Démocratie : - Le programme démocratique «liberté, Egalité, fraternité» unit en fait de façon complexe ces trois impératifs qui comportent leurs antagonismes. Au-delà d'un certain seuil, la liberté détruit l'égalité et corrompt la fraternité ; au-delà d'un certain seuil, l'égalité détruit la liberté sans pour autant créer nécessairement la fraternité. Ainsi la politique démocratique contient en elle des «double blind» éthiques, où s'affrontent de façon contradictoire ses impératifs profonds, et, selon la conjoncture, son gouvernement doit provisoirement sacrifier l'un pour l'autre. La démocratie n'est pas le reflet d'un ordre divin ou cosmique. Elle ne possède en elle nulle vérité transcendante à son exercice; sa vérité fondamentale est de ne pas avoir de vérité afin de permettre aux diverses vérités politiques de s'exprimer, se confronter, s'affronter en se respectant, c'est-à-dire en respectant la règle démocratique. Aussi, la clé de l'idée démocratique est dans sa règle. La formule qui définit la démocratie comme système constitutionnel/pluraliste est assez heureuse si elle nous aide à concevoir que la démocratie n'est autre que la constitutionnalisation d'une règle de jeu pluraliste. La règle du jeu démocratique permet à la diversité sociale, culturelle, politique d'être productive à travers ses conflits. C'est ce qui permet aux conflits d'être éventuellement créateurs. Certes, la démocratie ne garantit nullement que les antagonismes sociaux ne réussissent à briser la règle et ainsi à la détruire. Aussi les démocraties solides sont anciennes parce qu'elles ont profondément inscrit leur règle dans la tradition et l'identité nationales.
- Dans un sens, la règle du jeu démocratique n'est qu'un simple instrument technique qui ne porte en lui aucune vérité autre que celle d'entretenir la démocratie. Ainsi la Démocratie n'a pas de fondement de Valeur et de certitude.
- Karl Popper avait remarqué que la science et la démocratie avaient la même structure, puisque la science n'est autre qu'une règle du jeu, disposant de sanctions propres, qui permet l'affrontement des conceptions et des théories. Certes la démocratie, qui comporte des sanctions électorales périodiques, ne comporte pas une règle qui, comme l'expérimentation scientifique ou la réfutation logico-empirique, lui permettrait ipso facto d'éliminer l'erreur. Mais la science, comme la démocratie, ne peut prouver de façon définitive une vérité théorique ou idéologique. L'une et l'autre n'ont d'autre fondement que le consensus autour d'une règle, qui, en elle-même, ne contient aucune vérité. Toutefois cette règle, seulement «technique» en apparence, porte en elle la possibilité de militer pour nos vérités.
- Par ailleurs, la démocratie ne dépend pas que d'institutions démocratiques : elle dépend aussi d'une vie civique et politique riche et complexe. Sinon les votes perdent leur sens, les assemblées sont manipulées, la politique se concentre dans les états-majors des partis, les élites au pouvoir ne sont plus guère contrôlées. Enfin, la démocratie n'a pas atteint son terme ou sa formule achevée avec les modèles actuels. Ici encore, nous pensons qu'il faut rompre avec l'euphorie satisfaite. La démocratie est une solution qui nous pose des problèmes. La vie démocratique de l'Europe attend son second souffle. Nous ne sommes pas à l'ère des achèvements, mais à celle des commencements démocratiques. (PE-87)
- La démocratie suppose et nourrit la diversité des intérêts et groupes sociaux ainsi que la diversité des idées, ce qui signifie qu'elle doit non pas imposer la dictature de la majorité, mais reconnaître le droit à l'existence et à l'expression des minorités et protestataires, et permettre l'expression des idées hérétiques et déviantes. Elle a besoin de consensus sur le respect des institutions et règles démocratiques, et elle a en même temps besoin de conflits d'idées et d'opinions qui lui donnent sa vitalité et sa productivité. Mais la vitalité et la productivité des conflits ne peuvent advenir que dans l'obéissance à la règle démocratique, qui régule les antagonismes en remplaçant les batailles physiques par des batailles d'idées, et détermine, via débats et élections, leur vainqueur provisoire. (TP-93)
- La démocratie est un complexe comportant divers composants, dont une règle du jeu qui permet l'expression de la diversité et qui régule l'expression de la conflictualité. (PARC-96)
- La démocratie ne peut être définie de façon simple. La souveraineté du peuple citoyen comporte l'autolimitation de cette souveraineté par l'obéissance aux lois et le transfert de souveraineté aux élus. La démocratie est un complexe qui comporte, notamment, la séparation des pouvoirs, la garantie des droits individuels et la protection de la vie privée. Il y a plus. L'expérience du totalitarisme a mis en relief un caractère clé de la démocratie : son lien vital avec la diversité et la conflictualité.
- La démocratie a évidemment besoin du consensus de la majorité des citoyens sur le respect des institutions et des règles démocratiques Elle a besoin que le plus grand nombre de citoyens croie en la démocratie. Mais, en même temps que de consensus, la démocratie a besoin de conflictualité. La démocratie suppose et nourrit la diversité des intérêts ainsi que la diversité des idées. Le respect de la diversité signifie que la démocratie ne peut être identifiée à la dictature de la majorité sur les minorités ; elle doit comporter le droit des minorités et protestataires à l'existence et à l'expression, et elle doit permettre l'expression des idées hérétiques et déviantes. Tout comme il faut protéger la diversité des espèces pour sauvegarder la biosphère, il faut protéger celle des idées et des opinions, ainsi que la diversité des sources d'information et des moyens d'information (presse, média), pour sauvegarder la vie politique.
- La démocratie a besoin de conflits d'idées et d'opinions ; ils lui donnent sa vitalité et sa productivité. Mais la vitalité et la productivité des conflits ne peuvent s'épanouir que dans l'obéissance à la règle démocratique, qui régule les antagonismes en remplaçant les batailles physiques par des batailles d'idées, et détermine via débats et élections le vainqueur provisoire des idées en conflit. Ainsi, exigeant à la fois consensus, diversité et conflictualité, la démocratie est un système complexe d'organisation et de civilisation politiques qui nourrit et se nourrit de l'autonomie d'esprit des individus, de leur liberté d'opinion et d'expression, de leur civisme, qui nourrit et se nourrit de l'idéal trinitaire liberté, Egalité, fraternité.
- La démocratie ne peut fonctionner que dans une société qui constitue une communauté de citoyens et qui comporte des libertés permettant la libre expression des intérêts et des opinions. La démocratie s'est instituée d'abord dans des cités (Grèce antique, Italie médiévale) puis, marginalement, elle s'est développée au sein des nations européennes modernes. La nation est à la fois l'amie et l'ennemie de la démocratie. Elle est l'amie puisqu'elle y a permis son développement au delà du cadre de la cité en créant une communauté nationale. Elle en est l'ennemie parce que les passions ou éruptions nationalistes, l'exacerbation des conflits peuvent la renverser au profit d'une dictature de parti, d'une armée et/ou d'un chef. Ainsi tous les traits importants de la démocratie ont un caractère dialogique , unissant des termes antagonistes et complémentaires : à la fois consensus/conflictualité, liberté/égalité/fraternité, communauté nationale/antagonismes sociaux et idéologiques. Enfin, la démocratie dépend des conditions qui dépendent de son exercice (esprit civique, acceptation de la règle du jeu démocratique).
