chaque sous-ensemble a la même finalité que l'ensemble : la protection de son intégrité dans le temps. Tout le malheur de l'hommme vient de ce qu'il n'a pas encore trouvé le moyen d'inclure cette structure fermée dans le plus grand ensemble dont la finalité serait aussi la sienne et celle de toutes les autres. Son malheur vient de ce qu'on n'a pas trouvé le moyen de transformer la régulation individuelle en servomécanisme inclus dans l'espèce. Un organisme est donc un système ouvert à l'intérieur de lui-même, par niveaux d'organisation ; c'est une chaîne de servomécanismes. L'entité qu'il représente est ouverte du point de vue de l'information circulante puisque grâce aux organes des sens, il s'informe de ce qui se passe dans l'environnement. Mais ces informations recueillies ne lui servent qu'à agir sur l'environnement au mieux de la conservation de l'information-structure.
La seule façon d'ouvrir l'information-structure d'un organisme, d'ouvrir l'entité organique individuelle régulée, est de la transformer en servomécanisme, c'est-à-dire l'inclure dans un niveau d'organisation supérieur, à savoir le groupe social, mais dont la finalité devra être la même que la sienne. Malheureusement le groupe social devient aussitôt un système fermé, dont la finalité sera de maintenir sa structure, et cela évidemment contre celles des groupes sociaux environnants ; à moins que ces groupes ne s'associent comme sous-ensembles dans un ensemble plus grand. Il faudra une fois de plus trouver pour ce nouvel ensemble une finalité identique à celle des sous-ensembles qui le constituent.
Information circulante : l'ouverture informationnelle qui résulte de la structure par niveaux d'organisation des organismes vivants autorise ce qu'on peut appeler une information circulante. (N.G.74)
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JUGE - JUSTICE - MAGISTRAT
HENRI LABORIT
Les critères choisis pour définir la justice ou linjustice sociale sont, en pays capitalistes, ceux de la classe dominante, à savoir essentiellement la valeur de la propriété privée. Le prolétariat sest en cela soumis à ces critères imposés par une classe quil déteste mais quil envie à la fois.
Comment une société peut-elle désirer, ou même envisager plus de justice sociale, quand la motivation fondamentale des individus est la lutte pour la vie et le besoin de dominer ? Les doux, les non-agressifs, seront toujours, dans une telle société, les grands perdants. (N.G.74)
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NIVEAU D'ORGANISATION
HENRI LABORIT
...nous avons indiqué que les organismes vivants étaient constitués par « niveaux dorganisation ». En effet, les atomes qui constituent les êtres vivants sont les mêmes que ceux qui constituent la matière inanimée mais ce sont les relations qui existent entre ces atomes qui en constituent leur première caractéristique. On sait dailleurs depuis longtemps quil existe une chimie minérale et une chimie organique, mais les molécules qui résultent de cette organisation particulière des atomes dans la matière vivante vont constituer des ensembles dun niveau supérieur dorganisation. Les réactions enzymatiques comprennent trois molécules, un substrat, une enzyme et le produit de la réaction enzymatique. Ces réactions enzymatiques sont la façon dont la matière vivante a résolu les problèmes déchange énergétique qui nécessiterait une énergie dactivation considérable si la molécule enzymatique intermédiaire nétait pas là.
Un bain-marie est un appareil qui, dans un laboratoire, sinscrit dans une chaîne expérimentale, au sein de laquelle on a souvent besoin dobtenir et de maintenir, pendant un certain temps, la température de leau, à des valeurs variées. Il faudra donc intervenir sur ce régulateur pour quil fonctionne à un autre niveau thermique et cest lopérateur qui, de lextérieur du système, réglera ce régulateur, le transformant en ce que nous appellerons un servomécanisme. Il en est de même pour la réaction enzymatique dont nous avons parlé et la commande du servomécanisme viendra de lextérieur, du fait quelle sinscrit dans une chaîne métabolique. Elle est précédée, dans cette chaîne, par une autre réaction enzymatique dont le produit de la réaction sera son propre substrat. A lorigine de cette chaîne de réactions enzymatiques se trouvera laliment, porteur de lénergie photonique solaire qui sera dégradé progressivement et abandonnera cette énergie en la fixant dans une molécule de composés phosphorés dits riches en énergie, telle lATP, qui la mettra en réserve. De cette façon, lensemble cellulaire dans lequel va sinscrire la chaîne métabolique pourra utiliser cette énergie de réserve, pour maintenir sa structure, cest-à-dire lensemble des relations existant entre les atomes, les molécules, les voies métaboliques et, dans certains cas, pour libérer également de lénergie mécanique, de telle façon que le milieu où se trouve cette cellule soit contrôlé par elle et que le maintien de la structure cellulaire en soit facilité. Nous avons vu ainsi se profiler devant nous déjà un certain nombre de niveaux
dorganisation : le niveau atomique, le niveau moléculaire, le niveau de la réaction enzymatique, celui des chaînes métaboliques, celui de la cellule. Ajoutons que ces chaînes métaboliques se trouvent généralement comprises dans ce quil est convenu dappeler les organites intracellulaires, tels que les mitochondries, le noyau, les membranes, le réticulum endoplasmique, etc., qui constituent en quelque sorte les machines permettant à cette usine chimique quest la cellule de fonctionner. Mais on voit surtout que chaque niveau dorganisation ne pourrait rien faire par lui-même sil ne recevait pas son énergie et ses informations, sil nétait pas régulé par une commande qui lui vient du niveau dorganisation qui lenglobe. Il sensuit aussi que le fonctionnement et lactivité des cellules dépendront de lactivité fonctionnelle des organes et celle-ci de celle des systèmes auxquels ils appartiennent. Ces systèmes se trouveront réunis dans un organisme. Et cet organisme est lui-même situé dans un environnement, un espace. Cest lactivité de cet organisme dans cet espace qui va commander lactivité des systèmes et, en conséquence, celle de tous les autres niveaux dorganisation jusquau niveau moléculaire. Mais lactivité de cet organisme, de cet individu, qui se trouve inclus lui-même dans un groupe social, va être réglée par la finalité de ce groupe social. Ce groupe social fait lui-même partie de groupes sociaux plus grands qui lenglobent. Et lon voit que de niveau dorganisation en niveau dorganisation, nous atteignons forcément le niveau dorganisation de lespèce. Quand on parle dagressivité, on ne peut donc pas envisager celle-ci sans comprendre comment chaque niveau dorganisation va rentrer fonctionnellement en rapport avec celui qui lenglobe.
Ces notions sont indispensables pour comprendre quil ny a pas à rechercher danalogie structurelle entre les niveaux dorganisation mais à mettre en évidence les relations existant entre chaque niveau. En ce sens, il ne peut y avoir de solution de continuité entre la molécule dacide désoxyribonucléique et lespèce humaine. Une notion rarement émise et qui me paraît pourtant importante, cest que notre espèce constituant le dernier épanouissement de lévolution des espèces dans la biosphère, de la complexification croissante de la matière organique, na pas compris quelle était cependant englobée dans cette biosphère, dépendant elle-même dune commande extérieure au système, et quelle restait donc soumise, comme les autres espèces, à une pression de nécessité. Elle a inventé des règles, extérieures à elle-même, religions révélées, morales, idéologies, structures étatiques avec leurs lois, alors que ce faisant, elle restait enfermée dans son niveau dorganisation et demeurait dans lignorance totale de ce qui commandait au comportement des individus et des groupes, et à la sécrétion de ces différents règlements de manuvre. Le malheur de lhommme, semble-t-il, vient de ce quil na pas trouvé le moyen de transformer la régulation individuelle en servomécanisme (un système régulé recevant une information de l'extérieur du système et changeant son niveau de régulation est appelé un servomécanisme) inclus dans lespèce, il sarrête toujours en chemin à des groupes, des sous-ensembles qui ne conceptualisent pas eux-mêmes leur appartenance à cette espèce ni ne découvrent les moyens dêtre englobés par elle. Il nest pas étonnant, dans ces conditions, que nous nous apercevions tardivement que lespèce humaine na pas géré les biens à sa disposition, biens matériels et énergétiques, monde vivant de la flore et de la faune et monde humain lui-même, aboutissant à lorganisation des structures économiques et sociales. En effet, tous les niveaux dorganisation qui vont de la molécule au système nerveux humain et à son fonctionnement en situation sociale ont jusquici été ignorés et remplacés par un discours, dont la raison dêtre est que lanalyse logique à partir de faits dits objectifs aboutit forcément à la réalité; mais la logique du discours na rien à voir avec la logique de la chimie et de la neurophysiologie du système nerveux humain en situation sociale. (C.A.83)
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OBJECTIVITÉ - SUBJECTIVITÉ
FRÉDÉRIC LORDON
Bourdieu récusait la fausse antinomie de l'objectivisme et du subjectivisme, le premier ne voulant connaître que les structures en tenant pour négligeables les agents supposés en être les simples supports passifs,
le second ignorant les structures au motif qu'il n'y aurait rien à part le sens vécu des individus, et les deux également incapables de penser l'expression des structures dans et par les psychés individuelles,
la présence des structures au sein même des sujets mais sous forme de dispositions, de désirs, de croyances et d'affects.
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HENRI LABORIT
Il n'y a pas d'objectivité en dehors des faits reproductibles expérimentalement et que tout autre que nous peut reproduire en suivant le protocole que nous avons suivi. Il n'y a pas d'objectivité en dehors des lois générales capables d'organiser les structures. Il n'y a pas d'objectivité dans l'appréciation des faits qui s'enregistrent au sein de notre système nerveux. La seule objectivité acceptable réside dans les mécanismes invariants qui régissent le fonctionnement de ces systèmes nerveux, communs à l'espèce humaine. Le reste n'est que l'idée que nous nous faisons de nous-mêmes, celle que nous tentons d'imposer à notre entourage et qui est le plus souvent celle que notre entourage a construit en nous.
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PATRIE - PATRIOTISME
HENRI LABORIT
Cet amour réel et puissant de la patrie, tardivement conceptualisé dans lhistoire de lHommme, mais qui a, jusquà une époque récente, animé le sacrifice de millions dhommmes, a également permis lexploitation de leur sacrifice par les structures sociales de dominance qui en constituaient, non le corps mystique, mais le corps biologique. Les dominants ont toujours utilisé limaginaire des dominés à leur profit. Cela est dautant plus facile que la faculté de création imaginaire que possède lespèce humaine est la seule à lui permettre la fuite gratifiante dune objectivité douloureuse.
(E.F.76)
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PROPRIÉTÉ - PROPRIÉTÉ PRIVÉ - TERRITOIRE
HENRI LABORIT
Ce que l'on appelle le territoire est bien le morceau d'espace dans lequel un individu peut agir pour se gratifier. Mais que dans cet espace se trouvent aussi les autres qui limiteront la diversité de ses actes gratifiants. Un des problèmes posés à l'hommme moderne réside dans le fait que cet espace n'est plus pour lui un espace réel, mais le plus souvent une représentation, une image considérablement agrandie, alors que les autres sont toujours là, bien réels et de plus en plus empiétants sur la bulle étroite dans laquelle il peut agir. Il a gagné sans qu'on lui demande son avis, un bulletin de paie et une carte de sécurité sociale, mais il a perdu le chant des oiseaux. L'étendue de son territoire est fonction de sa situation hiérarchique. Celle du leader est beaucoup plus vaste que celle de l'ouvrier spécialisé. L'espace où ce dernier peut se gratifier est éminemment restreint.
A la notion de territoire ainsi comprise est liée celle de propriété. Dans le territoire d'un individu, dans le morceau d'espace au sein duquel il peut agir pour se gratifier, se trouvent des êtres et des choses. La gratification, nous le savons, aboutit à la répétition de l'acte gratifiant. Il faut donc que demeurent dans l'espace de gratification les objets et les êtres sur lesquels s'effectue l'acte gratifiant. D'où l'apparition dès l'enfance d'un lien étroit entre l'objet et le système nerveux, l'apparition de ce qu'il est convenu d'appeler l' « instinct de propriété ». Il ne s'agit évidemment pas d'un instinct dans le sens où nous avons défini ce mot, mais d'un comportement résultant d'un apprentissage, d'un apprentissage gratifiant. Il nous semble important de préciser cette notion car lorsqu'on l'a comprise, les rapports entre la notion de propriété des êtres et des choses et les systèmes hiérarchiques de dominance s'expliquent simplement, sans invoquer l' "innéité essentielle"
des comportements qui en découlent. On ne désire se rendre propriétaire que des objets et des êtres susceptibles de nous permettre des actes gratifiants et surtout le « réenforcement », c'est-à-dire leur répétition. La propriété est comme les drogues, un toxique provoquant l'accoutumance et la dépendance grâce à un mécanisme biochimique cérébral fort proche de la toxicomanie, puisque dans l'un et l'autre cas le processus s'accompagne de la synthèse de protéines cérébrales qui commande à la stabilisation de tout apprentissage.
Ma femme, mon appartement, mes enfants, ma voiture, sont des objets gratifiants en général. Et c'est sans doute la compréhension empirique de ce phénomène linguistique qui, pour provoquer un comportement d'acceptation hiérarchique, a conduit à obliger le militaire à dire mon adjudant, mon capitaine, mon unité, tous objets qui ne sont pas gratifiants a priori, mais dont on attend qu'ils le deviennent dès lors qu'ils sont une propriété participant ainsi à la réalisation du plaisir. Bien, mon adjudant!
La notion de propriété résulte bien d'un apprentissage socioculturel, puisque l'on peut se gratifier avec des biens collectifs (la nature, le Parthénon, les Nympheas, la sonate de Lekeu, etc.) sans songer à se les « approprier ». Cependant, la propriété est bien liée à la gratification car, même dans ces cas, on tentera d'acquérir une résidence secondaire à la campagne qu'on entourera de murs, des reproductions en couleur des uvres architecturales ou picturales que l'on préfère, ou le disque de l'oeuvre musicale que l'on aime, afin de réaliser un « réenforcement » gratifiant.
(N.G.74)
C'est grâce à une information de plus en plus abstraite, qu'avec la révolution industrielle l'hommme a pu se rendre maître de l'énergie et traiter la matière de façon à fabriquer des quantités considérables d'objets, grâce à l'invention des machines. Ce ne fut d'abord que pour accroître le capital par la vente de ces objets, le capital restant jusqu'à nos jours le moyen le plus efficace de domination des hommmes et des groupes humains entre eux.
Aussi longtemps que ces objets ont été réalisés essentiellement par le travail manuel de l'ouvrier, c'est par l'intermédiaire de la plus-value, comme Marx l'a montré, celle de la retenue par le possesseur du capital d'une partie du produit du travail humain non restitué à celui qui l'a fourni, que fut constituée l'accumulation du capital. A mesure que les machines prirent de l'importance dans la production des marchandises, inversement le travail manuel de l'ouvrier prit relativement moins d'importance au sein du processus de production. Le capitaliste utilisa la plus-value pour s'approprier aussi des moyens de production de masse, les machines, en investissant. Il augmentait ainsi son pouvoir puisque, sans machines, l'ouvrier devenait inefficace et que ces machines ne lui appartenant pas il devenait possible de l'obliger à accepter tous les désirs du patron. C'est en cela que la disparition de la propriété Privée des moyens de production est un élément indispensable bien qu'insuffisant à la disparition de la dominance.
Supprimer la propriété privée des moyens de production et d'échanges, qui enchaîne celui qui ne possède pas à la dominance de celui qui possède, est évidemment un facteur indispensable à la transformation des rapports socio-économiques. Mais le progrès sera inapparent si, chaque individu manquant d'informations non plus techniques, professionnelles, mais générales, concernant les lois biologiques d'organisation des sociétés, la plus-value est utilisée suivant les décisions de quelques-uns, bureaucrates et technocrates, qui expriment ainsi leur dominance et satisfont leur narcissisme. Le malaise social résulte moins sans doute de disparités économiques que de l'aliénation hiérarchique. Si en pays capitalistes les disparités économiques sont fonction le plus souvent des disparités hiérarchiques, en pays socialistes où les disparités économiques sont moins flagrantes, bien que persistant encore, les disparités hiérarchiques subsistent et il ne suffit pas de s'interpeller en s'appelant « camarade » pour que disparaissent dominants et dominés, classes dirigeantes et classes dirigées, toute-puissance du parti par rapport à la base.
(E.F.76)
Laction se réalise dans un espace ou des espaces qui contiennent des objets et des êtres. Si lespace était vide, il ny aurait pas de raison dagir. Nous savons maintenant que lorsque laction se réalise, si le contact avec les objets et les êtres contenus dans lespace où elle sopère est gratifiant, aboutit à la satisfaction ou au contraire à la punition, la mémoire se souviendra des stratégies ayant abouti à lune ou lautre de ces conséquences. Elle tentera de reproduire lacte gratifiant et déviter laction nociceptive. Pour réaliser ce que nous avons appelé le réenforcement, cest-à-dire la répétition de laction gratifiante, il faut que lobjet ou lêtre sur lequel cet acte sest opéré reste à la disposition de lindividu, de lacteur. Cest là que réside, pour nous, lorigine de ce que nous appelons linstinct de propriété, qui résulte lui-même de lapprentissage par un système nerveux de lexistence dobjets avec lesquels on peut se faire plaisir.
