ACTION - AGIR - EXISTER - VIVRE
FRÉDÉRIC LORDON
Spinoza nomme « conatus » l'effort par lequel « chaque chose, autant qu'il est en elle, s'efforce de persévérer dans son être. »
Car le conatus est la force d'exister. Il est pour ainsi dire l'énergie fondamentale qui habite les corps et les met en mouvement. Le conatus est le principe de la mobilisation des corps. Exister c'est agir, c'est à dire déployer cette énergie. D'où cette énergie vient-elle ? Il faut laisser la question au commentaire ontologique. Pour la solder à bon compte, moitié dans le vrai, moitié dans le discutable, et puisqu'il va s'agir de choses humaines, on pourrait dire : l'énergie du conatus, c'est la vie. Et, cette fois-ci au plus près de Spinoza : c'est l'énergie du désir. Être c'est être un être de désir. Exister c'est désirer, et par conséquent s'activer – s'activer à la poursuite de ses objets de désir.
(C.D.S.10)
Que le corps salarié, comme d'ailleurs tout corps agissant, soit un corps en mouvement, la chose est assez évidente. Il suffit de songer très prosaïquement à la mise en branle qu'il s’inflige au réveil, à ses manières de s’apprêter et de prendre le chemin du travail, à ses tensions et à ses empressements.
Or un corps en mouvement est un corps désirant, c’est-a-dire un corps qui a été déterminé à désirer les fins imaginées du mouvement. Il faut alors se demander quelles affections - quelles choses extérieures - ont produit les affects qui ont été les opérateurs de cette détermination a se mouvoir. En l’occurrence la réponse est a trouver dans les structures du rapport salarial telles que Marx en a dégagé les formes élémentaires, a savoir :
1) une économie marchande dans laquelle la division du travail a atteint une profondeur telle que nul ne peut plus envisager de pourvoir par lui-même à ses besoins matériels fondamentaux, et où chacun par conséquent doit s’inscrire dans la spécialisation productive et en passer par les complémentarités de l'échange marchand, avec son médium spécifique, la monnaie ;
2) le fait que le capitalisme ré-exprime à sa manière cette nécessité générique imposée par la simple économie marchande, quand, a la suite du processus d’accumulation primitive et de l’appropriation privative des moyens de production, la réduction des non-propriétaires au dénuement total ne leur laisse aucune autre solution d’accès à l'argent que la vente de leur force de travail, nécessité transfigurée par la constitution juridique (et morale) des individus dénués en
sujets contractants, libres propriétaires d’une force de travail marchandisable. C’est l'ensemble de ces éléments structurels, créateurs de ce qu’on pourrait appeler la situation salariale, qui affecte
concrètement les individus, en jouant d’ailleurs sur les requisits les plus fondamentaux du conatus comme effort de persévérance dans l’être, c’est-a-dire ici effort de persévérance dans l’être matériel et biologique, effort de conserver la vie même.
(S.A.13)
Ce pour quoi la philosophie de Spinoza nous arme le mieux c'est pour une théorie de l'action. C'était d'ailleurs la visée intellectuelle de Pierre Bourdieu ; sa sociologie avait pour caractère d'être une théorie de l'action et de répondre à cette question : pourquoi les gens se comportent-ils comme ils se comportent ? La réponse de Spinoza c'est parce que les hommmes sont déterminés à se comporter ainsi.
(E.L.A.13)
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HENRI LABORIT
L'individu envisagé comme "effecteur" biologique n'a qu'un but, celui d'assurer sa survie, comme le font toutes les formes vivantes. Pour cela son action aura deux orientations dominantes :
- l'une sera de trouver dans l'environnement les substrats nécessaires à ses métabolismes : il cherchera sa nourriture ;
- l'autre sera de se protéger des caractéristiques physico-chimiques de l'environnement incompatibles avec sa survie.
(H.I.70)
Nous devons retenir que ce n'est primitivement que par une action motrice sur l'environnement que l'individu peut satisfaire à la recherche de l'équilibre biologique, du "bien-être", du "plaisir". Cette action motrice aboutit en réalité à consever la structure complexe de l'organisme dans un environnement moins "organisé", grâce à des échanges énergétiques maintenus dans certaines limites entre cet environnement et lui.
(N.G.74)
Nous ne vivons que pour maintenir notre structure biologique, nous sommes programmés depuis l’œuf fécondé pour cette seule fin, et toute structure vivante n'a pas d'autre raison d'être, que d'être. Mais pour être elle n'a pas d'autres moyens à utiliser que le programme génétique de son espèce. Or, ce programme génétique chez l'Homme aboutit à un système nerveux, instrument de ses rapports avec I environnement inanimé et animé, instrument de ses rapports sociaux, de ses rapports avec les autres individus de la même espèce peuplant la niche où il va naître et se développer. Dès lors, il se trouvera soumis entièrement à l'organisation de cette dernière. Mais cette niche ne pénétrera et ne se fixera dans son système nerveux que suivant les caractéristiques structurales de celui-ci. Or, ce système nerveux répond d'abord aux nécessités urgentes, qui permettent le maintien de la structure d'ensemble de l'organisme. Ce faisant, il répond à ce que nous appelons les pulsions, le principe de plaisir, la recherche de l'équilibre biologique, encore que la notion d'équilibre soit une notion qui demande à être précisée. Il permet ensuite, du fait de ses possibilités de mémorisation, donc d'apprentissage, de connaître ce qui est favorable ou non à l'expression de ces pulsions, compte tenu du code imposé par la structure sociale qui le gratifie, suivant ses actes, par une promotion hiérarchique.
Le seul comportement « inné », contrairement à ce que l’on a pu dire, nous semble être l’action gratifiante. Pour se réaliser en situation sociale, l’action gratifiante s’appuiera dès lors sur l’établissement des hiérarchies de dominance, le dominant imposant son « projet » au dominé.
Tout ce qui s’oppose à une action gratifiante, celle qui assouvit le besoin inné ou acquis, mettra en jeu une réaction endocrine-sympathique, préjudiciable, si elle dure, au fonctionnement des organes périphériques. Elle donne naissance au sentiment d’angoisse et se trouve à l’origine des affections dites « psychosomatiques ».
(E.F.76)
Un cerveau, ça ne sert pas à penser, mais ça sert à AGIR.
(M.O.A.79)
Nous avons longuement développé cette notion qu’un système nerveux nous servait à agir, et que l’action contrôlait notre environnement. Et J.-M. Bessette montre que le langage, comme nous l’avions déjà exprimé, est lui-même une action qui permet d’agir sur l’environnement social.
Nous devons retenir que ce n’est primitivement que par une action motrice sur l’environnement que l’individu peut satisfaire la recherche de l’équilibre biologique, autrement dit son homéostasie, son bien-être, son plaisir. Cette action motrice aboutit en réalité à conserver la structure complexe de l’organisme dans un environnement moins organisé et cela grâce à des échanges énergétiques maintenus dans certaines limites entre cet environnement et lui. A l’opposé, l’absence de système nerveux rend les végétaux entièrement dépendants de la niche écologique qui les environne. Ce cerveau primitif est ce que Mac Lean a appelé le «cerveau reptilien».
Parmi les fonctions du système nerveux central, on a peut-être trop privilégié ce qu’il est convenu d’appeler, chez l’hommme, la pensée et ses sources, les sensations, et pas suffisamment apprécié l’importance de l’action, sans laquelle les deux autres ne peuvent s’organiser. Un individu n’existe pas en dehors de son environnement matériel et humain et il paraît absurde d’envisager séparément l’individu et l’environnement, sans préciser les mécanismes de fonctionnement du système qui leur permet de réagir l’un sur l’autre, le système nerveux. Quelle que soit la complexité que celui-ci a atteinte au cours de l’évolution, sa seule finalité est de permettre l’action, celle-ci assurant en retour la protection de l’homéostasie (Cannon), de la constance des conditions de vie dans le milieu intérieur (Claude Bernard), du plaisir (Freud). C’est lorsque l’action qui doit en résulter s’avère impossible que le système inhibiteur de l’action est mis en jeu et, en conséquence, la libération de noradrénaline, d’ACTH et de glucocorticoïdes avec leurs incidences vasomotrices, cardio-vasculaires et métaboliques, périphériques et centrales. Alors naît l’angoisse.
...si nous voulons éviter le refoulement, avec son cortège «psychosomatique», c’est-à-dire d’inhibition d’actes gratifiants, nous sommes limités à quelques actions que nous pouvons rapidement énumérer. La première c’est le suicide. C’est un acte d’agressivité mais qui est toléré par la socioculture parce que d’abord ses armes arrivent généralement trop tard pour l’interdire lorsqu’il est réussi et que, d’autre part, il n’est dirigé que vers une seule personne. La cohésion du groupe social s’en trouve rarement compromise. Le suicide est un langage en même temps qu’une action (le langage étant de toute façon une action) mais, quand on ne peut se faire entendre, il constitue une action assez définitive pour que parfois ce langage soit entendu. Il facilite ou renforce parfois même la cohésion du groupe dont il crie la détresse. Il y a aussi l’agressivité défensive, qui est rarement efficace, mais qui en restituant à l’action sa participation au bien-être permet, dans son inefficacité même, de trouver une solution à des problèmes insolubles. Il y a également un langage qui est celui du névrosé. Pierre Jeannet a dit que c’était le «langage du corps». L’individu qui est pris dans un système manichéen, qui se trouve placé devant un problème dont les éléments lui sont la plupart du temps inconscients et qu’il ne peut résoudre dans l’action, va, par un certain comportement, exprimer ce qu’il ne peut pas dire.
Les relations qui s’établissent entre les individus ne sont pas aléatoires mais résultent de l’activité de leur système nerveux. Or, toutes les actions d’un organisme par l’intermédiaire de son système nerveux n’ont qu’un but, celui de maintenir la structure de cet organisme, son équilibre biologique, c’est-à-dire de réaliser son plaisir.
La seule raison d’être d’un être est d’être. Ce qu’il est convenu d’appeler la pensée chez l’hommme ne sert qu’à rendre plus efficace l’action.
(C.A.83)
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Voir aussi : Nietzsche : action
AFFECT - DÉSIR - JOIE - PASSION - PLAISIR - PULSION
FRÉDÉRIC LORDON
...dégager les structures (de la mobilisation capitaliste des salariés) ne nous dit pas encore à quoi « fonctionnent » les structures. C'est à dire ce qui fait in concreto leur efficacité – non pas le fantòme mais le moteur dans la machine. La réponse spinoziste est : les affects.
La vie sociale n'est que l'autre nom de la vie passionnelle collective. Évidemment sous des mises en forme institutionnelles qui font de considérables différences, mais au sein desquelles affects et forces de désir demeurent le primum mobile.
Se sentir mobilisé ou vaguement réticent, ou encore révolté, engager sa force de travail avec enthousiasme ou a contrecoeur, ce sont autant de manières d'être affecté comme salarié, c'est à dire d'être déterminé à entrer dans la réalisation d'un projet (d'un désir) qui n'est pas d'abord le sien. Et voilà peut-être le triangle élémentaire où il faudrait restituer le mystère de l'engagement pour autrui (en sa forme capitaliste) : le désir d'un, la puissance d'agir des autres, les affects produits par les structures du rapport salarial, qui déterminent leur rencontre.
Et peut-être le patronat capitaliste, en dépit de ses particularités, a-t-il la propriété de montrer mieux qu'aucun autre à quoi fonctionne le patronat tout court. Il fonctionne à l'intérêt, c'est-à-dire au désir - car on pourrait ici paraphraser Spinoza : interesse sive appetitus . C'est le genre d'identité que tout le monde n'aime pas. Ou plutôt dont tout le monde n’aime pas les conséquences. Car, posée l’essence desirante de l’hommme, il suit, sous cette identité, que ses comportements doivent tous être dits intéressés - « mais que reste-t-il de la chaleur des relations vraies et de la noblesse de sentiment? » demandent les amis du don désintéressé. Rien et tout. Rien si l’on tient a maintenir mordicus l’idée d'un altruisme pur, mouvement hors de soi dans lequel le soi renoncerait a tout compte. Tout, pour peu qu’on puisse résister a la réduction qui
ne comprend « intérêt » que sur le mode du calcul utilitariste. L’intérêt c'est la prise de satisfaction, c’est-à-dire l’autre nom de l'objet du désir, dont il épouse l'infinie variété. Est-il seulement possible de nier qu'on soit intéressé à son désir ? Et si c'est impossible, comment refuser alors le statut d’intérêt a tous les objets du désir qui échappent à l'ordre du seul désir économique, comment nier qu’il y aille de l’intérêt dans la reconnaissance escomptée d’un don, dans l’attente de la réciprocité amoureuse, dans les démonstrations de munificence, dans l'encaissement des profits symboliques de grandeur ou de l'image charitable de soi, tout autant que dans la tenue d'un compte de pertes et profits mais « simplement » sur d’autres modes que le calcul explicite ?
… l'effort de la persévérance dans l'être comme désir n'est jamais poursuivi qu'en première personne, aussi le poursuivant doit-il nécessairement être dit intéressé et ceci quand même son désir serait de donner, de secourir, de prêter attention ou d'offrir sa sollicitude. La généralité du désir accueille donc toute les variétés des intérêts.
(voir aussi l'idée altruisme/égoïsme chez Nietzsche)
Crainte et espoir sont par construction l'arrière-plan quasi permanent du désir dès lors que la prise n'est pas immédiate et que le temps qui sépare de l'objet ouvre « nécessairement » (du point de vue de l'agent) quelque incertitude. Cette tension temporelle du désir donne à la poursuite sa coloration passionnelle ambivalente (fluctuatio animi, flottement de l'âme dit Spinoza) puisque l'affect joyeux de l'espoir (obtenir) est (logiquement) accompagné de l'affect triste de la crainte (manquer). Les conditions « externes » dans lesquelles les individus poursuivent leur désir déterminent la balance de l'espoir et de la crainte, et la tonalité affective dominante qui accompagne leur effort.
(C.D.S.10)
... le conatus, effort générique de la « persévérance dans l'être », ne dit encore rien en lui-même de ce qui le détermine a diriger son élan par ici ou par là, à faire concrètement ceci ou bien cela. Or, ce qui donne au conatus ses orientations déterminées, dit Spinoza, ce sont les affects. Mais que faut-il entendre au juste par affects ? « J ’entends par affect les affections du corps par lesquelles sa puissance d’agir est accrue ou réduite, secondée ou réprimée, et en même temps
que ces affections leurs idées » (Eth, Ill, def. 3). Les affects sont donc des variations, ou des modifications de puissance. Par une approximation raisonnable, on pourrait distinguer affections et affects de la manière suivante : une affection c’est (le plus souvent) une rencontre — la définition le suggère d’une certaine manière qui pense les affects a partir des affections du corps ; un affect, c’est a la fois la trace physique et mentale produite par cette affection et la modification de puissance qui en est corrélative. Les choses peuvent être dites encore plus simplement : qu'est-ce qui m’arrive ? Des affections ; qu'est-ce que ça me fait ? des affects. Or, « ce que ça me fait » tourne autour de trois affects que Spinoza qualifie de « primitifs » : joie, tristesse, désirs (eth, III, ll, scolie). Joie et tristesse sont des variations respectivement à la hausse ou à la baisse de ma puissance d’agir. Mais le conatus réagit immédiatement a ces modifications, car « nous nous efforçons de promouvoir l’avènement de tout ce dont nous imaginons que cela conduit a la joie, mais nous nous efforçons d’éloigner tout ce qui s’y oppose, c’est-a-dire tout ce dont nous imaginons que cela conduit a la tristesse »(Eth, Ill,28). Cette proposition est particulièrement importante, et à un double titre.
D'abord elle fait immédiatement voir l'un des caractères du spinozisme, qui est d'être un utilitarisme de la puissance. Le conatus a ses gradients : il s'efforce de remonter les lignes de puissance. Ainsi les affects induisent-ils des mouvements. Après les affections qui indiquent ce qui m'arrive, et les affects qui indiquent ce que ça me fait, nous allons bientôt savoir « ce qui s’ensuit » : il s’ensuit des désirs et des efforts - de poursuivre les sources de joie et de repousser les causes de tristesse. L’action est donc induite par les affects. Mais quelles directions précises va-t elle emprunter ? (Eth., III, 28) donne un premier élément de réponse : nous poursuivons (ou repoussons) tout ce dont nous imaginons que cela conduit a la joie (ou a la tristesse). Or, l'activité imaginative, par laquelle vont se former les idées de choses désirables, demeure elle-même au voisinage des affects éprouvés : « Chacun, d'après ses propres affects, juge qu’une chose est bonne ou mauvaise, utile ou inutile » (Eth, III, 39, scolie). I1 n’y a donc aucune autonomie de la vie mentale. Les idées qui rendent conscients nos objets de désirs, et a partir desquelles se forment nos principes de valorisation, sont entièrement dans l'orbite de notre vie affective. « En ce qui concerne le bien et le mal, ces termes n'indiquent rien de positif dans les choses considérées
en elles-mêmes » (Eth, IV, Préface) ; « La connaissance du bien et du mal n’est rien d’autre qu’un affect de joie ou de tristesse, en tant que nous en sommes conscients [...] Nous appelons bien ou mal ce qui est favorable ou opposé à la conservation de notre être » (Eth., IV, 8, et dem.). [...]
« Nous ne nous efforçons pas vers quelque objet, nous ne le voulons, ne le poursuivons, ni ne le désirons pas parce que nous jugeons qu’il est un bien, mais au contraire nous ne jugeons qu’un objet est un bien que parce que nous nous efforçons vers lui, parce que nous le voulons, le poursuivons et le désirons. » Grande inversion du lien entre valeur et désir puisque, loin que ce soit la valeur, posée ex ante, qui détermine le désir, c’est au contraire le désir, par ses projections et ses investissements, qui est l’instituteur de la valeur.
La société marche aux désirs et aux affects. Les sciences sociales qui cherchent les forces motrices devraient s’intéresser un peu à ça. Le problème est que… les sciences sociales ont un problème avec le désir et les affects. À leur décharge, il faut bien reconnaître qu’il y a de quoi. Les sciences sociales se sont construites comme sciences des faits sociaux – et non des états d’âme. Or les états d’âmes et les émois intérieurs des individus sont le point où semble reconduire fatalement toute évocation du désir et des affects.
Accéder à l’argent pour pouvoir entrer dans l'échange marchand et ainsi pourvoir aux données élémentaires de la reproduction matérielle, cela, en effet, est bien un désir ! — au plus près du conatus compris en sa forme la plus basale comme désir de vivre et survivre. Et lorsque la nécessité de l’accès à l’argent ne peut plus se donner satisfaction que sous la forme du salaire, puisque tous les autres moyens d’insertion dans la circulation marchande ont été retirés, alors elle détermine,
mais par le jeu de toutes les structures capitalistes, un désir de l'emploi salarié. Le tout premier régime historique de la mobilisation salariale ne va pas au-delà de cette base, constitutive en quelque sorte des formes élémentaires du rapport salarial : seul l’aiguillon de la faim y détermine la mise en mouvement vers le travail. On se gardera donc bien de comprendre le mot « désir » sous les connotations euphoriques qui accompagnent ses usages ordinaires. Le désir, d’ailleurs, est l’un des trois affects dits « primaires » par Spinoza, il est donc par soi distinct de la joie (comme de la tristesse). En tout cas il peut être désir d’éviter un mal — en l’occurrence le mal du dépérissement
matériel — bien plus que celui de poursuivre « positivement » un bien. C’est donc peu dire que les premières formes historiques de la mobilisation salariale sont environnées d’affects tristes - la crainte de la misère jusqu'à la mort.
Peur de mourir et désir de vivre : c’est bien un certain régime de désirs et d’affects qu’installent les formes élémentaires du rapport salarial. Et l’on aperçoit en toute généralité a cette occasion que ce régime de désirs et d’affects vient comme doubler les structures économiques du régime d’accumulation ou, pour mieux dire, que les structures du régime d’accumulation s’expriment sous l'espèce d’un certain régime de désirs et d’affects.
(S.A.13)
Voir aussi : ingenium et également : conatus
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HENRI LABORIT
toute pensée, tout jugement, toute pseudo-analyse logique n'expriment que nos désirs
inconscients, la recherche d'une valorisation de nous-mêmes à nos yeux et à ceux de nos contemporains. Parmi les relations qui s'établissent à chaque instant présent entre notre système nerveux et le monde qui nous entoure, le monde des autres hommmes surtout, nous en isolons préférentiellement certaines sur lesquelles se fixe notre attention; elles deviennent pour nous signifiantes parce qu'elles répondent ou s'opposent à nos élans pulsionnels, canalisés par les apprentissages socio-culturels auxquels nous sommes soumis depuis notre naissance.