- La démocratie à générer à l'échelle européenne nécessite la diffusion et l'implantation de la conscience d'une communauté de destin et le sentiment d'appartenance à cette communauté. C'est corrélativement que pourrait se développer un civisme européen, qui tout en respectant les appartenances nationales, permettrait cette réalité nouvelle que serait la citoyenneté européenne. Déjà, le mouvement des citoyens européens, parti de la volonté de faire respecter les accords d'Helsinki, et voué désormais à la citoyenneté commune de tous les européens, constitue l'animateur et le bouillon de culture de cette citoyenneté commune sans laquelle il n'y aurait pas de démocratie européenne.
- Nous sommes dans une période difficile et incertaine, où les démocraties risquent de craquer ou s'étioler. C'est le système politique le plus civilisé. Mais il est d'autant plus problématique que la civilisation est elle-même problématisée. L'aspiration démocratique généralisée se heurte à la difficulté démocratique généralisée. La démocratie dépend de la civilisation, laquelle dépend de la démocratie. (PC-97)
- Le monde laïque doit savoir que, comme toujours, le nouvel ennemi vient de l'intérieur. Il ne s'agit plus aujourd'hui de brandir l'étendard de la science, de la raison, du progrès, mais de les interroger, et il s'agit de se mobiliser contre les Evidences impensées de la Techno-science. Et cela est un problème démocratique clé. Il y a des zones de plus en plus amples où s'opère une régression de démocratie. C'est là où les développements techo-scientifiques posent de nouveaux problèmes vitaux pour chacun, depuis l'arme thermonucléaire, jusqu'aux manipulations génétiques, puis bientôt cérébrales, et celles qui concernent naissance, maternité, paternité, maladie, mort, vie. C'est là où s'installent les comités d'experts, qui vulgarisent tout au plus leurs avis dans les médias, mais les citoyens sont d'autant plus dépossédés que les nouveaux dépositaires d'un savoir ésotérique et spécialisé les renvoient à leur ignorance. Une Nomenklatura d'experts et spécialistes non seulement monopolise les problèmes, mais les fragmente et les émiette. Dès lors, le nouveau combat de la laïcité serait le combat pour promouvoir une démocratie cognitive..... Et cela est d'autant plus nécessaire que nos esprits sont désormais libérés de l'hypothèse et de la menace totalitaires, qui pendant des décennies avaient contraint certains d'entre nous à tenter de faire comprendre ce que finalement l'écroulement du Mur de l'Aveuglement Obtus a montré.... Nous pouvons maintenant regarder d'un regard beaucoup plus attentif nos démocraties, non seulement pour nous consacrer à corriger leurs insuffisances et carences anciennes, mais aussi pour percevoir leurs nouvelles carences et nouvelles régressions, nées des développements techno-scientifico-bureaucratiques.
- L'appel pour la démocratie cognitive n'est pas seulement l'appel à des cours du soir, écoles d'été, Universités populaires. C'est l'appel pour une démocratie où le débat des problèmes fondamentaux ne serait plus le monopole des seuls experts et serait porté chez les citoyens. Comme toujours, l'effort historique pour la démocratisation se heurtera à la résistance de la Caste et de la Nomenklatura qui se sont emparées d'un monopole, ici celui de la connaissance-des-problèmes-réels. Un tel effort nécessite évidemment une réforme de pensée qui problèmatise le mode de penser
tehcno-spécialisé qui s'impose aujourd'hui comme s'il était le seul pertinent. Cette réforme a faiblement commencé, ici et là. (TBF-99)
- La démocratie ne peut être définie de façon simple. La souveraineté du peuple citoyen comporte en même temps l'autolimitation de cette souveraineté par l'obéissance aux lois et le transfert de souveraineté aux élus. La démocratie comporte en même temps lautolimitation de lemprise de lEtat par la séparation des pouvoirs, la garantie des droits individuels et la protection de la vie privée. (SSEF-00)
Régression démocratique :
- Le développement de la techno-bureaucratie installe le règne des experts dans tous les domaines qui jusqu'alors relevaient des discussions et décisions politiques. Ainsi, la technique nucléaire met les citoyens, les parlementaires, voire les ministres, hors de toute décision dans l'emploie de l'arme ; les implantations de cette nouvelle source d'énergie se décident le plus souvent par-dessus la tête des citoyens.
- Le fossé qui s'accroît entre une techno-science ésotérique, hyperspécialisée, et les connaissances dont disposent les citoyens crée une dualité entre les connaissants - dont la connaissance est du reste morcelée, incapable de contextualiser ni globaliser - et les ignorants, c'est-à-dire l'ensemble des citoyens. Ce qui nous amène à la nécessité d'uvrer pour une démocratisation de la connaissance, c'est-à-dire une démocratie cognitive. Cette tâche peut sembler soit absurde aux technocrates et scientocrates, soit impossible aux citoyens eux-mêmes : elle ne peut être entreprise qu'en favorisant la diffusion des savoirs au-delà de l'âge étudiant et par-delà les enceintes universitaires, et surtout en procédant à la réforme de pensée qui permettrait d'articuler les savoirs les uns aux autres.
- En même temps l'accentuation de la compétition économique entre nations, notamment dans une conjoncture de dépression économique, favorise la réduction du politique à l'économique, et l'économique devient le problème politique permanent ; comme il y a simultanément crise des idéologies et des idées, la reconnaissance du primat de l'économique détermine un consensus mou qui affaiblit le rôle démocratiquement vital du conflit d'idées.
- En même temps encore, la démocratie régresse socialement : après la réduction des inégalités due aux progrès de la croissance jusqu'au début des années 1970, la compétition économique et la recherche de productivité rejettent hors circuit une part croissante des travailleurs, tandis que la ghettoïsation de prolétaires et immigrés les sépare de la partie toujours ascendante de la société. Les éconocrates, fort capables d'adapter les hommes au progrès technique, mais incapables d'adapter le progrès technique aux hommes, ne peuvent imaginer des solutions nouvelles de réorganisation du travail et de répartition de la richesse. Ainsi commence à s'installer une société «duale», qui, si le déficit démocratique persiste, deviendra la société normale.
- Corrélativement, l'effondrement des grandes espérances du futur, la crise profonde du révolutionnarisme, l'épuisement du réformisme, l'aplatissement des idées dans le pragmatisme au jour le jour, l'impuissance à formuler un grand dessein, l'affaiblissement du conflit d'idées au profit des conflits d'intérêts ou des ethno-centrismes ethniques ou raciaux, tout cela entretient la sclérose des partis, affaiblit la participation, tout en étant entretenu par cette sclérose et cet affaiblissement.