Pour le nouveau-né, le premier objet gratifiant est évidemment la mère. En général, le principe du plaisir découvert réside dans le fait que les besoins fondamentaux sont assouvis par quelquun détranger puisque le petit de lhommme ne peut pas les assouvir à la naissance par son action personnelle sur lenvironnement. Le plaisir, donc, va être mémorisé en même temps que des stimuli variés, qui généralement viendront de la mère: le contact de la mère, la voix de la mère, la vue de la mère, lodeur de la mère. Ces différents stimuli sont généralement associés à lassouvissement des besoins, cest-à-dire au plaisir, mais, rappelons-le, à une époque où le nouveau-né est encore dans ce que nous avons appelé son moi-tout, à une époque où il na pas encore réalisé son schéma corporel, et quil ne sait pas encore quil est dans un environnement différent de lui. Lorsquil a réalisé cette distinction, cette différenciation entre lui et lautre, il va sapercevoir que lobjet de son plaisir, la mère, ne répond pas obligatoirement à ses désirs, si elle répond encore le plus souvent à ses besoins fondamentaux. Cest alors quil va découvrir le principe de réalité. Il va sapercevoir que la mère a des rapports particuliers avec un moustachu quil ne sait pas être son père mais qui lui ravit son objet gratifiant, ou avec dautres êtres quil ne sait pas être ses frères ou surs et pour lesquels la mère a des attentions particulières comme elle en a aussi à son égard. Il va découvrir ainsi linstinct de propriété ou plutôt le prétendu instinct de propriété, lamour malheureux, la jalousie, ldipe.
Ainsi, la notion de propriété et non pas linstinct de propriété sétablit progressivement par lapprentissage de lexistence dobjets gratifiants. Et lespace contenant lensemble des objets gratifiants est ce quon peut appeler «territoire». On sait combien cette notion de territoire, dans léthologie moderne, a été fréquemment utilisée et combien la notion de défense du territoire a été étudiée. Quon nous permette simplement de faire remarquer que si le territoire était vide, il ne serait pas défendu. Il nest défendu que parce quil contient des objets et des êtres gratifiants car si ces objets et ces êtres étaient dangereux pour la survie, le territoire serait fui et non pas défendu. Il nexiste donc pas, selon nous, dinstinct inné de défense du territoire pas plus quil nexiste dinstinct de propriété: tout cela nest quapprentissage. Il ny a quun système nerveux ou des systèmes nerveux agissant dans un espace qui est gratifiant parce quil est occupé par des objets et des êtres permettant la gratification.
De même, si lon fait appel à une loi naturelle, en parlant de défense du territoire, faut-il du moins considérer que, si ce territoire était vide, il ny aurait pas besoin de le défendre. Aussi est-ce bien parce quil contient des objets et des êtres gratifiants quon le défend contre lenvahisseur. Mais dune part, si lhommme est vraiment le roi des animaux et la terre son royaume, est-il nécessaire quil agisse comme ses frères «inférieurs» ? Pourquoi appelle-t-il leur exemple à la rescousse quand il peut ainsi soutenir par un discours logique ses pulsions les plus primitives et, quand lacte ne lui convient pas, pourquoi parle-t-il de se «ravaler au rang des bêtes» ? En réalité, il ny a rien de plus trivial que la notion, et non pas linstinct de propriété individuelle et familiale, de groupes, de classes, dEtats, etc. Allons un peu plus loin dans lanalyse, et nous constaterons quun territoire, un espace écologique où vit une collectivité humaine, contient avant tout une structure sociale à laquelle les hommmes ont donné naissance. Cette structure sociale a toujours été, depuis le début du néolithique, une structure sociale de dominance. Si bien que mourir pour la patrie, cest dabord mourir pour que cette structure sociale se perpétue, se reproduise, que les rapports de dominance se conservent. Il est curieux de constater que toutes nos lois ne servent en définitive quà défendre plus ou moins directement la propriété, comme si celle-ci était un droit de lhommme.
(C.A.83)
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INSURRECTION - RÉVOLTE - RÉVOLUTION
HENRI LABORIT
Une révolution peut changer, par la violence, des rapports sociaux ; mais si les individus entre lesquels ces nouveaux rapports s'établissent ne sont pas avertis de la façon dont fonctionnent les systèmes nerveux qui permettent de les établir, je pense, et l' " expérimentation " au cours des siècles l'a montré, que rien ne change. Les moyens qui permettent d'établir les dominances peuvent changer, mais les dominances persistent. (N.G.74)
Il y a bien aussi les révolutionnaires ou soi-disant tels, mais ils sont si peu habitués à faire fonctionner cette partie du cerveau que lon dit propre à lHommme, quils se contentent généralement, soit de défendre des options inverses de celles imposées par les dominants, soit de tenter dappliquer aujourdhui ce que les créateurs du siècle dernier ont imaginé pour leur époque. Tout ce qui nentre pas dans leurs schémas préfabriqués nest pour eux quutopie, démobilisation des masses, idéalisme petit-bourgeois. Il faut cependant reconnaître que les idéologies à facettes quils défendent furent toujours proposées par de petits-bourgeois, ayant le temps de penser et de faire appel à limaginaire. Mais aucune de ces idéologies ne remet en cause les systèmes hiérarchiques, la production, la promotion sociale, les dominances. (E.F.76)
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SOCIÉTÉ
HENRI LABORIT
Sur le plan sociologique, il paraît évident que la finalité de l'ensemble doit être aussi celle de chacun des éléments qui le constituent. Cette finalité sera celle du maintien de la structure. Si cette structure, cette information-structure de l'organisme social est une structure hiérarchique il est évidemment difficile de convaincre chaque élément au sein de cette échelle hiérarchique qu'il doit uvrer au maintien de son aliénation. On y parvient en lui faisant espérer qu'il peut s'élever dans le système hiérarchique en lui prônant la promotion sociale, en lui proposant par sa soumission au système la possibilité d'aliéner un jour les aliénés auxquels il appartient aujourd'hui. Nous retrouvons ici l'intérêt de l'étalement du système hiérarchique, la notion de malaise qui en résulte, mais aussi la rareté des crises explosives. Nous retrouvons aussi le processus d'établissement des systèmes hiérarchiques contemporains sur le degré d'abstraction dans l'information strictement professionnelle, nécessaire à la production de marchandises par l'intermédiaire desquelles s'établissent les dominances. On y parvient encore en faisant croire à chaque élément du système que tout est joué dès le départ par la structure innée de l'organisme individuel résultant elle-même du hasard de la combinatoire génétique. Il y a les êtres doués et ceux qui ne le sont pas, ceux qui s'élèvent dans la hiérarchie par leur seul mérite, à qui les honneurs, les pouvoirs (quels pouvoirs en dehors de consommer ?), la richesse sont dus, parce qu'ils sont plus " intelligents " que les autres. Voilà le grand mot lâché, l'intelligence, cette notion creuse qui gouverne notre monde contemporain. La réussite (bien entendu dans le système hiérarchique en cours, car c'est la seule qui compte) est fonction de l'intelligence.
(N.G.74)
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SOLITUDE
HENRI LABORIT
Jai compris ce que bien dautres avaient découvert avant moi, que lon naît, que lon vit, et que lon meurt seul au monde, enfermé dans sa structure biologique qui na quune seule raison dêtre, celle de se conserver. Mais jai découvert aussi que, chose étrange, la mémoire et lapprentissage faisaient pénétrer les autres dans cette structure, et quau niveau de lorganisation du moi, elle nétait plus queux.
(E.F.76)
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TRAVAIL - TRAVAILLEUR
FRÉDÉRIC LORDON
Le travail est basé sur les données structurelles de la double séparation des travailleurs des moyens et des produits de la production ; il met donc le travailleur dans une totale hétéronomie matérielle, à savoir une situation dans laquelle l'un détient les conditions de la reproduction matérielle de l'autre.
Sans s'y réduire, le rapport salarial n'est possible qu'en faisant de la médiation de l'argent le point de passage obligé, exclusif, du désir basal de la reproduction matérielle. "L'argent, écrit Spinoza, est devenu le condensé de tous les biens ; c'est pourquoi d'habitude son image occupe entièrement l'esprit du vulgaire puisqu'on imagine plus guère aucune espèce de joie qui ne soit accompagnée de l'idée de l'argent comme cause."
Or, dans une économie capitaliste, il n'y a que deux fournisseurs d'argent : l'employeur et le financier. Pour le salarié ce sera d'abord l'employeur.
Le travail permet ainsi de faire rentrer des puissances d'agir (des conatus) tierces dans la poursuite de son désir industriel personnel. Pourtant normalement la légitimité de son "envie de faire" ne devrait pas pouvoir s'étendre à son "envie de faire faire". Le patronat n'est donc qu'un capturat de conatus.
Le rapport salarial est l'ensemble des données structurelles (celle de la double séparation) et des codifications juridiques qui rendent possible à certains individus d'en impliquer d'autres dans la réalisation de leur propre entreprise. il est un rapport d'enrôlement. Faire enter des puissances d'agir tierces dans la poursuite de son désir industriel à soi, voilà l'essence du rapport salarial.
La dépendance à l'objet de désir « argent » est le roc de l'enrôlement salarial, l'arrière-pensée de tous les contrats de travail, le fond de menace connu aussi bien de l'employé que de l'employeur. La mise en mouvement des corps salariés « au service de » tire son énergie de la fixation du désir-conatus sur l'objet argent dont les structures capitalistes ont établi les employeurs comme seuls pourvoyeurs. Si le premier sens de la domination consiste en la nécessité pour un agent d'en passer par un autre pour accéder à son objet de désir, alors à l'évidence le rapport salarial est un rapport de domination.
Or d'une part l'intensité de la domination est directement proportionnée à l'intensité du désir du dominé dont le dominant détient la clé. Et d'autre part l'argent devient l'objet d'intérêt-désir hiérarchiquement supérieur, celui qui conditionne la poursuite de tous les autres désirs, y compris non-matériels, quand l'accumulation primitive a créé les conditions structurelles de l'hétéronomie matérielle radicale et que toute l'évolution ultérieure du capitalisme travaille à l'approfondir davantage. Dans l'économie monétaire à travail divisé du capitalisme, il n'y a pas plus impérieux que le désir d'argent, par conséquent, pas de plus puissante emprise que celle de l'enrà´lement salarial.
Puissance inouà¯e de fixation des désirs, la marchandise porte à un plus haut niveau la dépendance salariale mais e l'accompagnant désormais des affects joyeux de l'acquisition monétaire. Aussi son déploiement à une échelle sans précédent compte-t-il parmi les grandes « réussites » du capitalisme dont la force conative (du conatus) pour ainsi dire se démontre à sa capacité d'engendrer lui-même ses propres conditions de persévérance. L'accès élargi à la marchandise, dont il faut redire ce qu'il doit à des transformations structurelles historiques, résumées par la théorie de la Régulation sous de le nom de fordisme, a durci, par la captation de toutes les forces du désir d'objets, une sorte de point de renoncement – au renversement du capitalisme.... Tout est fait pour prendre les agents « par les affects joyeux » de la consommation en justifiant toutes les transformations contemporaines – de l'allongement de la durée de travail (qui permet aux magasins d'ouvrir le dimanche ) jusqu'aux déréglementations concurrentielles (qui font baisser les prix) par adresse aux seul consommateur en eux. La construction européenne a porté cette stratégie au plus haut point de perfection en réalisant l'éviction quasi-complète du droit social par le droit de la concurrence, conà§u et affirmé comme le plus grand service susceptible d'être rendu aux individus, en fait comme la seule faà§on de servir véritablement leur bien-être – mais sous leur identité sociale de consommateurs seulement.. et nul ou presque ne fait le lien entre ce qu'il reà§oit comme avantage en tant que consommateur et ce qu'il souffre de sujétions supplémentaires en tant que salarié – et ceci notamment du fait que les objets consommés ont été produits par d'autres, ignorés, et trop éloignés pour que leurs sujétions salariales viennent à la conscience du consommateur et puisse faire écho aux siennes propres.
(C.D.S.10)
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HENRI LABORIT
Le travail humain, de plus en plus automatisé, sapparente à celui de lâne de la noria. Ce qui peut lui fournir ses caractéristiques humaines, à savoir de répondre au désir, à la construction imaginaire, à lanticipation orignale du résultat, nexiste plus. On aurait pu espérer que, libérés de la famine et de la pénurie, les peuples industrialisés retrouveraient langoisse existentielle, non pas celle du lendemain, mais celle résultant de linterrogation concernant la condition humaine. On aurait pu espérer que le temps libre, autorisé par lautomation, au lieu dêtre utilisé à faire un peu plus de marchandises, ce qui aboutit quà mieux cristalliser les dominances, serait abandonné à lindividu pour sévader de sa spécialisation technique et professionnelle. En réalité, il est utilisé pour un recyclage au sein de cette technicité en faisant miroiter à ses yeux, par lintermédiaire de cet accroissement de connaissance techniques et de leur mise à jour, une facilitation de son ascension hiérarchique, une promotion sociale. Ou bien on lui promet une civilisation de loisirs. Pour quil ne puisse sintéresser à létablissement des structures sociales, ce qui pourrait le conduire à en discuter le mécanisme et la validité, donc à remettre en cause lexistence de ces structures, tous ceux qui en bénéficient aujourdhui sefforcent de mettre à la disposition du plus grand nombre des divertissements anodins, exprimant eux-mêmes lidéologie dominante, marchandise conforme et qui rapporte. (E.F.76)
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Voir aussi : Nietzsche : travail
UTOPIE
HENRI LABORIT
LHommme nest capable de réaliser que des modèles utopiques. Ces modèles sont irréalisables tels quil les a imaginés et il sen aperçoit aussitôt quil tente de les réaliser. Lerreur de jugement et lerreur opérationnelle consistent alors à sentêter dans la réalisation de lirréalisable, et de refuser lintroduction dans léquation des éléments nouveaux que la théorie navait pas prévus et que léchec a fait apparaître ou que lévolution des sciences, et plus simplement encore des connaissances humaines, permet dutiliser, entre le moment où le modèle a été imaginé et celui où la réalisation démontre son inadéquation au modèle. Ce nest pas lUtopie qui est dangereuse, car elle est indispensable à lévolution. Cest le dogmatisme, que certains utilisent pour maintenir leur pouvoir, leurs prérogatives et leur dominance. (E.F.76)
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AGRESSION - AGRESSIVITÉ
HENRI LABORIT
Il y a déjà bien des années nous avons proposé de définir lagression comme la quantité dénergie cinétique capable daccélérer la tendance à lentropie dun système, daccélérer son nivellement thermodynamique, autrement dit, den détruire plus ou moins complètement la structure.
Lhommme ne peut appréhender que des ensembles et chaque ensemble est constitué déléments. Ces éléments ne sont pas placés au hasard à lintérieur dun ensemble. Ils présentent entre eux des relations qui aboutissent à une «forme» et ces relations, cette «mise en forme» constituent un nouvel ensemble: lensemble des relations. Cest cet ensemble de relations unissant les éléments dun ensemble que nous appelons «structure». Lagression va donc perturber les relations existantes entre les éléments dun ensemble, augmenter à lintérieur de cet ensemble le désordre.
On peut dire que lagressivité est alors la caractéristique dun agent quel quil soit, capable dagir, de faire quelque chose, et ce quelque chose sera dappliquer une quantité dénergie cinétique sur un ensemble organisé de telle façon quil en augmentera lentropie et, en conséquence, le désordre, en diminuant son information, sa mise en forme. Dans ce cas, la violence nexprimera pas la quantité dénergie libérée par cet agent, mais pourra être conçue comme exprimant, quelle que soit cette quantité dénergie, la caractéristique dun agent assurant son application à un ensemble organisé en y provoquant un certain désordre.
Agressivité compétitive :
Celle-ci est pratiquement la seule qui persiste chez lhommme. Elle résulte de lapprentissage de la «gratification» à la suite du contact avec un être ou un objet «gratifiant», cest-à-dire permettant le maintien ou la restauration de la «constance des conditions de vie dans notre milieu intérieur» (Claude Bernard), de notre «homéostasie» (Cannon), autrement dit de notre «plaisir» (Freud). Pour renouveler la gratification (réenforcement des auteurs anglo-saxons), il faut que lobjet reconnu, et mémorisé comme gratifiant, reste à notre disposition. Si la même expérience des mêmes objets ou êtres a été faite par un autre qui veut aussi les conserver à sa disposition, il en résulte la notion de propriété (qui nest pas un instinct puisquil faut un apprentissage) et lapparition dune compétition pour conserver lusage et la jouissance de lobjet gratifiant. Le processus est à lorigine de lagressivité compétitive et de la recherche de la dominance.
Le perdant dans la bagarre, le soumis, mettra en jeu un certain nombre de voies et daires cérébrales aboutissant à linhibition de laction. Celle-ci est un processus adaptatif puisquil évite la destruction par le vainqueur. Le petit rongeur en simmobilisant nattirera plus lattention du rapace et rejoindra labri de son terrier quand celui-ci se sera éloigné. Mais si linhibition persiste, le remue-ménage biologique quelle entraîne, résultant en particulier de la libération de corticoïdes surrénaliens (cortisol) et de médiateurs chimiques sympathiques contractant les vaisseaux (noradrénaline), va dominer toute la pathologie: blocage du système immunitaire qui ouvrira la porte aux infections et aux évolutions tumorales, destructions protéiques à lorigine des insomnies, amaigrissement, rétention deau et de sels, doù hypertension artérielle et accidents cardio-vasculaires, comportements anormaux, névroses, dépressions, etc.
Enfin, lhistoire existentielle de chaque individu est unique. Cest avec lexpérience inconsciente qui saccumule dans son système nerveux depuis la naissance quil va négocier son environnement, se «comporter» par rapport à lui. Suivant que cette expérience a été gratifiante ou non, quelle aura permis ou interdit laction, le retentissement affectif de tout sujet aux événements qui peuplent son existence sera variable, différent à linfini, du plus grossier au plus élaboré.
En résumé, lagressivité telle que nous la comprenons aujourdhui, dans lespèce humaine, ne nous parait pas faire partie de notre «essence». Comme laffectivité dont elle ne représente quune expression particulière, elle résulte dun apprentissage. Le nouveau-né ne nous semble pas pouvoir être agressif pas plus que sentimental. En dehors dune réponse stéréotypée à des stimuli douloureux qui pourront secondairement, par mémorisation, constituer les éléments sur lesquels prendra naissance une affectivité capable elle-même de sexprimer agressivement, il ne sait pas quil «est» dans un milieu différent de lui. Comment pourrait-il éprouver un ressentiment agressif à légard de ce dernier ?