Nous ne vivons que pour maintenir notre structure biologique, nous sommes programmés depuis l'oeuf
fécondé pour cette seule fin, et toute structure vivante n'a pas d'autre raison d'être, que d'être. Mais pour être elle n'a pas d'autres moyens à utiliser que le programme génétique de son espèce. Or, ce programme génétique chez l'hommme aboutit à un système nerveux, instrument de ses rapports avec l'environnement inanimé et animé, instrument de ses rapports sociaux, de ses rapports avec les autres individus de la même espèce peuplant la niche où il va naître et se développer. Dès lors, il se trouvera soumis entièrement à l'organisation de cette dernière. Mais cette niche ne pénétrera et ne se fixera dans son système nerveux que suivant les caractéristiques structurales de celui-ci. Or, ce système nerveux répond d'abord aux nécessités urgentes, qui permettent le maintien de la structure d'ensemble de l'organisme. Ce faisant, il répond à ce que nous appelons les pulsions, le principe de plaisir, la recherche de l'équilibre biologique, encore que la notion d'équilibre soit une notion qui demande à être précisée. Il permet ensuite, du fait de ses possibilités de mémorisation, donc d'apprentissage, de connaître ce qui est favorable ou non à l'expression
de ces pulsions, compte tenu du code imposé par la structure sociale qui le gratifie, suivant ses actes, par une promotion hiérarchique.
Les objets et les êtres qui permettent un apprentissage gratifiant devront rester à la disposition de l’organisme pour assurer le réenforcement. Cet organisme aura tendance à se les approprier et à s’opposer dans l’espace où ils se trouvent, dans son « territoire », à l’appropriation des mêmes objets et êtres gratifiants par d’autres.
(E.F.76)
La recherche du plaisir ne devient le plus souvent quun sous-produit de la culture, une observance récompensée du réglement de manoeuvre social, toute déviation devenant punissable et source de déplaisir. Ajoutons que les conflits entre les pulsions les plus banales, qui se heurtent aux interdits sociaux, ne pouvant effleurer la conscience sans y provoquer une inhibition comportementale difficilement supportable, ce quil est convenu dappeler le refoulement séquestre dans le domaine de linconscient ou du rêve limagerie gratifiante ou douloureuse. Mais la caresse sociale, flatteuse pour le toutou bien sage qui sest élevé dans les cadres, nest généralement pas suffisante, même avec lappui des tranquilisants, pour faire disparaître le conflit. Celui-ci continue sa sape en profondeur et se venge en enfonçant dans la chair soumise le fer brûlant des maladies psychosomatiques.
(C.A.83)
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Voir : Antonio Damasio : émotion - sentiment
Voir aussi : Nietzsche : affect - instint - pulsion
et également : Nietzsche : plaisir - déplaisir - jouissance
Voir aussi : Edgar Morin : affectivité
AUTOSUFFISANCE - DÉPENDANCE - IMBÉCILLITÉ
FRÉDÉRIC LORDON
Contre l'imaginaire néolibéral de la félicité monadique, la position antilibérale affirme qu'il n'est pas une de nos félicités qui ne nous viennent pour partie du dehors. C'est le cas de nos félicités matérielles, ou de la dépendance de chacun à tous prend la forme spécifique de la division du travail. C'est le cas de nos félicités symboliques, puisque nous ne vivons que de reconnaissance et à toutes les échelles : familiale, professionnelle, sociale – c'est toujours le dehors qui nous irrigue et nous soutient. Il n'y a donc pas pire, ni plus typique mensonge néolibéral que l'autosuffisance. Et à propos de certains sujets néolibéraux qui se présentent comme extrêmement sûrs d'eux-mêmes, sûrs notamment de leur autonomie et de ne devoir rien de leur existence ou de leur position sociale qu'à leurs propres mérites, on peut gager qu'il suffirait de les priver de deux ou trois petites choses, de quelques flux de reconnaissance seulement, pas forcément nombreux mais vitaux, pour les voir aussitôt s'écrouler comme poupées de chiffon, et découvrir rétrospectivement qu'ils n'ont jamais marché qu'avec des béquilles.
Résumons nous : l'hommme autosuffisant n'existe pas. Mode fini ontologiquement, essentiellement insuffisant, il est étymologiquement un imbécile : im-bacillum, sans bâton, - sans béquille – incapable de se soutenir lui-même, il ne tient pas debout tout seul. L'imbécillité ontologique, essentielle, et la communication généralisée qu'elle instaure nécessairement, sont notre condition inexpiable. Mais cette condition n'a rien de malheureux ! L'horizon d'un imaginaire antilibéral, c'est donc d'en avoir la conscience lucide et de l'assumer pleinement – c'est-à-dire joyeusement. Car après tout c'est notre finitude même qui nous engage nécessairement dans ce régime d'échanges généralisés qu'on appelle la société. Ainsi l'homo posliberalis ne se raconte-t-il pas d'histoires : il prend comme elle est son insuffisance et permanente, inscrite dans sa condition de mode fini, il n'en fait pas un drame ni ne s'afflige de ne pas être à la hauteur d'idéaux fantasmagoriques : bref, il est un imbécile heureux.
(S.A.13)
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ASSERVISSEMENT - DOMINATION - ENRÔLEMENT - EXPLOITATION - POUVOIR - SERVITUDE
FRÉDÉRIC LORDON
Les asservissements réussies sont ceux qui parviennent à couper dans l'imagination des asservis les affects tristes de l'asservissement de l'idée même de l'asservissement – elle toujours susceptible, quand elle se présente clairement à la conscience, de faire renaître des projets de révolte. Il faut avoir cet avertissement laboétien en tête pour se mettre en devoir de retourner au « noyau dur » de la servitude capitaliste, et mesurer sa profondeur d'incrustation à ce que, pourtant très étonnant, il n'étonne plus personne : certains hommmes, on les appelle des patrons « peuvent » en amener beaucoup d'autres à entrer dans leur désir et à s'activer pour eux.
A l'image de la société toute entière de La Boétie, convergeant vers le souverain qui est la source ultime de la faveur, et tenue en tous ses étages par les jeux du désir-intérêt, la grande entreprise est un feuilletage hiérarchique structurant la servitude passionnelle de la multitude salariale selon un gradient de dépendance. Chacun veut, et ce qu'il veut est conditionné par l'aval de son supérieur, lui-même s'efforçant en vue de son propre vouloir auquel il subordonne son subordonné, chaîne montante de dépendance à laquelle correspond une chaîne descendante d'instrumentalisation.
Les véritables chaînes sont celles de nos affects et de nos désirs. La servitude volontaire n'existe pas. Il n'y a que la servitude passionnelle. Mais elle est universelle.
(C.D.S.10)
C'est bien dans l'écart de la vérité subjective et de la vérité objective que se loge la domination, d'ailleurs sous sa forme la plus sophistiquée, et la moins repérable, quand la domination objective est subjectivement vécue comme condition heureuse. Or le dépassement de l'antinomie du subjectivisme et de l'objectivisme ne consiste pas seulement en la synthèse des deux points de vue, ou en la complémentation de l'un par l'autre, mais aussi en l'engendrement de l'un par l'autre, c'est-à-dire en l'exposition du processus par lequel les vérités subjectives sont objectivement produites. En d'autres termes, il ne suffit pas de dire (à propos de la domination salariale par exemple) : il y a la vérité objective de l'exploitation et il y a des vérités subjectives heureuses du travail ; il faut aussi indiquer les mécanismes objectifs de la formation de ces vérités subjectives il y a donc pour ainsi dire deux vérités objectives : la vérité objective du rapport salarial et la vérité objective de la production des vérités subjectives qui l'accompagnent.
S'il n'y a pas d'action sans désir conatif d'agir, et si la domination requiert du sujet un certain type d'action, des actions conformes, alors on peut dire de cette domination qu'elle consiste en une certaine production d'affects et de désirs. Une domination est une certaine production sociale d'affects qui fait désirer ce que Spinoza, et Bourdieu après lui, nomment l'obsequium, à savoir un comportement ajusté aux réquisits de la norme dominante. Un corps dominé est un corps qui a été déterminé à bouger et à se tenir d'une certaine manière, caractéristique de la situation de domination : degré d'empressement, gestes requis exécutés, tenue du corps, ton de la voix etc., toute chose que pour le coup Bourdieu avait parfaitement vues...
Des dominations, des effets de pouvoir sont repérables aux échelles les plus fines de la société : dans les institutions de toute nature, dans la famille ou dans le couple, ou bien diffractés sous les espèces les plus variées, domination par le goût, le langage, les manières – à l'évidence c'est l'une des raisons pour lesquelles Bourdieu se sera relativement désintéressé de la domination proprement salariale, intensivement travaillée par la tradition marxiste, quand toutes les autres formes de domination demandaient encore à être explorées. Sous cette perspective, la domination n'a plus la structure élémentaire du front unique : elle est diffuse ou, dirait-on en empruntant au langage de la topologie, elle est dense dans le monde social. Bref elle saisit les individus dans tous les replis de leur existence, et par là même invite à refaire la part du local : localité du saisissement concret, c'est-à-dire du corps et de ses affections, mais sous un point de vue qui refuse d'envisager le local comme autonome ou séparé. La dualité de la vérité subjective et de la vérité objective n'est donc pas autre chose que celle du local et du global – mais dans leur articulation ! Car si le corps saisi par la domination, si ses affections, les affects et les désirs qui s'en suivent sont par construction locaux, ils n'en sont pas moins toujours les expressions locales des structures globales qui soutiennent telle ou telle forme de domination.
La fixation des enrôlés met sur la voie d'une conception distributive de la domination comme répartition inégale des chances de joie. En ce sens « domination » renvoie à l'ensemble des mécanismes permettant de cantonner certains, les plus nombreux, à des domaines de joie restreints, et de réserver à d'autres, les oligoi, des domaines de joie élargis. Le commandement par exemple fait très évidemment partie de ces chances de joie inégalement distribuées – nécessitant de fixer ailleurs et à d'autres choses, ceux qui en sont écartés. […] Dans l'inégal partage des chances de joie propre à la domination salariale, la violence symbolique est donc cette production d'affects qui réserve certains désirs aux uns et les inhibe chez les autres par le travail d'impuissantisation de la mésestime de soi. La croyance en sa propre incapacité, et partant en son « illégitimité », est ainsi le corrélat symétrique et inverse de la croyance des élus, croyance en leur légitimité d'évidence, en les autorisations naturelles qui gouvernent leurs aspirations et en leur capacité à les remplir. Mais ces affects qui augmentent la puissance d'agir des uns et dépriment celle des autres, ne tombent pas de nulle part, et Bourdieu à assez montré de quels mécanismes sociaux et, derrière ces mécanismes, de quels complexes institutionnels (école, famille, médias, etc.) ils étaient le produit. C'est littéralement toute la société en ses structures qui produit le saisissement des corps et les affecte différentiellement pour empuissantiser les uns et impuissantiser les autres.
(S.A.13)
En 1997, dans « Les lundis de l'histoire » Pierre Bourdieu parle de la violence symbolique : « on est tellement habitué à ce que les dominants domine, que nous finissons par oublier la question du rapport entre le petit nombre (les dominants) et le grand nombre (les dominés) ; comment se fait-il que le grand nombre se soumette au petit nombre de manière si simple et qu'il y ait si peu de subversion. Cette question très paradoxale conduit à poser la question de l'obéissance. Hume répond que l'opinion c'est la représentation que l'on a du monde social lorsque l'on est socialisé, dressé en quelque sorte à accepter le monde social tel qu'il est, par la fréquentation longue et continue du monde. Si nous sommes si soumis (nous arrêter au feu rouge, ne pas prendre un sens interdit..) c'est parce que les agents sociaux sont immergés dès l'origine dans des ordres sociaux et, comme dit Thomas Bernhard dans « les maîtres anciens » nous sommes étatisés, notre cerveau est étatisé, nous sommes ajustés. »
(E.L.A.13)
Voir aussi : Brigue - captation
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HENRI LABORIT
Il paraît évident que la pulsion hypothalamique (le ça freudien), la recherche du plaisir de l'individu, va se heurter, en situation sociale, à celle des autres. Ce facteur, dans toutes les espèces animales, est à l'origine des hiérarchies et de l'établissement des dominances. Chez les primates comme chez l'hommme, l'observation montre que les individus issus de sujets dominants deviennent le plus souvent eux-mêmes dominants, du fait de l'éducation qu'ils reçoivent. Mais chez l'hommme, grâce aux langages les règles à suivre pour établir la dominance s'institutionnalisent et se transmettent à travers plusieurs générations, constituant l'essentiel d'une culture. Si les lois représentent ainsi les interdits socioculturels valables en principe pour tous les citoyens, en réalité ces interdits paraissent d'autant plus nombreux et oppressants que le niveau dans l'échelle hiérarchique et économique est plus bas.
Dans tous les cas (sociétés humaines ou sociétés animales) l'établissement des hiérarchies résulte de la recherche par l'individu de son équilibre biologique, de sa satisfaction. Pour les trouver il doit dominer les autres individus du groupe. Mais à son tour le groupe, pour survivre, doit dominer les autres groupes et pour ce faire s'approprier l'environnement et l'exploiter au mieux pour en tirer la masse et l'énergie qu'il utilisera de façon à accroître sa puissance.
C'est en cela que très tòt les sociétés humaines se sont distinguées des sociétés animales. En effet, comme nous l'avons vu, cette exploitation de l'environnement s'est faite en fonction de la quantité d'informations que les individus étaient capables d'ajouter à la masse et à l'énergie. Un hommme capable de tirer à l'arc était sans doute moins vulnérable que celui qui n'était encore capable que de tailler des silex pour en faire un coup-de-poing. Le premier était capable de dominer le second à distance, sans en venir au corps à corps.
C'est grâce à une information de plus en plus abstraite, qu'avec la révolution industrielle l'hommme a pu se rendre maître de l'énergie et traiter la matière de façon à fabriquer des quantités considérables d'objets, grâce à l'invention des machines. Ce ne fut d'abord que pour accroître le capital par la vente de ces objets, le capital restant jusqu'à nos jours le moyen le plus efficace de domination des hommmes et des groupes humains entre eux.
(N.G.74)
L’expérimentation montre que la mise en alerte de l’hypophyse et de la corticosurrénale, qui aboutit si elle dure à la pathologie viscérale des maladies dites « psychosomatiques », est le fait des dominés, ou de ceux qui cherchent sans succès à établir leur dominance, ou encore des dominants dont la dominance est contestée et qui tente de la maintenir.
Tout hommme qui, ne serait-ce que parfois le soir en s’endormant, a tenté de pénétrer l’obscurité de son inconscient, sait qu’il a vécu pour lui-même. Ceux qui ne peuvent trouver leur plaisir dans le monde de la dominance et qui, drogués, poètes ou psychotiques, appareillent pour celui de l’imaginaire, font encore la même chose.
Les langages, intermédiaires obligés des relations humaines, ont couvert de leur logique et de leur justification l’établissement des hiérarchies de dominances fondées sur la recherche inconsciente et individuelle du plaisir, de l’équilibre biologique. Les dominants ont ainsi toujours trouvé de « bonnes » raisons pour justifier leur dominance, et les dominés de « bonnes » raisons pour les accepter religieusement ou pour les rejeter avec violence.
Rappelons que la finalité fondamentale d'un organisme vivant est la recherche du plaisir qui s'obtient par la dominance. Aussi longtemps que celle-ci aboutit à deux types d'individus, le maître et l'esclave, l'oppresseur et l'opprimé, le dominant et le dominé, la distinction hiérarchique est simple, l'antagonisme facile. Dès qu'un système hiérarchique complexe apparaît il n'en est plus de même. Ce qui fait la solidité d'un système hiérarchique complexe , c'est qu'on y trouve à chaque niveau de l'échelle des dominants et des dominés.
Dans un tel système, tout individu est dominé par d'autres mais domine un plus " petit " que lui-même ; le manœuvre le plus défavorisé, dans notre système social, en rentrant chez lui frappera du poing sur la table, s'écriera : " Femme, apporte-moi la soupe " et, si un enfant est un peu turbulent, il lui donnera une claque. Il aura l'impression d'être le maître chez lui, celui auquel on obéit, celui qu'on respecte et qu'on admire, tout enfant prenant son père comme idéal du moi dans sa tendre enfance. Cette domination familiale lui suffira souvent à combler son désir de se satisfaire. Par contre, dès qu'il sort de chez lui il trouvera des dominants, ceux situés à l'échelon immédiatement supérieur dans la hiérarchies du degré d'abstraction de l'information professionnelle. Et, comme le chimpanzé soumis à l'égard du chimpanzé dominant, tout son système nerveux sera en remue-ménage, en activité sécrétoire désordonnée, car dans nos sociétés modernes il lui est impossible de fuir. Il doit se soumettre. Il ne peut plus combattre sous peine de voir sa subsistance lui échapper. Il en résulte une souffrance biologique journalière, un malaise, un mal-être. Cependant, cette soumission n'a pas que des inconvénients. Le travail en " miettes " qui institue une dépendance étroite de chaque individu à l'égard des autres, n'est plus ressenti seulement comme une aliénation. Alors que l'hommme du paléolithique était un véritable polytechnicien à l'égard de la technique du moment, l'hommme moderne est incapable, quel que soit son niveau technique, de subvenir seul à ses besoins fondamentaux. Ce que l'hommme moderne ressent comme une aliénation, c'est de ne pouvoir décider de son propre destin, de ne pouvoir agir sur l'environnement, dans tous les cas par un acte gratifiant pour lui-même. Mais d'un autre còté, cette absence de pouvoir de décisions‣Il sait qu'il a peu de chances de mourir de faim et que certaines responsabilités lui sont épargnées. Son déficit informationnel, source d'angoisse, est considérable et cependant il fait confiance à ceux qui sont prétendus savoir et agir à sa place. Cette confiance le sécurise.
En situation sociale la dominance s’est établie sur le degré d’abstraction atteint par un individu dans son information professionnelle. C’est elle qui aujourd’hui est à la base des hiérarchies, non seulement professionnelles, mais de pouvoir économique et politique.
Le paternalisme, le narcissisme, la recherche de la dominance, savent prendre tous les visages. Dans le contact avec l’autre on est toujours deux. Si l’autre vous cherche, ce n’est pas souvent pour vous trouver, mais pour se trouver lui-même, et ce que vous cherchez chez l’autre, c’est encore vous. Vous ne pouvez pas sortir du sillon que votre niche environnementale a gravé dans la cire vierge de votre mémoire depuis sa naissance au monde de l’inconscient.
(E.F.76)
Quand deux individus ont des projets différents ou le même projet et qu’ils entrent en compétition pour la réalisation de ce projet, il y a un gagnant, un perdant. Il y a établissement d’une dominance de l’un des individus par rapport à l’autre. La recherche de la dominance, dans un espace qu’on peut appeler le territoire, est la base fondamentale de tous les comportements humains, et cela en pleine inconscience des motivations. Il n’y a donc pas d’instinct de propriété, il n’y a donc pas non plus d’instinct de dominance, il y a simplement l’apprentissage, par le système nerveux d’un individu, de la nécessité pour lui de conserver à sa disposition un objet ou un être qui est aussi désiré, envié par un autre être. Et il sait, par apprentissage, que dans cette compétition, s’il veut garder l’objet ou l’être à sa disposition, il devra dominer.
(M.O.A.79)
Chez lhommme, les langages ont permis dinstitutionnaliser les règles de la dominance. Celles-ci se sont établies successivement au départ sur la force, la force physique, puis, à travers la production de marchandises, sur la propriété des moyens de production et déchange, celle du capital que ces productions permettaient daccumuler, et puis, dans une dernière étape dévolution historique et dans toutes les civilisations industrielles contemporaines, sur le degré dabstraction atteint dans linformation professionnelle. Suivant ce degré dabstraction, surtout celle quutilisent la physique et les mathématiques, lindividu ou le groupe seront dautant plus capables de réaliser des machines de plus en plus sophistiquées, de plus en plus efficaces, pour la production dobjets; cette production va permettre létablissement de dominance des groupes, des Etats et des ensembles dEtats.
Des groupes humains possédant une information technique ou professionnelle élaborée ont ainsi imposé leur dominance à ceux qui ne la possédaient pas, dautant que cette évolution technique a permis de réaliser des armes plus efficaces pour imposer par la force, et non plus simplement directement par une technologie avancée, la forme de vie, les concepts et les jugements de valeur. Cette information technique a été en effet utilisée pour la construction darmes redoutables qui leur ont permis daller emprunter, hors de leur niche écologique, les matières premières et lénergie situées dans celles des groupes humains ne sachant pas les utiliser. En effet, la matière et lénergie (nous les distinguerons, bien quune relation existe entre elles, nous le savons depuis Einstein) ont toujours été à la disposition de toutes les espèces et de lespèce humaine en particulier. Mais seule linformation technique permet de les utiliser efficacement, donc de dominer son semblable.