- Ainsi se pose aux sociétés occidentales, sous des formes multiples, le problème clé de la déficience démocratique, c'est-à-dire la nécessité de régénérer la démocratie, alors que, partout dans le monde, se pose le problème de la générer. Le problème démocratique est un problème planétaire aux formes diverses. L'aspiration démocratique généralisée se heurte à la difficulté démocratique généralisée. La démocratie dépend de la civilisation, laquelle dépend de la démocratie .Il nous faut résister aux forces qui menacent la démocratie, conserver ce qui risque d'être détruit par ces forces, mais aussi vouloir faire progresser la démocratisation, c'est-à-dire l'inscrire dans les finalités profondes de l'hominisation. (TP-93)
- Les démocraties contemporaines sont en dépérissement. Ce dépérissement tient à de multiples causes que nous avons examinées de par ailleurs. Parmi celles-ci, les développements corrélés de la désolidarisation et de l'égocentrisme individuel ; les excessives compartimentations qui font écran entre les citoyens et la société globale ; les multiples dysfonctions, scléroses et corruptions, dont la corruption économique, dans une société qui n'arrive pas à se réformer : l'accroissement dans ces conditions, d'une conscience d'inégalité et d'iniquité. Enfin l'élargissement d'un non-savoir citoyen : comme les développements de la techno-science ont envahi la sphère politique, le caractère de plus en plus technique des problèmes et décisions politiques les rend ésotériques pour les citoyens. Les experts compétents sont incompétents pour tout ce qui excède leur spécialité et rendent les citoyens incompétents sur les domaines scientifiques, techniques, économiques couverts par leur expertises. Le caractère hyper-spécialisé des sciences les rend inaccessibles au profane. Cette situation rend nécessaire une démocratie cognitive, mais celle-ci ne sera possible que lorsque les sciences auront accompli leur révolution qui les rendra compréhensibles et accessibles. (M6-04)
Homo sapiens / demens :
- Homo Sapiens est un être d'une affectivité intense et instable qui sourit, rit, pleure, un être anxieux et angoissé, un être jouisseur, ivre, extatique, violent, aimant, un être envahi par l'imaginaire, un être qui sait la mort et ne peut y croire, un être qui sécrète le mythe et la magie, un être possédé par les esprits et les dieux , un être qui se nourrit d'illusions et de chimères, un être subjectif dont les rapports avec le monde objectif sont toujours incertains, un être soumis à l'erreur, à l'errance, un être ubrique qui produit du désordre. Et comme nous appelons folie la conjonction de l'illusion, de la démesure, de l'instabilité, de l'incertitude entre réel et imaginaire, de la confusion entre subjectif et objectif, de l'erreur, du désordre, nous sommes contraints de voir qu'homo sapiens est aussi homo demens.
- Nous cherchons et trouvons le paroxysme d'existence dans les danses, transes, fêtes, exaltations et adorations religieuses, enthousiasmes (mystiques, politiques, sportifs), amours, et nous atteignons le comble du vivre lorsque l'ivresse de soi, la fusion avec l'autre, la tendresse infinie, les baisers fous, les violences furieuses se mêlent et se transfigurent en un éclatement solaire. Nous sommes sans cesse à la merci d'une ubris, d'une démesure dans le vivre. Homo ne cherche pas seulement à consommer pour vivre. Il tend aussi à se consumer dans le vivre, et c'est parce qu'il est hyper-vivant qu'homo sapiens est en même temps homo demens.
- La démence de sapiens c'est l'insuffisance et la rupture des contrôles, mais le génie de sapiens c'est aussi de n'être pas totalement prisonnier des contrôles, ni du "réel" (l'environnement), ni de la logique (le néo-cortex), ni du code génétique, ni de la culture et de la société, et c'est de pouvoir contrôler ces contrôles l'un par l'autre. Le génie de sapiens, il est dans la brèche de l'incontrôlable où rôde la folie, dans la béance de l'incertitude et de l'indécidabilité où se font la recherche, la découverte, la création. Il est dans la liaison entre le désordre élohistique des profondeurs inconscientes et cette émergence étonnante et fragile qu'est la conscience. L'extrême conscience de sapiens côtoie, risque, brave, plonge dans le délire et la folie. La démence est la rançon de la sapience.
- La première source de la "folie" de sapiens est évidemment dans la confusion qui fait considérer l'imaginaire comme réalité, le subjectif comme objectif, et qui peut conduire à la rationalisation délirante dans le sens clinique du terme ou l'excès de logique et l'excès d'affectivité sont liés, le premier justifiant, masquant et organisant les pulsions inconscientes et les intérêts subjectifs. Alors que la débilité mentale ne produit pas assez de sens, la source de cette folie sapientale est dans la débauche sémantique qui produit du sens là où il y a ambiguïté et incertitude. Mais surtout la démence de sapiens culmine et déferle quand il y a simultanément absence, dans et sous le jeu pulsionnel, des quatre contrôles fondamentaux : le contrôle de l'environnement (écosystème), le contrôle génétique, le contrôle cortical, le contrôle socio-culturel (lequel joue un rôle capital pour inhiber l'ubris et la démence de sapiens). (PP-73)
- Le terme sapiens/demens signifie, non seulement relation instable, complémentaire, concurrente et antagoniste entre la "sagesse" (régulation) et la "folie" (déréglement), il signifie qu'il y a sagesse dans la folie et folie dans la sagesse. (M1-77)
- Rappelons-le : homo est sapiens/demens. Sa folie n'est pas seulement de nature "hystérique" c'est-à-dire dans la propension à donner réalité absolue à ce qui n'est qu'une hallucination perceptive ou idéologique ; elle n'est pas seulement de nature idéaliste, c'est-à-dire dans l'aptitude à donner plus de réalité à l'idée qu'au réel ; elle est aussi de nature rationalisatrice, c'est-à-dire dans l'aptitude à préférer la cohérence à l'expérience. Il peut s'aveugler sur les données, il peut être inconscient des principes qui organisent sa propre pensée (paradigmes), mais son aveuglement et son inconscience sont les plus virulents lorsque la logique de son idée - son idéologique - le convainc de sa propre raison. Dans ce sens, l'homme, comme le dit Castoriadis, est un animal fou dont la folie a inventé la raison. Or la pire folie serait de Croire qu'on puisse supprimer la folie. La dernière folie est de ne pas reconnaître la folie. Celle-ci est en germe non seulement dans les désordres de l'esprit d'homo, qui le font extravaguer mais lui permettent imagination et invention ; elle est aussi en germe dans l'ordre de sa raison même. Toutefois, cette raison est en même temps ce qui permet de lutter contre cette folie. (PSVS-81)
- Notre esprit produit à la fois l'erreur et la correction de l'erreur, l'aveuglement et l'élucidation, le délire et l'imagination créatrice, la raison et la déraison. Plus profondément, nous devons savoir qu'homo est à la fois sapiens et demens, que la relation entre ces deux termes n'est pas seulement d'opposition, mais aussi d'indissociabilité , de complémentarité et d'ambiguïté et qu'il n'y a pas de frontière nette entre raison et déraison. (M3-86)
- On a trop longtemps vécu sur l'idée simpliste de l'Homo sapiens, Homo faber, l'homme rationnel, l'homme technique. Or l'homme est "homo sapiens homo demens". Cela ne veut pas dire qu'il y a cinquante pour cent de raison et cinquante pour cent de folie et qu'il y a une frontière entre les deux. Cela veut dire que nous avons ces deux polarités et qu'il n'y a aucune frontière entre les deux. (NCJN-00)
- Lhumain est un être à la fois pleinement biologique et pleinement culturel, qui porte en lui cette unidualité originaire. C'est un super- et un hypervivant : il a développé de façon inouïe les potentialités de la vie. Il exprime de façon hypertrophiée les qualités égocentriques et altruistes de l'individu, atteint des paroxysmes de vie dans des extases et ivresses, bouillonne d'ardeurs orgiastiques et orgasmiques, et c'est dans cette hypervitalité que lhomo sapiens est aussi homo demens.