Agressivité prédatrice :
Cest par lintermédiaire de lagressivité prédatrice que la grande coulée dénergie photonique solaire passe à travers la biosphère et coule au sein des individus et des espèces. Cest elle qui établit lharmonie des systèmes écologiques dans toutes les régions de la planète et cest parce que lhommme ne sy est pas intégralement soumis quil est en train de détruire cette biosphère.
Au lieu de limiter sa prédation à sa faim, il la utilisée pour faire des marchandises, pour établir sa dominance sur ses semblables, à travers la production de ces marchandises et leur vente. Mais dans nos sociétés contemporaines évoluées, lagressivité prédatrice motivée par la faim est exceptionnelle. Même parmi les millions dindividus qui, chaque année encore, meurent de faim, ce type dagressivité nest pas rentable car il nest plus efficace en face des armes de ceux qui nont pas faim. On ne peut le confondre avec un comportement de vol ou de délinquance dont nous avons dit quil avait pour base le plus souvent un apprentissage dobjets gratifiants, cest-à-dire un besoin acquis dorigine socioculturelle. Enfin, faut-il le souligner, lagressivité prédatrice sexerce toujours sur un individu dune autre espèce que lespèce observée et jamais sur un animal de la même espèce. Si la faim peut encore exceptionnellement motiver les comportements humains dagressivité, son but nest pas de manger lautre mais de lui prendre son bien, avec des deux côtés, toujours, un discours logique permettant dinterpréter et de fournir un alibi au comportement agressif offensant comme au comportement agressif défensif. Et lon devine que lon entre dans une catégorie de comportements agressifs, (...) cest celle de lagressivité compétitive. (C.A.83)
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ANGOISSE
HENRI LABORIT
Les conflits entre pulsions instinctuelles (sexuelles en particulier) et interdits socioculturels (le sur-moi freudien) sont une des premières sources d'angoisse. Or, il important de souligner que dès la naissance l'individu se trouve pris dans un cadre socioculturel dont le but essentiel est de lui créer des automatismes d'action et de pensée indispensables au maintien de la structure hiérarchique de la société à laquelle il appartient. Les automatismes de pensée constituent l'ensemble des jugements de valeur et des préjugés d'une société et d'une époque.
Mais qui dit automatismes dit inconscience et nous sommes en effet inconscients du déterminisme socioculturel de la presque totalité de nos jugements. Comme nous sommes également inconscients de la signification biologique de nos pulsions, le conflit entre les deux demeure le plus souvent dans le domaine de l'inconscient.
Si l'angoisse peut se résorber dans l'action, un discours conscient fournira toujours un alibi, une analyse logique et déculpabilisante du comportement qui en résultera. Mais il faut signaler que si les systèmes hiérarchiques sont sources de situations conflictuelles et d'angoisse, ils sont aussi une source de sécurisation. La création d'automatismes conceptuels et comportementaux d'origine socioculturelle permet l'occultation de l'angoisse existentielle en fournissant des grilles explicatives simples, des chefs responsables et sécurisants et le plus souvent de plus petits que soi à paternaliser pour assouvir le narcissisme congénital. Malheureusement, elle châtre toute créativité en punissant tout projet non conforme au système de valeurs imposé par les dominants. La soumission sans condition à ce dernier limitant considérablement l'action gratifiante, et mobilisant pourtant inconsciemment la réaction organique du fait de l'insatisfaction partielle qui en résulte, sera probablement une source principale d'affections dites « psychosomatiques ». En effet, nous venons de voir que cette réaction pour permettre la fuite ou la lutte provoque des perturbations circulatoires et nutritionnelles au niveau d'organes non immédiatement indispensables à ce comportement. Il en résultera à la longue des lésions, c'est-à-dire une perte progressive de leur information-structure normale.
Un autre mécanisme provocateur de l'angoisse résultera de ce que l'on peut appeler un « déficit informationnel » cercernant un événement survenant dans l'environnement. L'apprentissage de l'agréable et du désagréable permet en effet de classer ou non un événement nouveau. S'il peut être répertorié, le comportement actif de renforcement ou d'évitement évitera l'angoisse. Sinon, l'impossibilité d'agir de façon efficace est, là encore, provocatrice d'angoisse au même titre que l'impossibilité d'agir devant un événement dangereux mais inévitable. Notons aussi que l'inconnu anxiogène n'est pas uniquement événementiel, mais bien souvent constitué par l'autre, et l'incertitude concernant son comportement.
Enfin, chez l'hommme l'existence de l'imaginaire dont le matériel est l'ensemble mémorisé, conscient ou inconscient, est peut-être la source la plus fréquente de l'angoisse. En effet, l'apprentissage de l'existence des différentes formes du déplaisir et de la douleur fournit un matériel dont la plasticité se plie facilement aux manipulations associatives, à la création de nouvelles structures imaginaires qui peuvent ne se produire jamais, mais dont la crainte qu'elles ne surviennent peut également inhiber l'action. (N.G.74)
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ASSOCIATION - ASSOCIATIVITÉ
HENRI LABORIT
Il faut bien comprendre que le monde extérieur pénètre dans notre système nerveux par des canaux sensoriels séparés, canaux visuels par exemple, aboutissant au cortex occipital, canaux auditifs, canaux tactiles, canaux osmiques, canaux gustatifs. Ils suivent donc des voies séparées qui convergent vers des régions séparées du cortex, et cette troisième région cérébrale, dont nous n’avons point encore parlé, aura avant tout un rôle associatif. Elle va associer ces différentes régions corticales et permettre de les réunir au moment où l’action recueille sur un même objet des sensations séparées visuelles, auditives, kinesthésiques tactiles, osmiques ou gustatives. Cela n’est possible que par l’action sur l’objet et par l’apprentissage qui résulte de la réunion au même moment sur un même objet de différentes sensations pénétrant notre système nerveux par des voies séparées. On peut donc admettre que les éléments constituant un ensemble objectal étant incorporés dans notre système nerveux à partir de canaux sensoriels différents ne se trouveront associés dans notre mémoire à long terme que parce que l’action sur l’environnement nous montre par expérience qu’ils se trouvent associés dans un certain ordre qui est celui de la structure sensible d’un objet. Il en résultera la création d’un modèle neuronal du monde qui nous entoure et en cela l’animal est aussi doué que l’hommme, il a même parfois certains systèmes sensoriels plus développés que lui. S’il n’avait pas constitué un tel modèle, il ne pourrait pas vivre dans l’environnement et agir sur lui.
Ce n’est donc pas ce type d’associativité qui fait qu’un hommme est un hommme. Mais il existe chez l’hommme dans la région orbito-frontale une masse de cellules nerveuses purement associatives qui vont associer entre elles des voies nerveuses codées par l’expérience et les voies nerveuses sous-jacentes, en particulier celles qui assurent le fonctionnement du système limbique, celui de la mémoire à long terme. Nous sommes très fiers de notre front droit avec juste raison: l’hommme de Néanderthal avait un angle orbito-frontal de 65° et, à partir de l’hommme de Cro-Magnon, l’angle orbito-frontal est de 90°.
(C.A.83)
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CERVEAU (les 3 niveaux d'organisation)
HENRI LABORIT
Notre cerveau est l'intermédiaire indispensable entre les variations survenant dans l'environnement et notre comportement à l'égard de ces variations. Mais nous voyons aussi que le paléocéphale fonctionne sur des structures imposées, préétablies, fixées. Du réflexe rotulien au réflexe conditionné le plus complexe provoqué par un signal du deuxième degré, par des mots, il n‘y a pas de différence essentielle, si ce n‘est le nombre de neurones mis en jeu. Par contre, dès que le cortex entre en action et se trouve capable de fournir au comportement une association nouvelle a partir d'éléments mémorisés dans le paléocéphale. L'individu met en jeu une « structure » nouvelle. Le cortex est un fabricant de structures nouvelles. Si le néocéphale a permis a l'hommme de dominer toutes les espèces animales qui l'avaient précédé et de dominer les forces aveugles de la nature par un comportement raisonné, par l'imagination elle-même fille de l‘abstraction et du langage. il est certain également que nos premiers ancêtres ont, comme routes les espèces évoluées souvent fragiles qui sont arrivées jusqu'à nous, survécu grâce a leur paléocéphale qui leur a fourni le moyen de fuir ou de lutter. Mais les siècles ont passé. Le paléocéphale est toujours là et l', grâce au thommmeemps et donc a l’expérience de ses prédécesseurs accumulée dans son langage, a transformé son environnement de façon radicale. Pour faciliter le maintien de son équilibre biologique, de son « homéostasie », il a stabilisé son environnement. Il n'a plus a craindre l‘attaque des éléments ou des bêtes féroces. Son paléocéphale lui devient donc moins utile. Bien plus, il serait juste de dire que son environnement est maintenant devenu surtout un environnement abstrait, celui des mots. Cela ne veut pas dire qu'il soit moins dangereux, car si les mots ne sont rien. ils n‘en résument pas moins pour chacun de nous l’expérience personnelle que nous avons des choses, expérience généralement différente de celle de notre voisin. Ce sont eux, les mots, qui vont déclencher l’activité du paléocéphale de l'hommme moderne et sa réaction primitive de fuite ou de lutte.
(B.S.68)
Les structures les plus primitives du cerveau, l'hypothalamus et le tronc cérébral, suffisent à assurer ce comportement simple d'une action répondant à un stimulus interne que nous dénommerons « pulsion ». C'est un comportement inné, permettant l'assouvissement de la faim, de la soif et de la sexualité.
Avec les premiers mammifères apparaît le système limbique qui va autoriser les processus de mémoire à long terme. Dès lors, les expériences qui résultent du contact d'un organisme avec son environnement ne se perdront pas, elles seront mises en réserve et leur évocation à l'intérieur de cet organisme pourra survenir sans relations de causalité évidente avec les variations survenant dans le milieu extérieur. Elles seront enregistrées comme agréables ou désagréables, les expériences agréables étant celles qui permettent le maintien de la structure de
l'organisme, les expériences désagréables celles dangereuses pour lui. Les premières auront tendance
à être répétées : c'est ce que l'on appelle le « réenforcement ». Les autres à être évitées. L'action résulte dans tous les cas d'un apprentissage. Ainsi, nous définirons le besoin auquel répond l'activité du
système nerveux comme la quantité d'énergie et d'information nécessaire au maintien de la structure, soit innée, soit acquise par apprentissage. Le modelage des réseaux neuroniques à la suite d'un apprentissage constitue en effet une structure acquise. Elle est à la base des émotions qui s'accompagnent de réajustements vasomoteurs et de déplacements de la masse sanguine, suivant les variations d'activité des organes mis en jeu pour réaliser l'action. Le système cardiovasculaire sous contrôle du système nerveux végétatif permettra
cette adaptation. La motivation fondamentale des êtres vivants semble donc bien être le maintien de
leur structure organique. Mais elle dépendra soit de pulsions, en réponse à des besoins fondamentaux,
soit de besoins acquis par apprentissage. Dans un langage psychanalytique, la recherche (pulsionnelle
ou résultant de l'apprentissage) de la répétition de l'expérience agréable répond au principe du plaisir qui n'est pas ainsi exclusivement sexuel, ou même quand il l'est se trouve occulté, transformé par
l'expérience. La connaissance de la réalité extérieure, l'apprentissage des interdits socio-culturels et des
conséquences désagréables qu'il peut en coûter de les enfreindre, comme de celles, agréables, dont le
groupe social peut récompenser l'individu pour les avoir respectés, répond au principe de réalité.
Enfin, avec le cortex on accède à l'anticipation, à partir de l'expérience mémorisée des actes gratifiants
ou nociceptifs, et à l'élaboration d'une stratégie capable de les satisfaire ou de les éviter respectivement.
Il semble donc exister trois niveaux d'organisation de l'action. Le premier, le plus primitif, à la suite d'une stimulation interne et/ou externe, organise l'action de façon automatique, incapable d'adaptation. Le second organise l'action en prenant en compte l'expérience antérieure, grâce à la mémoire que l'on conserve de la qualité, agréable ou désagréable, utile ou nuisible, de la sensation qui en est résultée. L'entrée en jeu de l'expérience mémorisée camoufle le plus souvent la pulsion primitive et enrichit la motivation de tout l'acquis dû à l'apprentissage. Le troisième niveau est celui du désir. Il est lié à la construction imaginaire anticipatrice du résultat de l'action et de la stratégie à mettre en œuvre pour assurer l'action gratifiante ou celle qui évitera le stimulus nociceptif. Le premier niveau fait appel à un processus uniquement présent, le second ajoute à l'action présente l'expérience du passé, le troisième répond au présent, grâce à
l'expérience passée par anticipation du résultat futur.
(E.F.76)
Ce qu’il faut savoir, c’est qu’au début de l’existence, le cerveau est immature. Dans les deux ou trois premières années de la vie d’un hommme, l’expérience qu’il aura du milieu qui l’entoure sera indélébile et constituera quelque chose de considérable pour l’évolution de son comportement dans toute son existence. Et finalement, nous devons nous rendre compte que ce qui pénètre dans notre système nerveux depuis la naissance et peut-être avant, in utero, les stimuli qui vont pénétrer dans notre système nerveux nous viennent essentiellement des autres, et que nous ne sommes que les AUTRES. Quand nous mourrons, ce sont les autres que nous avons intériorisés dans notre système nerveux, qui nous ont construits, qui ont construit notre cerveau, qui l’ont rempli, qui vont mourir.
Ainsi, nos trois cerveaux sont là, les deux premiers fonctionnent de façon inconsciente, nous ne savons pas ce qu’ils nous font faire. Ce sont les pulsions instinctuelles, les automatismes culturels. Le troisième cerveau nous fournit un langage explicatif qui donne toujours une excuse, un alibi, au fonctionnement inconscient des deux premiers. Il faut se représenter l’inconscient comme une mer profonde, le conscient comme l’écume qui naît, qui disparaît et renaît à la crête des vagues. C’est la partie très superficielle de cet océan écorché par le vent.
(M.O.A.79)
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ÉVOLUTION
HENRI LABORIT
Comment espérer qu'un jour l'Hommme que nous portons tous en nous puisse se dégager de l'animal que nous portons également si jamais on ne lui dit comment fonctionne cette admirable mécanique que représente son système nerveux ? Comment espérer voir disparaître l'agressivité destructrice, la haine, la violence et la guerre ? N'est-il pas indispensable de lui montrer combien aux yeux de la science peuvent paraître mesquins et ridicules les sentiments qu'on lui a appris à considérer souvent comme les plus nobles sans lui dire que c'est seulement parce qu'ils sont les plus utiles à la conservation des groupes et des classes sociales, alors que l'imagination créatrice, propriété fondamentale et caractéristique de son cerveau, n'est le plus souvent, c'est le moins qu'on puisse dire, absolument pas exigée pour faire un honnête hommme et un bon citoyen.
(A.D.70)
La lutte contre l'astructuralisme : elle pourrait commencer par la description simple de ce qu'est un effecteur, un facteur, un effet, une rétroaction, de ce qu'est en d'autres termes un système régulé. Montrer que la vie en est pleine, de la réaction enzymatique aux sociétés humaines et à l'humanité dans son environnement cosmique. Elle continuerait par la notion de servo-mécanisme et de niveau d'organisation assurant les réglages de chaque régulateur en vue de l'efficacité de l'action de l'ensemble. Cette structure mentale étant mise en place, il serait possible à chaque individu de participer consciemment au contrôle du système régulé qu'il représente, sur le plan professionnel et privé, c'est-à-dire social, de participer au réglage des cervo-mécanismes qui commandent à ces régulateurs individuels, ou réunis en groupes et collectivités, de plus en plus complexes pour une finalité de l'ensemble, momentanément national avant d'être humain.
En définitive, ce qui manque au prolétariat, c'est moins de ne pas posséder les moyens de production que ce qui manque aux classes dominantes, la culture efficace, capable de leur faire mieux comprendre les structures et les choses de la vie, ce qui leur permettrait de les mieux dominer. […] Ce n'est qu'au cours des dernières décennies que l'étude du fonctionnement de l'organe qui fait l'hommme, le cerveau, est sorti de l'empirisme et de la phraséologie. Ainsi il n'est pas illogique d'affirmer que c'est maintenant seulement que tout commence, car dans l'ignorance d'une biologie générale aucune science de l'hommme n'était possible. Qu'on le veuille ou non, que cela paraisse cruel à ceux dont les connaissances sont essentiellement littéraires, les sciences dites humaines ne pourront s'établir que sur des bases biologiques solides, c'est-à-dire des bases physico-chimiques, de même que la biologie n'a pu naître qu'avec l'abandon des « forces vitales » et la naissance de la physique moderne.
Toute vie en société est aliénante et oppressive pour l'individu, à quelque classe qu'il appartienne. La seule façon de rendre ces chaînes plus légères est, je le crois, d'en montrer la signification cosmique, de mettre en lumière le déterminisme et les pulsions individuels, d'en préciser les conditionnements, de chercher avec lucidité la finalité de l'espèce et de tenter de conformer la finalité de chaque groupe humain aux différents niveaux d'organisation et de complexité des sociétés à la finalité de l'ensemble. […] La seule différence entre les individus, la seule permettant à certains d'entre eux d'enrichir le trésor de la connaissance, résulte de leur structure mentale, de la façon dont en définitive ils sont capables d'organiser leur expérience progressive de l'univers. Chaque fois que l'hommme a eu conscience de sa dépendance, de sa soumission à l'égard de certaines lois physiques, il a cherché à y échapper.