Dans le monde présent, les dominances sont établies sur la puissance des armes et la perfection de la technique, considérée comme le seul progrès, la seule raison dêtre de lespèce. Ceux qui pour des raisons géoclimatiques millénaires nont pu en profiter, individus ou ethnies, se voient dépouillés du droit à la propriété. Leur seul droit est de se taire ou de tenter de suivre le même chemin que ceux qui les dominent: courses aux diplômes, à la technologie, course à lindustrialisation. Quand ce chemin leur paraît trop long à parcourir, pris comme tout névrosé dans un système manichéen qui interdit à la pulsion de se réaliser sans enfreindre les lois culturelles, cest parfois lexplosion agressive, le retour à laction, même inefficace, puisque leur langage nest pas entendu: ce sont alors les attaques à main armée, les prises dotages, etc. La bonne conscience de la société productiviste crie au scandale, appelle à la répression, aux règles éthiques et morales des droits de lhommme. Mais le poète français Fernand Gregh avait écrit, il y a quelques années: «Il nest pas de méchants, il nest que des souffrants».
(C.A.83)
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Voir aussi : Alain Accardo : domination
Voir aussi : Edgar Morin - asservissement - assujettissement
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BRIGUE - CAPTURE - CAPTATION
FRÉDÉRIC LORDON
En son fond, l’exclamation de l'entrepreneur se ramène a un « j'ai envie de faire quelque chose ». Fort bien, qu’il le fasse. Mais qu’il le fasse lui-même - s'il le peut. S’il ne le peut pas, le problème change du tout au tout, et la légitimité de « son envie de faire » ne s'étend pas à une envie de faire faire. Aussi le développement ambitieux de l'entreprise tel qu’il en appelle a des collaborations pose-t-il à entièrement nouveaux frais la question de leurs formes. C'est le problème de la participation politique a l'organisation des processus productifs collectifs et de l'appropriation des produits de l'activité commune qui est ici posé, en d’autres termes celui de la capture par le sujet du désir-maître.
Sous l’angle de la capture, il apparaît donc que l'enrôlement constitue la catégorie la plus générale, dont le salariat n’est qu’un cas. On peut pourtant avoir envie de nommer le subsumant d’après l’un de ses subsumés et appeler en toute généralité patronat le rapport sous lequel un désir-maître mobilise an service de son entreprise les puissances d’agir des enrôlés - le chef de guerre pour sa conquête, le croisé pour sa croisade, le souverain pour sa puissance souveraine (qui n’est pas la sienne mais celle de la multitude), le patron capitaliste pour son profit et ses rêves de réalisation industrielle. En un sens tout a fait général donc le patronat est un capturat, dont on peut voir des manifestations en bien d’autres domaines que l’exploitation capitaliste qui fait sa signification d’aujourd’hui: le dirigeant d’0NG s’approprie a titre principal le produit de l’activité de ses activistes, le mandarin universitaire celui de ses assistants, l’artiste de ses aides, et ceci bien en dehors de l’entreprise capitaliste, à la poursuite d’objets qui n’ont rien a voir avec le profit monétaire. Tous n’en sont pas moins des patrons, déclinaisons spécifiques du patron général, captateurs de l’effort (conatus) de leurs subordonnés enrôlés au service d’un désir-maître.
L'impasse de la solution marxienne à la question de l'exploitation est cependant moins à déplorer qu'à envisager comme une opportunité – l'opportunité de reconstruire un concept d'exploitation qui soit adéquat à l'idée du patronat général. Avant même la conversion du produit en argent, le patron capitaliste capte la même chose que n'importe quel autre patron spécifique (mandarin, croisé, chorégraphe...), l'objet princeps de capture du patron général : de l'effort, c'est-à-dire de la puissance d'agir. Or la capture des énergies conatives enrôlées par alignement sur le désir-maître ne peut se faire que sous détermination passionnelle. […] Chaque patronat spécifique convertit en ses objets de désir propres l'effort des puissances d'agir passionnellement composées autour de lui, le patronat capitaliste en argent, les autres patronats en reconnaissance particulière à leur champ, mais tous ne parviennent à leurs fins que par la mobilisation d'énergies conatives adéquatement dirigées par des affects. Car tous, portés par une ambition impossible à satisfaire par leurs propres moyens, ont pour contrainte, et subséquemment pour projet, de faire marcher des enrôlés. […] Les faire marcher, c'est d'abord par retour aux significations élémentaires de l'automobilité, les faire se mouvoir, au sens le plus prosaïquement physique : en leur faisant d'abord mettre un pied devant l'autre, comme le montre le spectacle frappant de la transhumance quotidienne vers les usines ou les quartiers d'affaires, ces lieux de grandes concentration de l'exploitation passionnelle capitaliste, flots de vecteurs-conatus alignés, jusque dans la corrélation dans l'espace physique d'un couloir de métro, grand courant de puissances d'agir colinéarisées se rendant au désir-maître. Faire marcher les salariés, c'est aussi les faire fonctionner, c'est-à-dire s'activer convenablement, conformément aux réquisits de la mise en valeur du capital.
(C.D.S.10)
... en décalage complet d'avec ses fantasmes et ses légendes, la réalité du capitalisme néolibéral et entrepreneurial n'est pas celle de la plénitude du mérite personnel, mais celle répété de l'insuffisance individuelle, à plus forte raison dans une économie de division du travail, insuffisance complétée ou compensée, par les pratiques de la brigue, c'est-à-dire de la captation. Car voici en effet un mot, - la brigue – dont nous avons perdu le sens originel alors qu'il est probablement le concept central du capitalisme. Il faut le secours du Dictionnaire de l'Académie française de 1718 pour retrouver que la brigue se définit comme « poursuite vive qu'on fait par le moyen de plusieurs personnes qu'on engage dans ses intérêts ». Tout y est ! « Poursuite vive » dit l'élan du désir impérieux du créateur ou du conducteur d'entreprise ; « par le moyen de plusieurs personnes » dit son insuffisance à mener cette poursuite par ses propres moyens seulement, c'est-à-dire l'excès de son désir par rapport à ses possibilités personnelles, et partant l'impossibilité de son accomplissement par soi seul ; « qu'on engage » dit le rapport d'enrôlement imposé par le désir-maître aux tiers impliqués dans la réalisation d'un désir qui n'est pas d'abord le leur ; enfin « dans ses intérêts » annonce la spoliation à venir, captation par le désir-maître des produits, monétaires et plus encore symboliques, d'une activité fondamentalement collective : des dizaines de milliers d'employés travaillent pour Apple, mais c'est Steve Jobs qui « a fait l'iPhone ».
Le capitalisme, c'est donc le règne de la brigue érigée en principe. Et littéralement parlant on peut dire des capitalistes qu'ils sont des briguants : ils sont les bénéficiaires d'un système de brigue instituée. A côté de la suffisance, et précisément parce que celle-ci est un mensonge, la brigue est l'autre part, à la fois vivace et sombre, de l'imaginaire néolibéral. Vivace, car tous les petits apprentis-capitalistes savent de connaissance intuitive les possibilités de profit que leur ouvre le système de la brigue – et piaffent de les réaliser. Sombre, car elle est évidemment le symétrique, et le désaveu flagrant, de la part lumineuse, la part de la suffisance et de l'autonomie. Brigue est donc le nom d'une prétention : la prétention de se faire attribuer des effets qui excèdent ses propres puissances, c'est-à-dire d'établir une égalité (mensongère) entre le briguant et les effets qui suivent en fait de puissances autres que les siennes. La prétention du briguant, c'est par excellence le mensonge néolibéral du mérite.
(S.A.13)
Voir aussi : Asservissement, domination, exploitation...
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CHARISME - HOMME CHARISMATIQUE
FRÉDÉRIC LORDON
La multitude ne connaît-elle que des auto-affections immédiates ? Evidemment non. Car le destin le plus probable de la potentia multitudinis est de faire l’objet de captures. La capture n’est pas nécessairement volontaire si par exemple la puissance de la multitude s’investit dans un individu qui ne l’a pas délibérément recherché. Il en résulte pourtant pour celui-ci un formidable rehaussement de puissance que Durkheim, parlant de l’orateur qui s’adresse à une foule, décrit ainsi : « Ce surcroît de force est bien réel, il lui vient du groupe même auquel il s’adresse. Les sentiments qu’il provoque par sa parole reviennent vers lui mais, grossis, amplifiés, ils renforcent d’autant son sentiment propre. Les énergies passionnelles qu’il soulève retentissent en lui et relèvent son ton vital. Ce n’est plus un individu qui parle, c’est un groupe incarné et personnifié » (Durkheim, 1913, p. 301). Il faudrait faire mot à mot l’analyse de cette citation où se concentrent peut-être mieux que dans n’importe quel autre passage de son œuvre les éléments d’un spinozisme de Durkheim qui, si manifeste, ne peut être d’inadvertance. Le plus évident tient sans doute à l’évocation des « énergies passionnelles », contraction du couple conatus-affects, où les affects (passions) se trouvent définis par Spinoza comme « les affections du corps par lesquelles sa puissance d’agir est accrue ou réduite, secondée ou réprimée » (Éth., III, def. III), c’est-à-dire comme variations des intensités du conatus. Mais tout, dans cette citation d’un parfait spinozisme appliqué, fait signe en direction de la puissance de la multitude, dont ne manquent que les mots : l’immanence (« le surcroît de force lui vient du groupe lui-même » ; la dynamique des affects collectifs (« les énergies passionnelles qu’il soulève ») ; leur composition par une boucle récursive résonante (« les sentiments qu’ils provoquent […] reviennent vers lui mais, grossis, amplifiés, ils renforcent d’autant son sentiment propre ») ; l’effet « bien réel » que produit cet affect composé sur celui qu’il investit – et s’en trouve le captateur de fait –, effet en termes de « surcroît de force », de « relèvement de son ton vital », c’est-à-dire d’augmentation de sa puissance d’agir.
Le point important ici cependant tient au fait que cette fois la puissance de la multitude une fois composée retombe sur les hommes mais en passant par un intermédiaire, qui en est en quelque sorte le « concentrateur ». Or cette intermédiation change tout. Car les hommes ont maintenant l’impression que la puissance supérieure qui les affecte tous a pour origine cet intermédiaire même, qu’il en est la source – alors qu’il n’est en fait que le point d’investissement, et par suite le point de transit, de la potentia multitudinis. Cette illusion est constitutive de ce qu’on peut nommer rigoureusement le pouvoir, en une distinction conceptuelle fondamentale de la philosophie politique spinoziste séparant la puissance et le pouvoir, la potentia et la potestas, dont la différence a été vigoureusement soulignée par les commentaires d’Alexandre Matheron (1988) et d’Antonio Negri (1982, 1997) : le pouvoir c’est la capture par un intermédiaire, homme ou institution, de la puissance de la multitude – et c’est donc l’entrée de la multitude dans le régime des auto-affections médiates. Et voici la thèse spinoziste de l’immanence en politique : c’est que le pouvoir est toujours d’emprunt. Le pouvoir n’est que la captation temporaire d’une puissance qui en dernière analyse est celle de la multitude. Une fois de plus, Durkheim voit parfaitement ce caractère emprunté du pouvoir, ici pouvoir symbolique-charismatique de l’orateur, mais la chose est en fait d’une parfaite généralité : « L’homme qui s’adresse à la foule sent en lui comme une pléthore anormale de forces qui le débordent et qui tendent à se répandre hors de lui, il a même parfois l’impression qu’il est dominé par une puissance morale qui le dépasse et dont il n’est que l’interprète » (Durkheim, 1912, 1990, p. 300). Mais quelle est cette « puissance morale » dont il n’est que le réceptacle sinon la puissance de la multitude, et pourrait-on mieux dire que le pouvoir en apparence détenu par l’homme de pouvoir n’est que l’effet d’une puissance qui n’est pas la sienne et lui advient par un investissement de sa personne dont l’origine lui demeure extérieure ?
Bien sûr toutes les royautés ne sont pas fortuites, et certains hommes vont avoir une vive conscience de la force immense charriée par la potentia multitudinis et de l’incommensurable surplus de puissance qu’ils pourraient ajouter à leur puissance individuelle propre. Eux, hommes de pouvoir au plein sens du terme, c’est-à-dire entrepreneurs de la capture, à qui Jacques Rancière donne leur exacte appellation : des « professionnels de la brigue » (Rancière, 2005, p. 51), vont donc chercher délibérément à se placer dans le courant de la potentia multitudinis, à se faire investir par elle, à la faire passer par eux, pour en mobiliser à leurs fins tous les effets. C’est sans doute en pensant à ces praticiens délibérés de la capture, non pas surpris par l’investissement de leur personne par l’affect commun mais tout affairés à l’obtenir, que Matheron clarifie la distinction conceptuelle de la puissance et du pouvoir, dont il donne une formulation lapidaire : « le pouvoir politique est la confiscation par les dirigeants de la puissance collective de leurs sujets » (Matheron, 1988). Le pouvoir, c’est la captation d’une puissance qui, en dernière analyse, est celle de la multitude. Spinoza le dit à sa façon, mais c’est peut-être l’un des énoncés centraux du Traité politique : « ce droit que définit la puissance de la multitude, on l’appelle généralement souveraineté (imperium) » (TP, II, 17). Le souverain incarne la loi parce que sur lui s’est cristallisé l’affect commun politique, parce qu’il s’est trouvé investi par l’affect commun qui, opérateur de communauté, a fait passer la multitude à l’état de corps, mais corps structuré par la verticalité d’un pouvoir dont les conditions d’installation mêmes ont pour effet de déplacer dans l’imagination collective le lieu des origines – et la multitude qui croit maintenant que la souveraineté a pour source même le souverain désormais établi en une position de surplomb, que celle-ci est la propriété intrinsèque de celui-là, la multitude, donc, perd de vue qu’elle est l’origine immanente de tout ce qui lui arrive, ne reconnaît plus ses propres productions, et entre définitivement dans le régime aliéné des auto-affections médiates.
Cet effet apparemment paradoxal de transcendance immanente est en fait d’une extrême généralité car, de la même manière que l’imperium proprement politique, le pouvoir de valoir comme charismatique, le pouvoir de valoir comme bien, comme beau ou comme cher, c’est l’investissement de notre puissance collective qui, sous l’opération concrète des affects communs, le prête respectivement à des hommes, à des idées ou à des choses. Le même principe fondamental de la potentia multitudinis est par conséquent repérable dans tous les domaines du « valoir », du « s’imposer socialement » et du « faire autorité ».
(E.I.10)
A partir du modèle spinozien de l'État, cette théorisation du pouvoir comme capture de puissances peut être généralisée. Sans même prononcer les mots « puissance de la multitude », Durkheim en a l'intuition très forte quand il évoque le pouvoir symbolique de l'homme charismatique, point focal des résonances affectives de la foule à laquelle il s'adresse : « Ce surcroît de force est bien réel. Il lui vient du groupe même auquel il s'adresse. Les sentiments qu'il provoque par sa parole reviennent vers lui, mais grossis, amplifiés, ils renforcent d'autant son sentiment propre... » […] Pourrait-on mieux dire que le pouvoir en l’occurrence le pouvoir symbolique n'appartient pas à l'hommme de pouvoir ? Il est toujours d'emprunt : il est l'effet d'une captation de puissances externes qui ne sont pas les siennes, mais se sont investies en lui. Le charisme n'est donc nullement une propriété substantielle de l'hommme charismatique : il est l'effet de l'investissement en lui de la puissance de la multitude. L'hommme charismatique ne fait jamais que réverbérer sur la multitude sa puissance propre à elle.
(S.A.13)
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CONATUS
FRÉDÉRIC LORDON
Conor = commencer/entreprendre
- Force d'exister - puissance d'agir - existence même de l'homme
- Énergie fondamentale qui habite et met le corps en mouvement
- Énergie du désir - force désirante générique (désir sans objet) : exister c'est désirer et agir en conséquence
- Impulsion qui fait passer du repos au mouvement
- pur élan sans direction définie
- Effort par lequel chaque chose, autant qu'il est en elle, s'efforce de persévérer dans son être.
Nul plus que Spinoza ne s'est efforcé de poser l'hétéronomie du désir comme une absolue généralité. Le conatus, forme désirante générique et « essence même de l'hommme », est d'abord, ontologiquement parlant, pur élan, mais sans direction définie. Pour le dire dans les termes de Laurent Bove, il est un « désir sans objet ». les objets à poursuivre lui viendront très vite ! Mais tous désignés en dehors. Car le désir est contracté par la rencontre des choses, leurs souvenirs et toutes les associations susceptibles d'être élaborées à partir de ces événements que Spinoza nomme des affections. […] Il en résulte un renversement radical de la conception ordinaire du désir comme traction par du désirable déjà préexistant. C'est plutôt la poussée du conatus qui investit les choses et les institue comme objets de désir. Et ces investissements sont entièrement déterminés par le jeu des affects. Une affection – quelque chose qui advient - , un affect – l'effet en soi, triste ou joyeux, de l'affection -, l'envie de faire quelque chose qui s'ensuit – posséder, fuir, détruire, poursuivre etc. : la vie du désir ne fait qu'élaborer à partir de cette séquence élémentaire. Elle élabore le plus souvent par le jeu de la mémoire et des associations.
L'égocentrisme du conatus, quand il jouit d'une asymétrie de puissance favorable, va nécessairement à l'abus. Car il ne s'agit pas d'un désir isolé, poursuivant ses objets par ses propres moyens, mais d'un désir-maître, c'est-à-dire engagé dans des relations avec d'autres puissances d'agir que la sienne, dans des collaborations auxquelles il veut donner la forme de la subordination. Si les structures qui organisent cette relation hiérarchique déplacent le rapport de puissance jusqu'à ne plus rien retenir des mouvements de la puissance dominante et lui autoriser toutes les affirmations unilatérales, la domination devient tyrannie.
Même dans les associations à priori les plus paritaires, un veut plus que les autres. Il veut plus l'objet de l'association, il y est plus intensément intéressé, il en veut davantage les profits – car il y a toujours des profits à saisir. Toutes les activités ne tombent pas dans l'économie monétaire, mais il n'en est pas une qui soit extérieure à l'économie de la joie. Le conatus est force désirante, et le désir est constitutivement intéressé à son objet. - une autre manière de dire en quête de joie. Pour être susceptibles de bien d'autres formes que monétaire, les profits de joie sont le telos même de l'action, ou bien sa sanction, c'est-à-dire ce qui déterminera à la reconduire ou à l'abandonner. Le profit monétaire n'est donc qu'un cas d'une économie générale de la joie dans laquelle toute action, individuelle ou collective, qui y est nécessairement immergée, cherche ses voies.
voir aussi : désir - affect - pulsion...
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CONSENTEMENT
FRÉDÉRIC LORDON
La fausse transparence du consentement est le symptôme de la métaphysique de la subjectivité - et les difficultés de l'une sont sont immédiatement celles de l'autre. Tout semble commencer dans la plus grande facilité : le consentement est l'approbation intime donnée par une volonté libre. C'est le sujet authentique dans son noyau dur qui parle lorsque le consentement se dit. Il y a un moi autonome, dont l'existence n'est pas douteuse et qui, dans les conditions adéquates, se manifeste à la fois comme la source et la norme du consentir. On semble donc très bien savoir ce que c'est que consentir, et cependant se multiplient les consentements à problème. Le « c'est mon choix » qui devrait clore la discussion, puisqu'il n'y a rien en amont du sujet fondateur et auto-fondé, ne parvient pas à réduite tous les doutes, et il est des consentements individuels auxquels des observateurs extérieurs ne veulent pas consentir. Ainsi par exemple : il suit un gourou mais nul ne l'y force, elle porte le voile, mais elle est seule à l'avoir voulu, il/elle s'enchaîne à son travail douze heures par jour mais de son chef exclusivement et personne ne l'y contraint. Injustifiables embarras quand l'ethos intellectuel et pratique de la subjectivité ne devrait en principe rien trouver à redire.
La contradiction entre le refus de valider ces consentements et l'orthodoxie de leur manifestation – puisqu'ils sont exprimés en première personne, par un sujet problématisant explicitement sa non-contrainte et sa sincérité – n'est pas aisément soluble et ne laisse finalement que deux réductions possibles (en fait simultanément nécessaires) : soit du côté de l'objet, en soutenant qu'il est des choses auxquelles « intrinsèquement » on ne saurait consentir ; soit du côté du sujet, dont le consentement a été faussé ou frauduleusement obtenu – mais n'est-ce pas sa qualité même de sujet qui se trouve alors mise en cause puisqu'elle connaîtrait d'étranges intermittences, et, par suite, comment dire quand le sujet est intègre et quand il ne l'est pas.