- La dialogique sapiens/demens a été créatrice tout en étant destructrice ; la pensée, la science, les arts ont été irrigués par les forces profondes de l'affectivité , par les rêves, angoisses, désirs, craintes, espérances. Dans les créations humaines il y a toujours le double pilotage sapiens/demens. Demens a inhibé mais aussi favorisé sapiens. Platon avait déjà remarqué que Diké, la loi sage, est fille d'Ubris, la démesure. (SSEF-00)
DÉSORDRE - ORDRE
1 - ORDRE
- L'ordre n'est plus roi. Un ordre est mort : l'ordre-principe d'invariance surpa-temporel et supra-spatial, c'est-à-dire l'ordre des Lois de la Nature. Ces lois suprêmes étaient en réalité des "lois simplifiées inventées par les savants", des abstractions prises pour le concret. - Un ordre s'est rétréci : l'ordre universel, s'étendant sans limite dans le temps et l'espace, est désormais né dans le temps, pris en sandwich dans l'espace entre le chaos micro-physique et la diaspora (la dispersion). Il n'est plus général, mais provincial. Il n'est plus inaltérable, mais dégradable. Toutefois, s'il perd en absolu, il gagne en devenir : il est capable de se développer.
- L'ordre est né avec et dans les conditions initiales singulières de l'univers, ces "boundary conditions" qui délimitent et restreignent le champ des possibles, éliminent les univers digressifs ou transgressifs éventuels, et se constituent ainsi en déterminations négatives ou contraintes. Autrement dit, l'ordre porte la marque irrémédiable des événements initiaux d'un univers singulier ! L'ordre qui émerge donc sous forme de déterminations/contraintes initiales, va se développer à travers matérialisations, puis interactions et organisations. Les déterminations premières se précisent et se multiplient en nécessités conditionnelles avec la constitution des particules matérielles : en effet, parmi toutes les particules possibles ou créées, un nombre restreint, doté de propriétés singulières, est à la fois viable (capable de survivre dans un environnement aléatoire) et opérationnel (capable d'interactions productrices d'effets transformateurs).
- comprendre l'ordre
2 - DÉSORDRE
- Dans le sillage du désordre suit une constellation de notions, dont le hasard, l'événement, l'accident. Le hasard dénote l'impuissance d'un observateur à opérer des prédictions devant les multiples formes de désordre; l'événement dénote le caractère non régulier, non répétitif, singulier, inattendu d'un fait physique pour un observateur. L'accident dénote la perturbation que provoque la rencontre entre un phénomène organisé et un événement, ou la rencontre événementielle entre deux phénomènes organisés. Ainsi il y a richesse et diversité, polymorphisme, du/des désordre(s). Il y a omniprésence, activité permanente, méphistophélique des désordres. Le désordre désormais réclame sa place : toute théorie doit désormais porter la marque du désordre, faire la plus ample place au désordre, devenu principe cosmique à part entière et principe physique immanent. Mais il ne faut pas en faire un principe absolu de l'univers. Le désordre n'existe que dans la relation et la relativité. (M1-77)
a- désordre génésique
b- désordre organisateur ?
Extrayons quelques éléments de la description des " tourbillons " de Bénard que fait Prigogine : " Nous chauffons une couche liquide par en dessous. Par suite de l'application de cette contrainte, le système s'écarte de l'état d'équilibre correspondant au maintien d'une température uniforme dans la couche. Pour des petits gradients de température, la chaleur est transportée par conduction, mais à partir d'un gradient critique, nous avons en plus un transport par convection. La figure nous donne une photo des cellules de convection photographiées verticalement. Il faut remarquer l'arrangement régulier des cellules, qui ont une forme hexagonale. Nous avons ici un phénomène typique de structuration correspondant à un niveau élevé de coopérativité au niveau moléculaire " (Prigogine, 1972, p. 552-553).
3 - DIALOGUE ORDRE-DÉSORDRE
a- dans le système vivant
- Le "bruit" est lié non seulement au fonctionnement, mais plus encore à l'évolution du système vivant. La mutation est une perturbation qui peut être assimilée à un "bruit" au moment de la transmission du message génétique par duplication, lequel "bruit" provoque une "erreur" par rapport à l'information émise, laquelle erreur devrait entraîner une dégénérescence dans le nouveau système vivant. Or, dans certains cas, le "bruit" provoque l'apparition d'une innovation et d'une complexité plus riche. L'erreur, dans ce cas, loin de dégrader l'information , l'enrichit. Le "bruit", loin de provoquer un désordre fatal, suscite un ordre nouveau. Le hasard de la mutation, loin de désorganiser le système, joue un rôle organisateur. Si étonnant que soit ce processus pour l'observateur, il ne peut se concevoir autrement que comme le déclenchement par le "bruit" d'un processus désorganisateur, lequel processus déclenche à son tour une réorganisation sur une base nouvelle. Ainsi le changement , l'innovation, dans l'ordre du vivant ne peuvent être conçus que comme le produit du désordre enrichissant parce que devenant source de complexité. Ainsi tout système vivant est menacé par le désordre et en même temps s'en nourrit.
- Si à l'intérieur de l'organisme le désordre demeure maintenu dans des limites strictes, par contre il peut s'accroître de façon considérable là où siège et se régit la complexité d'ensemble d'un système vivant : dans le cerveau. Plus le cerveau est complexe, plus il constitue un centre de compétence stratégique-heuristique du comportement et de l'action, moins il subit la contrainte rigide d'un programme génétique de comportement, moins il réagit par réponses univoques aux stimuli de l'environnement, plus donc ses relations avec le système génétique et l'écosystème sont complexes et aléatoires plus il est apte à utiliser les événements aléatoires, plus il procède par essais et erreurs, et plus son fonctionnement neuronal interne comporte des associations au hasard, c'est-à-dire du désordre.
(PP-73)
b- dans l'univers
- Dès la catastrophe, désordre et ordre naissent quasi ensemble : dès les premiers moments de l'univers, dès le nuage, apparaissent les premières contraintes. Ce qui est "seul réel" c'est la conjonction de l'ordre et du désordre. En effet, la cosmogénèse nous montre que le désordre n'est pas seulement dispersion, écume, bave et poussière du monde en gestation, il est aussi charpentier. L'univers ne s'est pas seulement construit malgré le désordre, il s'est aussi construit dans et par le désordre, c'est-à-dire dans et par la catastrophe originaire et les ruptures qui ont suivi, dans et par le déploiement désordonné de chaleur, dans et par les turbulences, dans et par les inégalités de processus qui ont commandé toute matérialisation, toute diversification, toute interaction , toute organisation.
- En fait, il ne faut pas poser le problème en alternative d'exclusion entre d'une part le désordre, d'autre part l'ordre et l'organisation mais de liaison. Dès lors la genèse des particules matérielles, des noyaux, des atomes, des molécules, des galaxies, des étoiles, des planètes est indissociable d'une diaspora et d'une catastrophe ; dès lors il y a une relation cruciale entre le déferlement du désordre, la constitution de l'ordre, le développement et l'organisation.