C'est par la connaissance des lois de la gravitation que l'hommme a pu s'en libérer dans certaines conditions. Ce n'est pas en ignorant la complexité des déterminismes humains, en ignorant les lois les plus fondamentales de la biologie, que l'on résoudra le problème de l'exploitation de l'hommme par l'hommme.[...] Mieux nous connaîtrons ces lois fondamentales de la biologie, lois aboutissant au comportement individuel, et à son antagonisme avec les lois qui commandent à la survie des sociétés humaines, mieux nous pourrons les contourner, ou les utiliser pour assurer la finalité de l'espèce.
Il ne suffit pas comme Icare de s'inventer des ailes pour voler, ou comme certains révolutionnaires le pensent d'abolir les classes existantes pour assurer le plein épanouissement de l'individu au sein d'une société mythique qui ne lui en laissera jamais le loisir car elle répond à d'autres lois. Mais il s'agit de découvrir comment, de même que nous avons découvert comment nous dégager de la pesanteur qui nous plaque au sol de notre planète, l'homme individu et l'homme social, qui ont des finalités en apparence aussi opposées bien que répondant l'un et l'autre à la finalité d'ensemble de la survie de l'espèce, pourront un jour peut-être les faire coïncider, sans danger, sans déchirements, sans douleur.
(H.I.70)
Voir aussi : Structure - structuralisme
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GRATIFICATION - RÉCOMPENSE - STIMULUS NOCICEPTIF - FUITE - LUTTE - M.F.B. - P.V.S. - S.I.A
HENRI LABORIT
Chaque action se réalise dans un « espace » à l'intérieur duquel se trouvent des objets et des êtres. Les objets et les êtres qui permettent un apprentissage gratifiant devront rester à la disposition de l'organisme pour assurer le réenforcement. Cet organisme aura tendance à se les approprier et à s'opposer dans l'espace où ils se trouvent, dans son « territoire », à l'appropriation des mêmes objets et êtres gratifiants par d'autres. Le
seul comportement « inné », contrairement à ce que l'on a pu dire, nous semble donc être l'action gratifiante. La notion de territoire et de propriété n'est alors que secondaire à l'apprentissage de la
gratification. Ce sont des acquis sociaux dans toutes les espèces animales et socio-culturels chez
l'Hommme. De même, on comprend que pour se réaliser en situation sociale, l'action gratifiante s'appuiera dès lors sur l'établissement des hiérarchies de dominance, le dominant imposant son « projet » au dominé.
Un point reste encore à préciser. Nous venons de voir que le système nerveux commande généralement à une action. Si celle-ci répond à un stimulus nociceptif douloureux, elle se résoudra dans la fuite, l'évitement. Si la fuite est impossible elle provoquera l'agressivité défensive, la lutte. Si cette action est efficace, permettant la conservation ou la restauration du bien-être, de l'équilibre biologique, si en d'autres termes elle est gratifiante, la stratégie mise en œuvre sera mémorisée, de façon à être reproduite. Il y a apprentissage. Si elle est inefficace, ce que seul encore l'apprentissage pourra montrer, un processus d'inhibition motrice sera mis en jeu. Dans le premier cas les aires cérébrales, commandant à la réponse innée de fuite ou de lutte au stimulus nociceptif, à la punition, seront organisées dans des voies nerveuses qui aboutiront au « periventricular system » (P.V.S.). Dans le second cas, celui de l'apprentissage de la récompense, du comportement gratifiant, le faisceau réunissant les aires cérébrales intéressées est le « medial forebrain bundle » (M.F.B.). L'inhibition motrice enfin fait appel au système inhibiteur de l'action (S.I.A.). Nous avons récemment pu montrer (Laborit et col., 1974) que le système inhibiteur de l'action, permettant ce qu'il est convenu d'appeler l'évitement passif, est à l'origine de la réaction endocrinienne de « stress » (Selye, 1936) et de la réaction sympathique vasoconstrictrice d'attente de l'action. La réaction adrénalinique qui vasodilate au contraire la circulation musculaire, pulmonaire, cardiaque et cérébrale, est la réaction de fuite ou de lutte; c'est la réaction d' « alarme », elle permet la réalisation de l'action. Il résulte de ce schéma que tout ce qui s'oppose à une action gratifiante, celle qui assouvit le besoin inné ou acquis, mettra en jeu une réaction endocrino-sympathique, préjudiciable, si elle dure, au fonctionnement des organes périphériques. Elle donne naissance au sentiment d'angoisse et se trouve à l'origine des affections dites « psychosomatiques ».
Pour illustrer cette idée, je rappellerai l'importance que les compagnies d'assurances américaines attachent à une pression artérielle supérieure à 140/90 mm de Hg après 50 ans, une surmortalité importante touchant les sujets qui en sont atteints. Or, au cours d'une expérimentation d'évitement actif dans une chambre à deux compartiments, réalisée sur le rat soumis à une stimulation électrique plantaire précédée de quelques secondes par des signaux lumineux et sonores, nous avons constaté que si l'animal pouvait agir, c'est-à-dire fuir dans le compartiment d'à côté, cette stimulation appliquée au cours de séances d'une durée de 7 mn par jour pendant sept jours consécutifs ne provoque pas d'hypertension stable. Si par contre la porte de communication entre les deux compartiments est fermée, que l'animal ne peut fuir, il présente rapidement un comportement d'inhibition motrice. Or, après les sept jours d'expérimentation il présente une hypertension artérielle stable, retrouvée encore plus d’un mois après, alors que les séances sont interrompues depuis au moins trois semaines. Mais au cours d'un protocole identique, si l'on place deux animaux ensemble, ne pouvant s'échapper mais pouvant combattre, extérioriser leur agressivité par une action sur l'autre, ces animaux ne font pas d'hypertension chronique. Il en est de même si après chaque séance l'animal est immédiatement soumis à un électrochoc convulsivant qui empêche l'établissement de la mémoire à long terme. Celle-ci, dans le cas présent, mémorise l'inefficacité de l'action face à un stimulus nociceptif. Elle est donc nécessaire à la mise en jeu du système d'inhibition motrice.
(E.F.76)
Chez l’animal et chez l’hommme, nous retrouvons un comportement pulsionnel, tendant à satisfaire les besoins biologiques endogènes. Si ce comportement de «consommation», dont l’origine est une stimulation hypothalamique résultant d’un déséquilibre du milieu intérieur, est récompensé, c’est-à-dire si ce comportement aboutit à l’assouvissement du besoin, le souvenir qui en est conservé permettra le renouvellement, on dit le «réenforcement» de la stratégie comportementale utilisée. Les faisceaux qui sont mis en jeu dans un tel comportement unissent un certain nombre d’aires cérébrales. Le plus important est appelé par les Anglo-Saxons le «median forebrain bundle» (MFB), et nous l’appellerons le «faisceau de la récompense». Nous en connaissons les médiateurs chimiques, qui sont essentiellement ceux qu’on appelle les catécholamines: dopamine et noradrénaline. Ce faisceau met en jeu un système de mémorisation dont nous avons déjà envisagé succinctement les mécanismes biochimiques. Si l’action par contre n’est pas récompensée, ou si elle est punie, le comportement est alors celui de la fuite, puis, si la fuite est inefficace, insuffisante à protéger, à délivrer l’individu du danger, celui de la lutte. Il s’agit alors d’une agressivité défensive, en réponse à une stimulation dite «nociceptive». Ce comportement met en jeu lui aussi les différents étages cérébraux que nous avons décrits, grâce à un ensemble de voies appelé le «periventricular system» (PVS). Ce système fait appel comme médiateur chimique à l’acétylcholine, Il est «cholinergique». Par contre, si la fuite ou la lutte permettent d’éviter la punition et sont donc récompensées, si elles sont, en d’autres termes, efficaces, soit dans l’assouvissement de la pulsion endogène, soit dans la possibilité de soustraire l’individu à l’agression, elles peuvent être réenforcées, comme la précédente, par mémorisation de la stratégie utilisée et on revient alors à la mise en jeu du système de la récompense. Enfin, si le comportement n’est plus récompensé, ou s’il est puni, et si la fuite et la lutte s’avèrent inefficaces, un comportement d’inhibition, d’extinction d’un comportement appris survient. Ce système d’inhibition, que nous avons appelé «système inhibiteur de l’action» (SIA) et à l’étude duquel nous sommes intéressé depuis une dizaine d’années, met en jeu un certain nombre d’aires cérébrales. Ce système a aussi comme médiateur chimique l’acétylcholine, mais également la sérotonine. Au fonctionnement de ces différentes aires et voies nerveuses centrales, sont associées des activités endocriniennes, parmi lesquelles nous retiendrons surtout celles impliquées dans ce que H. Selye en 1936 a appelé le «syndrome d’alarme». C’est l’ensemble hypothalamo-hypophyso-corticosurrénalien, sous la dépendance d’un facteur produit par l’hypothalamus et provoquant la libération par l’hypophyse de corticotrophine (ACTH). C’est le «corticotropin releasing factor» (CRF). L’ACTH déclenchera elle-même la sécrétion par la corticosurrénale de glucocorticoïdes. L’un d’eux, utilisé en thérapeutique dans des conditions bien particulières, est connu du grand public: c’est la «cortisone». Or, nous savons maintenant que l’hypothalamus est lui-même contrôlé par le système nerveux central tout entier, dans ses rapports fonctionnels avec l’environnement. Ainsi, l’ensemble de l’équilibre endocrinien, et tout particulièrement celui mis en jeu au cours de l’alarme, se trouve être sous la dépendance du fonctionnement du système nerveux central, lequel fonctionnement dépend lui-même des rapports de l’individu avec son environnement, son environnement social en particulier.
(C.A.83)
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BIEN-ETRE
HENRI LABORIT
La recherche du bien-être peut-elle représenter une cause ? Mais d'abord, qu'est-ce que le « bien-être » ? Notons qu'il s'agit d'un état relatif. Sa base est vraisemblablement physiologique et biologique. Cabanac a montré qu'un stimulus n'est pas plaisant ou déplaisant en lui-même, mais ressenti en fonction de son utilité en relation avec des signaux internes. Par exemple, quand on demande à un sujet placé dans un bain, de caractériser sur une échelle à cinq niveaux (très plaisant, plaisant, neutre, déplaisant, très déplaisant), la sensation qu'il éprouve s'il plonge la main dans un seau d'eau extérieur au bain, on constate qu'il trouve l'eau froide du seau très déplaisante s'il est placé dans un bain froid et très plaisante s'il est placé dans un bain très chaud. Tout se passe, au cours de nombreuses expériences de ce type, comme si la satiété modifiait la sensation de bien-être ou de plaisir jusqu'à l'inverser. C'est ce que Cabanac propose d'appeler l' « alliesthésie ». C'est un problème identique qui est posé par l'insatisfaction qui résulte de tout assouvissement d'un besoin acquis, socioculturel, par l'appétit jamais comblé de consommation.
Nous devons ajouter que le plaisir ou la souffrance dépendent aussi de l'entraînement, c'est-à-dire des possibilités accrues acquises par un organisme d'osciller autour de valeurs moyennes. L'entraînement permet de mieux supporter les écarts thermiques, les efforts musculaires rapides ou soutenus par exemple, et recule l'apparition du déplaisir ou de la souffrance.
Il y a donc probablement une régulation en « tendance » provoquée par l'action de l'hommme sur son milieu, aboutissant à en homéostasier de mieux en mieux les caractéristiques physico-chimiques mais aboutissant à la perte progressive de l'entraînement aux variations de ces caractéristiques, rétrécissant d'autant la marge des écarts supportables entre lesquels le « bien-être » est conservé. Il en est ainsi pour l'air conditionné, l'ascenseur, les différents moyens de locomotion remplaçant la marche, etc.
Il faut ajouter à cela le plaisir qui résulte des communications et des échanges d'informations plus rapides, des moyens d'hygiène améliorés. Nous retrouvons là une notion émise au début de ce travail, à savoir que l'invention de la machine, s'interposant entre la main et l'objet désiré pour en faciliter la production, diminue d'autant l'énergie humaine nécessaire à cette production et en conséquence recule la limite où cette dépense énergétique devient désagréable. Mais si elle augmente l'efficacité des actions humaines sur la matière, elle rend aussi l'hommme plus dépendant de la machine dans la proportion où son inadaptation au milieu non transformé accroît son désentraînement.
Mais au fond, la question n'est pas là. Si le « bien-être » résulte de la satisfaction des besoins fondamentaux, nous avons déjà signalé que l'industrie moderne n'est pas indispensable à la réalisation de cet assouvissement. Les besoins hypothalamiques n'exigent pas l'industrie moderne ni la croissance pour être satisfaits. Nos grands-parents, même dans la meilleure société bourgeoise, auraient été dans ce cas bien malheureux. Cette constatation implique que le bien-être est surtout fonction de l'apprentissage que l'on peut en faire. Le bien-être devient alors une notion socioculturelle. Si l'on avait demandé à un hommme du paléolithique ce dont il avait le plus « besoin » il aurait sans doute répondu : « Un ours à chaque repas et un peu de feu pour le faire cuire. » Il n'aurait pas demandé une. R 16. En réalité, la notion de bien-être est intimement liée à la notion de besoins. Mais celle-ci, lorsque les besoins fondamentaux sont assurés, est forcément liée à la connaissance de ce que l'on peut désirer. Toute la publicité est fondée sur cette nécessité de faire connaître pour susciter le besoin. On ne peut désirer ce que l'on ignore. Par contre, on peut désirer ce qu'un autre possède et que l'on ne possède pas. Surtout si la possession de l'objet permet de se situer dans un ordre hiérarchique et participe à l'établissement de la dominance. De sa possession résultent alors deux effets, l'assouvissement d'un besoin non fondamental, d'un désir appris, la réalisation d'un bien-être créé par la société et la facilitation de l'obtention de ce bien-être par la facilitation de la dominance...
(N.G.74)
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DISCOURS - LANGAGE - PARLER
FRÉDÉRIC LORDON
Parler, c'est exercer sa puissance d'agir-penser et, partant, actualiser les tendances essentiellement affirmatives du conatus […] Penser, parler, c'est poser et affirmer, adhérer à ses positions et propulser ses adhaesiones. La conversation du monde social est la gigantesque confrontation de ces affirmations. L'emporteront comme adhaesiones sociales celles qui ont été dotées de la plus grande part de puissance de la multitude. Les protagonistes de ce qu'on nomme le combat idéologique n'ont pas d'autre visée pratique: rassembler derrière leurs énoncés les puissances les plus grandes, c'est-à-dire les munir du pouvoir d'affecter le plus grand – ce qu'on appelle aussi convaincre. A toutes les échelles, de la communication interpersonnelle à la grande conversation sociale, persuader, c'est affecter, et adhérer, c'est avoir été affecté.
Parler « fait quelque chose » à celui qui écoute, parler affecte, et « affecter » est le nom même de l'effet de la puissance. C'est à la puissance que fonctionne l'autorité véridictionnelle des institutions.
(S.A.13)
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HENRI LABORIT
Le langage contracte le temps et l'expérience humaine au-dessus des générations, depuis la découverte du feu jusqu'à celle de la libération de l'énergie de l'atome. Mais là un fait très grave surgit, lié aux mots. L'expérience varie avec l'environnement qui la fait naître. Cet environnement est en perpétuelle mutation, alors que les mots changent peu. La situation s'aggrave avec la mémoire personnelle que chacun de nous bâtira grâce au langage. Un père et un fils qui parlent la même langue ne pourront plus se comprendre car l'expérience personnelle des mots qu'ils ont acquise ne sera pas située dans le même espace-temps. Le père aura tendance à agir selon des informations transmises par des mots qu'il aura rempli d'un contenu sémantique différent de celui du fils, car l'expérience de ces mots aura été acquise dans un environnement qui a déjà disparu.
(H.I.70)
Le langage rationnel en dehors des lois précises de la matière n'a jamais exprimé autre chose que notre inconscient, c'est-à-dire nos désirs et nos automatismes socioculturels...
... l'hommme utilise un langage qui transmet les informations de génération en génération. Le langage écrit, mieux que le langage gestuel qui disparaît avec l'acteur, lui permet d'institutionnaliser les règles de la dominance. C'est ainsi que s'institutionnalisent les règles morales, éthiques, les préjugés, les jugements de valeur et les lois qui régissent le comportement des individus d'une société à une certaine époque. Il est certain que ce ne sont pas les dominés qui vont imposer leurs lois aux dominants. La « culture » d'une époque représente donc bien les règles auxquelles un individu doit se soumettre à cette époque pour s'élever dans les hiérarchies et atteindre la dominance.
(N.G.74)
La philosophie et lensemble des sciences humaines se sont établies sur la tromperie du langage. Tromperie, car il ne prenait jamais en compte ce qui mène le discours, linconscient.
(E.F.76)
Le fonctionnement de notre système nerveux commence à peine à être compris. Depuis une vingtaine ou une trentaine d’années, nous sommes capables de comprendre comment, à partir de molécules chimiques qui constituent le cerveau, qui en forment la base, s’établissent les voies nerveuses qui vont être codées, imprégnées par l’apprentissage culturel et tout cela, dans un mécanisme inconscient ; c’est-à-dire que nos pulsions instinctuelles et nos automatismes culturels seront masqués par un langage, par un discours logique. Le langage ne contribue ainsi qu’à cacher la cause des dominances, des mécanismes et les établissements de ces dominances et à faire croire à l’individu qu’en oeuvrant pour l’ensemble social, il va vivre son propre plaisir. Alors qu’il ne fait, en général, que maintenir des situations hiérarchiques qui se cachent sous des alibis langagiers, des alibis fournis par le langage qui lui servent, en quelque sorte, d’excuse.