Le point de vue spinoziste tranche radicalement dans ces difficultés. Car si consentir est l'expression authentique d'une intériorité librement autodéterminée, alors le consentement n'existe pas. Il n'existe pas si on le comprend comme une approbation inconditionnée d'un sujet qui ne procéderait que de soi, car l'hétéronomie est la condition de toute chose – y compris des choses humaines, et il n'y a aucune action que quiconque puisse revendiquer comme entièrement sienne car toute chose se trouve sous l'empire de la causalité inadéquate, c'est-à-dire partiellement déterminée à agir par d'autres choses extérieures. L'ethos individualiste, en lequel la métaphysique de la subjectivité s'est prolongée, se refuse, avec la dernière énergie à envisager pareille idée. Il est vrai qu'il y va de sa dissolution pure et simple. Or une habitude de pensée et de se rapporter à soi maintenant si invétérée ne cède pas facilement ; et l'idée de la complète détermination n'a aucune chance, hors la violence d'une sorte de conversion, de venir à bout aisément de la croyance si profondément incorporée en la faculté d'autodétermination où l'individu établit son identité de « sujet ». Comme pour achever de déstabiliser cette croyance, et précisément souligner son réel statut de croyance, Spinoza par une suprême habileté en livre le principe génétique, le mécanisme de son engendrement dans l'imagination : Les hommes se trompent quand ils se croient libres ; car cette opinion consiste en cela seul qu'ils sont conscients de leurs actions et ignorants des causes qui les déterminent. (Eth II, 35, scolie)
L'idée de leur liberté n'est que l'effet d'une insuffisante capacité d'intellectuation et de la troncature qui en résulte : incapables, et pour cause de remonter la chaîne infinie des causes antécédentes, ils n'enregistrent que leur volitions et leurs actions, et se rendent au plus facile qui consiste à considérer qu'ils en sont la véritables source, la seule origine.
Parce que c'est notre énergie, celle de notre conatus, qui s'active dans la mobilisation désirante, nous pouvons bien dire que c'est notre action et que, en un sens – faible – nous agissons de nous-mêmes : nous sommes auto-mobiles. Mais ce « de nous-mêmes » n'offre qu'une indication actancielle et ne dit rien de tout ce qui l'a précédé. Et, quoique auto-mobiles, nous sommes irrémédiablement hétéro-déterminés (soumis à la servitude passionnelle). Sans doute notre force de désir, notre puissance d'agir nous appartient-elle entièrement. Mais elle doit tout aux interpellations des choses, c'est-à-dire au dehors des rencontres quand il s'agit de savoir où et comment elle se dirige.
La question de l'authenticité ou de la propriété du désir ne survit pas à l'abandon du point de vue subjectiviste et au retournement du regard vers l'extérieur de l'infinie concaténation des causes. Ou plutôt, elle s'y dissout complètement puisqu'aussi bien aucun désir n'est mon fait, par sa détermination exogène, et tout désir est indiscutablement mien en tant qu'il est l'expression même de ma puissance conative. Et voilà où l'idée du consentement commence à sombrer : elle fait naufrage avec son opposé, l'aliénation. Car si être aliéné c'est être empêché de procéder de soi pour s'être trouvé enchaîné à « autre que soi », alors l'aliénation n'est qu'un mot différent pour dire l'auto-détermination, c'est-à-dire la servitude passionnelle, condition même de l'homme (sous le régime des affects passifs)... L'aliénation est notre condition la plus ordinaire – et la plus irrémissible.
(C.D.S.10)
La différence de la « contrainte » et du « consentement » n'est pas celle de l'hétéronomie et de la liberté : c'est celle de la tristesse et de la joie. Contrainte est le nom que nous donnons à une détermination accompagnée d'un affect triste. Et consentement celui que nous donnons à une détermination accompagnée d'un affect joyeux. C'est la joie – pas la liberté – qui fait dire oui à ce qui de toute façon demeure une détermination.
(S.A.13)
Voir aussi : asservissement - domination - enrôlement exploitation...
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Voir également : Alain Accardo : consentement
CONDITIONNEMENT - FORMATAGE - DÉTERMINISME - LIBERTÉ
FRÉDÉRIC LORDON
Par un de ces retournements dialectiques dont seuls les grands projets d'instrumentation ont le secret, il a été déclaré conforme à l'essence même de la liberté que les uns étaient libres d'utiliser les autres, et les autres libres de se laisser utiliser par les uns comme moyens. Cette magnifique rencontre de deux libertés a pour nom salariat.
... l'exploration des infinies convolutions de la vie passionnelle selon Spinoza est une affaire en soi, dont le point vraiment important ici souligne la profonde hétéronomie du désir et des affects — gré des rencontres passées et présentes, dispositions à remémorer, lier et imiter formées au long de trajectoires biographiques (sociales). Et surtout : rien, absolument rien qui soit de l’ordre d’une volonté autonome, d'un contrôle souverain ou d'une libre auto-détermination. Sa vie passionnelle s’impose a l’hommme et il y est enchaîné, pour le meilleur ou pour le pire, au hasard des rencontres réjouissantes ou attristantes, dont lui manque toujours le fin mot, c’est-a-dire la compréhension par les causes réelles. […] Pour le lot commun, le titre de la quatrième partie de l'Éthique annonce la couleur sans ambiguité : De la servitude humaine, ou de la force des affects. Et la première phrase de sa préface de même : "J'appelle Servitude l’impuissance humaine a diriger et a réprimer les affects ; soumis aux affects, en effet, l’hommme ne relève pas de lui-même mais de la fortune..." L’ordre fortuit des rencontres et les lois de la vie affective au travers desquelles ces rencontres (affections) produisent leurs effets font de l'hommme un automate passionnel.
L'individu-sujet se croit cet être libre d'arbitre et autonome de volonté dont les actes sont l'effet de son vouloir souverain. Il pourrait n'être pas serf s'il voulait suffisamment fort l'affranchissement, par conséquent s'il l'est c'est par défaut de volonté – et sa servitude a contrario est volontaire. Sous une telle métaphysique de la subjectivité, la servitude volontaire est vouée à demeurer une insoluble énigme : comment peut-on « vouloir » ainsi un état notoirement indésirable ?
(C.D.S.10)
Si un individu dit oui, c’est plutôt qu’il a été déterminé (affectivement) à dire oui. Il n’y a là-dedans aucune manifestation de la liberté originaire d’un sujet, mais simplement l’effet d’agencements institutionnels suffisamment bien configurés pour normaliser les individus sous des affects joyeux plutôt que sous des affects tristes – la vérité du « consentement » n’est pas de l’ordre de la liberté
mais de l’ordre des passions : c’est la joie qui fait dire oui. De la même manière que les choses attristantes, qui font dire non, seront rebaptisées « contraintes ». Là encore, la violence symbolique qui, typiquement, produit ce genre d’acquiescement doit donc être comprise comme pouvoir (institutionnel) d’affecter. D’affecter adéquatement s’entend, c’est-à-dire de réjouir – réjouir les individus sous le ressort de l’institution pour les déterminer d’autant plus à y rester. Obtenir de la joie des individus salariés, tel est assurément le nouvel horizon de la gouvernementalité néolibérale, qui rêve de n’avoir affaire qu’à des salariés heureux, « accomplis », etc.
La position du structuralisme des passions ne tient (...) ensemble les structures et l’action individuelle (passionnée) que pour avoir préalablement tué l’« individu », plus exactement l’individu des sciences sociales les plus obstinément individualistes, cet être libre, souverain, autodéterminé et responsable – en fait le sujet, dont la restauration théorique n’est jamais parvenue à se défaire complètement d’un arrière plan de célébration morale.
Le grand avantage des concepts spinozistes : Spinoza construit une théorie des passions qui n'ont pas pour point d'application quelque chose comme un sujet, au sens fort et rigoureux du terme ; c'est-à-dire un individu libre d'arbitre, souverain, autodéterminé etc. certes il y a des individus dans la philosophie de Spinoza, à n'en pas douter, mais ces individus ne sauraient revendiquer la qualité de sujet tel que elle leur est donné par la philosophie subjectiviste, précisément parce que, et Spinoza y insiste sans cesse, les individus sont hétéro-déterminés, c'est-à-dire que ce qui les fait agir, penser, sentir, ce qui les met en mouvement leur vient toujours pour partie de l'extérieur. Donc, rien n'est plus faux pour Spinoza que de considérer, à la manière des cartésiens, que l'individu est souverain, le plein auteur de ses actes, responsable absolument etc. ; non, il est toujours agit du dehors. Ce qui est évidemment une blessure narcissique supplémentaire infligée à l'humanité, mais il faut faire avec ! Il faut donc persévérer dans cette position même si elle coûte et en fait souffrir certains. Si donc cet individu est hétéro-déterminé, déterminé par l'extérieur, il est déterminé par quoi ? Il est déterminé par son plongement dans un monde social, par des rapports sociaux, par les institutions qu'il rencontre, par des manières de faire, d'agir qui lui viennent de l'extérieur, qu'il reçoit en venant au monde social, c'est-à-dire des choses qu'il n'a pas décidé, dont il n'est pas l'auteur et qui s'imposent à lui. A partir de là, on peut tenir ensemble les termes réputés antinomiques.
(E.S.B.13)
Alors que la vue que nous avons spontanément de nous-mêmes, toute infuse de cartésianisme, tient que nous nous comportons parce nous avons décidé de nous comporter ainsi et que c'est l'effet d'un choix souverain. Pas du tout dit Spinoza : « Les hommmes se trompent quand ils se croient libres, opinion qui consiste en cela seul qu'ils sont conscients de leurs actes et ignorants des causes qui les déterminent. » Nous sommes donc en permanence sous le coup de déterminations et, pour une très large part de déterminations par des choses extérieures.
L'un des enseignements majeurs d'une relecture contemporaine de Spinoza c'est que la question de la liberté n'est pas la bonne manière de poser le problème. En effet, nous sommes systématiquement renvoyés à l'antinomie de la soumission ou de la liberté. Et ce n'est en fait par comme ça que cela se passe. Spinoza maintient que tous nos comportements sont déterminés et, si on fait une lecture superficielle de cette proposition, alors on y trouve immanquablement un caractère désespérant. Si donc nous sommes déterminés, nous ne pouvons qu'être déterminés à subir les normalisations de l'ordre social. La soumission est alors notre fatalité indépassable. Mais, en fait, il n'en est rien. La preuve en est donné par le simple fait que Spinoza est un penseur de la sédition, c'est à dire un penseur de la déstabilisation des ordres institutionnels et politiques, un penseur de leur crise ; et lorsqu'un ordre institutionnel est déstabilisé, lorsqu'un ordre social tremble sur ses bases, ou en termes spinozistes : lorsque la multitude se met en mouvement pour adopter des comportements qui ne sont plus ceux de l'obsequium, elle n'en est pas moins toujours déterminée par ses affects collectifs (communs). Donc échapper à l'ordre social n'est pas échapper à l'ordre général de la détermination, c'est simplement être déterminé à faire autre chose. Et ce n'est pas du tout la même chose.
Il faut donc se sortir de cette antinomie de la soumission et de la liberté ; nous ne sommes pas plus libres ou nous ne sommes pas moins déterminés quand nous faisons la révolution que quand nous nous arrêtons au feu rouge : nous sommes déterminés à faire autre chose.
(E.L.A.13)
C'est toujours la même accusation qui est renvoyée, la position déterministe en sciences sociales, qui est l'accusation de fatalisation du monde social et de démoralisation des individus en particulier. Or je crois qu'il n'en est rien puisque précisément ce point de vue déterministe, contrairement à ce dont on l'accuse généralement, se montre tout à fait capable de penser le changement social, de penser la révolution, de penser la sédition. Une lecture possible du « Traité politique » le tiendrait pour une œuvre majeure de philosophie politique de la sédition, mot qui revient à de très nombreuses reprises sous la plume de Spinoza. Donc en aucun cas le point de vue déterministe ne nous condamne à l'éternité de la domination.
(E.C.B.13)
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HENRI LABORIT
Dans l'ignorance où nous étions encore récemment des mécanismes centraux de la prise de conscience, comme de nos déterminismes subconscients, endocrino-végétatifs, il était évident que, aspect fondamental pour les sociétés humaines, les rapports interhumains psycho-biologiques devaient être passés sous silence ou pour le moins mal interprétés. La preuve en est que le matérialisme marxiste, doctrine du déterminisme s'il en fût, accorde à l'hommme la liberté : la liberté de choix, celle d'engagement. Il y a là une contradiction fondamentale. Elle résulte de ce que l'hommme est inconscient de son inconscient, inconscient de ses déterminismes génétiques, biologiques, sémantiques, de classe etc. le fait d'ignorer ses déterminismes fait qu'il leur obéit en croyant être libre. Comment dans l'ignorance de l'infinie complexité des mécanismes cérébraux, pouvait-il en être autrement ?
La presque totalité de ce que nous appelons notre pensée n'est que l'expression de nos déterminismes. Si nous persistons à ignorer cette notion fondamentale nous restons enfermés dans les vérités innombrables que chacun de nous doit détenir. Ce faisant, nous classerons inconsciemment nos déterminismes et les opposerons entre eux, guidés par nos intérêts divergents, alors que l'inconscience règne dans toutes les classes sociales.
Il ne suffira pas de supprimer le capitalisme et l'impérialisme pour libérer l'hommme, car on ne le libérera pas pour autant du déterminisme de sa pensée et de ses comportements.
L'hommme, inconscient de son déterminisme psycho-biologique, se révolte par bouffées quand l'oppression de la vie en commun n'est plus supportable. Il croit, il espère libérer sa force de travail de l'oppression capitaliste, sans comprendre que le capitalisme n'est détenteur des moyens de production qu'en fonction de son agressivité victorieuse. Quoi d'étonnant qu'ayant supprimé la propriété privée de ces moyens de production on s'aperçoive que d'autres oppresseurs surgissent, alors que nous ne pouvons pas exciter leur noyau caudé, comme les singes de l'expérience le font.
La notion de liberté ne résulte que de l'ignorance des déterminismes. Elle se rétrécit comme une peau de chagrin à mesure que nos connaissances s'élargissent.
(H.I.70)
Ce que nous appelons liberté consiste en général dans la possibilité de répondre à nos pulsions primitives, lesquelles sont déjà fortement aliénées par les automatismes socioculturels, les préjugés et les jugements de valeur du groupe social et de l'époque dans lesquels nous sommes insérés. Les sociétés libérales ont réussi ainsi à convaincre l'individu que la liberté se trouvait dans l'obéissance et la soumission aux règles des hiérarchies du moment et à l'institutionnalisation des règles nécessaires à observer pour s'élever dans ces hiérarchies. D'ailleurs, on parle rarement du manque de liberté de l'ouvrier, des populations du crabe au Brésil ou dans les pays sous-développés, de celle enfin de tous les hommmes enchaînés aux lois de la production. Pauvre liberté qui se satisfait de l'inconscience où nous sommes des déterminismes qui commandent à nos comportements sociaux. La liberté commence où finit la connaissance. Avant, elle n'existe pas, car la connaissance des lois nous oblige à leur obéir. Après elle n'existe que par l'ignorance des lois à venir et la croyance que nous avons de ne pas être commandés par elles puisque nous les ignorons. En réalité, ce que l'on peut appeler " liberté ", si vraiment nous tenons à conserver ce terme, c'est l'indépendance très relative que l'hommme peut acquérir en découvrant, partiellement et progressivement, les lois du déterminisme universel. Il est alors capable, mais seulement alors, d'imaginer un moyen d'utiliser ces lois au mieux de sa survie, ce qui le fait pénétrer dans un autre déterminisme, d'un autre niveau d'organisation qu'il ignorait encore. Le ròle de la science est de pénétrer sans cesse dans un nouveau niveau d'organisation des lois universelles. Tant que l'on a ignoré les lois de la gravitation, l'hommme a cru qu'il pouvait être libre de voler. Mais comme Icare il s'est écrasé au sol. Ou bien encore, ignorant qu'il avait la possibilité de voler, il ne savait être privé d'une liberté qui n'existait pas pour lui. Lorsque les lois de la gravitation ont été connues, l'hommme a pu aller sur la lune. Ce faisant, il ne s'est pas libéré des lois de la gravitation mais il a pu les utiliser à son avantage. Comment être libre quand une grille explicative implacable nous interdit de concevoir le monde d'une façon différente de celle imposée par les automatismes socioculturels qu'elle commande ? Quand le prétendu choix de l'un ou de l'autre résulte de nos pulsions instinctives, de notre recherche du plaisir par la dominance et de nos automatismes socioculturels déterminés par notre niche environnementale ? Comment être libre aussi quand on sait que ce que nous possédons dans notre système nerveux, ce ne sont que nos relations intériorisées avec les autres ?
Quand on sait qu'un élément n'est jamais séparé d'un ensemble. Qu'un individu séparé de tout environnement social devient un enfant sauvage qui ne sera jamais un hommme ? Que l'individu n'existe pas en dehors de sa niche environnementale à nulle autre pareille qui le conditionne entièrement à être ce qu'il est ? Comment être libre quand on sait que cet individu, élément d'un ensemble, est également dépendant des ensembles plus complexes qui englobent l'ensemble auquel il appartient ? Quand on sait que l'organisation des sociétés humaines jusqu'au plus grand ensemble que constitue l'espèce, se fait par niveaux d'organisation qui chacun représente la commande du servomécanisme contròlant la régulation du niveau sous-jacent ? La liberté ou du moins l'imagination créatrice ne se trouve qu'au niveau de la finalité du plus grand ensemble et encore obéit-elle sans doute, même à ce niveau, à un déterminisme cosmique qui nous est caché, car nous n'en connaissons pas les lois.
Ainsi, le terme de liberté ne s'oppose pas comme on pourrait le croire à celui de déterminisme. Ce dernier, est-il besoin maintenant de le rappeler, ne peut plus être conçu comme il le fut à la fin du XIXe siècle comme un déterminisme de causalité linéaire, une cause produisant un effet. C'est encore ce type de déterminisme enfantin qu'utilisent souvent les " analyses " sociopolitiques langagières. Or des effecteurs dont nous ne connaissons pas souvent la structure fournissent des effets multiples à la suite de l'action de non moins multiples facteurs, loin d'être tous identifiés et mesurés, eux-mêmes contròlés par les feedbacks émanant des effets. Ils constituent des systèmes fort complexes, mais cette complexité, du fait que nous ne la connaissons pas, ne nous permet pas de parler de liberté ou d'aléatoire, mais de notre ignorance.
(N.G.74)
Parmi les relations qui s'établissent à chaque instant présent entre notre système nerveux et le monde qui nous entoure, le monde des autres hommes surtout, nous en isolons préférentiellement certaines sur lesquelles se fixe notre attention ; elles deviennent pour nous signifiantes parce qu'elles répondent ou s'opposent à nos élans pulsionnels, canalisés par les apprentissages socio-culturels auxquels nous sommes soumis depuis notre naissance.
Ce que l'on peut admettre, semble-t-il, c'est que nous naissons avec un instrument, notre système nerveux, qui nous permet d'entrer en relation avec notre environnement humain, et que cet instrument est à l'origine fort semblable à celui du voisin. Ce qu'il paraît alors utile de connaître, ce sont les règles d'établissement des structures sociales au sein desquelles l'ensemble des systèmes nerveux des hommes d'une époque, héritiers temporaires des automatismes culturels de ceux qui les ont précédés, emprisonnent l'enfant à sa naissance, ne laissant à sa disposition qu'une pleine armoire de jugements de valeur. Mais ces jugements de valeur étant eux-mêmes la sécrétion du cerveau des générations précédentes, la structure et le fonctionnement de ce cerveau sont les choses les plus universelles à connaître.
Ce que nous appelons liberté, c'est la possibilité de réaliser les actes gratifiants, de réaliser notre projet, sans nous heurter au projet de l'autre. Mais l'acte gratifiant n'est pas libre. Il est même entièrement déterminé. L'absence de liberté résulte donc de l'antagonisme de deux déterminismes comportementaux et de la domination de l'un sur l'autre. Dans cette optique, la liberté consisterait à créer des automatismes culturels tels que le déterminisme comportemental de chaque individu aurait la même finalité, mais située en dehors de lui-même. Or, on conçoit que ceci est impossible en dehors des périodes de crise, quel que soit le régime socio-économique, dans un système hiérarchique de dominance.
Sous la couverture consciente des discours logiques nous ne communiquons que l’accumulation historique des processus inconscients qui ont procédé aux choix de nos modèles abstraits.
Toute pensée, tout jugement, toute pseudo-analyse logique n’expriment que nos désirs inconscients, la recherche d’une valorisation de nous-mêmes à nos yeux et à ceux de nos contemporains.