- Le développement nouveau de la thermodynamique dont Prigogine est l'initiateur, nous montre qu'il n'y a pas nécessairement exclusion, mais éventuellement complémentarité entre phénomènes désordonnés et phénomènes organisateurs. (exemple des tourbillons de Bénard). Cet exemple montre que déviance , perturbation et dissipation peuvent provoquer de la "structure", c'est-à-dire de l'organisation et de l'ordre à la fois. Il est donc possible d'explorer l'idée d'un univers qui constitue son ordre et son organisation dans la turbulence, l'instabilité, la déviance , l'improbabilité, la dissipation énergétique. Bien plus : cherchant à comprendre l'organisation vivante du point de vue de sa machinerie interne, Von Neumann découvre, au cours des années cinquante que la grande originalité de l'automate naturel (entendez vivant) est de fonctionner avec du désordre. En 1959 von Foerster suggère que l'ordre propre à l'auto-organisation (entendez l'organisation vivante) se construit avec du désordre : c'est l'order from noise principle. Atlan enfin et surtout, dégage l'idée du hasard organisateur.
- Le vrai message que nous a apporté le désordre, dans son voyage de la thermodynamique à la micro-physique et de cette dernière au cosmos, est de nous enjoindre de partir à la recherche de la complexité. L'évolution ne peut plus être une idée simple : progrès ascentionnel. Elle doit être en même temps dégradation et construction, dispersion et concentration. L'ordre et le désordre, la potentialité organisatrice doivent être pensés ensemble, à la fois dans leurs caractères antagonistes bien connus et leurs caractères complémentaires inconnus. Ces termes se renvoient l'un à l'autre et forment comme une boucle en mouvement. Pour le concevoir, il faut beaucoup plus qu'une révolution théorique. Il s'agit d'une révolution de principe et de méthode. La question de la cosmogénèse est donc, en même temps, la question clé de la genèse de la méthode.
- L'ordre et l'organisation, nés avec la coopération du désordre, sont capables de gagner du terrain sur le désordre. Ce caractère est d'une importance cosmologique et physique capitale. L'organisation, et l'ordre nouveau qui lui est lié, bien qu'issus d'interactions minoritaires dans le jeu innombrable des interactions en désordre, disposent d'une force de cohésion, de stabilité, de résistance qui les privilégient dans un univers d'interactions fugitives, répulsives ou destructives; ils bénéficient, en somme, d'un principe de sélection naturelle physique.
- Le concept de l'ordre, dans la physique classique, était ptoléméen. Nous somme aujourd'hui amenés à effectuer en même temps une double révolution, copernicienne et einsteinienne dans le concept d'ordre.
Déterminisme - imprinting -normalisation :
- Il y a, capitale, la détermination socio-centrique que toute société impose aux connaissances qui s'y forment, et il y a, au sein des sociétés modernes, les déterminations de classe, de caste, de profession, de secte, de clan. Ces déterminations s'enveloppent, s'interpénètrent et se renforcent les unes les autres. Il serait insuffisant de s'en tenir à ces déterminations qui pèsent de l'extérieur sur la connaissance. Il faut envisager aussi les déterminismes intrinsèques à la connaissance, qui sont beaucoup plus implacables. Ainsi les principes organisateurs de la connaissances, ou paradigmes (qui ont un tronc commun avec les principes profonds de l'organisation sociale elle-même), sont au principe de toute computation/cogitation, c'est-à-dire de toute pensée humaine. Au déterminisme organisateur des paradigmes et modèles explicatifs s'associe le déterminisme organisé des systèmes de conviction et de croyance, qui, lorsqu'ils règnent sur une société, imposent à tous et à chacun la force impérative du sacré, la force normalisatrice du dogme, la force prohibitive du tabou.
- Il y a sous le conformisme cognitif beaucoup plus que du conformisme. Il y a un imprinting culturel, empreinte matricielle qui donne structure au conformisme, et il y a une normalisation qui l'impose. Contrairement à l'orgueilleuse prétention des intellectuels et savants, le conformisme cognitif n'est nullement une marque de sous-culture qui affecte principalement les basses couches de la société. Au contraire les sous-cultivés subissent un imprinting et une normalisation atténuées, et il y a plus d'opinions personnelles devant le zinc d'un bistro que dans un cocktail littéraire. Bien que contrariés et contredits par le développement d'un libéralisme intellectuel qui permet l'expression de déviances et d'idées scandaleuses, l'imprinting et la normalisation s'accroissent en même temps que s'accroît la culture. Aussi peut on voir, dans les hautes sphères intellectuelles et universitaires, des exemples superbes de conformisme, qui n'y sont reconnus tels qu'après quelques générations.
- L'imprinting culturel s'inscrit cérébralement dès la petite enfance par la stabilisation sélective des synapses, inscriptions premières qui vont marquer irréversiblement l'esprit individuel dans son mode de connaître et d'agir. A la marque sans retour des premières expériences s'ajoute et se combine l'apprentissage sans retour, qui élimine ipso facto d'autres modes possibles de connaître. Dès lors, l'imprinting rend incapable de voir autre chose que ce qu'il fait voir. Même lorsque s'atténue la force du tabou qui prohibe comme néfaste ou perverse toute idée non conforme, l'imprinting culturel détermine l'inattention sélective, qui nous fait négliger tout ce qui ne vas pas dans le sens de nos croyances, et le refoulement éliminatoire, qui nous fait refuser toute information inadéquate à nos convictions ou toute objection venant d'une source réputée mauvaise.
- L'imprinting manifeste ses effets sur notre perception visuelle elle-même. Les faux témoins sincères sont légion. Partout, on a vu des spectres, fantômes, génies, dieux , démons. Partout, on a pu percevoir nécessité là où il y avait hasard, hasard là où il y avait nécessité. Partout, on a pu avoir certitude là où il y avait incertitude, et manifester de l'incrédulité devant l'indubitable.
- La normalisation se manifeste de façon répressive ou intimidatrice; elle fait taire ceux qui seraient tentés de douter ou de contester
. Partout où règne une idée incontestée, les sociétés culturellement libérales réduisent déviances et déviants au silence, à l'inattention ou au ridicule. La normalisation donc, avec ses sous-aspects de conformisme, prévient la déviance et l'élimine si elle se manifeste. Elle maintient, impose la norme de ce qui est important, valable, inadmissible, véritable, erroné, imbécile, pervers. Elle indique les bornes à ne pas franchir, les mots à ne pas proférer, les concepts à dédaigner, les théories à mépriser.
- Nous sommes dans un tohu-bohu où sans cesse se disloquent et se reconstituent des imprintings et des normalisations. Les savoirs essaient de s'articuler tout en explosant en millions de pièces d'un puzzle dispersé. La progression et l'approfondissement de la connaissance vont de par avec le développement du nouvel obscurantisme. La disjonction et la simplification triomphent, mais ce triomphe est son propre fossoyeur. Mille frivolités parasitent l'aspiration à la radicalité. Mille abstractions nous occultent le concret. Mille singularités nous occultent l'universel, tandis qu'un universel abstrait occulte les singularités. (M4-91)
- Au déterminisme des paradigmes et modèles explicatifs s'associe le déterminisme des convictions et croyances qui, lorsqu'elles règnent sur une société, imposent à tous et à chacun la force impérative du sacré, la force normalisatrice du dogme, la force prohibitive du tabou. Les doctrines et idéologies dominantes disposent également de la force impérative, qui apporte l'évidence aux convaincus, et la force coercitive, qui suscite la crainte inhibitrice chez les autres. Le pouvoir impératif et prohibitif conjoint des paradigmes, croyances officielles, doctrines régnantes, vérités établies détermine les stéréotypes cognitifs, idées reçues sans examen, croyances stupides non contestées, absurdités triomphantes, rejets d'évidences au nom de l'évidence, et il fait régner, sous tous les cieux, les conformismes cognitifs et intellectuels .