(M.O.A.79)
A partir du moment où le signe sinscrit dans un ensemble complexe permettant de transmettre lexpérience quun individu possède de son environnement à dautres individus, chacun de ceux-ci étant situé dans un espace et un temps différents, chacun étant un être unique, doué dune expérience du monde également unique, le langage, signifiant support de toute sémantique qui lui est propre, nexprime plus lobjet seulement mais laffectivité liant celui qui sexprime à cet objet. Lhommme est passé ainsi de la description significative au concept lui permettant de séloigner de plus en plus de lobjet et de manipuler des idées à travers les mots, sans être vraiment conscient de ce qui animait sa pensée, à savoir ses pulsions, ses affects, ses automatismes acquis et ses cultures antérieures. Ainsi, en croyant quil exprimait toujours des faits quil appelle objectifs, il ne sest pas rendu compte quil ne faisait quexprimer toute la soupe inconsciente dont ses voies neuronales sétaient remplies depuis sa naissance, grâce à lenrichissement culturel, cest-à-dire à ce que les autres, les morts et les vivants, avaient pu coder dans ces voies neuronales. La Science a bien essayé de plus en plus précisément, au cours des millénaires, de revenir à une description précise du monde en décidant que tel objet ou tel ensemble nétait représenté que par tel signe et par lui seul; ce qui lui permet décrire des protocoles que tout le monde peut reproduire en retrouvant généralement le même résultat. Mais ceci na été possible, jusquà une date récente, quen ce qui concerne le monde inanimé, celui vers lequel le regard de lhommme sest dabord tourné, celui qui semblait le plus inquiétant et le moins compréhensible, alors que la clarté limpide de son discours logique lui faisait croire que le monde qui vivait en lui ne pouvait avoir de secret. Plus récemment, on fit une distinction entre le rationnel et lirrationnel. Le premier ne fait généralement que valoriser lexpression dune causalité linéaire enfantine, alors que le second est respecté comme ce qui, chez lhommme, ne peut être réduit aux lois de la matière. Malheureusement, cet irrationnel est parfaitement rationnel au niveau dorganisation de la biochimie et de la neurophysiologie du cerveau humain, sil ne lest pas à celui du discours logique. Cest ainsi que le rêve est parfaitement rationnel mais que nous nen connaissons pas encore suffisamment bien les mécanismes. Ce sont pourtant la biochimie et la neurophysiologie qui nous ont récemment fait faire quelque progrès dans sa compréhension plus que tous les discours antérieurs élaborés à son sujet.
...le langage est, pour une très grande part, inconscient. Nous ne sommes pas conscients de la façon dont nous associons, suivant les règles bien précises, syntaxiques et grammaticales, des phonèmes, des monènes, dans une sentence, qui doit elle-même être le support dune sémantique, dune information. Et nous sommes encore moins conscients que, ce faisant, nous ne faisons quexprimer nos automatismes conceptuels, langagiers, nos jugements de valeur, nos préjugés, tout ce qui a été mis, depuis notre naissance, dans notre cerveau, par punitions ou récompenses, et que nous mobilisons chaque fois que nous voulons exprimer quelque chose. Ainsi sans le savoir, en apprenant à parler, un enfant apprend à exprimer «objectivement» les préjugés, les jugements de valeur, ses désirs inassouvis, tout ce qui fait la caractéristique dun hommme plongé dans la culture dun lieu et dune époque. En dautres termes, on peut dire que le contenu du discours est moins important à connaître, à comprendre, que ce qui lanime, ce qui le fait prononcer. Et ce qui anime un discours est unique, est propre à chaque hommme qui le prononce, il est particulier à son expérience personnelle du monde, depuis sa naissance, et peut-être avant. Un père et un fils, utilisant le même langage, ne peuvent plus se comprendre souvent, parce que lexpérience quils ont des mots sest établie dans des époques différentes et parfois même dans des milieux différents. Cest là sans doute un des facteurs principaux des conflits de générations.
...ce nest que depuis trente ans que la partie la plus difficile à comprendre, celle de lorganisation fonctionnelle du cerveau humain, a commencé à intervenir dans linterprétation du comportement humain. Entre-temps, un discours logique a toujours fourni des alibis langagiers aux pulsions dominatrices inconscientes. Le progrès technique a été considéré comme un bien en soi, comme le seul progrès, alors que les lois biologiques commandant au comportement nont pas dépassé, jusquà une date récente, les connaissances acquises au paléolithique. Si, depuis deux mille ans, on nous a dit de nous aimer les uns les autres, en commençant par soi-même, le besoin des hommmes dcomportement les a enfermés dans un dualisme, matière et pensée, qui ne pouvait aboutir quà une utilisation extrêmement habile du monde inanimé, au service dun psychisme qui nétait jusquici quun psychisme de blabla, une phraséologie prétendant toujours détenir une vérité, vérité qui nétait valable que pour les sous-groupes dominateurs et prédateurs, et jamais pour lespèce entière.
(C.A.83)
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HIÉRARCHIE - STRUCTURE HIÉRARCHIQUE - SYSTÈME HIÉRARCHIQUE
HENRI LABORIT
Le système étant fondé sur une hiérarchie de pouvoir professionnel à spectre extrêmement large, chaque individu trouve toujours un « inférieur » à paternaliser pour se gratifier, pour l'aliéner, mais aussi une institution qui le sécurise sur l'avenir réservé à l'assouvissement de ses besoins fondamentaux. Ni heureux ni malheureux, l'individu est automatisé par les mass media de telle façon que ses motivations sont entièrement orientées vers la consommation des marchandises et la promotion sociale qui perpétuent les hiérarchies de valeur et de salaires puisque celles-ci sont entièrement organisées par la production de marchandises.
A notre avis il n'existe pas un nombre restreint de classes, bourgeoisie, prolétariat, secteur tertiaire, fondées sur la propriété ou non des moyens de production, mais une infinité de classes sociales que nous avons appelées « fonctionnelles ». La distinction précédente de classes en nombre restreint résultait, semble-t-il encore, de l'établissement de concepts économiques, sociologiques et politiques, sans distinction entre informations et thermodynamique.
Dans un tel schéma simpliste, il est déjà fort difficile de faire cohabiter les « travailleurs manuels et intellectuels ». Il en résulte que l'on voit naître des hiérarchies donc des inégalités de pouvoir, fondées sur une notion ignorée, qui n'est pas prise en compte, à savoir la quantité d'information spécialisée manipulée par un individu. Et parallèlement à cette ignorance des hiérarchies informationnelles et technique, on veut égaliser sur le plan thermodynamique de la consommation, mais égaliser seulement en intention, puisque l'on conserve en les ignorant les hiérarchies informationnelles, qui demeurent ce qu'elles sont déjà, des hiérarchies de salaires et de pouvoir professionnel.
Répétons-le, il est parfaitement évident que ce que l'on rétribue par un gain de salaire et de puissance dans tous les régimes connus, ce n'est que l'information introduite dans le système nerveux d'un individu et qu'il restitue à la société sous des formes thermodynamiques variées.
Tout cela permet de comprendre que de la définition du « peuple » découlera la notion de « démocratie ». Les sociétés modernes étant de plus en plus avides et consommatrices d'informations spécialisées et de moins en moins de force de travail mécanique humain, la loi de l'offre et de la demande aboutit à l'établissement de hiérarchies économiques et de pouvoirs professionnel fondées sur l'information spécialisée beaucoup plus que sur le travail mécanique humain, peu chargé en information. .... Si le peuple représente la masse la moins informée professionnellement d'une nation, dans un tel système il est certain qu'il ne pourra conquérir un pouvoir politique.
Comme l'information en général «n'est qu'information et n'est ni masse, ni énergie» (Wiener), l'information professionnelle n'est que l'information professionnelle. Il n'y a aucune raison qu'elle assure à elle seule le pouvoir politique, si la politique a un jour l'espoir de servir à autre chose qu'au contrôle de la production. Elle se targue bien souvent de vouloir assurer le bonheur des hommmes. Or l'hommme est ainsi fait que, tel un bourgeon terminal actuel d'une longue évolution complexifiante dont il assume à lui tout seul toutes les intégrations séculaire, il ne peut trouver un bonheur général au sein des hiérarchies, puisque toutes les hiérarchies ne sont toujours que l'expression des dominances. Si la finalité de l'espèce humaine demeure le travail productif des objets de consommation, on peut affirmer qu'après la domination des hiérarchies fondées sur la possession du capital, à laquelle a succédé ici ou là, la domination des hiérarchies bureaucratiques, organisant la production et gardienne des structures sociales, apparaîtra une domination technocratique, fondée sur le degré d'abstraction des connaissances professionnelles. Hiérarchies pour hiérarchies, tout ne sera toujours que hiérarchies, le seul changement provenant de la part progressivement croissante de l'information spécialisée prise dans leur établissement.
En poussant jusqu'à la caricature on pourrait même imaginer des sociétés futures dans lesquelles on paierait à ne rien faire, le travail étant presque totalement automatisé, des masses humaines non informées professionnellement et devenues en conséquence inutiles. On leur assurerait donc un pouvoir économique moyen pour les dédommager de l'abandon total qu'elles feraient de leur pouvoir politique aux individus mieux informés professionnellement, donc plus utilisables, dans la création, la programmation et le contrôle des machines et la production des marchandises.
Mais on peut imager, à l'opposé, des sociétés futures dans lesquelles « le peuple » serait très généralement informé professionnellement, dans lesquelles l'effort principal serait orienté vers l'apprentissage, vers un apprentissage de plus en plus précoce, de plus en plus conceptuel, de plus en plus abstrait. Si les hiérarchies sont encore et toujours établies selon la quantité et le degré d'abstraction des informations professionnelles, ce qui est probable, si la finalité des ensembles sociaux demeure la production de marchandises, il est certain que la démocratie restera toujours un espoir mythique, un mot, et non une réalité pratique.
Il apparaît semble-t-il nécessaire de séparer le pouvoir politique du pouvoir professionnel. Mais si le pouvoir professionnel s'entend à l'intérieur d'une institution restreinte, comme pouvoir de domination (conquis par l'information spécialisée, sur la thermodynamique), par contre au niveau supérieur d'organisation, au niveau d'intégration des entreprises en industries et de celles-ci au niveau national pris comme unité organique de départ, on constate qu'apparaissent des « classes de pouvoir politique » qui sont nées de l'établissement aux niveaux d'organisation sous-jacents des classes de pouvoir professionnel. Les hiérarchies professionnelles, liées à l'information spécialisée, s'étendent ainsi à des hiérarchies de pouvoir politique, et l'on est bien alors obligé de constater que le pouvoir professionnel lié à l'information spécialisée s'étend et se confond avec le pouvoir politique, le pouvoir des « notables », quand celui-ci ne s'appuie pas plus simplement sur la simple possession du capital.
Un premier problème se pose donc de savoir si, compte tenu du fait des différences en informations professionnelles plus ou moins abstraites que contiennent les systèmes nerveux individuels, et des hiérarchies «fonctionnelles» qui en résultent au sein d'une entreprise quelconque, la maintenance d'un «pouvoir» de domination hiérarchique professionnel est indispensable. Il est vrai que l'individu, du fait qu'il ignore la somme d'informations acquises par l'autre, somme d'informations qui ne s'exprime peut-être pas journellement dans son action professionnelle, à tendance à les minimiser.
Nous retrouvons ainsi cette notion : aussi longtemps que l'on considérera l'hommme uniquement comme un faiseur d'outils, donc comme un producteur de marchandises, et que l'on se contentera de mettre en balance cet aspect professionnel de ses activités avec ces mots creux de la «qualité de la vie» de «sa dignité» etc., le pouvoir continuera à s'établir sur une hiérarchie professionnelle, fonction elle-même du degré d'abstraction de l'information professionnelle.
Or il est bon de rappeler une fois encore que le pouvoir est fonction d'abord de l'indispensabilité de la fonction, pour l'ensemble humain considéré. Tout individu ou tout groupe d'individus non indispensables à la structure d'un ensemble n'ont pas de raison de détenir un «pouvoir» puisque cet ensemble peut assurer sa fonction sans eux.
Pour nous l'écueil fondamental rencontré dans la réalisation d'une société socialiste est avant tout constitué par les hiérarchies, par la distribution du pouvoir économique et politique suivant une échelle de valeur, elle-même établie en fonction de la productivité en marchandises. Quand une structure sociale n'est pas impliquée directement dans le système de production, elle l'est dans la protection de ce système et la protection de ses hiérarchies, comme c'est le cas de l'armée, la justice, la police, la bureaucratie, l'art et ce qu'il est convenu d'appeler la culture.
La structure même de la société, structure hiérarchique, n'a jamais été remise fondamentalement en cause, ce qui n'a pour conséquence que le remplacement de certains éléments (les capitalistes) par d'autres (les technocrates ou les bureaucrates), mais qu'on ne s'est jamais posé la question de savoir quelles étaient les bases des hiérarchies, leur signification. On aurait en effet abouti à la finalité globale de l'espèce humaine et c'est elle qu'il aurait fallu remettre en question. L'hommme, en définitive, est-il un animal programmé par l'évolution pour faire essentiellement des marchandises ?
Nous avons mis en évidence à plusieurs reprises que c'est sur le degré d'abstraction de l'information professionnelle traitée que s'établissaient les échelles hiérarchiques. Or il existe tous les niveaux de passage de l'information encore très liée au concret, celle du manuvre, à celle déjà plus élaborée de l'artisan, à celle enfin de plus en plus abstraite, de l'ingénieur, du technocrate ou du bureaucrate en général. Il en résulte l'existence d'un nombre infini de niveaux hiérarchiques qui, insensiblement, permettent de passer du manuvre à l'intellectuel.
Dans cette échelle hiérarchique, où finit le prolétaire et où commence le bourgeois ? Marx a défini la bourgeoisie par la propriété privée des moyens de production. Les bourgeois modernes vous diront que le capital et les moyens de production sont de moins en moins la propriété de quelques-uns mais celle d'un grand nombre. Dans les pays socialistes contemporains, ils sont même devenus la propriété de l'Etat, c'est-à-dire en principe de la collectivité. Les systèmes hiérarchiques et l'aliénation qui en résulte ont-ils disparu pour autant ?
Or, aussi longtemps que subsisteront des systèmes hiérarchiques de valeur, le plein " épanouissement de l'individu ", comme il est dit dans les discours électoraux, ne sera qu'un mythe. Dans un système hiérarchique de valeur, nous l'avons vu, tout individu est dominateur de quelques-uns, et le dominé de quelques autres. Son " épanouissement " est donc impossible. La transformation qui sera sans doute la dernière à être réalisée est, à tous les niveaux de cette organisation hiérarchique, l'abandon par chaque individu, du paternalisme de type psycho-familial à l'égard de ceux appartenant à une " classe " qu'il considère comme inférieure, et de l'infantilisme à l'égard de ceux, chefs ou institution, qu'il considère comme supérieurs à lui et qui le sécurisent tout en empêchant qu'il se gratifie pleinement.
Il me semble que ce qui constitue la solidité particulière de certains systèmes hiérarchiques fortement structurés comme l'armée, la magistrature ou certaines organisations comme les hiérarchies hospitalières par exemple, ne tient pas tellement à leur structure hiérarchique elle-même, terriblement contraignante, comme on a tendance à le faire croire. Elle tient au fait que l'on inculque à tout élément du système et quel que soit son niveau dans la hiérarchie, la notion qu'il fait partie d'une élite, différente et supérieure par ses " idéaux " à toutes les autres ; au fait qu'on élève des jugements de valeur d'une pauvreté désespérante au rang d'éthique et que par cela même l'individu est gratifié. L'uniforme, l'esprit de corps, l'esprit de " boutons " ou de casquette ou de béret, fait participer l'individu à une prétendue race des seigneurs et lui fait accepter par ailleurs son aliénation totale à la hiérarchie sans même se poser la question de savoir ce qu'est cet ensemble hiérarchisé auquel il appartient. C'est ce déterminisme faisant appel aux fonctions dominatrices les plus primitives du cerveau reptilien, au narcissisme congénital, aux débauches colorées des plumages des oiseaux mâles au cours des danses nuptiales, aux automatismes sous-culturels les moins élaborés, c'est ce déterminisme inconscient que l'on dénomme " discipline librement consentie ". Bien mieux, ces systèmes paraissent généreusement désintéressés. Dans un monde dominé par le profit et la marchandise, les individus qui leur appartiennent marchent au pas, la tête haute, sans baisser les yeux vers la bourse tendue, relativement pauvres mais dignes. Cependant, demandez au lieutenant si son idéal est de terminer sa carrière comme capitaine et si son ascension hiérarchique n'est pas le facteur motivationnel dominant de son comportement. Vous les entendrez dire d'ailleurs, sans rire ou sans pleurer de tristesse, qu'ils ont vocation au " commandement ". La vocation à la découverte, ou au moins à l'imagination, semble ne jamais leur être venue à l'idée, et comme l'improvisation est généralement peu appréciée des hiérarchies, leur idéal se limite à faire appliquer le règlement de manuvres. Leur avancement dans la hiérarchie est d'ailleurs fonction de leur soumission à celui-ci.
Or, le règlement de manuvre n'a qu'un but : protéger le système socio-économique, mais en réalité hiérarchique, qui les paie. On discute souvent de l'armée de métier, ou de l'armée de la nation. Peu importe car il semble bien s'agir d'un faux problème. Dans les deux cas son action ne peut aboutir qu'à la protection ou à la défense d'une structure sociale. Or, toute structure sociale jusqu'à maintenant est une structure hiérarchique de valeur.
Ce n'est que lorsque les échelles hiérarchiques n'offrent plus suffisamment d'échelons intermédiaires, que les classes fonctionnelles dans le corps social sont peu nombreuses et soumises à une véritable ségrégation, que les risques d'explosion de la violence ont de fortes chances de survenir. Dans ce cas, la gratification par la promotion sociale au sein des processus de production étant difficile sinon impossible, même en se soumettant aux règles d'établissement de la dominance institutionnalisée (examens, concours, etc.), les réactions d'agressivité sont probables. Elles sont rapidement contrôlées, le plus souvent par l'emploi de la force armée qui se place généralement du côté des dominants, lesquels défendent évidemment les structures sociales en place. De telles structures hiérarchiques interdisent toute circulation de l'information, donc toute cohésion du groupe humain, et pérennisent les dominances. Il en résultera tôt ou tard une " crise ", un éclatement, qu'il est intéressant d'opposer au malaise résultant de l'établissement des échelles hiérarchiques, mêlant adroitement l'assouvi et l'inassouvi. La crise apparaît ainsi comme l'antagonisme violent entre structures fermées. Il en est de même de la guerre.