Malheureusement, le langage fournit seulement une interprétation logique des faits de conscience. Les pulsions, l’apprentissage culturel, demeurent dans le domaine de l’inconscient. Ce sont eux qui guident les discours, et celui-ci couvre d’alibis logiques l’infinie complexité des fonctions primitives et des acquis automatisés. (L'inconscient) n’est refoulé que parce que trop douloureux à supporter s’il devait être maintenu sur le plan de la conscience. Mais en réalité, l’inconscient est tout ce qui forme une personnalité humaine. Ce sont tous les automatismes qui peuplent nos voies neuronales depuis notre naissance et peut-être avant, et qui nous viennent de nos apprentissages culturels. L’enfant qui vient de naître ne sait ni marcher ni parler et nous avons vu qu’il faudra qu’il apprenne à marcher, à parler; avec le langage, nous avons vu aussi qu’il va parcourir en quelques mois, ou quelques années, l’apprentissage des générations qui l’ont précédé, depuis que quelque chose qui ressemble à l’hommme est apparu sur la planète. Mais ce qu’il apprendra, ce qui sera transmis à travers les générations sera très spécifique d’une époque et d’une région. On comprend également que ce qu’il apprendra peut, dans certains cas, lui être utile en tant qu’individu mais sera d’abord utile au maintien de la cohésion du groupe humain auquel il appartient. D’autre part, la finalité de l’individu qui réside dans le maintien de sa structure, la recherche de son plaisir en d’autres termes, n’est pas celle du groupe social dans lequel il est plongé, qui a sa propre finalité, celle de maintenir aussi sa structure et on conçoit que des antagonismes, des conflits vont apparaître au sein du système nerveux individuel, venant de ses pulsions ne pouvant se résoudre par une action, du fait de l’existence d’interdits sociaux. Or, tous ces automatismes se passent dans l’inconscient et dans l’ignorance pour l’individu des mécanismes qui les gouvernent. Ces automatismes sont pourtant indispensables à rendre efficace l’action, et nous ne pourrions pas vivre sans l’acquisition progressive de ces automatismes. Mais faut-il encore savoir que ce sont des automatismes.
Si nous n’étions qu’automatismes, nous serions donc obligatoirement inconscients. C’est le sort de l’individu dans la majorité des espèces animales, encore que le terme de conscience soit bien difficile à définir et qu’il existe sans doute des états de conscience pour toutes les formes vivantes, mais que là encore ces états de conscience sont liés au niveau d’organisation atteint par chaque espèce. D’autre part, si nous n’étions (ce qui est difficilement pensable, puisque la mémoire, telle que nous l’avons décrite, apparaît déjà chez l’être unicellulaire) nous-mêmes qu’à l’instant présent et un autre la seconde d’après, nous ne pourrions pas non plus être conscients. En effet, la conscience est d’abord le souvenir d’un schéma corporel qui est le nôtre et qui évolue dans le temps. La conscience ou les états de conscience ont donc besoin de la mémoire de nous-mêmes et de notre expérience du milieu qui nous entoure, alors que cette mémoire a comme principal résultat de créer en nous des automatismes, c’est-à-dire un monde inconscient. Je ne pense pas qu’on puisse dire qu’un enfant nouveau-né soit conscient. Il n’a sans doute pas encore accumulé suffisamment d’expériences dans son système nerveux pour utiliser un nombre suffisant d’automatismes acquis. D’ailleurs nous ne nous souvenons pas de nos premières années parce que nous n’étions pas conscients d’être. Ce schéma grossier aboutit à la notion que ce que l’on appelle chez l’hommme la conscience consiste dans l’impossibilité pour lui d’être à la fois entièrement automatisé, donc inconscient, et entièrement aléatoire, donc également inconscient, ce qui serait le cas si ses systèmes associatifs ne faisaient qu’associer à l’instant présent les différentes informations sensorielles qui lui parviennent de lui-même et du monde qui l’entoure, sans référence au passé. Si l’on admet ces distinctions, l’hommme sera d’autant plus conscient qu’il aura à sa disposition un plus grand nombre d’automatismes inconscients à fournir à ses zones associatives de façon à créer des structures nouvelles projetant dans l’avenir une action à réaliser. C’est cette possibilité de se délivrer, par l’imaginaire, des problèmes manichéens qui lui sont posés par son environnement qui lui a fait croire à sa liberté. Mais les automatismes moteurs, conceptuels, langagiers, qui coordonnent le bric-à-brac de nos préjugés, de nos jugements de valeur, qui n’ont de valeur que relative à l’intérêt et à la survie d’un hommme ou d’un ensemble d’hommmes dans un certain milieu à une certaine époque, ne peuvent prétendre servir à autre chose qu’à maintenir les échelles hiérarchiques de dominance qui ont jusqu’ici permis la cohésion des groupes sociaux. Ce sont donc des valeurs relatives et non point absolues.
Au terme de liberté s'accroche celui de décision. Celui-ci est indispensable pour maintenir les dominances. Il faut laisser croire qu'une décision est prise en connaissance des causes, qu'elle est donc liée au savoir. Il s'agit bien entendu uniquement d'un savoir technique qui a fait la fortune du technicien, savoir séparé généralement de façon complète des ensembles conceptuels dans lesquels cette technique se trouve incluse. L'acquisition de ce savoir technique permet d'acquérir une position hiérarchique favorable. Dès lors la décision n'ira jamais à l'encontre du maintien du système hiérarchique qui gratifie celui qui la prend. Ce qui veut dire que la décision n'est pas prise, mais que dans un système socio-économique et hiérarchique donné, la décision ne fait qu'obéir au système. Elle n'est donc pas libre mais déterminée. Au terme de liberté s'accroche aussi celui de responsabilité, cette part très lourde qui revient aux cadres paraît-il, et aux patrons. Responsabilité qui constitue la base de la contrepartie de dominance qui est accordée à ceux auxquels elle échoit.
Mais s'il n'existe pas de liberté de la décision, il ne peut exister de responsabilité. Tout au plus peut-on dire que l'accomplissement d'une certaine fonction exige un certain niveau d'abstraction des connaissances techniques et une certaine quantité d'informations professionnelles qui permettent d'assurer efficacement ou non cette fonction. En possession de cet acquis, la décision est obligatoire, s'inscrit dans une nécessité. Ou bien si plusieurs choix sont possibles, la solution adoptée en définitive appartient au domaine de l'inconscient pulsionnel ou de l'acquis socioculturel.
Il semble que reconnaître l'inexistence de la liberté, de la décision, de la responsabilité, conduit à la disparition de toute motivation gratifiante. Plus de raisons de chercher à s'élever dans les hiérarchies. Plus de récompense pour des valeurs qui n'existeraient pas. Plus de hiérarchies non plus. Le monde de la production pour la production, c'est-à-dire pour l'obtention de la dominance, s'écroule. N'y aurait-il donc pas d'autre motivation humaine que celle de s'élever dans les hiérarchies ?
(E.F.76)
...l’ignorance des déterminismes, des lois, des structures complexes en rétroaction dynamique, établies par niveaux d’organisation, au sein des organismes vivants, nous fait croire à la liberté. Elle ne commence qu’où commence notre ignorance, c’est-à-dire très précocement.
Mais ce que nous savons déjà de ces mécanismes complexes, qui, de la molécule au comportement humain en situation sociale, animent notre système nerveux, dirigent notre attention, établissent nos processus de mémorisation et d’apprentissage, eux-mêmes fondements biochimiques et neurophysiologiques de notre affectivité, de nos envies simplistes, de notre imaginaire créateur, de ce que recouvrent des mots comme pulsion, motivation, désir, et qui restent des mots si on ne tente pas de leur fournir des bases expérimentales, à chaque niveau d’organisation phylogénique et ontogénique, permet de se demander ce qui reste de notre liberté. Ce n’est guère plus sans doute que la possibilité pour un cerveau humain, motivé inconsciemment par la conservation de la structure organique, de son bien-être, de son plaisir, motivation contròlée par l’apprentissage également inconscient des lois culturelles lui infligeant l’application d’un règlement de manœuvre avec récompense et punition, de pouvoir parfois, si ces automatismes ne sont pas trop contraignants et si l’on sait qu’ils existent, ce qui permet de s’en méfier, d’imaginer, grâce à l’expérience déterminée par le vécu antérieur inconscient, une solution nouvelle aux problèmes anciens. C’est peu sans doute mais c’est peut-être déjà beaucoup.
La logique du discours n’est pas celle de la biologie ni de la physiologie du système nerveux qui le prononce, celle de notre inconscient. Et pour cet hommme divisé en deux, moitié productrice, moitié culturelle, le droit à la culture n’est le plus souvent que le droit de participer aux signes de reconnaissance de la fraction dominante, à une culture devenue elle-même marchandise, permettant la reproduction de la structure sociale, calmant les frustrations, permettant à la moitié productrice de l’individu de mieux poursuivre son aliénation, grâce à la récompense de l’autre moitié. La notion de liberté est finalement dangereuse, parce qu’elle aboutit à l’intolérance et l’agressivité. Détenant forcément la vérité et l’ayant choisie «librement», si l’autre n’est pas de notre avis, s’il a choisi aussi «librement» l’erreur et s’oppose à la réalisation de notre vérité, il faut le tuer, et la liberté trouvera toujours un alibi logique aux meurtres, aux tortures, aux guerres, aux génocides. L’instinct de mort freudien, à notre avis, est là, dans le langage humain justifiant, déculpabilisant, et qui absout tous les crimes des hommmes contre l’hommme, souvent au titre de ses droits.
Le droit pour l’individu ou pour les groupes sociaux à exprimer «librement» leurs pensées, en d’autres termes à communiquer le résultat de leur déterminisme et de leur expérience inconsciente du monde, est, sans doute, un droit naturel qu’il est utile de conserver si l’on désire permettre l’évolution culturelle de l’espèce par la combinatoire conceptuelle. On sait que c’est grâce à la combinatoire génétique, grâce à la sexualité, que l’évolution biologique a été possible. Au stade où en est parvenue l’espèce humaine, son évolution ne peut résider que dans une combinatoire des concepts en sachant qu’aucun d’eux n’est globalisant, ne débouche sur une vérité et que chacun d’eux n’exprime qu’un sous-ensemble d’un ensemble, la «réalité», que nous ne connaîtrons jamais, sous-ensemble qui résulte encore de la spécialisation et de l’analyse. Mais il faudrait surtout que cela ne débouche pas sur l’action, action fanatique, agressive, dominatrice, sûre de son bon droit. Or, comment y parvenir dans l’ignorance de ce qui anime le discours, des mécanismes qui le font naître? Si le meurtre intraspécifique n’existe pas chez l’animal, c’est sans doute parce que l’animal ne parle pas.
(C.A.83)
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Voir aussi : Nietzsche : liberté - libre-arbitre
FORDISME
Site : toupie.org
Le fordisme désigne le mode d'organisation du travail mis en place par l'industriel américain Henry Ford (1863-1947) dans ses usines d'automobiles de Détroit, notamment pour la production de la Ford T, noire, à partir de 1907.
Inspiré des travaux de Frederick Winslow Taylor (1856-1915) sur l'Organisation scientifique du travail (OST), le fordisme est basé sur :
la standardisation des produits et des pièces permettant la production en grandes séries,
le travail sur des chaînes de montage (dit travail à la chaîne) résultant d'une division verticale et horizontale du travail et de sa parcellisation.
l'augmentation du pouvoir d'achat des ouvriers. Rendue nécessaire pour compenser la perte d'intérêt des ouvriers face aux tâches répétitives et possible par les gains de productivité, elle permet de stimuler la demande de biens, ouvrant la voie à la consommation de masse.
La contrepartie aux gains de productivité et à l'augmentation de la consommation a été une perte de qualification du travail ouvrier devenant répétitif et monotone. Le fordisme a également montré ses limites dans la réponse aux besoins de diversification de la production et face à la concurrence des pays asiatiques.
Par généralisation, le fordisme désigne le fonctionnement du capitalisme industriel qui a prédominé dans les pays occidentaux pendant les "Trente Glorieuses" (1945-1975) où l'accroissement de la production était intimement lié à la hausse des salaires et où les profits étaient générés par des marges faibles mais portant sur de grandes quantités vendues sur un marché essentiellement intérieur.
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HOMME - FEMME - INDIVIDU
FRÉDÉRIC LORDON
L'homme est un élan de puissance mais originellement intransitif et sous-déterminé. Or toutes
ses déterminations complémentaires lui viennent du dehors. Il n'est pour rien dans les affections qui lui arrivent et tout ce qui s'en suit se produit sur un mode quasi-automatique : loin d'être l'instance de commandement qu’on imagine souvent, la psyché n’est qu’un lieu sur lequel s’affrontent les affects déterminés par le travail de l'ingenium, tel qu’il est lui-même le produit hétéronome d’une trajectoire (socio-)biographique. Les balances affectives qui en résultent déterminent à leur tour des efforts vers les sources imaginées de joie et loin des causes imaginées de tristesse. Toutes ces idées ont été formées, non par quelque cogito souverain, mais dans le sillage même des affects antérieurement éprouvés par lesquels se sont constituées des manières de sentir et de juger. L’homme est un automate conatif et affectif, les orientations que prendra son élan de puissance sont déterminées par des forces qui sont pour l’essentiel hors de lui. Il en suit, sans même s'en rendre compte, les directions, et pourtant rien de tout cela ne l’empêche de nourrir, par des mécanismes cognitifs que Spinoza n'omet pas de détailler (Eth., I, Appendice), l’idée de son libre arbitre ou bien celle que son esprit commande a son corps ! C'est dire le régime de conscience tronquée et de connaissance mutilée où il se tient d’abord : « Les hommes se trompent quand ils se croient libres ; car cette opinion consiste en cela seul qu’ils sont conscients de leurs actes mais ignorants des causes qui les déterminent » (Eth., II, 35, scolie).
L'homme est un automate affectif ; il n'est certes pas totalement « pour rien » dans ce qui lui arrive, où plutôt dans ce qui se passe en lui, puisque les caractéristiques de son ingenium y sont « pour quelque chose », mais en aucun cas il n'en est l'auteur, au sens plein que revendique implicitement le terme. Les institutions sont des agencements de puissances et d'affects, les hommes sont déterminés à s'y plier ou à s'en extraire, c'est selon ; mais il n'y a en tout cas aucun sujet-subjectum à l'oeuvre dans le procès qui fait advenir un sujet-subditus institutionnel. Et pas d'avantage chez le récalcitrant en fuite, qui pourrait être tenté de miser sur un lyrisme de l'échappée pour restaurer l'illusion de sa libre subjectivité.
(S.A.13)
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HENRI LABORIT
A cette question quest-ce quun homme ? on peut répondre, sans craindre de se tromper, que cest un être vivant et les « amis des bêtes » vous diront que tout être vivant a des droits. Qui en a décidé ainsi? Lhomme bien sûr. La boucle se ferme sur lui-même. Arrivé au bout de la chaîne évolutive, il na pas trouvé de système englobant. Lindividu se conçoit bien comme appartenant à un groupe, mais au-delà de lespèce, il ne pouvait plus recevoir dordre dun système organisé lui indiquant ce quil devait faire. Se croyant le roi de la nature, il sest cru libre dune part, sans voir quil était entièrement dépendant, lui aussi, dune biosphère. Lespèce humaine est la seule à se croire libre parce quelle parle et que labstraction permise par le langage lui a fait croire à la réalité de ses conceptions abstraites.
Lhomme, ignorant les règles à appliquer, les a inventées. Il a construit un monde qui le dépassait, un système englobant. Ce furent dabord les mythes, les religions, les morales, puis les structures étatiques, sexprimant par des lois. Notons que, en agissant ainsi, il se libérait en grande partie de langoisse qui, nous le savons, résulte de linhibition de laction, dont lun des facteurs est le déficit informationnel. A partir du moment où on lui expliquait quil fallait agir dune certaine façon, il pouvait en grande partie occulter son angoisse. Il navait plus à hésiter, à réfléchir avant dagir: il appliquait les règles, ces règles étaient évidemment aussi nombreuses et variées que les mythes, les religions et les Etats ayant chacun sécrété leurs idéologies et leurs lois.
L homme est un être vivant dont lhistoire phylogénique et ontogénique est particulière. Comme pour tout être vivant possédant un système nerveux, ce dernier lui permet de contrôler ses conditions de vie en lui permettant dagir sur lenvironnement au mieux de son bien-être, car la seule raison dêtre dun être, cest dêtre. Ce nest pas un droit cela, cest une obligation sans laquelle il ny aurait pas dêtres vivants. Mais dès que cet organisme et le système nerveux qui lanime se trouvent réunis avec dautres organismes de la même espèce, les éléments les plus importants de son environnement, avant les «espaces verts et les terrains de planches à roulettes», ce sont les autres hommes. Il en résulte quil semble indispensable de connaître lessentiel du fonctionnement de ce système nerveux qui va lui permettre dentrer en contact avec les autres et de construire grâce à eux ce quon appelle «sa personnalité».
(C.A.83)
Lindividu reste persuadé de son dévouement, de son altruisme, cependant quil na jamais agi que pour sa propre satisfaction, mais satisfaction déformée par lapprentissage de la socio-culture.
(E.F.76)
A cette question quest-ce quun homme ? on peut répondre, sans craindre de se tromper, que cest un être vivant et les « amis des bêtes » vous diront que tout être vivant a des droits. Qui en a décidé ainsi? Lhomme bien sûr. La boucle se ferme sur lui-même. Arrivé au bout de la chaîne évolutive, il na pas trouvé de système englobant. Lindividu se conçoit bien comme appartenant à un groupe, mais au-delà de lespèce, il ne pouvait plus recevoir dordre dun système organisé lui indiquant ce quil devait faire. Se croyant le roi de la nature, il sest cru libre dune part, sans voir quil était entièrement dépendant, lui aussi, dune biosphère. Lespèce humaine est la seule à se croire libre parce quelle parle et que labstraction permise par le langage lui a fait croire à la réalité de ses conceptions abstraites.
Lhomme, ignorant les règles à appliquer, les a inventées. Il a construit un monde qui le dépassait, un système englobant. Ce furent dabord les mythes, les religions, les morales, puis les structures étatiques, sexprimant par des lois. Notons que, en agissant ainsi, il se libérait en grande partie de langoisse qui, nous le savons, résulte de linhibition de laction, dont lun des facteurs est le déficit informationnel. A partir du moment où on lui expliquait quil fallait agir dune certaine façon, il pouvait en grande partie occulter son angoisse. Il navait plus à hésiter, à réfléchir avant dagir: il appliquait les règles, ces règles étaient évidemment aussi nombreuses et variées que les mythes, les religions et les Etats ayant chacun sécrété leurs idéologies et leurs lois.
L homme est un être vivant dont lhistoire phylogénique et ontogénique est particulière. Comme pour tout être vivant possédant un système nerveux, ce dernier lui permet de contrôler ses conditions de vie en lui permettant dagir sur lenvironnement au mieux de son bien-être, car la seule raison dêtre dun être, cest dêtre. Ce nest pas un droit cela, cest une obligation sans laquelle il ny aurait pas dêtres vivants. Mais dès que cet organisme et le système nerveux qui lanime se trouvent réunis avec dautres organismes de la même espèce, les éléments les plus importants de son environnement, avant les «espaces verts et les terrains de planches à roulettes», ce sont les autres hommes. Il en résulte quil semble indispensable de connaître lessentiel du fonctionnement de ce système nerveux qui va lui permettre dentrer en contact avec les autres et de construire grâce à eux ce quon appelle «sa personnalité».
(C.A.83)
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IMAGINAIRE - IMAGINATION
FRÉDÉRIC LORDON
Pour la première fois peut-être, en tout cas du côté du travail, le fordisme fait surgir un imaginaire collectif « positif » du capitalisme autour des valeurs sociales de la marchandise et de la consommation. Comme l'on en effet noté les sociologies critiques dès les années 1960, la consommation de masse à produit l'un des remaniements les plus profonds et les plus structurants de l'imaginaire collectif contemporain, le désir d'acquisition des biens marchands se trouvant déchaîné par l'extension des possibilités de consommation, pour être institué comme une norme de vie. La consommation de masse et son imaginaire propre auront donc été au principe d'une extension considérable de la vie passionnelle du capitalisme, ou du capitalisme considéré dans son régime de désirs et d’affects – et, il faut bien le reconnaître, de son point de vue, la production
de ces attachements passionnels à et par la marchandise aura été une immense réussite. On jugera d’ailleurs de sa puissance, puissance de rayonnement et d’attraction, au rôle qu'il a sans doute joué dans l’effondrement des régimes socialistes qui ne pouvaient s’enclaver hermétiquement au point de ne rien laisser passer du spectacle des biens marchands exposés au dehors, ni par conséquent prévenir tout emballement du désir mimétique au-dedans.
Souligner la puissance de l'imaginaire capitaliste consumériste en particulier, et de l'imaginaire tout court en général, est alors une manière de répondre par avance a l'objection qui pourrait accorder la part du désir et des affects dans l’action, mais lui dénierait l'exclusivité, et refuserait qu’on oublie celle du « sens » : l’action humaine n’est-elle pas le propre d’un monde de significations ? Cette objection, en particulier, ne manquerait pas de souligner que, procédant d’une ontologie de la puissance, la philosophie spinoziste et son adaptation en sciences sociales livrent par la une vision du monde réduit a des rencontres, confrontations et compositions de puissances - les
conatus . Le désir n’est pas autre chose « qu'une expression précise et déterminée » de l'élan de puissance générique du .conatus ., et le concept d’affect tout autant participe de cette grammaire de la puissance en en désignant précisément les effets : comme la puissance est le pouvoir d’affecter, c’est-a-dire le pouvoir d’une chose de produire des effets sur une ou plusieurs autres choses, 1’affect est l’effet en une certaine chose de l’exposition a la puissance d’agir d’une ou plusieurs autres choses.