- Toutes les déterminations proprement sociales-économiques-politiques (pouvoir, hiérarchie, division en classes, spécialisation et, dans nos temps modernes, techno-bureaucratisation du travail) et toutes les déterminations proprement culturelles convergent et se synergisent pour emprisonner la connaissance dans un multidéterminisme d'impératifs, normes, prohibitions, rigidités, blocages. Il y a ainsi, sous le conformisme cognitif, beaucoup plus que du conformisme. Il y a un imprinting culturel, empreinte matricielle qui inscrit le conformisme en profondeur, et il y a une normalisation qui élimine ce qui pourrait le contester. [
] Limprinting culturel marque les humains, dès la naissance, du sceau de la culture familiale d'abord, scolaire ensuite, puis se poursuit dans l'université ou la profession. Ainsi, la sélection sociologique et culturelle des idées n'obéit que rarement à leur vérité ; elle peut au contraire être impitoyable pour la recherche de vérité. (SSEF-00)
Déviance :
- Les déviations transforment localement le processus de diaspora en processus de concentration. La condensation astrale est une déviance qui rompt et inverse le mouvement de dispersion généralisée sans toutefois y échapper (car la galaxie et l'astre en formation sont emportés dans l'expansion de l'univers); elle travaille avec une force s'accroissant et une vitesse s'accélérant au rassemblement de particules, qui vont devenir étoile. Ici nous pouvons faire intervenir le concept de rétroaction positive (feed-back positif) qui signifie accentuation/amplification/accélération d'une déviance par elle-même.
- La vie est de toute façon minoritaire dans la physis terrestre. ; les formes les plus complexes de vie sont minoritaires par rapport aux formes moins complexes ; et cela tandis que la diaspora cosmique continue, que le désordre général s'accroît. Tout se passe comme il est normal dans les fluctuations : plus la déviance est forte, plus elle est minoritaire et provisoire. Le devenir probabilitaire vers le désordre peut s'accompagner d'improbables déviances. Donc la grande diaspora peut tolérer ces déviances dans sa bonasserie statistique, comme de petites récréations.
- Ne devons nous pas, ne pouvons nous pas concevoir l'organisation et l'ordre à la fois comme déviance et comme norme de l'univers, à la fois comme improbabilité et probabilité, c'est-à-dire déviance se transformant en norme tout en demeurant déviance, improbabilité se transformant en probabilité locale tout en demeurant improbabilité ? (M1-77)
- Toute évolution est le fruit d'une déviance réussie dont le développement transforme le système où elle a pris naissance : elle désorganise le système en le réorganisant. Les grandes transformations sont des morphogenèses, créatrices de formes nouvelles, qui peuvent constituer de véritables métamorphoses. De toute façon, il n'est pas d'évolution qui ne soit désorganisatrice/réorganisatrice dans son processus de transformation ou de métamorphose.
(SSEF-00)
L'histoire se transforme toujours à partir d'une déviance. Moïse était probablement un déviant égyptien, Jésus était un juif déviant, de même que Paul. Mahomet a été un déviant chassé de La Mecque. Le capitalisme et le socialisme ont été déviants à l'origine, et il en fut de même pour la moderne au XVIIe siècle. Si la déviance n'est pas éliminée, si elle se développe, avec ses réseaux, ses adeptes, alors elle devient une force réelle et elle peut finalement triompher
(MC-08)
Dialogique : -
Le principe dialogique signifie que deux ou plusieurs "logiques" différentes sont liées en une unité, de façon complexe (complémentaire, concurrente et antagoniste) sans que la dualité se perde dans l'unité. Ainsi, ce qui fait l'unité de la culture européenne ce n'est pas la synthèse judéo-christiano-gréco-romaine, c'est le jeu non seulement complémentaire, mais aussi concurrent et antagoniste entre ces instances qui ont chacune leur propre logique : c'est justement, leur dialogique. (PE-87)
- Ce que j'ai dit, de l'ordre et du désordre, peut être conçu en termes dialogiques. L'ordre et le désordre sont deux ennemis : l'un supprime l'autre, mais en même temps, dans certains cas, ils collaborent et produisent de l'organisation et de la complexité. Le principe dialogique nous permet de maintenir la dualité au sein de l'unité. Il associe deux termes à la fois complémentaires et antagonistes. (IPC-90)
- Le terme dialogique veut dire que deux logiques, deux principes sont unis sans que la dualité se perde dans cette unité : d'où l'idée «d'unidualité» que j'ai proposée dans certains cas ; ainsi l'homme est un être uniduel, à la fois totalement biologique et totalement culturel.
- La science elle-même obéit à une dialogique. Pourquoi ? Parce qu'elle n'a cessé de marcher sur quatre pattes différentes. Elle marche sur la patte de l'empirisme et sur la patte de la rationalité, sur celle de l'imagination et sur celle de la vérification. Or il y a toujours dualité et conflit entre les visions empiriques, qui, à la limite, sont purement pragmatiques et les visions rationalistes qui, à la limite, deviennent rationalisatrices et rejettent hors de la réalité ce qui échappe à leur systématisation. Ainsi, rationalité et empirisme maintiennent une dialogique féconde entre la volonté de la raison de saisir tout le réel et la résistance du réel à la raison. En même temps, il y a complémentarité et antagonisme entre l'imagination qui fait les hypothèses, et la vérification, qui les sélectionne. Autrement dit, la science se fonde sur la dialogique entre imagination et vérification, empirisme et rationalisme. Et c'est parce qu'il y dialogique complexe permanente, à la fois complémentaire et antagoniste, entre ces quatre pattes de la science, que celle-ci a progressé. Le jour où elle marcherait sur deux pattes ou deviendrait unijambiste, la science s'effondrerait. Autrement dit, la dialogique comporte l'idée que les antagonismes peuvent être stimulateurs et régulateurs.