Nous voyons ainsi comment l'on passe de l'angoisse au malaise ou de l'angoisse à la crise. Nous ne devons jamais oublier que la satisfaction s'obtient fondamentalement par l'action gratifiante sur le milieu. Si celle-ci est impossible, une crise est possible ; on l'appelle chez l'individu agressivité, chez la population, révolution quand le conflit survient à l'intérieur de l'organisme social entre deux sous-ensembles nationaux, guerre quand il survient entre deux structures nationales. Mais l'acte peut n'être ni pleinement gratifiant, ni pleinement irréalisable, ce qui survient nous venons de le voir dans les sociétés hiérarchiques à multiples niveaux, et dont la finalité (l'expansion) ne coïncide pas totalement avec celle de l'individu.
(N.G.74)
Voir aussi : Hiérarchie de fonction, de pouvoir, de valeur
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HIÉRARCHIE DE FONCTION - DE POUVOIR - DE VALEUR
HENRI LABORIT
Dans un organisme vivant, chaque cellule, chaque organe, chaque système ne commande à rien. Il se contente d'informer et d'être informé. Il n'existe pas de hiérarchies de pouvoir, mais d'organisation.
Le terme de hiérarchie devrait même, dans ce cas, être abandonné, car difficile à débarrasser de tout jugement de valeur, et être remplacé par celui que nous utilisons depuis de nombreuses années de niveaux d'organisation, c'est-à-dire niveaux de complexité : niveau moléculaire (à rapprocher du niveau individuel), niveau cellulaire (à rapprocher du niveau du groupe social), niveau des organes (à rapprocher du niveau des ensembles humains assumant une certaine fonction sociale), niveau des systèmes (nations), niveau de l'organisme entier (espèces). Chaque niveau n'a pas à détenir un « pouvoir » sur l'autre, mais à s'associer à lui pour que fonctionne harmonieusement l'ensemble par rapport à l'environnement. Mais pour que chaque niveau d'organisation puisse s'intégrer fonctionnellement à l'ensemble, il faut qu'il soit
informé de la finalité de l'ensemble et qui plus est, qu'il puisse participer au choix de cette finalité. Quand nous parlons de choix, il ne s'agit pas de l'expression d'un libre arbitre. Il s'agit, pour un organisme, de l'action spécifique en réponse à un stimulus donné, capable de maintenir l'équilibre homéostasique par rapport à l'environnement, c'est-à-dire sa structure organique dont le maintien s'exprime par le plaisir, la récompense. Pour un organisme social, il s'agit donc de diffuser l'information à tous les membres qui le constituent, quelles que soient leurs fonctions.
Mais quand nous parlons de société informationnelles il ne s'agit pas de l'information spécialisée permettant à l'individu de transformer efficacement la matière inanimée, il ne s'agit pas de l'information fournie par l'apprentissage manuel ou conceptuel, mais bien d'une information beaucoup plus vaste, concernant la signification d'un individu en tant qu'individu au sein de la collectivité humaine. La première ne peut lui fournir qu'un pouvoir spécialisé au sein d'une hiérarchie, mais lui interdit de participer au pouvoir « politique ». La seconde au contraire lui permet de s'inscrire dans une classe fonctionnelle et de prendre part aux décisions de l'ensemble organique car « pouvoir c'est savoir ». Sur le plan politique, c'est-à-dire sur celui de la signification du travail de chacun intégré dans un ensemble et sur la finalité de cet ensemble dans les ensembles de complexité supérieure qui l'englobent, un ingénieur hautement spécialisé n'a souvent pas plus de connaissances qu'un O.S., bien qu'elles soient différentes car dictées par des jugements de valeurs et des préjugés nécessaires au maintien de sa dominance hiérarchique. Ainsi, malheureusement l'information spécialisée paraît être à la base du pouvoir politique, car elle est d'abord à la base des hiérarchies, alors qu'elle est incapable du fait de sa spécialisation d'éclairer le pouvoir politique (mais cela même n'est qu'une apparence).
Dans mon organisme, il est certain que mon gros orteil ne peut pas remplir les « fonctions » assurées par mon foie, que ma rate ne peut assurer le travail de mon coeur. Cela signifie-t-il que mon foie est « mieux » que mon coeur ou que ma rate et leur commande ? Il assure simplement une fonction différente du fait de sa spécialisation professionnelle. Bien mieux, dans chaque cellule de chaque organe, le noyau contient l'ensemble du capital génomique, ce qui veut dire qu'il pourrait donner naissance à une cellule remplissant n'importe quelle fonction. S'il ne le fait pas, c'est que ses potentialités fonctionnelles sont « réprimées » par certaines molécules qui lui interdisent de remplir une autre fonction que celle dévolue à l'organe dans lequel la cellule qui le contient se trouve située. [...] Cet exemple ne m'a servi que pour montrer que dans un organisme vivant, la spécialisation fonctionnelle, qui équivaut dans un organisme social à la spécialisation professionnelle, ne s'accompagne d'aucune valeur particulière et qu'elle ne procure d'autre part aucune possibilité d'agir séparée de l'ensemble organique. Celui-ci doit sans cesse l'informer des nécessités requises par cet ensemble organique pour sa survie en tant qu'ensemble, de même qu'en sens inverse elle doit informer l'ensemble de l'organisme de ce qui lui est nécessaire pour assurer sa fonction. Cette double circulation de l'information de la cellule à l'organisme et de l'organisme à la cellule est une notion fondamentale à comprendre.
Ainsi dans ce type de société autogérée que représente tout organisme pluricellulaire, on peut observer une nette distinction entre l'information spécialisée d'une part, qui n'est en réalité, pour une cellule, un organe ou un système, qu'une fraction minuscule de l'ensemble de l'information génétique globale que contient son noyau et qui résulte de la place qui lui a été réservée par l'évolution ontogénique, et d'autre part l'information généralisée. Celle-ci lui vient de l'ensemble des autres cellules de l'organisme et la tient au courant à chaque instant de l'état de bien-être ou de souffrance de l'ensemble de ces cellules, de façon qu'elle puisse adapter sa propre fonction spécialisée à la recherche de l'équilibre global perdu ou à son maintien dans un environnement donné. Il ne s'agit pas d'étendre ses connaissances fonctionnelles (j'allais dire professionnelles), mais bien celles qui résultent du fonctionnement de l'ensemble organique. Aucun supérieur hiérarchique ne lui donne d'ordres mais elle est sans cesse informée de ce qu'elle doit faire, suivant sa place et son rôle, pour concourir au bon fonctionnement de l'ensemble. De même, inversement, elle informe sans cesse cet ensemble de ses besoins fondamentaux, ceux qui lui sont nécessaires pour assurer correctement sa fonction.
Que l'on ne croie pas qu'il s'agisse là d'une simple analogie entre un organisme vivant et un organisme social. En réalité, l'organisme social est lui-même un organisme vivant d'un niveau d'organisation supérieur, et dans ce cas l'organisme vivant constitue bel et bien un « modèle ». Bien plus, il s'agit d'un modèle de même nature puisqu'il appartient au même règne. On ne peut nier qu'un organisme constitue une « société » cellulaire dont l'élément est la cellule au même titre que pour une « société » humaine l'élément est représenté par l'individu. Puisque la société cellulaire nous montre le fonctionnement harmonieux d'un modèle social non mécanique, il peut être intéressant de comprendre quels sont les principes dynamiques de cette harmonie, pour essayer de voir s'ils sont utilisables dans les sociétés humaines. Il ne s'agit pas, comme au cours de toute expérimentation biologique, de transposer simplement ce qui est découvert à un niveau d'organisation au niveau d'organisation sus-jacent, mais d'abord de comprendre en quoi et pourquoi le niveau sus-jacent, le niveau social, ne se comporte pas aujourd'hui de la même manière que le niveau biologique.
Aussi longtemps que subsisteront des systèmes hiérarchiques de valeur, le plein « épanouissement de l'individu », comme il est dit dans les discours électoraux, ne sera qu'un mythe. Dans un système hiérarchique de valeur, nous l'avons vu, tout individu est dominateur de quelques-uns, et le dominé de quelques autres. Son « épanouissement » est donc impossible. La transformation oui sera sans doute la dernière à être réalisée est, à tous les niveaux de cette organisation hiérarchique, l'abandon par chaque individu, du paternalisme de type psycho-familial à l'égard de ceux appartenant à une « classe » qu'il considère comme inférieure, et de l'infantilisme à l'égard de ceux, chefs ou institution, qu'il considère comme supérieurs à lui et qui le sécurisent tout en empêchant qu'il se gratifie pleinement. Il me semble que ce qui constitue la solidité particulière de certains systèmes hiérarchiques fortement structurés comme l'armée, la magistrature ou certaines organisations comme les hiérarchies hospitalières par exemple, ne tient pas tellement à leur structure hiérarchique elle-même, terriblement contraignante, comme on a tendance à le faire croire. Elle tient au fait que l'on inculque à tout élément du système et quel que soit son niveau dans la hiérarchie, la notion qu'il fait partie d'une élite, différente et supérieure par ses « idéaux » à toutes les autres ; au fait qu'on élève des jugements de valeur d'une pauvreté désespérante au rang d'éthique et que par cela même l'individu est gratifié. L'uniforme, l'esprit de corps, l'esprit de « boutons » ou de casquette ou de béret, fait participer l'individu à une prétendue race des seigneurs et lui fait accepter par ailleurs son aliénation totale à la hiérarchie sans même se poser la question de savoir ce qu'est cet ensemble hiérarchisé auquel il appartient. C'est ce déterminisme faisant appel aux fonctions dominatrices les plus primitives du cerveau reptilien, au narcissisme congénital, aux débauches colorées des plumages des oiseaux mâles au cours des danses nuptiales, aux automatismes sous-culturels les moins élaborés, c'est ce déterminisme inconscient que l'on dénomme « discipline librement consentie ».
Bien mieux,ces systèmes paraissent généreusement désintéressés. Dans un monde dominé par le profit et la marchandise, les individus qui leur appartiennent marchent au pas, la tête haute, sans baisser les yeux vers la bourse tendue, relativement pauvres mais dignes. Cependant, demandez au lieutenant si son idéal est de terminer sa carrière comme capitaine et si son ascension hiérarchique n'est pas le facteur motivationnel dominant de son comportement. Vous les entendrez dire d'ailleurs, sans rire ou sans pleurer de tristesse, qu'ils ont vocation au « commandement ». La vocation à la découverte, ou au moins à l'imagination, semble ne jamais leur être venue à l'idée, et comme l'improvisation est généralement peu appréciée des hiérarchies, leur idéal se limite à faire appliquer le règlement de manoeuvre. Leur avancement dans la hiérarchie est d'ailleurs fonction de leur soumission à celui-ci.
Or, le règlement de manoeuvre n'a qu'un but : protéger le système socio-économique, mais en réalité hiérarchique, qui les paie. On discute souvent de l'armée de métier, ou de l'armée de la nation. Peu importe car il semble bien s'agir d'un faux problème. Dans les deux cas son action ne peut aboutir qu'à la protection ou à la défense d'une structure sociale. Or, toute structure sociale jusqu'à maintenant est une structure hiérarchique de valeur.
Ce n'est que lorsque les échelles hiérarchiques n'offrent plus suffisamment d'échelons intermédiaires, que les classes fonctionnelles dans le corps social sont peu nombreuses et soumises à une véritable ségrégation, que les risques d'explosion de la violence ont de fortes chances de survenir. Dans ce cas, la gratification par la promotion sociale au sein des processus de production étant difficile sinon impossible, même en se soumettant aux règles d'établissement de la dominance institutionnalisée (examens,concours etc.) les réactions d'agressivité sont probables.
Dans une organisation quelle qu'elle soit, les individus sont groupés en réalité par une analogie de fonction. Or, on les associe généralement sur une analogie hiérarchique, le patronat, les cadres, les ouvriers, hiérarchie dont le pouvoir est régressif en ce qui concerne les décisions à prendre pour la bonne marche de l'entreprise. En réalité, à côté de cette hiérarchie de valeur qui satisfait l'instinct de puissance, existe fondamentalement, nous l'avons dit, une hiérarchie de fonction que nous avons préféré dénommer « niveaux d'organisation » fonctionnels, pour la débarrasser de tout jugement de valeur.
A tel point que si nous avons parlé jusqu'ici de hiérarchies de valeur et de fonction, c'était pour faciliter la compréhension, car en réalité toute hiérarchie est de valeur. L'organisation d'un corps individuel ou social nous montre au contraire des niveaux dans cette organisation. Chaque niveau supérieur englobant le niveau de complexité qui le précède, ne le commande pas : il l'informe grâce à cette « information circulante » dont nous avons parlé et que nous avons distinguée de 1' « information-structure ».
Dans un tel organisme individuel, où sont les « classes » d'éléments ? Nous savons qu'il existe des fonctions différentes, toutes informées de la finalité de l'ensemble dont dépend leur activité métabolique commandant leur travail « professionnel ». Il existe donc des classes fonctionnelles multiples, chacune concourant à l'activité d'un grand système (nerveux, endocrinien, cardio-vasculaire, respiratoire, locomoteur, digestif, etc.), chacun de ces systèmes concourant à l'activité de l'ensemble organique au sein de l'environnement. Ces classes fonctionnelles n'ont donc rien à voir avec les classes hiérarchiques de la « lutte des classes ».
En conséquence, quand nous parlerons de classes sociales ce sera de classes fonctionnelles, c'est-à-dire de l'ensemble des individus qui dans un organisme social remplissent la même fonction ou une fonction analogue. Seule la conscience de classe et donc de l'indispensabilité de cette classe, mais aussi de l'indispensabilité des autres classes fonctionnelles, permet d'atteindre à cette « dignité de la personne humaine » dont on remplit abondamment les discours électoraux, parce que chacun met dans ce mot ce que bon lui semble.
Le pouvoir aujourd'hui est fonction de l'information spécialisée et c'est elle surtout qui permet l'établissement des dominances. Aussi longtemps que les hiérarchies de valeurs fondées sur l'information spécialisée ne seront pas supprimées, il existera des dominants et des dominés. Par contre, si une hiérarchie de fonction s'installe, les classes sociales deviendront aussi nombreuses que les fonctions assurées et un même individu pourra fort bien appartenir à plusieurs classes sociales à la fois, dans plusieurs institutions différentes, suivant ses différentes activités. C'est ainsi qu'une classe nouvelle paraît prendre naissance avec les associations de consommateurs.
Aussi longtemps que les hiérarchies de valeur subsisteront et qu'elles s'établiront sur la propriété par l'intermédiaire de la possession de l'information spécialisée acquise par l'apprentissage manuel ou conceptuel, les dominés chercheront à conquérir un faux pouvoir qui est celui de consommer. Or, la consommation n'a pas de fin, et jamais une égalité réelle des chances et du pouvoir ne pourra s'établir sur la consommation. Le pouvoir réel qu'exige le dominé, c'est moins celui de consommer que celui de participer à la décision. Or, pour cela c'est une information généralisée et non pas seulement spécialisée qu'il doit acquérir.
(N.G.74)
...nous avons indiqué que les organismes vivants étaient constitués par « niveaux dorganisation ». En effet, les atomes qui constituent les êtres vivants sont les mêmes que ceux qui constituent la matière inanimée mais ce sont les relations qui existent entre ces atomes qui en constituent leur première caractéristique. On sait dailleurs depuis longtemps quil existe une chimie minérale et une chimie organique, mais les molécules qui résultent de cette organisation particulière des atomes dans la matière vivante vont constituer des ensembles dun niveau supérieur dorganisation. Les réactions enzymatiques comprennent trois molécules, un substrat, une enzyme et le produit de la réaction enzymatique. Ces réactions enzymatiques sont la façon dont la matière vivante a résolu les problèmes déchange énergétique qui nécessiterait une énergie dactivation considérable si la molécule enzymatique intermédiaire nétait pas là.
Un bain-marie est un appareil qui, dans un laboratoire, sinscrit dans une chaîne expérimentale, au sein de laquelle on a souvent besoin dobtenir et de maintenir, pendant un certain temps, la température de leau, à des valeurs variées. Il faudra donc intervenir sur ce régulateur pour quil fonctionne à un autre niveau thermique et cest lopérateur qui, de lextérieur du système, réglera ce régulateur, le transformant en ce que nous appellerons un servomécanisme. Il en est de même pour la réaction enzymatique dont nous avons parlé et la commande du servomécanisme viendra de lextérieur, du fait quelle sinscrit dans une chaîne métabolique. Elle est précédée, dans cette chaîne, par une autre réaction enzymatique dont le produit de la réaction sera son propre substrat. A lorigine de cette chaîne de réactions enzymatiques se trouvera laliment, porteur de lénergie photonique solaire qui sera dégradé progressivement et abandonnera cette énergie en la fixant dans une molécule de composés phosphorés dits riches en énergie, telle lATP, qui la mettra en réserve. De cette façon, lensemble cellulaire dans lequel va sinscrire la chaîne métabolique pourra utiliser cette énergie de réserve, pour maintenir sa structure, cest-à-dire lensemble des relations existant entre les atomes, les molécules, les voies métaboliques et, dans certains cas, pour libérer également de lénergie mécanique, de telle façon que le milieu où se trouve cette cellule soit contrôlé par elle et que le maintien de la structure cellulaire en soit facilité. Nous avons vu ainsi se profiler devant nous déjà un certain nombre de niveaux
dorganisation : le niveau atomique, le niveau moléculaire, le niveau de la réaction enzymatique, celui des chaînes métaboliques, celui de la cellule. Ajoutons que ces chaînes métaboliques se trouvent généralement comprises dans ce quil est convenu dappeler les organites intracellulaires, tels que les mitochondries, le noyau, les membranes, le réticulum endoplasmique, etc., qui constituent en quelque sorte les machines permettant à cette usine chimique quest la cellule de fonctionner. Mais on voit surtout que chaque niveau dorganisation ne pourrait rien faire par lui-même sil ne recevait pas son énergie et ses informations, sil nétait pas régulé par une commande qui lui vient du niveau dorganisation qui lenglobe. Il sensuit aussi que le fonctionnement et lactivité des cellules dépendront de lactivité fonctionnelle des organes et celle-ci de celle des systèmes auxquels ils appartiennent. Ces systèmes se trouveront réunis dans un organisme. Et cet organisme est lui-même situé dans un environnement, un espace. Cest lactivité de cet organisme dans cet espace qui va commander lactivité des systèmes et, en conséquence, celle de tous les autres niveaux dorganisation jusquau niveau moléculaire. Mais lactivité de cet organisme, de cet individu, qui se trouve inclus lui-même dans un groupe social, va être réglée par la finalité de ce groupe social. Ce groupe social fait lui-même partie de groupes sociaux plus grands qui lenglobent. Et lon voit que de niveau dorganisation en niveau dorganisation, nous atteignons forcément le niveau dorganisation de lespèce. Quand on parle dagressivité, on ne peut donc pas envisager celle-ci sans comprendre comment chaque niveau dorganisation va rentrer fonctionnellement en rapport avec celui qui lenglobe.