Pour toutes les médiations historiques que l’analyse de sa formation demanderait de reconstituer, une structure sociale aussi massive que l'imaginaire consumériste de la marchandise entre donc de plein droit dans le domaine passionnel, et même comme l'une des manifestations contemporaines les plus notoires de sa productivité - permettant d'ailleurs au passage de souligner que ce domaine des passions est essentiellement un domaine social. La doublure du régime d’accumulation que constitue son régime « dual » de désirs et d’affects intégre donc constitutivement un imaginaire collectif - qui n’est d'ailleurs pas nécessairement un imaginaire entièrement commun, mais connaît des variations selon les classes et les groupes.
A l'image de son régime de désirs et d’affects, et du seul fait qu'il s'y trouve inclus, l'imaginaire du capitalisme ne cesse de se renouveler. De même qu’il a ajouté aux seules perspectives de la misère a endiguer les images réjouissantes de la vie au milieu des objets marchands, le capitalisme néolibéral enrichit l'imaginaire fordien en s'efforçant d’ajouter aux affects joyeux extrinsèques de la consommation les affects joyeux intrinsèques de la « réalisation de soi » dans et par le travail salarié. Et c’est bien en effet un « enrichissement » à ses yeux puisque dans le régime de désirs et d’affects du salariat, il ne devrait plus entrer seulement d’accéder a des satisfactions transitives, hétérogènes à l’activité laborieuse elle-même - le travail comme moyen purement instrumental
d’accéder à 1'argent, simple médium de l’acquisition des biens marchands -, mais il devrait aussi entrer d’investir l’activité en elle-même et pour elle-même, élevée du statut de moyen à celui de fin, et devenue intransitive, c’est-a-dire désirable en soi. Ainsi le néolibéralisme entreprend-il de modifier le régime de désirs et d’affects hérité du fordisme pour faire entrer les salaries dans un nouveau régime de mobilisation, plus intense - évidemment.., dans lequel l’activité, jadis indifférente, devient l'objet, non plus médiat mais immédiat, du désir.
Il n'y a aucune force propre de l'idée vraie, et plus généralement de l'idée comme pur contenu idéel. Ceux qui se gargarisent en affirmant que « les idées mènent le monde » font donc entièrement fausse route, du moins si l'on comprend « idée » un peu rigoureusement, c'est-à-dire dans sa pure « idéelité » : analytiquement parlant, ce sont les affects mais dont les « idées » se chargent nécessairement dans le régime de la cognition imaginative, qui leur donnent leur puissance. Peut-être pour mieux faire la distinction faudrait-il réserver un terme spécial , par exemple adhaesio, à ce genre d' « idée » là, ainsi redéfinie comme idée-affect, ou, pour mieux dire, comme un affect investi dans un certain contenu idéel. C'est pourquoi il est illusoire de penser séparer l'ordre du sens et du discours de l'ordre des puissances-affects.
On ne lutte radicalement contre l'imaginaire néolibéral qu'en s'attaquant à son noyau dur métaphysique, c'est-à-dire à son idée de l'hommme. L'imaginaire antidote est donc un imaginaire anti-humaniste théorique, un imaginaire antisubjectiviste. A cette aune de l'ontologie des modes finis et de la réforme de l'entendement qui doit s'ensuivre, on voit combien il y a loin des urgences présentes de la politique antilibérale au temps long de la reconstruction d'un imaginaire antilibéral, une distance si grande qu'elle rend comiquement dérisoire l'ontologie des modes finis présentée comme une arme de guerre !
« Les hommmes se trompent quand ils se croient libres ; car cette opinion consiste en cela seul qu'ils sont conscients de leurs actions et ignorants des causes qui les déterminent. » (Eth, II, 35, scolie). C'est la combinaison de la conscience d'agir et de l'inconscience des causes qui déterminent à agir qui conduit les hommmes à croire en leur capacité d'auto-origination, à se croire non seulement simples opérateurs, mais authentiques auteurs de leurs actes. Laissée à ses fonctionnements spontanés, l'imagination s'arrête donc très vite dans la remontée de la chaîne des causes pour considérer le moi comme instance première et dernière de l'action, et elle demeure en cette idée aussi longtemps que rien ne vient la tirer de son sommeil épistémique. […] L'imaginaire néolibéral est en son fond un imaginaire de l'autonomie et de la suffisance individuelle. Ce noyau dur plonge très profond dans nos structures mentales, il est l'expression de la manière dont l'individu contemporain se rapporte spontanément à soi-même en se concevant comme arbitre libre et capacité d'autodétermination. Or, tant que ce noyau dur demeure inentamé, la matrice néolibérale reste à l’œuvre dans nos esprits et continue de se soumettre nos imaginaires – quand bien même, en surface, ceux-ci pensent tenir des discours antilibéraux, et se croient aussi sincèrement engagés dans la lutte contre le néolibéralisme qu'affranchis de ses cadres.
(S.A13)
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HENRI LABORIT
Les motivations pulsionnelles, transformées par le contrôle social qui résulte de l'apprentissage des automatismes socioculturels, contrôle social qui fournit une expression nouvelle à la gratification, au plaisir, seront enfin à
l'origine aussi de la mise en jeu de l'imaginaire. Imaginaire, fonction spécifiquement humaine qui permet à l'hommme contrairement aux autres espèces animales, d'ajouter de l'information, de transformer le monde qui l'entoure. Imaginaire, seul mécanisme de fuite, d'évitement de l'aliénation environnementale, sociologique en particulier, utilisé aussi bien par le drogué, le psychotique, que par le créateur artistique ou scientifique. Imaginaire dont l'antagonisme fonctionnel avec les automatismes et les pulsions, phénomènes inconscients, est sans doute à l'origine du phénomène de conscience.
Les dominants ont toujours utilisé l’imaginaire des dominés à leur profit. Cela est d’autant plus facile que la faculté de création imaginaire que possède l’espèce humaine est la seule à lui permettre la fuite gratifiante d’une objectivité douloureuse. Cette possibilité, elle la doit à l'existence d'un cortex associatif capable de créer de nouvelles structures, de nouvelles relations abstraites, entre les éléments mémorisés dans le système nerveux. Mais ces structures imaginaires restent intimement adhérentes aux faits mémorisés, aux modèles matériels dont elles sont issues. Or, à l'échelon socioculturel il est profitable; pour la structure hiérarchique, de favoriser l'amour de l'artiste citoyen pour sa création imaginaire, la patrie, qui lui fait oublier la triste réalité du modèle social, artisan de son aliénation. On a dit que de Gaulle aimait la France, mais méprisait les Français. Il aimait la conception imaginaire qu'il s'était faite de la France. L'artiste préférait son oeuvre au modèle imposé par la réalité. Or, ce qu'il y a de passionnant dans l'oeuvre, c'est qu'elle varie avec chaque hommme, avec sa mémoire, avec son histoire, que le même mot recouvre autant de créations imaginaires différentes qu'il y a de cerveaux imaginant et qu'il est alors facile de créer un mouvement collectif passionnel d'opinion pour quelque chose qui n'existe pas en dehors du produit variable de l'imagination de chaque individu. La distance croissante qui sépare ainsi la réalité
objective de la création imaginaire permet de manipuler la première en exploitant la seconde au bénéfice des plus forts. Dans toute cette interprétation, j'ai sans doute paru valoriser l'imaginaire et ne pouvoir éliminer moi-même le jugement de valeur. Or, constater que toute l'évolution des espèces s'est faite en développant l'imaginaire et les formations nerveuses permettant les processifs associatifs pour aboutir à l'hommme, n'est pas, me semble-t-il, faire un jugement de valeur. C'est constater une réalité objective. Mais reconnaître que l'imaginaire reste sous la dépendance des pulsions préhominiennes du fait que celles-ci gouvernent notre inconscient, n'oblige pas à utiliser l'imaginaire pour assurer la dominance de ces pulsions dans l'action, sous la protection ambiguë du discours conscient.
(E.F76)
La seule caractéristique d’un cerveau humain est de posséder les zones associatives particulièrement développées qui permettent, aidées par l’abstraction du langage, une combinaison originale des voies nerveuses codées, engrammées antérieurement par l’expérience. Un enfant qui vient de naître, répétons-le, ne peut rien imaginer parce qu’il n’a encore rien appris. La seule caractéristique humaine est ainsi le pouvoir imaginaire, celui de pouvoir mettre en forme des structures nouvelles qu’il pourra par la suite confronter à l’expérience. C’est là la seule liberté, si l’on tient à conserver ce mot dangereusement suspect.
Derrière ce front droit, cette masse neuronale qui s’est développée au cours des millénaires a permis les processus imaginaires. En effet, à partir d’un codage neuronal qui est imposé par l’expérience de l’environnement, si nous avons un système nous permettant d’associer ces chaînes neuronales de façon différente de celle qui nous a été imposée par cet environnement, associant, par exemple, la couleur d’un objet avec le poids d’un autre, la forme d’un troisième, l’odeur d’un quatrième, le goût d’un cinquième, nous sommes capables de créer une structure qui n’existe pas dans le monde qui nous entoure et qui sera une structure imaginaire. La seule caractéristique humaine semble bien être cette possibilité d’imaginer.
[...] Un enfant qui vient de naître ne peut rien imaginer parce qu’il n’a rien appris et on conçoit que, plus le système nerveux aura appris, mémorisé d’éléments, plus l’imagination risque d’être riche, à la condition que le matériel sur lequel vont travailler les systèmes associatifs ne soit pas enfermé dans la prison d’automatismes acquis, c’est-à-dire que l’hommme sache utiliser la caractéristique qui en fait un hommme, ses systèmes associatifs et son imaginaire.
(C.A.83)
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INGENIUM
FRÉDÉRIC LORDON
Il reste tout de même à savoir comment nous sommes affectés, et ce qui détermine telle affection a produire en nous tel affect plutôt que tel autre. Les affections sont affectantes au travers du filtre de ce que Spinoza nomme l'ingenium. L'ingenium est en quelque sorte ma constitution affective, l'ensemble de mes manières d’être affecté. Spinoza en donne une illustration très simple dans la préface de l’Ethique, IV : « La musique est bonne pour le mélancolique, mauvaise pour le malheureux, mais pour le sourd, elle n’est ni bonne ni mauvaise... » Le pouvoir d’être affecté du sourd ne s'étend pas jusqu’aux affections sonores ; quant aux deux autres, elles les affectent certes, mais très différemment. Et telle est bien l'idée : les affections sont réfractées par ma constitution affective. Il y a donc autant de façons d'être affecté, et par suite de juger, qu’il y a d'ingenia : « Des hommmes différents peuvent être affectés de différentes manières par un seul et même objet, et un seul et même hommme peut être affecté par un seul et même objet de manières différentes en des moments différents » (Eth, 111, 51). Ce qui est une façon de souligner que l'ingenium n'est pas donné une fois pour toutes, mais se constitue dynamiquement et se transforme sans cesse au fil
des affections rencontrées et des affects éprouvés — Spinoza, sociologue avant l’heure, n’omet pas de mentionner l'importance qu’y prend la prime éducation (Eth., III, Définitions des affects, 27, expl.). C'est d’ailleurs pourquoi, rencontrant en moyenne des affections semblables quand leurs conditions matérielles d'existence sont semblables, les ingenia se laissent regrouper en classes d'équivalence, caractérisées par des manières semblables de sentir et de juger, sans toutefois que ces regroupements n’excluent une certaine variété interne puisque, pour être proches, les trajectoires biographiques qu’ils rassemblent, et le long desquelles se sont formés les ingenia, demeurent toujours singulières.
Évolutif et en quelque sorte auto-alimenté par son propre travail de traitement de l’expérience, l'ingenium se présente synchroniquement comme un complexe : il rassemble des affectabilités nombreuses ; une seule et même affection peut provoquer en lui des résonances multiples. Ainsi, par exemple, l'affection d’une réforme fiscale qui baisse les impôts peut affecter joyeusement un même individu comme contribuable, mais aussi tristement s'il a contracté une manière de juger politiquement « à gauche » qui lui fait regretter le retrait de l’État social, de la solidarité redistributive, etc. De quel côté son âme penchera-t-elle in fine ? La réponse est : du côté des affects les plus puissants. Ici apparait l'un des aspects les plus centraux du spinozisme, à savoir d'être un quantitativisme universel de la puissance. La vie psychique, comme toute chose dans l’univers, est régie par le principe de mesure des forces : des choses s'affrontent, les plus puissantes l'emporteront. La grande originalité de Spinoza consiste a avoir fait entrer ce principe, qu’on entend assez bien pour les affrontements de choses extérieures, dans « l’intériorité » de la vie psychique :
« Un affect ne peut être réprimé ni supprimé si ce n'est par un affect contraire et plus fort que l'affect à réprimer » (Eth, IV, 7). Sous ce principe général, les propositions 9 a 18 de (Eth, IV) développent ces lois de puissance qui déterminent l’issue des conflits d'affects — selon que la cause des affects est imaginée présente ou absente, proche ou lointaine dans le temps, nécessaire ou contingente, etc.
(S.A.13)
voir aussi : désir - affect - pulsion...
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INSTITUTION
FRÉDÉRIC LORDON
Pour sembler plus « concrètes », les questions opératoires n’en sont pas pour autant les plus simples. C’est qu’il faut disposer des concepts capables d’exprimer l’efficacité. De ce point de vue, s’adresser à une ontologie de l’activité et de la puissance, dont la vocation même est de dire la production des effets, n’est pas le plus mauvais choix possible. Et de fait, le simple énoncé du syndrome Potemkine est déjà riche de nombreux échos spinozistes. Car l’on pourrait reformuler ainsi la question des institutions : i) le conatus à l’état brut, celui qu’on peut appeler si l’on veut « conatus essentiel » (voir Lordon, 2003), est une force désirante générique et intransitive, « un désir sans objet » comme le dit Laurent Bove (2005), la force motrice même de toute activité ; ii) qu’est-ce qui détermine ce conatus essentiel à s’actualiser comme désir spécifique et à s’orienter dans telle ou telle direction ? – ce sont les affects ; iii) d’où viennent ces affects, qu’est-ce qui nous affecte ? – des affections par (c’est-à-dire des rencontres de) choses extérieures ; iv) par conséquent, si les institutions, choses sociales extérieures à nous s’il en est, si les institutions donc normalisent nos comportements, si elles nous font faire ceci et pas cela, pour le dire en termes foucaldiens et retrouver ainsi la question de la gouvernementalité : si elles conduisent nos conduites, c’est qu’elles ont un certain pouvoir de nous affecter, c’est-à-dire de déterminer nos conatus à prendre telle direction et pas telle autre. En d’autres termes, c’est que les institutions ont une puissance propre, puisque la puissance chez Spinoza est précisément cela : le pouvoir d’affecter, le pouvoir d’une chose de produire des effets sur une ou plusieurs autres choses – des effets, c’est-à-dire des réactions, des redirections du conatus des choses affectées. En résumé, si lorsque je vis sous un certain rapport institutionnel j’adopte une certaine conduite, c’est que j’ai été déterminé à le faire, donc que j’ai été affecté, donc que j’ai subi l’effet d’une certaine puissance. Cette puissance c’est celle de l’institution. Voici donc le premier énoncé d’une théorie spinoziste des institutions sociales : il y a une puissance des institutions.
Par construction, l’institution affecte simultanément et identiquement un grand nombre d’individus – tous ceux qui se trouvent sous son ressort. En d’autres termes elle produit un affect commun à grande échelle. « Commun » et « à grande échelle » : ce sont les deux caractéristiques de l’affect institutionnel. Si l’institution affecte à grande échelle, c’est donc que sa puissance est grande, comparée à la puissance d’un seul. Certaines institutions ont même le pouvoir d’affecter tous (ou presque, et en régime) : par exemple la langue, l’État, la monnaie. De ces énoncés de base, suit une évidente question : cette puissance dont disposent les institutions, d’où leur vient-elle ? La réponse spinoziste est à trouver dans le Traité politique et elle est la suivante : la puissance capable d’affecter la multitude vient nécessairement de la multitude. On pourrait d’abord y voir intuitivement un argument d’échelle ou, pour le dire à la manière des physiciens, d’homogénéité des ordres de grandeur. Il y a surtout dans le fait que seule la multitude puisse affecter la multitude le thème central de la philosophie politique de Spinoza, en fait l’énoncé même de la thèse fondamentale de l’immanence. Que les hommes, du fait de leurs puissances, s’entr’affectent mutuellement, c’est vrai à l’échelle individuelle, ou plus exactement interindividuelle – les hommes se rencontrent et ils s’affectent, joyeusement ou tristement, c’est selon –, mais c’est vrai également à l’échelle collective : les hommes pris globalement s’affectent eux-mêmes, le global des hommes s’auto-affecte. On peut donc dire que le monde social est le domaine des affections mutuelles des hommes – incidemment il y aurait là une manière de définir une possible science sociale spinoziste comme science des auto-affections du corps social. En disant ainsi que tout ce qui arrive aux hommes est le fait des autres hommes, on touche donc cette caractéristique centrale de la philosophie politique de Spinoza : elle est une philosophie de l’immanence. L’immanence ici, c’est que rien n’arrive aux hommes qui ne soit l’effet de la puissance des hommes. Plus précisément, tout ce qui arrive au corps social et dans le corps social résulte, en dernière analyse, d’une certaine composition de la puissance de ses membres. Cette composition prend chez Spinoza le nom de puissance de la multitude. Aussi, du Traité politique, œuvre d’abord pensée comme du ressort de la seule philosophie politique, comme l’attestent prima facie ses objets mêmes – le passage de l’état de nature à l’état civil, l’État et les formes du gouvernement –, il est possible, c’est en tout cas le parti pris ici, de faire une lecture bien plus extensive, révélant ainsi toute la force d’un texte dont le pouvoir d’intelligibilité va très au-delà des seuls phénomènes qu’il vise explicitement, et dont la puissance conceptuelle s’offre à l’éclairage de domaines auxquels on n’aurait pas d’abord pensé.
Ainsi le Traité politique peut-il être lu, non pas seulement comme une philosophie de la genèse et des structures de la Cité au sens étroit du terme, mais comme la matrice d’une théorie générale des institutions sociales. Il est même possible de dire les choses plus précisément : de cette lecture du Traité politique vient la thèse que la « puissance de la multitude » constitue le principe fondamental de tous les faits d’institution, de tous les faits de norme, de souveraineté, d’autorité et de valeur. C’est donc en ces termes de puissance des individus, puissance de la multitude, puissance des institutions, et du rapport entre ces puissances qu’il s’agira de rendre compte de l’ordre institutionnel et de ses crises – alias le syndrome Potemkine.
... la mise en contact des individus produit, par propagation et résonances affectives de nouveaux « états de conscience » (Durkheim) qualitativement distincts des états individuels « isolés » et propre à la formation d’un collectif : « Des images qui expriment les différentes manifestations émanées des divers points de la foule […] se forment dans les esprits […] Une fois éveillées dans ma conscience, ces représentations variées viennent s’y combiner les unes avec les autres et avec ce qui constitue mon sentiment propre. Ainsi se forme un état nouveau qui n’est plus le mien au même degré que le précédent […] Plusieurs états de conscience similaires s’appellent les uns les autres par suite de leur ressemblance, puis fusionnent et se confondent en une résultante qui les absorbe et qui en diffère […] C’est l’état collectif » (Durkheim, 1895, 1985, p. 110-111). Pour peu que l’on retranscrive le lexique des « états de conscience » dans celui des affects, à quoi d’ailleurs Durkheim se rend spontanément en évoquant le « processus en vertu duquel, au sein d’une réunion d’hommes, un sentiment collectif s’élabore, celui d’où résulte notre adhésion aux règles communes » (Durkheim, 1895, 1985, p. 114-115), la correspondance avec le modèle spinozien d’Alexandre Matheron est frappante. Et c’est bien de cela qu’il s’agit en effet : de la production d’une certaine manière de « sentir en commun » (Durkheim, 1895, 1985, p. 114-115).
L’affect commun ainsi formé a la propriété d’être à la fois constitué et constituant. Constitué il l’est par le fait de la composition même, et d’ailleurs comme une puissance étrangère au groupe qui l’a pourtant engendré, et qu’il finit par surplomber alors même que ce dernier en est l’origine immanente. Par quoi, ce faisant, l’affect commun a aussi pour effet de littéralement constituer l’éparse multitude du départ en groupe, et de lui faire faire communauté. Aussi dans son pouvoir constituant même, l’affect commun apparaît-il comme opérateur de communauté, efficace non seulement dans l’ordre politique où Spinoza lui donne sa première illustration, mais plus largement dans tous les registres du communautaire qui s’offrent à décliner sur des modes spécifiques la généralité du « sentir en commun » – religieux, moral, monétaire, esthétique (voir Lordon, 2010), etc. Et tel est bien le sens de l’article 1 du chapitre VI du Traité politique : « Si une multitude vient à s’assembler et à former comme une seule âme, ce n’est point sous la conduite de la raison mais par l’effet de quelque affect commun ».