- Le mot dialogique n'est pas un mot qui permet d'éviter les contraintes logiques et empiriques comme l'a été si souvent le mot dialectique. Ce n'est pas un mot passe-partout qui escamote toutes difficultés comme les dialecticiens l'ont fait pendant des années. Le principe dialogique est au contraire l'affrontement de la difficulté du combat avec le réel. (SC-90)
- Le mot dialogique établit de lui-même les limites et les possibilités de la connaissance. Limites, pourquoi ? Le mot dialogique veut dire qu'il sera impossible d'arriver à un principe unique, un maître-mot, quel qu'il soit ; il y aura toujours quelque chose d'irréductible à un principe simple, que ce soit le hasard, l'incertitude, la contradiction, l'organisation. Mais en même temps, la dialogique, si elle comporte une limitation intrinsèque, comporte aussi une possibilité de faire jouer entre eux des concepts à la fois complémentaires, concurrents et antagonistes comme dans ce que j'appelle le "tétragramme" d'ordre-désordre-interactions -organisation. Cela veut dire qu'on ne peut réduire un phénomène à aucune de ces notions seules, et que, pour le comprendre, il faut faire intervenir le jeu de ces quatre notions, jeu variable selon le phénomène concret qu'on envisage. Autrement dit, le principe dialogique consiste à faire jouer ensemble de façon complémentaire des notions qui, prises absolument, seraient antagonistes et se rejetteraient les unes sur les autres. (CH-94)
- La pensée dialogique, rappelons le est fondamentale : cest unir deux idées qui dans le paradigme classique sexcluent lune lautre. (EAP-95)
- Notion qui peut être considérée comme l'équivalent ou l'héritière de la dialectique. J'entends "dialectique" non pas à la façon réductrice dont on comprend couramment la dialectique hegelienne, à savoir comme un simple dépassement des contradictions par une synthèse, mais comme la présence nécessaire et complémentaire de processus ou d'instances antagonistes. (MO-97)
- Je dis que le yinyang est un symbole dialogique pour ne pas utiliser le mot dialectique parce que le mot dialectique s'est perverti par un usage intempérant, et parce qu'il suppose qu'on peut dépasser toute contradiction par une synthèse supérieure. Alors que dans mon idée dialogique, il y a toujours deux principes contradictoires ou antagonistes, associés, sans qu'on puisse les résoudre en une synthèse. Nous vivons des contradictions, sans pouvoir les dépasser. Ces contradictions nous font vivre. (NCJN-00)
- Unité complexe entre deux logiques, entités ou instances complémentaires, concurrentes et antagonistes qui se nourrissent l'une de l'autre, se complètent, mais aussi s'opposent et se combattent. A distinguer de la dialectique hégélienne. Chez Hegel, les contradictions trouvent leur solution, se dépassent et se suppriment dans une unité supérieure. Dans la dialogique, les antagonismes demeurent et sont constitutifs des entités ou phénomènes complexes. (M5-01)
Dieu(x) :
- Les dieux sont les produits d'une extension et d'une différenciation à deux dimensions, elles-mêmes déterminées par l'extension des sociétés archaïques et leur différenciation sociale, c'est-à-dire leur évolution générale. D'une part le monde des morts s'étendra et se différenciera du monde des vivants ; d'autre part, à l'intérieur même du monde des morts, les grands morts se différencieront et étendront leur puissance par rapport au commun des immortels.... Donc plus les morts se sépareront des vivants, plus se préciseront les différenciations entre les morts, plus se préciseront les pouvoirs divins des morts-ancêtres. Et plus les morts-ancêtres se diviniseront, plus leurs attributs divins submergeront leurs caractères de morts, jusqu'à en faire des morts jamais nés, ou des vivants jamais morts, qui dès leur naissance auront vécu la vie glorieuse de l'au-delà : c'est-à-dire de purs immortels. Enfin ces mêmes attributs divins transcenderont leurs qualités d'ancêtres pour en faire des dieux créateurs de l'humanité, de la vie et même de l'univers. Le pouvoir des morts est alors devenu le pouvoir des dieux, la science des morts s'est muée en science des dieux ou religion.
- Dans son déroulement, l'histoire du Panthéon divin sera le reflet de l'histoire humaine. De la société de cueillette aux cités maritimes, des clans aux empires, les dieux triomphants, anciens totems des clans vainqueurs, deviendront maîtres du monde. Sélectionné par la guerre et la victoire, produit de multiples syncrétismes successifs, le panthéon unifié des dieux, groupant dieux-clients et dieux-féodaux autour des grands dieux, reflétera l'unification sociale, de même que ses conflits refléteront les conflits humains. Lorsque la monarchie se consolidera sur une base à la fois agraire et urbaine, comme élément d'unité et d'équilibre qui s'oppose aux régressions féodales, lorsque apparaîtra l'homme roi, seigneur des seigneurs, alors apparaîtra le dieu-roi, roi des dieux ; la divinité des dieux-rois sera la projection céleste du pouvoir royal terrestre, projection boomerang, qui divinisera en retour le roi. (HM-51)
- Dominé, exploité, par ses dieux et ses génies, sapiens à son tour essaie de les apprivoiser, de les utiliser. Il les sert, les nourrit, leur offre des sacrifices, leur chante des louanges, leur adresse ses prières, pour qu'à leur tour ils lui assurent nourriture, succès, protection, victoire, immortalité
(PP-73)
- J'ai dit et écrit que les dieux existent, non pas certes à la façon dont le croient les croyants, mais à la façon des êtres d'esprit, qui prennent substance à partir de la foi collective fervente des fidèles, et qui, existant ainsi, rétroagissent sur la communauté qui les fait vivre, s'imposent à elle, la "possèdent" reçoivent prières et offrandes, se font obéir.
- Je suis et demeure sans Dieu, mais je sais qu'il n'existe par un point de vue pur de tout mythe ou croyance, d'où l'on puisse considérer avec dédain le mythe et la croyance. L'athée doit découvrir sa croyance - notamment sa croyance en la raison - son fondement irrationalisable, et commercer avec elle. Et du coup, nous, néo-athées, nous pouvons demander aux croyants de devenir néo-croyants, c'est-à-dire d'établir un nouveau commerce avec leur(s) Dieu(x). (PSVS-81)
- Tous les dieux existent, existent réellement pour leurs fidèles, bien qu'ils n'existent pas en dehors de la communauté des croyants. Surgis comme des ectoplasmes collectifs des esprits/cerveaux humains, les dieux deviennent des individualités, chacune dotée de son principe d'identité, de sa psychologie, de sa corporalité propre. Ils ont une existence vivante, bien qu'ils ne soient pas constitués de matière nucléo-protéinée (ils ont toutefois, rappelons-le, leur substrat nucléo-protéiné dans les neurones de leurs fidèles). Ils agissent, interviennent, demandent, écoutent. Ils sont réellement présents dans les cérémonies religieuses, et dans les rites comme ceux du vaudou ou du candomble, ils s'incarnent, parlent, exigent.
- Les dieux règnent, ordonnent des sacrifices, s'en réjouissent. Bien que leur existence dépende de nos existences, ils sont nos souverains. Nous leur demandons aide, protection, pitié. Nous leur offrons nos prières, nos prémisses, nos agneaux, nos génisses, nos enfants, s'il le faut. Lorenz disait que l'homme était un animal domestiqué par la société. Il faut dire aussi qu'il est asservi par les dieux. Toutefois, les dieux sont réciproquement à notre service. Si nous les invoquons avec le respect et la vénération requis, ils viennent nous aider dans nos entreprises, apporter la pluie pour nos récoltes, nous donner la victoire dans nos combats, consoler nos détresses, nous sauver dans les périls extrêmes. Les dieux dont nous sommes les serviteurs sont là pour nous rendre service. Nos dieux ne sont pas à la disposition des étrangers, des infidèles, ils sont à nous. Nous possédons les dieux qui nous possèdent. Il y a donc une relation de symbiose, de parasitisme mutuel, d'exploitation mutuelle (le plus souvent très inégale) entre dieux et humains.
- D'où vient la toute-puissance des dieux ? Sous l'angle de la psychologie humaine, ce sont les projections de nos désirs et de nos craintes qui transcendantalisent les dieux. Mais sous l'angle noologique, ce sont les dieux qui s'autotranscendantalisent à partir de la formidable énergie psychique qu'ils puisent dans nos désirs et nos craintes. Ainsi, produits des esprits/cerveaux au sein d'une culture, ils rétroagissent de façon dominatrice sur ces esprits/cerveaux et cette culture. Produits par des mortels, ils deviennent immortels et régissent le destin des mortels, capables même de leur offrir l'immortalité en échange d'obéissance et d'amour . Certes, les dieux ne sont pas vraiment immortels : leur vie dépend de celle de la communauté des fidèles. Si les humains mouraient, les dieux mourraient. Lorsque l'humanité mourra, tous les dieux mourront. Ni le plus petit, ni le plus grand ne pourra échapper à la mort de l'humanité. Mais tant qu'il y a de l'humanité, les Grands Dieux sont très peu biodégradables.