Ces notions sont indispensables pour comprendre quil ny a pas à rechercher danalogie structurelle entre les niveaux dorganisation mais à mettre en évidence les relations existant entre chaque niveau. En ce sens, il ne peut y avoir de solution de continuité entre la molécule dacide désoxyribonucléique et lespèce humaine. Une notion rarement émise et qui me paraît pourtant importante, cest que notre espèce constituant le dernier épanouissement de lévolution des espèces dans la biosphère, de la complexification croissante de la matière organique, na pas compris quelle était cependant englobée dans cette biosphère, dépendant elle-même dune commande extérieure au système, et quelle restait donc soumise, comme les autres espèces, à une pression de nécessité. Elle a inventé des règles, extérieures à elle-même, religions révélées, morales, idéologies, structures étatiques avec leurs lois, alors que ce faisant, elle restait enfermée dans son niveau dorganisation et demeurait dans lignorance totale de ce qui commandait au comportement des individus et des groupes, et à la sécrétion de ces différents règlements de manuvre. Le malheur de lhommme, semble-t-il, vient de ce quil na pas trouvé le moyen de transformer la régulation individuelle en servomécanisme inclus dans lespèce, il sarrête toujours en chemin à des groupes, des sous-ensembles qui ne conceptualisent pas eux-mêmes leur appartenance à cette espèce ni ne découvrent les moyens dêtre englobés par elle. Il nest pas étonnant, dans ces conditions, que nous nous apercevions tardivement que lespèce humaine na pas géré les biens à sa disposition, biens matériels et énergétiques, monde vivant de la flore et de la faune et monde humain lui-même, aboutissant à lorganisation des structures économiques et sociales. En effet, tous les niveaux dorganisation qui vont de la molécule au système nerveux humain et à son fonctionnement en situation sociale ont jusquici été ignorés et remplacés par un discours, dont la raison dêtre est que lanalyse logique à partir de faits dits objectifs aboutit forcément à la réalité; mais la logique du discours na rien à voir avec la logique de la chimie et de la neurophysiologie du système nerveux humain en situation sociale.
(C.A.83)
Voir aussi : Système hiérarchique
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INHIBITION DE L'ACTION
HENRI LABORIT
Si la fuite ou la lutte sont efficaces, les glucocorticoïdes vont stimuler le système inhibiteur de l’action qui mettra fin à l’action, laquelle action était efficace. Les ennuis ne commencent que lorsque l’action s’avère inefficace, car alors le système inhibiteur de l’action va provoquer l’apparition d’une rétroaction positive en tendance, autrement dit d’un cercle vicieux, Ce système inhibiteur de l’action commandant par cascades successives la libération de glucocorticoïdes, ce qui ne peut encore que le stimuler. On ne peut donc sortir de ce cercle vicieux que par l’action dite «gratifiante», celle qui permet de rétablir l’équilibre interne et de fuir la punition. Il peut paraître curieux qu’après avoir insisté sur le fait qu’un système nerveux ne sert qu’à agir, nous signalions la présence dans l’organisation de ce système d’un ensemble de voies et d’aires aboutissant à l’inhibition de l’activité motrice. Cependant, ce système est malgré tout adaptatif, car dans certaines situations, mieux vaut ne pas réagir qu’être détruit par un agresseur mieux armé. L’ennui est que, si ce système d’évitement, permettant la conservation momentanée de la structure, n’est pas immédiatement efficace, si sa stimulation se prolonge, les remaniements biologiques résultant de son fonctionnement vont être à l’origine de toute la pathologie.
Létage le plus primitif du cerveau, cerveau appelé reptilien par Mac Lean, va être le contrôleur de notre équilibre biologique. Il va nous pousser à agir immédiatement, en présence dune perturbation interne, combinée à une stimulation provenant de lenvironnement. Cest le cerveau du présent. Il contrôle immédiatement notre bien-être, cest-à-dire le maintien de la structure de lensemble cellulaire que constitue un organisme. Le cerveau des mammifères qui vient se superposer au précédent, nous avons vu quil était le cerveau de la mémoire, de lapprentissage. Et déjà, on comprend que puisque cette mémoire va nous faire nous souvenir des expériences agréables ou désagréables, des récompenses ou des punitions, il risque de sopposer fréquemment à lactivité du premier. Cest ainsi que, lorsque les pulsions à agir pour nous faire plaisir vont, dans nos systèmes neuronaux, trouver lopposition, lantagonisme de voies codées par lapprentissage, cest-à-dire par la socioculture, nous interdisant dagir, linhibition de laction qui va en résulter sera à lorigine des perturbations biologiques dont nous avons déjà parlé. Lorsque ce conflit neuronal va déboucher sur le troisième étage, étage cortical, et devenir conscient non pas de ces mécanismes nerveux, mais des problèmes qui sont non résolus et qui sont à son origine, il peut en résulter une souffrance telle que le problème sera, suivant lexpression psychanalytique, «refoulé».
La pulsion, dune part, linterdit, dautre part, nen sont pas moins là et continueront à parcourir les voies neuronales en dehors du champ de conscience et les conséquences qui en résulteront vont être aussi bien somatiques que comportementales, autrement dit psychiques. Cest là un premier mécanisme de linhibition de laction, qui est très souvent rencontré. Un autre fait appel à ce que nous appelons le déficit informationnel et survient lorsque, à loccasion dun événement qui na pas encore été classé dans notre répertoire comme étant agréable ou au contraire douloureux, nous ne pouvons pas agir en conséquence de façon efficace et sommes dans une attente en tension.
A lopposé, labondance des informations, si lon voit quil est impossible de les classer suivant un système de jugements de valeur, met également lindividu dans une situation dinhibition. Il faut reconnaître que notre civilisation contemporaine au sein de laquelle les informations se multiplient grâce aux moyens modernes de communication, les mass media en particulier, et par la vitesse de ces communications à travers le monde, place lindividu dans une situation où le plus souvent il ne peut agir sur son environnement pour le contrôler. Les paysans vendéens de mon enfance qui nallaient à la ville, pour certains, que trois fois au cours dune vie, ville pourtant qui nétait située quà trente-cinq kilomètres, avaient des sources dinformation qui ne leur venaient pratiquement que de leur environnement immédiat. Pas de journaux, pas de télévision, pas de radio. Bien sûr, il existait des événements que lon pouvait craindre, les mauvaises récoltes, les épidémies. Il nen demeure pas moins que chaque individu avait limpression de pouvoir contrôler par son action sa niche environnementale. Ce nest plus le cas aujourdhui et quand on diffuse à la télévision les atrocités qui apparaissent à travers le monde, quand on voit un enfant du Biafra en train de mourir de faim, squelettique et couvert de mouches, malgré lintérêt très limité que peut représenter cet enfant pour un hommme bien nourri du monde occidental, cet homme ne peut sempêcher de se représenter inconsciemment que ce qui est possible pour certains hommmes défavorisés pourrait peut-être le devenir aussi un jour pour lui, et il ne peut rien faire. Cest en cela que les préjugés, les lieux communs, les jugements de valeur, le militantisme, les idéologies et les religions ont une valeur thérapeutique certaine car ils fournissent à lhommme désemparé un règlement de manuvre qui lui évite de réfléchir, classe les informations qui latteignent dans un cadre préconçu et mieux encore, lorsque linformation nentre pas dans ce cadre, elles ne sont pas signifiantes pour lui, en quelque sorte, il ne les entend pas. Il est prêt, en dautres termes, à sacrifier sa vie pour supprimer son angoisse ou si lon veut il préfère éprouver la peur, débouchant sur laction, que langoisse. Il est même à noter que la peur ne lenvahit que les courts instants qui précèdent laction. Dès quil agit, il na plus peur, et il le sait bien.
Mais il existe aussi des mécanismes proprement humains que nous devons à lexistence, dans notre espèce, des lobes orbito-frontaux, cest-à-dire de limaginaire. Nous sommes en effet capables dimaginer la survenue dun événement douloureux, qui ne se produira peut-être jamais, mais nous craignons quil ne survienne. Quand il nest pas là, nous ne pouvons pas agir, nous sommes dans lattente en tension, en inhibition de laction, nous sommes donc angoissés. Langoisse du nucléaire appartient à ce type, par exemple. Enfin, dans ce cadre, il existe une cause dangoisse proprement humaine: langoisse de la mort. Lhommme est sans doute la seule espèce dans laquelle lindividu sait quil doit mourir. Cest sans doute aussi la seule espèce qui sache quelle existe en tant quespèce et où chaque individu sait appartenir à cette espèce. Les abeilles du Texas ne savent pas quil existe des abeilles en Chine ou dans le Périgord. Lhommme sait quil existe des hommmes en toutes les régions du globe et il sait quils sont pareils à lui. Il sait que tous ces hommmes doivent mourir et quil est un hommme.
Si javais une pneumonie, je serais content quon utilise de la pénicilline pour me traiter. De même, si jétais atteint dun ulcère perforé, jaimerais quun chirurgien adroit et un anesthésiste compétent permettent lablation de lulcère et même de lestomac où lulcère est apparu. Il méviterait ainsi la péritonite mortelle. Mais dans les deux cas, pris comme exemples, pourquoi ai-je fait une pneumonie et pourquoi ai-je fait un ulcère qui sest perforé ? Cest parce que jétais en inhibition de laction. Or, les raisons qui font que jétais en inhibition de laction sont enfermées dans mon système nerveux, dans son histoire, dans ses automatismes inconscients. En dautres termes, nous soignons au niveau dorganisation de lindividu les effets qui ont pris naissance aux niveaux dorganisation englobants, cest-à-dire au niveau des groupes social, familial, professionnel ou dune société globale, car nous négocions notre instant présent avec tout notre acquis mémorisé inconscient.
(c.A.83)
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JUGEMENT DE VALEUR
HENRI LABORIT
...certains attributs fonctionnels du paléocéphale, (...) doivent le jugement de valeur qui les qualifie a l'utilité ou aux troubles qui en résultent pour la société. Or, en fait, il semble bien que l’on puisse dire qu‘une motivation paléocéphalique n‘a de valeur humaine que contrôlée par la conscience, c’est-a-dire, admettons-le, par le néocéphale (néocortex).
Puisque nous venons de parler de jugement de valeur, nous comprenons qu’il résulte d‘un défaut de généralisation, d‘une insuffisance dans la création des structures, d'une utilisation néocéphalique incomplète. En effet, les choses se contentent d'être, et c’est l‘hommme seul qui les dit bonnes ou mauvaises, laides ou belles, utiles ou nuisibles, et cela toujours par rapport a lui ou par rapport au groupe social auquel il appartient. Ce jugement de valeur étant posé, il n‘est plus nécessaire de chercher a structurer autrement ou de façon plus complexe ou a un niveau d'organisation supérieure. Ce jugement de valeur étant posé, on peut en toute liberté laisser fonctionner le paléocéphale et répondre a une action donnée par un acte réflexe, ce qui facilite considérablement le comportement
individuel dans les ensembles sociaux. Mais comme les jugements de valeur changent avec le niveau d‘organisation auquel on les envisage, on conçoit qu’il en existe autant qu‘il y a d‘hommes ou de groupes sociaux différents sur terre. Ces jugements de valeur n‘ont qu"une valeur, celle de tenter d‘assurer maladroitement la survie de l'individu ou du groupe social dont ils constituent la règle, maladroitement car ils se heurtent évidemment à
ceux des autres groupes sociaux. Bien des malheurs humains en résultent.
(B.S.68)
Ce quil paraît utile de connaître, ce sont les règles détablissement des structures sociales au sein des quelles lensemble des systèmes nerveux des hommmes dune époque, héritiers temporaires des automatismes culturels de ceux qui les ont précédés, emprisonnent lenfant à sa naissance, ne laissant à sa disposition quune pleine armoire de jugements de valeur.
(E.F.76)
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MÉMOIRE - APPRENTISSAGE ET AFFECTIVITÉ
HENRI LABORIT
… ce que notre notre mémoire met, semble-t-il en réserve depuis notre naissance ce sont des traces d'événements énergétiques survenus dans le milieu qui nous entoure. Nous ne connaissons de l'univers que des éléments discontinus qui, malgré la précision récente de nos moyens d'appréhension, sont encore limités an quantum en ce qui concerne l'énergie et aux particules élémentaires en ce qui concerne la masse. Ce que par l'intermédiaire du tact, de la vue, de l'audition. etc., nous stockons dans notre système nerveux en particulier, ce ne sont que des événements énergétiques. Ce n’est sans doute que leur réunion fréquente, statistiquement significative, qui dans certaines conditions nous amène à la notion d'objet. Le mot risque ensuite de cristalliser cet objet et de ne plus nous permettre d'en dissocier les éléments énergétiques. Or, cette dissociation est nécessaire à l'imagination, car imaginer c’est créer de nouveaux ensembles avec des éléments d’origines variées.
(B.S.68)
... la mémoire à long terme que l'on s'accorde de plus en plus à considérer comme liée à la synthèse de protéines au niveau des synapses mises en jeu par l'expérience est nécessaire pour savoir qu'une situation a été déjà éprouvée antérieurement comme agréable ou désagréable et pour que ce qu'il est convenu d'appeler un « affect » puisse être déclenché par son apparition ou par celle de toute situation qu'il n'est pas possible de classer a priori dans l'un des deux types précédents par suite d'un « déficit informationnel » à son égard. L'expérience agréable est primitivement celle permettant le retour ou le maintien de l'équilibre biologique ; la désagréable, celle dangereuse pour cet équilibre, donc pour la survie, pour le maintien de la structure organique dans un environnement donné. La mémoire à long terme va donc permettre la répétition de l'expérience agréable et la fuite ou l'évitement de l'expérience désagréable. Elle va surtout permettre l'association temporelle et spatiale au sein des voies synaptiques, de traces mémorisées liées à un signal signifiant à l'égard de l'expérience, donc provoquer l'apparition de réflexes conditionnés aussi bien pavloviens (affectifs ou végétatifs) que skinnériens opérants (à expression neuromotrice).
La synthèse de molécules protéiques à la suite d'une stimulation résultant de variations survenues dans l'environnement « coderait » les synapses au niveau desquelles l'influx nerveux est passé. La voie nerveuse empruntée par l'influx serait ainsi transformée plus ou moins définitivement, de telle sorte qu'une stimulation analogue aurait alors tendance à ne mettre en jeu à nouveau que les mêmes voies nerveuses, les mêmes synapses mises en jeu par la première.
(N.G.74)
Avec la mémoire, l'action n'est plus isolée dans le présent, elle s'organise à partir d'un passé révolu mais qui survit encore, douloureux ou plaisant, à fuir ou à retrouver, dans la bibliothèque de la cathédrale nerveuse.
(E.F.76)
Sans mémoire de ce qui est agréable ou désagréable, il n’est pas question d’être heureux, triste, angoissé. Il n’est pas question d’être en colère ou amoureux, et on pourrait presque dire : «Qu’un être vivant est une mémoire qui agit».
Un enfant sauvage abandonné loin des autres ne deviendra jamais un Hommme. Il ne saura jamais marcher ni parler. Il se conduira comme un petit animal. Grâce au langage, les Hommmes ont pu transmettre, de générations en générations, toute l’expérience qui s’est faite au cours des millénaires du monde. Il ne peut plus maintenant et depuis longtemps déjà, assurer à lui seul sa survie, il a besoin des autres pour vivre, il ne sait pas tout faire, il n’est pas polytechnicien. Dès le plus jeune âge, la survie du groupe est liée à l’apprentissage, chez le petit de l’Hommme, de ce qui est nécessaire pour vivre heureux en société. On lui apprend à ne pas faire caca dans sa culotte, à faire pipi dans le pot. Et très rapidement, on lui apprend comment il doit se comporter pour que la cohésion du groupe puisse exister. On lui apprend ce qui est beau, ce qui est bien, ce qui est mal, ce qui est laid. On lui dit ce qu’il doit faire et on le punit ou on le récompense quelque soit sa propre recherche du plaisir. Et on le punit et on le récompense suivant que son action est conforme à la survie du groupe.