Laissé à son indétermination le « quelque » affect commun ne préjuge en rien de sa nature particulière et s’il joue ici à la formation de la Cité, rien ne s’oppose à ce qu’on en observe l’effet dans d’autres ordres de communauté. Le point important en tout cas est bien celui-là : le corps social fait communauté quand il s’auto-affecte d’un affect commun. Cette production immanente d’un effet de transcendance, c’est-à-dire cette situation où des puissances et des affects venus des hommes se composent en une puissance qui s’élève au dessus d’eux et qui retombe sur eux pour les affecter d’un affect commun, donc cette dynamique ascendante/descendante des affects individuels et collectifs, à laquelle on peut d’ailleurs donner une figure, forme ce qu’on peut appeler une auto-affection immédiate de la multitude – immédiate puisqu’ici la multitude s’auto-affecte sans intermédiaire. Dans un modèle très simplifié conçu d’après la situation initiale d’un état de nature, la genèse des mœurs par exemple ressortit typiquement de l’auto-affection immédiate, stabilisation de normes collectives du bien et du mal adossées à des affects communs s’imposant sur un mode a-centrique et diffus, en l’absence de tout pôle constitué d’enforcement (exécution/application).
(E.I.10)
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LÉGITIMITÉ - VIOLENCE SYMBOLIQUE
FRÉDÉRIC LORDON
Comment le pouvoir ou l'autorité peuvent-ils opérer hors du seul recours à la coercition physique ? La réponse n'est pas directement dans la notion de légitimité elle-même, mais dans le concept de violence symbolique. Insensible et inconsciente, non pas physique mais gnoséologique, la violence symbolique consiste en l'imposition aux dominés des catégories de dominants, et par conséquent de principes de vision qui leur font appréhender un monde objectivement contingent et défavorable comme naturel et acceptable – parfois même heureux. On pourrait donc ainsi définir la légitimité chez Bourdieu : elle est l'effet spécifique de la violence symbolique – et par là le premier contributeur à la reproduction d'un ordre de domination.
Par un effet d'amalgame assez prévisible, la « domination » a connu le même sort que les « structures ». Aussi n'y a-t-il pas lieu d'être davantage surpris que la « légitimité » emportée par le mouvement général, connaisse une métamorphose semblable à celle qui substitue l'institution, dans sa version humaniste-théorique, aux structures. Elle n'est plus la trace de la violence symbolique mais le fait d'un accord raisonné des consciences selon des valeurs. On rend en son nom des « jugements de légitimité » dont le concept a l'avantage de concentrer les propriétés les plus remarquables de la nouvelle atmosphère intellectuelle : il y a des individus, consciences capables de délibération et de jugement ; le monde comme leurs propres pratiques sont soumis à leur activité réfléchissante ; une ou des conceptions du bien déterminent le sens donné aux événements et à l'action.
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MÉRITE PERSONNEL
FRÉDÉRIC LORDON
S'il y a bien un paradoxe flagrant du capitalisme néolibéral – il faudrait même dire : une insoluble contradiction – c'est que jamais mode de production n'a poussé si loin la division du travail, donc le caractère profondément collectif de toute production, mais pour l'accompagner d'une rhétorique de la performance individuelle, de l'attribution à soi-même et du mérite personnel exclusif.
Comme toujours ce sont les cas maximaux qui sont dotés des meilleurs propriétés révélatrices, c'est pourquoi il faudrait avoir le temps de s'attarder sur les édifiants récits qui nous sont proposés comme légende du capitalisme, épopées de la création héroïque d'entreprise, entièrement imputable au génie personnel du créateur : Bill Gates, Steve Jobs ou Mark Zuberberg sont ainsi tour à tour offert à l'imaginaire de la surpuissance et de la suffisance... alors que, même au niveau le plus superficiel, toutes ces histoires commencent par du collectif et, symptomatiquement, finissent par de la spoliation. Ainsi même au moment réputé le plus individualiste des commencements, Bill Gates s'appuie sur Paul Allen avant de le faire oublier, Steve Jobs sur Steven Wozniak avant de l'escamoter, Mark Zuberberg sur les frères Winklevoss avant de les passer à la trappe. Et dans une répétition du même schéma, où l'on pourrait voir une insistance propre au mythe, il s'agit toujours d'éliminer le tiers encombrant, celui qui dit l'insuffisance originelle du faux créateur, obligé de se faire vrai spoliateur, pour pouvoir se poser in fine comme vrai faux entrepreneur, au prix d'une manœuvre d'élimination qui n'est pas s'en faire penser aux effacements photographiques staliniens.
(S.A.13)
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ÉTAT - SOUVERAINETÉ
FRÉDÉRIC LORDON
La brigue n'est que la forme la plus visible et la plus consciente de la captation de puissances externes. Elle ne saurait faire oublier toutes ces autres configurations ou un individu produit des effets par mobilisation de puissances extérieures à la sienne, mais des puissances qui ne sont pas nécessairement identifiables ou assignables, comme elles peuvent l'être dans le cas des enrôlements formels, des puissances anonymes, des puissances sociales déposées dans les structures. […] il faudrait beaucoup de temps pour expliquer que les institutions et les structures sont en quelque sorte des « cristallisations » de ce que Spinoza nomme la puissance de la multitude, une idée qu'il forme d'abord à propos de l'institution par excellence, peut-être la mère de toutes les institutions, l'État. L'idée spinoziste de l'État, c'est que la puissance étatique, qui semble écrasante et surtout extérieure à chacun, ne provient en dernière analyse que de nous : c'est notre puissance, notre puissance de multitude, mais composée-coalisée d'une manière qui nous la rend méconnaissable, que le souverain capte... pour la retourner contre nous en une puissance de régner. « Ce droit que défini la puissance de la multitude, on le nomme généralement imperium » - imperium qu'on traduirait aussi bien par État que par souveraineté. Cette intuition de la transcendance immanente, transcendance parce que l'État se présente à nous comme un pouvoir qui vient du haut, sous la forme d'une extériorité surplombante, mais immanente parce que son origine véritable n'est autre que la multitude elle-même. […] Alexandre Matheron ramasse cette distinction en une formule lapidaire : « Le pouvoir politique c'est la confiscation par les dirigeants de la puissance collective de leurs sujets ». La captation – captation de la puissance de la multitude – est au principe même du pouvoir de l'État. Ce que le souverain croit être sa propre puissance en fait ne lui appartient pas : elle est en dernière analyse la puissance composée de tous ces sujets, sur lesquels en quelque sorte, il règne à leur frais... On pourrait ainsi dire que le pouvoir d'État est une super-brigue, mais à l'échelle de la société entière, une brigue anonymisée et structurelle, par là propice au confort d'inconscience des occupants de l'État.
(S.A.13)
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OBSEQUIUM
FRÉDÉRIC LORDON
A des degrés divers selon leur type, les rapports institutionnels ont en commun de fonctionner aux affects et à la puissance. L'individu qui s'y trouve pris est, par le fait, la proie d'un complexe d'affects que sa psyché pèse selon les pondérations de sa complexion. Spinoza nomme obsequium le comportement qui résulte d'une balance affective déterminant l'individu à se faire sujet du rapport institutionnel, c'est-à-dire l'acceptation de se placer sous sa loi et l'observance de ses réquisits. Faut-il le dire l'obsequium n'a rien du choix d'un sujet-subjectum qui évaluerait dans la transparence d'une conscience réflexive les avantages et les inconvénients de se soumettre ou non à l'institution. Il est l'effet d'une configuration de forces (affectives) qui traversent l'individu et le déterminent à se mouvoir conformément au rapport institutionnel – ou bien de tenter d'échapper à son emprise. On ne saurait dire que l'individu « n'est pour rien » dans le mouvement qui l'emmène se placer sous le rapport institutionnel puisque ce sont les susceptibilités de son ingenium qui donnent ses coefficients de pondération à la balance affective déterminante. Mais à cette réserve près, cette balance elle-même est le pur produit de l'affrontement des puissances affectives sur la scène intérieure de la psyché, un combat dont le réputé sujet n'est que le théâtre, entre des forces dont il n'est que la proie – et certainement pas le maître. Ses caractéristiques idiosyncrasiques sont certes mobilisées puisqu'elles donnent un modulation singulières aux effets des affections institutionnelles – chaque individu n'est pas affecté identiquement par une même affection (Eth, III, 51) et il est des ingenia qui, cédant plus vite à telle forme de la crainte ou de l'espoir institutionnels, sont plus enclins à l'obsequium, d'autres qui offrant de moindres susceptibilités aux mêmes forces sont plus disposés à la mauvaise volonté, voire à la rébellion.
Mais dans tous les cas, les comportements observables ne sont que l'effet d'une complexion affective biographiquement constituée, et des affections qu'il lui est donné de réfracter. L'effet global en chacun du complexe d'affects nés de l'ensemble des affections institutionnelles, n'est que la résultante de synthèses opérées en la psyché selon la loi de mesure de puissances.
(S.A.13)
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PENSER PAR SOI-MÊME
FRÉDÉRIC LORDON
Ainsi par exemple de ce schème, sur lequel une vulgate critique pense pouvoir s'édifier, et qui énonce l'impératif de « penser par soi-même ». On pourrait parler de demi-critiques, comme Pascal parle de demi-habiles, et à n’en pas douter le « penser par soi—même » serait leur maxime princeps. Reconnaissons à sa décharge qu’elle a pour elle des créances tout à fait distinguées a produire. On en trouve la forme la plus pure dans ce texte de Kant intitulé Qu’est-ce que les Lumières ? dont le ton est donné dès les toutes premières lignes : « Les Lumières, c’est la sortie de l'homme hors de 1’état de tutelle dont il est lui-même responsable. L'état de tutelle est l'incapacité de se servir de son entendement sans la conduite d'un autre. On est soi-même responsable de cet état de tutelle quand la cause tient non pas à une insuffisance de l'entendement mais à une insuffisance de la résolution et du courage de s’en servir sans la conduite d’un autre. Sapere aude ! Aie le courage de te servir de ton propre entendement ! Voilà la devise des Lumières. » ... Bien sûr « penser par soi—même » c’est revendiquer de s’affranchir de la tutelle des autorités intellectuelles consacrées par la tradition et ne plus penser servilement d’après elles seulement. Mais dans un mouvement violemment antinomique, qui est l’excès même du négatif, l'affranchi des autorités se pense alors affranchi de tout, monade épistémique parfaitement autosufisante.
Il n’y a pas plus révélateur de l'imaginaire néolibéral que la conception que chacun se fait spontanément de soi-même comme sujet pensant. Le sujet pensant dit ceci : j’ai des idées, j’ai mes idées, moi qui pense par moi-même je peux dire : mes idées, c’est moi seul qui les ai faites, puisque ce sont mes idées. Sans vouloir faire l'assemblage trop hétéroclite, il faut bien dire que la négation de cette négation est à trouver du côté de Spinoza. Rigoureusement parlant, l’individu ne pense pas par lui-même, il ne fait d’ailleurs rien par lui-même si l’on entend par là qu’il en serait la cause exclusive. Et il en est ainsi, dit Spinoza, car l'homme, comme toute chose dans la nature, est un mode ?ni. Si, dans 1’ordre des idées, on veut retourner à la bifurcation qui va séparer la pensée libérale d’un contraire possible, c’est jusque-là (au moins) qu’il faut remonter : à l'embranchement de Descartes et de Spinoza. Descartes pense l’homme comme substance (avec toutes les plénitudes de la substance), Spinoza le pense comme mode (avec toutes les incomplétudes du mode fini). Descartes commence avec l'homme — puisque son point de départ, c’est le cogito. Spinoza commence avec Dieu — c'est-à-dire la Nature. De cette antinomie sortent deux mondes possibles. Le premier, celui de Descartes - ou plus exactement celui auquel la philosophie de Descartes a donné son onction - , c’est le nôtre, le monde du sujet-substance. Le second est peut-être le seul antidote possible, en tout cas le dissolvant par excellence des croyances de la subjectivité, fondement ultime de l'imaginaire néolibéral.
... la plupart des effets — effets de pensée ou de mouvement — que le mode humain peut produire ne s’expliquent pas par lui seul, mais sont co-déterminé par des choses extérieures. « Penser par soi », qui passe pour la maxime directrice de la « pensée critique », est donc l’un des plus beaux exemples de la pensée a-critique. L’un des plus beaux exemples de la pensée néolibérale aussi, pensée de l'autosuffisance épistémique des sujets, par là systématiquement portée à ignorer que nous ne pensons qu’en connexion avec d’autres « choses », parmi lesquelles, surtout, d’autres individus, que nous pensons toujours, non pas leurs pensées, seule chose que voit Kant et
dont il fait un motif d'affranchissement, mais avec et à partir de leurs pensées. Il n’est donc aucune de nos pensées que nous puissions dire entièrement nôtre. Et, pour paraphraser (Éth., II, 35, scolie), si nous nous trompons en croyant « penser par nous-mêmes », c’est que nous sommes conscients de penser mais ignorants des innombrables influences qui nous ont déterminés à penser.
En tout cas, comme l’a très bien montré Lorenzo Vinciguerra, il n’y a pas d’atomisme des idées :
toujours nous lions nos idées pour en former de nouvelles par recombinaisons originales d’idées anciennes, préalablement métabolisées — influences extérieures transformées par intégration, en idées intérieures, disons plutôt en idées propres – schème métabolique d'assimilation qui conduit Nietzsche à voir l'esprit comme un estomac.
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PUISSANCE - VOLONTÉ DE PUISSANCE
NIETZSCHE
Les hommes qui préfèrent choquer, et par là déplaire, désirent la même chose que ceux qui veulent ne pas choquer et plaire, seulement à un degré bien plus haut et indirectement, au moyen d'une marche intermédiaire par laquelle en apparence ils s'éloignent de leur but. Ils veulent l'influence et la puissance, et par cette raison montrent leur supériorité, même de manière à causer une impression désagréable; car ils savent que celui qui enfin est parvenu à la puissance plaît presque en tout ce qu'il fait et dit, et que là même où il déplaît, il a l'air encore malgré tout de plaire. (HTH/78-§595)
L'homme voit dans tout malaise ou revers de fortune quelque chose pour quoi il lui faut faire souffrir quelqu'un d'autre, choisi au hasard, - ce faisant il prend conscience de ce qui lui reste de puissance et cela le console. (AUR/81-§15)
En faisant du bien et en faisant du mal, on exerce sa puissance sur autrui - et l'on ne veut rien d'autre ! En faisant du mal à ceux à qui nous devons avant tout faire sentir notre puissance; car la douleur est pour cela un moyen bien plus efficace que le plaisir : - la douleur demande toujours la cause, tandis que le plaisir est enclin à s'en tenir à lui-même et à ne pas regarder en arrière. En faisant du bien ou en voulant du bien à ceux qui dépendent de nous en quelque manière (c'est-à-dire sont habitués à penser à nous comme à leurs causes); nous voulons augmenter leur puissance parce que ainsi nous augmentons la nôtre, ou nous voulons leur montrer l'avantage qu'il y a à être en notre pouvoir, - ainsi ils se satisferont davantage de leur situation et se montreront plus hostiles et plus combatifs envers les ennemis de notre puissance.
Que nous offrions des sacrifices en faisant du bien ou en en faisant du mal, cela ne modifie en rien la valeur ultime de nos actions ; même lorsque nous risquons notre vie comme le martyr dans l'intérêt de son Église, c'est un sacrifice que nous offrons à notre aspiration à la puissance, ou qui est destiné à conserver notre sentiment de puissance.
Seuls les représentants les plus excitables et les plus avides du sentiment de puissance peuvent prendre plus de plaisir à imprimer au récalcitrant le sceau de leur puissance; des hommes pour qui la vision de ce qui est déjà soumis (en tant qu'il est objet de bienveillance) représente un fardeau et suscite l'ennui. Cela dépend de la manière dont on est habitué à épicer sa vie; c'est une question de goût que de préférer l'accroissement lent ou soudain, tranquille ou dangereux et audacieux de sa puissance, - on recherche toujours telle ou telle épice en fonction de son tempérament. (LGS/82-§13)
Partout où j'ai trouvé quelque chose de vivant, j'ai trouvé de la volonté de puissance ; et même dans la volonté de celui qui obéit j'ai trouvé la volonté d'être maître. Que le plus fort domine le plus faible, c'est ce que veut sa volonté qui veut être maîtresse de ce qui est plus faible encore. C'est là la seule joie dont il ne veuille pas être privé. Et comme le plus petit s'abandonne au plus grand, car le plus grand veut jouir du plus petit et le dominer, ainsi le plus grand s'abandonne aussi et risque sa vie pour la puissance. C'est là l'abandon du plus grand : qu'il y ait témérité et danger et que le plus grand joue sa vie. Ce n'est que là où il y a de la vie qu'il y a de la volonté : pourtant ce n'est pas la volonté de vie, mais - ce que j'enseigne - la volonté de puissance. Il y a bien des choses que le vivant apprécie plus haut que la vie elle-même ; mais c'est dans les appréciations elles-mêmes que parle - la volonté de puissance ! " Voilà l'enseignement que la vie me donna un jour : et c'est par cet enseignement, ô sages parmi les sages, que je résous l'énigme de votre cœur. (APZ/83-85-p2)
[...] voilà mon monde dionysiaque qui se crée et se détruit éternellement lui-même, ce monde mystérieux des voluptés doubles, voilà mon par-delà bien et mal, sans but à moins que dans la joie d'avoir accompli le cercle gît un but, sans vouloir, à moins qu'un anneau n'ait la bonne volonté de tourner éternellement sur soi-même - voulez-vous un nom pour ce monde ? Une solution pour toutes ces énigmes ? Une lumière même pour vous, les plus ténébreux, les plus secrets, les plus forts, les plus intrépides de tous les esprits ? - Ce monde, c'est le monde de la volonté de puissance et rien d'autre ! Et vous-même, vous êtes aussi cette volonté de puissance - et rien d'autre ! (FP/84-85-v11)
Les physiologistes devraient hésiter à considérer l'instinct de conservation comme instinct fondamental de tout être organisé. Avant tout, c'est quelque chose de vivant qui veut épancher sa force. La vie elle-même est volonté de puissance. La conservation de soi n'en est qu'une des conséquences indirectes les plus fréquentes. (PDBM/86-§13)
(Ce que je dois aux Anciens) : Je vis leur instinct le plus violent, la volonté de puissance, je les vis trembler devant la force effrénée de cette impulsion, - je vis naître toutes leurs institutions de mesures de précautions pour se garantir réciproquement des matières explosives qu'ils avaient en eux. L'énorme tension intérieure se déchargeait alors en haines terribles et implacables au-dehors : les villes se déchiraient réciproquement pour que leurs citoyens trouvent individuellement le repos devant eux-mêmes. On avait besoin d'être fort : le danger était toujours proche, - il guettait partout. Les corps superbes et souples, le réalisme et l'immoralisme intrépides qui étaient le propre des Hellènes leur venaient de la nécessité et ne leur étaient pas " naturels ". C'était une conséquence et non pas quelque chose qui leur venait d'origine.(LCI/88-10§3)
Qu'est-ce qui est bon ? Tout ce qui exalte en l'homme le sentiment de puissance, la volonté de puissance, la puissance même. Qu'est-ce qui est mauvais ? Tout ce qui vient de la faiblesse. (ANT/88-§2)
La vie est, à mes yeux, instinct de croissance, de durée, d'accumulation de forces, de puissance : là où la volonté de puissance fait défaut, il y a déclin. (ANT/88-§6)
Si l'essence la plus intime de l'être est volonté de puissance, si le plaisir est toute croissance de la puissance, déplaisir tout sentiment de ne pouvoir résister et maîtriser : ne pouvons-nous pas alors poser plaisir et déplaisir comme des faits cardinaux ?
La vie n'est qu'un cas particulier de la volonté de puissance, - il est tout à fait arbitraire d'affirmer que tout aspire à se fondre dans cette forme de la volonté de puissance. (FP/88-v14)
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STRUCTURE - STRUCTURALISME
FRÉDÉRIC LORDON
Si le capitalisme doit être saisi en ses structures, il doit aussi l'être comme un certain régime de désir – pour le plaisir d'une paronymie foucaldienne, on pourrait dire : une épithumè. Parler d'épithumè est une autre façon de rappeler que les structures objectives, comme l'avait déjà noté Bourdieu, mais Marx également, se prolongent nécessairement en structures subjectives, et que, choses sociales externes, elles existent aussi nécessairement sous la forme d'une inscription dans les psychés individuelles. En d'autres termes, les structures sociales ont leur imaginaire propre en tant qu'elles s'expriment comme configuration de désirs et d'affects. Parler d'épithumè, c'est aussi dire dans le cas présent que, dans la multiplicité des structures sociales, celles qui ont à voir avec les rapports du capitalisme ont acquis une consistance et une centralité qui en font le principe organisateur de la plus grande part de la vie sociale.