(M.O.A.79)
Quand le stimulus existe dans l’environnement, que le signal interne est lui-même présent, ces comportements sont stéréotypés, sont incapables d’adaptation, insensibles à l’expérience car la mémoire, dont est capable le système nerveux simplifié qui en permet l’expression, est une mémoire à court terme, ne dépassant pas quelques heures. Ces comportements répondent à ce que l’on peut appeler les besoins fondamentaux. Ils sont régis par une mémoire de l’espèce qui structure le système nerveux et dépendent de l’acquis génétique, des gènes qui dirigent l’organisation de ce système nerveux. Il y a donc bien mémoire mais mémoire qui se transmet de génération en génération et qui est incapable de transformation par l’expérience.
Pour lindividu, il sagit dapprentissage entrepris dès la naissance de la façon dont il peut assouvir ses besoins fondamentaux dans lensemble social où le hasard de cette naissance la placé. Il apprend très vite lagréable et le désagréable, le bien-être, léquilibre biologique, le principe du plaisir, mais il découvre aussi très tôt que le monde qui lentoure nest pas lui; dès quil a construit son schéma corporel, il a compris quil est seul dans sa peau, il découvre le principe de réalité, qui nest pas toujours conforme à celui de son plaisir. Tous les mammifères comme lhommme possèdent un cerveau capable de mémoriser, dapprendre et qui leur permet, en accumulant les expériences passées, déviter celles qui ont été désagréables si le cadre événementiel dans lequel elles se sont produites se représente. Cela permet aussi de reproduire la stratégie daction qui a apporté la satisfaction, le plaisir. Dans le premier cas, la fuite ou, si elle est impossible, la lutte permettent déviter la punition, dans le second, lacte gratifiant sera renouvelé. Mais pour cela, il faut que lobjet ou lêtre gratifiant restent à la disposition de lindividu. Si un autre individu a fait lexpérience de la gratification obtenue par lusage du même objet ou du même être, il y aura compétition et apparition dune hiérarchie : un dominant
qui gagne et sapproprie et un dominé qui perd et se soumet. Il nexiste donc pas dinstinct de propriété inné, mais apprentissage par un système nerveux du plaisir éprouvé par le contact et lusage des objets et des êtres quil tente dès lors de conserver pour lui. Comment, dans ce cas, inscrire la propriété comme un droit naturel de lhommme, alors quil ne sagit que dun apprentissage culturel ? Certaines cultures ne lont jamais connu. De même, si lon fait appel à une loi naturelle, en parlant de défense du territoire, faut-il du moins considérer que, si ce territoire était vide, il ny aurait pas besoin de le défendre. Aussi est-ce bien parce quil contient des objets et des êtres gratifiants quon le défend contre lenvahisseur.
Chez les premiers mammifères apparaissent des formations nouvelles situées en dérivation sur le système précédent, c’est ce qu’il est convenu d’appeler depuis Broca le «système limbique». Considéré classiquement comme le système dominant l’affectivité, il paraît plus exact de dire qu’il joue un rôle essentiel dans l’établissement de ce qu’on appelle la mémoire à long terme, sans laquelle l’affectivité ne paraît guère possible. On sait qu’un neurone est une cellule constituée par un corps cellulaire où prennent naissance d’une part des prolongements très fins que l’on appelle les dendrites, très nombreux, et d’autre part un seul prolongement plus volumineux et beaucoup plus long qu’on appelle l’axone. A sa terminaison, l’axone entre en relation avec un autre neurone au niveau de ce qu’on appelle une synapse. La terminaison de l’axone au niveau de cette synapse est renflée en un bouton et dans ce renflement, le synaptosome, se trouvent des granules, des corpuscules, de petites vésicules qui contiennent des substances chimiques appelées «médiateurs chimiques de l’influx nerveux». Pourquoi ce nom? Parce que lorsque l’influx nerveux qui se déplace du corps du neurone vers la synapse va parvenir à la terminaison de l’axone au niveau du synaptosome, ces vésicules vont se coller à la membrane synaptique et déverser leur contenu dans l’espace qui sépare le neurone du neurone suivant. Le neurone suivant possède sur sa membrane synaptique un ensemble moléculaire, qu’on appelle un récepteur, et dont la structure spatiale est conforme à celle du neuromédiateur libéré qui va donc venir occuper ce récepteur, stimuler ou inhiber le neurone suivant. En conséquence l’influx nerveux va se propager de neurone en neurone grâce à une médiation chimique. Il faut dire en passant que nous connaissons les acides aminés qui sont à l’origine de la synthèse des médiateurs chimiques de l’influx nerveux dans ces neurones. Nous connaissons actuellement une vingtaine au minimum de médiateurs chimiques de l’influx nerveux mais, avec les polypeptides cérébraux récemment découverts, le nombre de ces neuromédiateurs augmente chaque jour. Nous connaissons le plus souvent les enzymes qui vont permettre la transformation par étapes successives de ces acides aminés en la structure moléculaire du médiateur chimique. Nous commençons à savoir comment ces vésicules dans lesquelles ils sont stockés, donc inactifs, vont, au moment du passage de l’influx nerveux, se coller à la membrane et se déverser dans l’espace intercellulaire. Nous connaissons un certain nombre des récepteurs post-synaptiques de ces médiateurs chimiques, nous savons comment ces médiateurs sont réintégrés dans le synaptosome, donc rendus inactifs par recaptation et nous savons aussi quelles sont les enzymes qui les détruisent, donc les inactivent aussi. Mais nous avons également à notre disposition tout un arsenal de molécules chimiques, inventées par l’hommme, qui vont agir sur la synthèse, sur la libération, sur la recaptation et sur la destruction de ces médiateurs chimiques, ce qui constitue la neuropsychopharmacologie. Elle permet d’intervenir de façon relativement spécifique sur le fonctionnement des voies neuronales au niveau des différents systèmes, des différentes aires du système nerveux central et périphérique.
Quand l’influx nerveux parvient au niveau du synaptosome, il déclenche également une synthèse de molécules protéiques qui vont, semble-t-il, se fixer sur la surface d’une synapse et la transformer de telle façon que, lorsqu’un influx parviendra dans la même région, il passera préférentiellement au niveau des synapses déjà codées par l’expérience antérieure, là où le passage antérieur d’un influx nerveux par les mêmes voies neuronales a en quelque sorte frayé le chemin. Cette facilitation constitue probablement le substratum de la mémoire à long terme. Il est bon de rappeler que, lorsqu’un organisme a rencontré un bacille, il a réalisé au niveau de certaines cellules spécialisées, de la même façon, une synthèse de molécules protéiques qu’on appelle «anticorps» et ces anticorps constituent la base de la mémoire immunitaire. On s’aperçoit de plus en plus que la mémoire nerveuse a de nombreux points communs avec la mémoire immunitaire. Mais alors il ne s’agit plus d’un microbe mais d’un influx qui laisse une trace et cet influx a été commandé par le contact de cet organisme avec son environnement. Si l’on interdit la synthèse protéique, grâce à certaines substances comme la cycloheximide, l’actinomycine ou la puromicine, on va interdire la possibilité d’établir une mémoire à long terme. De même en favorisant la synthèse protéique au moment de l’apprentissage, on va favoriser la mémorisation de cette expérience.
La mémoire à long terme est nécessaire pour savoir qu’une situation a déjà été éprouvée comme agréable ou désagréable et pour que ce qu’il est convenu d’appeler un affect puisse être, en conséquence, déclenché par son apparition ou par toutes situations qu’il n’est pas possible a priori de classer dans l’un des deux types précédents par suite d’un déficit informationnel à son égard. L’expérience agréable est primitivement celle permettant le retour ou le maintien de l’équilibre biologique dont nous avons longuement parlé, la désagréable est celle qui est dangereuse pour cet équilibre, donc pour la survie, pour le maintien de la structure organique dans un environnement donné. La mémoire à long terme va donc permettre la répétition de l’expérience agréable et la fuite ou l’évitement de l’expérience désagréable. Elle va surtout permettre l’association temporelle et spatiale au sein des voies synaptiques de traces mémorisées et liées à un signal signifiant à l’égard de l’expérience. Donc elle va provoquer l’apparition de réflexes conditionnés aussi bien pavloviens, c’est-à-dire affectifs ou végétatifs, que skinnériens, c’est-à-dire opérants, ce qui veut dire à expression motrice, agissant sur l’environnement.
Chez l’hommme et chez l’animal, un autre type de mémoire dont nous n’avons pas encore parlé et qui présente une importance considérable est celle qui correspond à ce que Konrad Lorenz a appelé le «processus de l’empreinte». Sigmund Freud avait déjà soupçonné, en son temps, l’importance des premières années chez l’enfant et les travaux modernes des éthologistes, des histologistes entre autres, ont montré pourquoi cette expérience primitive était fondamentale. En effet, à la naissance, le cerveau des mammifères et de l’hommme est encore immature. Bien sûr, il a son nombre de neurones et il ne fera plus qu’en perdre au cours de son existence. Mais ces neurones n’ont pas encore établi entre eux tous leurs contacts synaptique~. Ces synapses vont se créer pendant les premières semaines, au cours des premiers mois chez l’animal, pendant les premières années chez l’hommme, en fonction du nombre et de la variété des stimuli qui proviennent de l’environnement. On comprend que plus ces synapses nouvellement créées sont nombreuses, plus les possibilités d’associativité d’un cerveau sont grandes et l’on comprend d’autre part que ces synapses soient indélébiles. La trace qui va accompagner leur création et la mémoire qui sera liée à cette création seront elles-mêmes indélébiles. C’est ce qu’a bien montré Konrad Lorenz.
Donc, apprentissage des règles sociales, des récompenses (salaires, promotion sociale, décorations, pouvoirs) et des punitions si ces règles sont transgressées; les droits de lhommme ne sont plus alors que les droits de lensemble social à maintenir ses structures, quelles quen soient les règles détablissement à lest, à louest ou au centre, à droite ou à gauche. L'État, cest-à-dire la structure hiérarchique (théocratique, aristocratique, bourgeoise, bureaucratique, technocratique), est omniprésent. LEtat sinfiltre partout dans son abstraction langagière. On parle ainsi du droit des peuples à disposer deux-mêmes, mais quest-ce quun peuple, une nation? Sont-ils représentés par autre chose que par un groupe humain, établi depuis des millénaires dans un espace géoclimatique particulier et dont le comportement a été façonné par ce cadre, qui la conduit à létablissement dune culture, cest-à-dire dun comportement et dun langage ? Alors il existe une nation bretonne, basque, corse, occitane. Et comme il nest plus pensable pour ces ethnies de vivre en autarcie, il faut bien quelles sintègrent dans un système englobant. Mais alors pourquoi ne pas les laisser décider elles-mêmes de la modalité des relations économiques, culturelles ou politiques quelles veulent entretenir avec cette structure abstraite quon appelle lEtat et qui, nous lavons vu, nest guère plus que lexpression institutionnalisée dune hiérarchie de dominance ? Pourquoi apprendre aux petits Noirs du Sénégal, comme cétait le cas il ny a pas encore si longtemps, que leurs ancêtres étaient les Gaulois, au moment où lon interdisait lemploi du gaélique aux Bretons ? Pourquoi, lorsque la dominance est passée des aristocrates aux bourgeois, a-t-il fallu cinq cent mille morts dans la chouannerie vendéenne pour mieux lui infliger la liberté, légalité et la... fraternité ?
(C.A.83)
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SYSTÈME NERVEUX
HENRI LABORIT
Ce que nous intériorisons dans notre système nerveux depuis notre naissance, ce sont essentiellement les autres.
(N.G.74)
Nous rappellerons que la fonction du système nerveux consiste essentiellement dans la possibilité qu'il donne à un organisme d'agir, de réaliser son autonomie motrice par rapport à l'environnement, de telle façon que la structure de cet organisme soit
conservée. Pour cela, deux sources d'informations lui sont nécessaires : l'une le renseigne sur les caractéristiques changeantes de l'environnement qui sont captées par les organes des sens et lui sont transmises. L'autre le renseigne sur l'état interne de l'ensemble de la communauté cellulaire organique dont il a mission de protéger la structure en, en permettant l'autonomie motrice. Bien que le terme d'équilibre soit faux ou du moins qu'il exige une assez longue diversion pour en préciser le contenu,
nous parlerons de recherche de l'équilibre organique, d'homéostasie, ou dans un langage plus psychologique, du bien-être, du plaisir.
Tant que les hommmes ne sauront pas que rien dans l'humaine adhérence au monde, rien de ce qui s'accumule dans leur système nerveux n'est isolé, séparé du reste, que tout se tient, s'organise, s'informe en lui, en obéissant à des lois strictes dont la plupart restent encore à découvrir, ils accepteront la division en hommme productif et en hommme de
culture. Cette division elle-même est un phénomène culturel, comme la croyance à l'esprit et à la matière, au bien et au mal, au beau et au laid, etc. Et cependant, les choses se contentent d'être. C'est l'hommme qui les analyse, les sépare, les cloisonne, et jamais de façon désintéressée. Au début, devant l'apparent chaos du monde, il a classé, construit ses tiroirs, ses chapitres, ses étagères. Il a introduit son ordre dans la nature pour agir. Et puis, il a cru que cet ordre était celui de la nature ellemême; sans s'apercevoir que c'était le sien, qu'il était établi avec ses propres critères, et que ces critères, c'étaient ceux qui résultaient de l'activité fonctionnelle du système lui permettant de prendre contact avec le monde : son système nerveux.
Des expériences nombreuses et variées montrent toute l'importance du milieu d'origine dans la formation du système
nerveux. Aucun biologiste ne peut actuellement délimiter précisément la part de l'inné et de l'acquis dans un comportement humain. Mais si l'on admet que le système nerveux, comme toutes les caractéristiques biologiques, s'inscrit sans doute dans une courbe de Gauss, cela veut dire que la plupart de ses structures d'origine sont fort semblables et que l'influence du milieu, dès l'étape intra-utérine sans doute, est vraisemblablement prépondérante. Mais il faut alors bien préciser ce que l'on entend par formation du système nerveux, c'est-à-dire par système éducatif en résumé. Les milieux sociaux sont évidemment fort différents et entre un enfant né dans les bidonvilles de Nanterre et celui né dans une famille bourgeoise du seizième arrondissement, il y a peu de points communs. L'influence du milieu, dans l'un et l'autre cas, n'aura presque toujours comme résultat que de créer des automatismes de comportements, de jugements, de pensée comme l'on dit, mais dans l'un et l'autre cas ce ne seront toujours que des automatismes. Ceux acquis dans le milieu bourgeois seront favorables généralement à une ascension hiérarchique passant le plus souvent par une « École
». Ils fourniront à celui auquel ils sont inculqués, un langage, une attitude, des habitudes, des jugements conformes à la structure hiérarchique de dominance, mais il n'est pas sûr qu'elle favorisera la créativité, l'originalité de pensée. C'est sans doute ce conformisme vaguement ressenti comme uniformisant qui pousse vers un autre conformisme, le snobisme, jugé à tort comme moins conforme, plus individualisant.
Avec le recul des années, avec ce que j'ai appris de la vie, avec l'expérience des êtres et des choses, mais surtout grâce à mon métier qui m'a ouvert à l'essentiel de ce que nous savons aujourd'hui de la biologie des comportements, je suis effrayé par les automatismes qu'il est possible de créer à son insu dans le système nerveux d'un enfant. Il lui faudra dans sa vie d'adulte une chance exceptionnelle pour s'évader de cette prison, s'il y parvient jamais... Et si
ses jugements par la suite lui font rejeter parfois avec violence ces automatismes, c'est bien souvent parce qu'un autre discours logique répond mieux à ses pulsions et fournit un cadre plus favorable à sa gratification. Ses jugements resteront, bien qu'antagonistes de ceux qui lui ont été inculqués primitivement, la conséquence directe de ceux-ci. Ce seront encore des jugements de valeur.
Nous savons maintenant que ce système nerveux vierge de l'enfant, abandonné en dehors de tout contact humain, ne deviendra jamais un système nerveux humain. Il ne lui suffit pas d'en posséder la structure initiale, il faut encore que celle-ci soit façonnée par le contact avec les autres, et que ceuxci, grâce à la mémoire que nous en gardons, pénètrent en nous et que leur humanité forme la nôtre. Humanité accumulée au cours des âges et actualisée en nous. Mais les autres, ce sont aussi ceux qui occupent le même espace, qui désirent les mêmes objets ou les mêmes êtres gratifiants, et dont le projet fondamental, survivre, va s'opposer au nôtre. Nous savons maintenant que ce fait se trouve à l'origine des hiérarchies de dominance.
(E.F.76)
Les animaux, donc l’Hommme qui est un animal, ne peuvent se maintenir en vie qu’en consommant cette énergie solaire déjà transformée par les plantes ; et cela exige de se déplacer. Ils sont forcés d’agir à l’intérieur d’un espace. Et pour se déplacer dans un espace, il faut un système nerveux. Et ce système nerveux va agir, va permettre d’agir sur l’environnement et dans l’environnement. Toujours pour la même raison, pour assurer la SURVIE.
Si l’action est efficace, il va en résulter une sensation de plaisir. Ainsi, une pulsion pousse les êtres vivants à maintenir leur équilibre biologique, leur structure vivante à se maintenir en vie, et cette pulsion va s’exprimer dans quatre comportements de base :
Un comportement de CONSOMMATION, c’est le plus simple, le plus banal, il assouvit un besoin fondamental : boire, manger, copuler,
Un comportement de FUITE,
Un comportement de LUTTE,
Un comportement d’INHIBITION.
(M.O.A.79)
Le système nerveux est linstrument qui permet à un individu dentrer en contact avec le milieu qui lentoure, de répondre aux stimuli qui en proviennent et, surtout, de maintenir la structure de lorganisme dans lequel ce système nerveux est inclus.
Les relations qui sétablissent entre les individus ne sont pas aléatoires mais résultent de lactivité de leur système nerveux. Or, toutes les actions dun organisme par lintermédiaire de son système nerveux nont quun but, celui de maintenir la structure de cet organisme, son équilibre biologique, cest-à-dire de réaliser son plaisir. (C.A.83)
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