(C.D.S10)
La philosophie de Spinoza permet de compléter le structuralisme des rapports de Marx par une anthropologie des passions, c'est-à-dire par une théorie de l'action humaine et de ne pas perdre de vue qu'à l'intérieur d'un monde de structures, il y a des individus qui sont des puissances d'agir et qui s'activent. Comment ? Sous l'emprise de leurs passions.
(E.J.B.10)
Il y a bien des individus et ils éprouvent des affects. Mais ces affects ne sont pas autre chose que l’effet des structures dans lesquelles les individus sont plongés. Et les deux bouts de la chaîne, réputés incompatibles, peuvent enfin être conjoints pour donner accès à quelque chose comme un structuralisme des passions.
Il y a des structures, et dans les structures il y a des hommmes passionnés ; en première instance les hommmes sont mus par leurs passions, en dernière analyse leurs passions sont largement déterminées par les structures ; ils sont mus le plus souvent dans une direction qui reproduit les structures, mais parfois dans une autre qui les renverse pour en créer de nouvelles : voilà, à l’essentiel, l’ordre de faits que voudraient saisir les combinaisons particulières du structuralisme des passions.
Parce qu’il entreprend de tenir ensemble les deux bouts réputés incompatibles – les individus passionnés et les structures
sociales impersonnelles –, le structuralisme des passions ne se contente pas de produire une synthèse des supposés contraires, il permet également de régler certains des problèmes internes d’une position structuraliste en sciences sociales où la restauration individualiste/subjectiviste avait cru voir une insuffisance indépassable : l’incapacité historique. S’il n’y a que des structures minérales et inhabitées, ou disons simplement peuplées d’agents conçus comme leurs supports passifs, d’où peuvent venir les forces ou les événements qui les feront échapper à la fatalité de la reproduction ad aeternam ? « Althusser à rien », dit le graffiti de Mai 68 qui se voit comme l’infirmation en actes du structuralisme et de son incapacité à penser les transformations – soit le mouvement même de l’histoire. Là encore donc, il y aurait à choisir : ou bien les structures mais alors sans le mouvement, ou bien l’histoire mais avec la liberté du sujet – puisqu’on ne conçoit pas qu’il puisse y avoir autre chose que le libre arbitre, c’està- dire l’affranchissement des déterminations structurales, au principe des élans de rupture qui font l’histoire.
L’antisubjectivisme passionnel de Spinoza [...] permet d’envisager un monde de structures mais peuplé d’individus conçus comme des pôles de puissance désirante, dont le désir, précisément, peut parfois aspirer à échapper aux normalisations institutionnelles et, dans certaines conditions, y parvenir. Parce qu’il y a du désir et des affects, termes dont la réintroduction était décidément stratégique, il y a des forces motrices au sein des structures, des forces le plus souvent déterminées à la reproduction du même, mais éventuellement capables de faire mouvement dans des directions inédites qui viennent briser le cours ordinaire des choses, quoique sans échapper à l’ordre causal de la détermination – lorsque, par exemple, le fonctionnement des structures passe aux yeux des individus un point d’insupportable, et les détermine alors non plus à la conformité mais à la sédition. Et il redevient possible de penser aussi bien les ordres institutionnels en régime que leurs crises… sans qu’il faille supposer pour ces dernières quelque magnifique irruption de la « liberté » - simplement la poursuite de la causalité passionnelle dans de nouvelles directions.
Les individus ne se comportent jamais que comme les structures les déterminent à se comporter ; mais ils n’ont aussi tel comportement que pour avoir désiré se comporter ainsi. Ces deux propositions ne se raccordent que par la médiation des affects : c’est d’avoir été affecté dans et par les structures que les individus ont désiré se comporter comme ils se comportent. Telle est l’essence d’un structuralisme des passions qui trouve à s’appliquer par exemple aux comportements des individus pris dans les structures du capitalisme, et fait signe vers l’idée que, derrière les structures proprement économiques d’un régime d’accumulation, telles qu’elles ont été conceptualisées par Marx puis par la théorie de la Régulation, il y a comme une structure duale, ou une doublure si l’on veut, sous la forme d’un certain régime de
désirs et d’affects.
Les affects : voilà le modus operandi de l’efficacité institutionnelle. Comment cette efficacité est produite, et aussi, parfois, comment elle est détruite, c’est le genre de question dont la réponse est à trouver dans les dynamiques passionnelles collectives et individuelles. Car de même que la crise macroéconomique des régimes d’accumulation est à saisir comme événement passionnel, de même, et a fortiori, la décomposition est une possibilité toujours inscrite à l’horizon de toute institution, jamais assurée que la balance affective qui la soutient dans l’existence ne viendra pas à être renversée. Voilà, entre autres, l’avantage de repeupler les structures et les institutions par des individus, qui sans être des sujets libres, sont des pôles d’activité puissante, déterminés par leurs affects et leurs désirs à faire mouvement d’une certaine manière, le plus souvent pour se conformer aux réquisits de l’institution, mais parfois aussi pour s’en affranchir, voire entrer en guerre contre elle si elle s’est rendue odieuse au point de faire naître le désir de la détruire – toujours une histoire d’affects… Inutile de le dire, la scène institutionnelle de l’entreprise se prête particulièrement bien à ce genre d’analyse – et l’histoire sociale des rébellions au travail à se laisser éclairer par la conceptualité spinoziste de la sédition.
La position du structuralisme des passions ne tient donc ensemble les structures et l’action individuelle (passionnée) que pour avoir préalablement tué l’« individu », plus exactement l’individu des sciences sociales les plus obstinément individualistes, cet être libre, souverain, autodéterminé et responsable – en fait le sujet, dont la restauration théorique n’est jamais parvenue à se défaire complètement d’un arrièreplan de célébration morale. Ni de ses effets politiques. Politique, aussi, l’angle sous lequel on peut envisager la critique conceptuelle du subjectivisme, en demandant à ces sciences sociales si elles ont bien conscience de leurs affinités avec l’idéologie néolibérale dont, de fait, elles reconduisent, au moins tacitement, les énoncés les plus fondamentaux.
L’énergie libre et sans objet du conatus se lie et s’investit dans des objets particuliers non par un quelconque pouvoir d’autodétermination mais sous le travail d'affections extérieures produites par des structures sociales. De cette énergie conative, on pourrait dire qu’elle est, littéralement parlant, amorphe ex ante. Elle ne prend forme qu’en se coulant dans les structures sociales, les formes institutionnelles et les rapports sociaux, qui lui offrent ses conditions concrètes d’exercice et, par là même, configurent ses investissements possibles en la déterminant à quelque chose — salut, gloire, fortune (ou tout autre objet à poursuivre). I1 n'est d'ailleurs nul besoin d'en passer par l'histoire grandiose des formations sociales pour s'en apercevoir, et l'on retrouve à des échelles temporelles et sociales bien plus modestes ce même effet d' conformation des énergies désirantes, autrement flottant « libres » et indéterminées, par les structures d’un environnement institutionnel — où il faut voir le cœur même d’un structuralisme des passions. De ces environnements institutionnels de moyenne échelle, Bourdieu donne un archétype possible avec le concept de champ, lieu par excellence d’une offre faite aux conatus , invités a s’investir dans les enjeux particuliers institués par le champ - grandeur scientifique, artistique, politique, etc. Ainsi chacun des champs propose-t-il des objets spécifiques propres à capturer les désirs flottants - et à endurcir les désirs déjà captés. «Illusio est le nom donné par Bourdieu a cette mise en forme de 1'énergie du conatus et aux investissements spécifiques que déterminent localement les structures du champ.
A leur échelle donc, mais selon des processus formellement semblables à ceux des formations sociales macroscopiques, les champs sont des réalisations concrètes du structuralisme des passions, c'est-à-dire des lieux de désirs, d'affects et d'imaginaire structuralement organisés.
(S.A.13)
On a beaucoup reproché au structuralisme du point de vue marxiste ou bourdieusien sur le monde social, et à raison sans doute, d'occulter les individus dans la présence des structures qui n'étaient plus considérés comme simple agents, opérateurs passifs de la structure elle-même. Il fallait revenir à l'extrémité des individus et tenir les deux bouts de la chaîne. En général d'ailleurs on est condamné à une espèce d'antinomie qui nous fait balancer violemment d'un pôle à l'autre : soit on est structuraliste – pas d'individus, soit on s'occupe des individus mais alors on perd de vue les structures dans les rapports sociaux et dans les institutions. Il fallait avoir les deux. Et il m'a semblé que la meilleure manière de faire c'était de sen remettre à un philosophe précisément qui avait de l'individu une vue non subjectiviste. C'est à dire une vue qui soit immédiatement compatible avec le point de vue structuraliste en sciences sociales. Ce philosophe c'est Spinoza. Et son apport le plus décisif en cette matière c'est précisément de nous dire que les individus sont d'abord des élans de puissance qui se déterminent comme élans de désirs sous un certains nombre d'affections qui les affectent. Et c'est ça qui oriente leurs comportements. Et qu’est-ce qui les affecte précisément ? Ce sont les structures, les rapports sociaux et les institutions. C'est de cette manière que l'on peut tenir tout ensemble.
Le grand paradoxe c'est que Spinoza, penseur du déterminisme intégral, est celui qui nous dote le mieux en instruments permettant précisément de penser les crises alors même que le point de vue déterministe sur le monde social est réputé en être rigoureusement incapable. Or ce que dit Spinoza c'est que si nous sommes affectés dans les structures, dans les structures économiques en particulier, dans les structures sociales, rien ne permet d'exclure que vienne un moment où les structures en question ne nous affectent d'une manière qui ne nous fassent faire mouvement dans une direction inhabituelle. Parce que les structures se sont rendues odieuses. Elles se sont rendues intolérables, elles nous ont fait passer un point de « ça suffit - ça ne peut plus continuer comme ça... » et c'est toujours un mécanisme d'affection des individus, produit par quelque chose qui les dépasse mais cette fois-ci les détermine à se conduire d'une manière inhabituelle ; et donc au lieu de se rendre à leur poste de travail, les salariés font mouvement vers le piquet de grève, le bureau du directeur que l'on séquestre, la rue où on va manifester etc. mais rien dans tout cela n'est soustrait au déterminisme qui enchaîne, affecte, désirs et mouvements de corps.
(E.C.B.13)
Les normes sociales sont au principe d'un concept qui est très important chez Spinoza et que Bourdieu avait repris pour son propre compte : l'Obsequium c'est le concept du comportement conforme aux règles de la Cité, ajusté aux réquisits de l'ordre institutionnel, de la norme sociale dominante. Tout cela se passe par voie d'affects, par l'intermédiaire des affects. Et au voisinage des affects il y a toutes les idées qui sont produites par l'imaginaire et qui solidifie cet ordre affectant des institutions comme Bourdieu le rappelle en faisant référence à Hume et Pascal. Chez Spinoza l'imaginaire est également important.
Par contre difficile de savoir comment se produit une formation d'affects collectifs suffisamment puissants pour déterminer un mouvement de désir, collectif lui aussi, c'est-à-dire des mouvements de corps nombreux qui vont faire ces choses inhabituelles et secouer l'ordre social et éventuellement le renverser. Il y a quelque part, dit Spinoza, un point d’insupportable. Il parle, avant Stéphane Hessel, et un peu plus profondément, d'indignation, puisque dans l'Éthique l'indignation c'est l'affect triste qui naît du spectacle du mal fait à autrui ; c'est l'énoncé : ce n'est plus possible, là ce n'est plus tolérable. Et tous les individus ont quelque part leur point d'intolérable mais nul ne sait où il se trouve à priori et idem pour les masses. Il faut de plus que cet intolérable soit contagieux pour déterminer un mouvement de corps suffisamment nombreux et puissants pour qu'il se passe quelque chose.
(E.L.A.13)
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HENRI LABORIT
Pour éviter l'équivoque, je précise que la structure est pour moi « l'ensemble des relations existant entre les éléments d'un ensemble ». structurer consiste à tenter d'établir l'ensemble de ces relations. (H.I.70)
Il est important de souligner que dès la naissance l'individu se trouve pris dans un cadre socioculturel dont le but essentiel est de lui créer des automatismes d'action et de pensée indispensable au maintien de la structure hiérarchique de la société à laquelle il appartient. Les automatismes de pensée constituent l'ensemble des jugements de valeur et des préjugés d'une société et d'une époque. Mais qui dit automatisme, dit inconscience et nous sommes en effet inconscients du déterminisme socioculturel de la presque totalité de nos jugements. Comme nous sommes également inconscients de la signification biologique de nos pulsions, le conflit entre les deux demeure le plus souvent dans le domaine de l'inconscient.
(N.G.74)
Ce que l'on peut admettre, semble-t-il, c'est que nous naissons avec un instrument, notre système nerveux, qui nous permet d'entrer en relation avec notre environnement humain, et que cet instrument est à l'origine fort semblable à celui du voisin. Ce qu'il parait alors utile de connaître, ce sont les règles d'établissement des structures sociales au sein desquelles l'ensemble des systèmes nerveux des hommmes d'une époque, héritiers temporaires des automatismes culturels de ceux qui les ont précédés, emprisonnent l'enfant à sa naissance, ne laissant à sa disposition qu'une pleine armoire de jugements de valeur. Mais ces jugements de valeur étant euxmêmes la sécrétion du cerveau des générations précédentes, la structure et le fonctionnement de ce cerveau sont les choses les plus universelles à connaître.
(E.F.76)
Il ne faut pas croire que les dominants possèdent un réel pouvoir politique en dehors de celui exigé pour le maintien de leur dominance. Bien sûr, ils possèdent « le » pouvoir politique, en ce sens que ce qu'il est convenu d'appeler l'information et les moyens de la diffuser, les mass media, sont à leur disposition entière. Ils peuvent ainsi orienter l'opinion, les besoins, et donner avec le suffrage universel l'impression de réaliser la démocratie. Bien sûr, ils possèdent la direction des grandes entreprises, des banques, les appuis des hommmes politiques qui entérinent leurs décisions. Mais là encore ce ne sont pas les «capitalistes» qui importent, mais la «structure» dans laquelle ils agissent. Si ces capitalistes qui n'agissent que pour conserver leur dominance hiérarchique, disparaissent, la structure hiérarchique persistant, ils seront remplacés par les technocrates ou les bureaucrates, dont les motivations restent identiques, même si les moyens utilisés ne sont pas toujours identiques. Le profit n'est qu'un moyen d'assurer la dominance ; la police, l'internement en hòpitaux psychiatriques ou en camps de concentration en sont d'autres, de même que l'espionnage, les tables d'écoute et les micros clandestins. Mais l'automatisation de la pensée, la création de réflexes conditionnés et de jugements de valeur restent sans doute les plus efficaces et les plus généralement utilisés. L'enseignement et les mass media aux mains des pouvoirs, c'est-à-dire du système hiérarchique, n'ont pas d'autres fonctions.
On voit par là que l'institutionnalisation des règles d'obtention de la dominance constitue bien la structure hiérarchique professionnelle qui permet l'acquisition du pouvoir politique, mais que ce pouvoir politique est un faux pouvoir politique puisque sa seule raison d'être est le maintien de la dominance des dominants et de la soumission des dominés dans un processus de production des marchandises.
Comme dans toutes les espèces, la partie la plus primitive du système nerveux va permettre à l’individu de répondre aux exigences de la collectivité cellulaire qui constitue son organisme. Il lui répondra de façon programmée par la structure même de ses régions primitives, en d’autres termes, de façon instinctive. Trois exigences fonctionnelles devront être assouvies, boire, manger, copuler. Ce sont les seuls instincts, tout le reste n’étant qu’apprentissage, à commencer par la façon dont il sera autorisé à les exprimer, apprentissage qui en conséquence dépend de la culture dans laquelle il se situe, ou, si l’on veut, qui est fonction de ce que nous avons nommé préjugés, lieux communs, jugements de valeur, d’un lieu et d’une époque. Boire, manger et copuler, toutes activités exigées par la survie de l’individu dans les deux premiers cas, de l’espèce dans le troisième, paraissent donc être non des droits, et pas seulement pour l’hommme mais pour tout être vivant, mais une nécessité, si les individus, et avec eux l’espèce qu’ils représentent, doivent se perpétuer. L’âne de la noria, il faudra bien lui fournir l’avoine nécessaire au maintien de sa structure d’âne et à la compensation de l’effort thermodynamique dépensé pour monter l’eau du puits, si l’on veut continuer à bénéficier de sa force de travail. Mais cet âne n’a aucun droit, il rend service à son propriétaire. L’hommme décide, notons-le au passage, de la possibilité de réaliser ces fonctions pour les autres espèces animales que la sienne et les meilleurs amis des bêtes, qui ne sont point agressifs, n’hésitent pas à faire châtrer leur «cher compagnon» pour qu’il ne souffre pas des affres d’une libido insatisfaite; ce faisant, ils se jugent charitables. Quand j’écris que l’hommme décide, je me comprends, car sa liberté ne fait qu’obéir aux principes exigeants de son propre bien-être, il ne fait d’ailleurs pas autre chose à l’égard des enfants du Biafra, du Bangladesh, de l’Angola ou d’ailleurs, enfants décharnés, mourant de faim et couverts de mouches, qui n’ont qu’à se débrouiller comme ces « chers compagnons » pour trouver un bon patron qui les nourrisse, les tienne en laisse et organise chez eux la contraception, car ils ne lui sont pour l’instant d’aucune utilité.
«Nécessité» donc d’assouvir ses besoins fondamentaux et non pas «droits». Or, cette nécessité n’est satisfaite que si, en échange, l’individu fournit au groupe social, et pour le maintien de ses échelles hiérarchiques de dominance, un certain travail participant à la production de marchandises. D’où l’apparition de la notion de droit au travail. L’inutile dans le cadre des lois du marché peut crever de faim et disparaître. On aurait pu aussi bien décréter qu’il existait un droit à la paresse, mais la propriété privée ou d'État, qui charpente les hiérarchies de dominance, n’y aurait plus trouvé son compte. On ne peut donc parler dans ce cas de droits de l’hommme, mais du droit des dominant à conserver leur dominance. [...] Après avoir appris, depuis le début du néolithique, aux individus peuplant les zones tempérées du globe que leur devoir était de travailler à la sueur de leur front, cet automatisme culturel est si bien ancré dans leur système nerveux que ces individus exigent aujourd’hui le droit au travail, le droit de faire suer leur front pour la croissance du monde productiviste et le maintien des hiérarchies. Au chômage, ils souffrent de ne pouvoir réaliser l’image idéale que ce monde, qui en avait besoin, leur a donnée d’eux-mêmes. (C.A.83)
Voir aussi : Évolution
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Et également : Edgar Morin - système
SYNDROME POTEMKINE
FRÉDÉRIC LORDON
À la théorie de la Régulation qui cherche à penser le fonctionnement des institutions et surtout leurs crises, il devrait donc être permis de faire entrer dans son corpus et dans ses références autre chose que le système des textes académiques et de leurs renvois bibliographiques, autre chose comme, par exemple, cette scène du Cuirassé Potemkine où le peloton d’exécution assemblé sur le pont pour fusiller des mutins se fige à l’ordre de faire feu, moment de suspension extraordinaire où le commandement n’est pas comme à l’habitude suivi de son effet, où les fusils ne sont plus tenus fermes en joue mais oscillent à l’image de l’âme des fusilleurs, où l’officier écume de rage de ne pas être obéi et où surgit d’un coup une formidable indétermination rendant possible que tout bascule et dans n’importe quel sens. C’est l’acte de rupture de l’un des matelots, spectateur révolté de la scène, qui catalyse le basculement et, appelant ses camarades à lâcher leurs armes, précipite la rébellion collective. Le corps des matelots réassemblés se retourne contre l’iniquité des officiers et c’est en quelques instants l’autorité militaire, ni plus ni moins, qui s’effondre à grand fracas – la mort d’une institution.
On pourrait ainsi rassembler sous l’appellation de « syndrome Potemkine » ces moments hors du commun institutionnel où un maître ordonne et « ça n’obéit plus » – que le maître soit commandant, patron, professeur, mais surtout plus largement n’importe quelle forme d’autorité instituée/ institutionnalisée. N’y a-t-il pas là une situation typiquement régulationniste, peut-être même la plus typiquement régulationniste puisqu’elle est tout entière l’expression du fond de sa méthode, à savoir l’heuristique de la crise : saisir paradoxalement les mécanismes de l’ordre par le moment privilégié de sa décomposition. Mais il y a là également une question toute foucaldienne, la question de la gouvernementalité même, pourvu qu’on l’entende en un sens suffisamment large comme la question de l’efficace des normes. Entrer dans le syndrome Potemkine, en mettre au jour les rouages généraux, n’est d’ailleurs pas seulement une question foucaldienne en soi ; par son contenu, c’est également la manière foucaldienne de poser la question des institutions, ou plus précisément la question du pouvoir des institutions, en posant non pas une question d’essence – « qu’est-ce que le pouvoir ? » – mais en posant une question de mode opératoire : « le pouvoir des institutions, comment ça marche ? par quels mécanismes ça opère ? ».
(E.I.10)
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