- Les Grands Dieux durent, mais non pas comme les choses pétrifiées, les rochers et les montagnes; comme les soleils, ils sont dotés d'une capacité d'autorégénération inouïe et ils se perpétueront tant qu'ils disposeront comme combustible de l'énergie psychique des humains. Leur toute-puissance a toutefois des limites; l'histoire singulière d'Athènes au V siècle A.J.C. nous a montré qu'une cité démocratique était capable de refouler la zone d'action de ses dieux à la simple protection, non à la maîtrise; la philosophie européenne a eu l'énergie spirituelle de réduire, et à la limite de dissoudre, le Grand Dieu qui avait recouvert tout son Moyen Age. L'esprit humain peut donc faire mourir les dieux qu'il a créés. Mais peut-il supprimer les successeurs abstraits des dieux, qui se cachent sous des philosophies et idéologies apparemment laïques ? (M4-91)
- Si les dieux ont une vie plus longue qu'une vie humaine, ils sont néanmoins mortels. C'est une intuition que j'ai profondément. Je crois en l'existence des dieux, je crois dans ces dieux qui s'incarnent, dans ces orisha qui s'incarnent au sein de la macumba. Je crois que le dieu existe dans le temple où on le prie. Evidemment, seulement tant qu'il y a des croyants qui croient en lui. Le jour où l'humanité mourra, les dieux mourront. Je crois en des dieux mortels avec qui nous devons des rapports conviviaux. Non pas d'égalité, parce qu'ils sont au-dessus de nous. Il y a des choses qui nous sont transcendantes ! Mais ils ne font pas partie de cette éternité figée et de cette immortalité glaciale. (NCJN-00)
-
puisque les dieux naissent de la foi des humains et se nourrissent de leurs craintes et de leurs désirs, ils acquièrent une énergie folle, suffisamment intense pour pouvoir susciter des hallucinations, des visions, les stigmates du Christ. Je pense même que les pouvoirs imaginaires de l'esprit sont absolument fabuleux. Nous sécrétons des esprits, des génies et des fantômes qui sont, en plus, entretenus par le fait que nous voyons des morts dans nos rêves, etc. [
] Maintenant je ne crois pas que ces êtres aient une existence indépendante de la nôtre. Aussi le jour où l'humanité s'éteindra tous les dieux et tous les fantômes mourront avec elle...
- Ce qui nous semblait normal auparavant - un univers construit par un Dieu-architecte - nous paraît aujourd'hui absolument incroyable Compte tenu de nos connaissances actuelles toutefois, on ne peut réhabiliter l'idée d'un Dieu planificateur. Il y a tout au plus un Dieu, ou un enfant disait Héraclite, qui joue aux dés. Il y a eu beaucoup de bifurcations dans cette histoire d'un Dieu qui joue aux dés. Et comme dans tous les jeux, il y a des règles et des aléas. Peut-être finalement que ce sont deux dieux qui jouent l'un contre l'autre aux échecs. On peut tout supposer. C'est cela à mon avis, le grand mystère de l'univers et de la réalité, qui est inconcevable. Je crois que tout cela démontre les limites extraordinaires de la rationalité humaine pour concevoir un réel qui la dépasse. Seulement cette rationalité humaine a la capacité de savoir que la réalité la dépasse. C'est quand même une vertu de l'esprit humain.
(HU-01)
En écrivant L'homme et la mort, j'ai réalisé que le mythe et l'imaginaire ne pouvaient être réduits au rang de superstructures pouvant plus ou moins influencer les structures, mais néanmoins secondaires. J'ai compris que le mythe, le rite et l'imaginaire occupent une place fondamentale dans l'être humain. Ils ont leur mode d'existence. Les dieux ont ainsi une existence réelle à travers la foi collective d'un peuple. Leur puissance est telle qu'ils sont capables de demander à leurs fidèles de mourir ou de tuer pour eux. C'est dire que nous sommes capables, par nos esprits conjugués, de créer des êtres plus forts que nous, bien que nous en soyons les créateurs. Des êtres avec lesquels se tissent des rapports obséquieux : on leur rend hommage sans arrêt, on les couvre de louanges et on leur demande des services en échange. Mon expérience du candomblé brésilien m'a fait percevoir l'existence des orixas, ces esprits-dieux qui, convoqués au cours des cérémonies, s'emparent d'un fidèle, l'habitent, parlent à travers sa voix. L'existence des orixas est " objective " à partir d'une subjectivité commune des fidèles et grâce à des rites. Les dieux vivront tant que des humains croiront en eux. Mais quand l'humanité disparaîtra, les pauvres dieux mourront, comme nous.
(MC-08)
Discipline - disciplinarité :
- Une discipline peut être définie comme une catégorie organisant la connaissance scientifique : elle y institue la division et la spécialisation du travail et elle répond à la diversité des domaines que recouvrent les sciences. Bien qu'elle soit englobée dans un ensemble scientifique plus vaste, une discipline tend naturellement à l'autonomie par la délimitation de ses frontières, par le langage qu'elle se constitue, par les techniques qu'elle est amenée à élaborer ou à utiliser, et éventuellement par les théories qui lui sont propres. Il en est ainsi, par exemple, de la biologie moléculaire, de l'économie monétaire ou de l'astrophysique.
- La fécondité de la disciplinarité dans l'histoire de la science n'a pas à être démontrée : d'une part, la disciplinarité délimite un domaine de compétence sans lequel la connaissance se fluidifierait et deviendrait vague ; d'autre part, elle dévoile, extrait ou construit un "objet" digne d'intérêt pour l'étude scientifique. [
]Cependant, l'institution disciplinaire entraîne à la fois un risque d'hyperspécialisation du chercheur et un risque de " chosification " de l'objet étudié dont on risque d'oublier qu'il est extrait ou construit, lorsqu'il est perçu comme une chose en soi. Les liaisons et solidarités de cet objet avec d'autres objets traités par d'autres disciplines seront négligées, ainsi que les liaisons et solidarités de cet objet avec l'univers dont il fait partie.
- La frontière disciplinaire, son langage et ses concepts propres isolent la discipline par rapport aux autres et par rapport aux problèmes qui chevauchent les disciplines . L'esprit hyper-disciplinaire risque alors de se former, comme un esprit de propriétaire qui interdit toute circulation étrangère dans sa parcelle de savoir. L'ouverture est pourtant nécessaire. Il arrive même qu'un regard naïf d'amateur, étranger à la discipline, résolve un problème dont la solution était invisible au sein de la discipline. Le regard naïf, qui ne connaît évidemment pas les obstacles que la théorie existante met à l'élaboration d'une nouvelle vision, peut, souvent à tort, mais parfois à raison, se permettre cette vision.
- Si l'histoire officielle de la science est celle de la disciplinarité, une autre histoire, qui lui est liée et inséparable, est celle des " intertranspoly disciplinarités ". La " révolution biologique " des années cinquante est un bon exemple d'empiétements, de contacts, de transferts entre disciplines aux marges de la physique, de la chimie et de la biologie : des physiciens comme Erwin Schrodinger ont projeté sur l'organisme biologique les problèmes de l'organisation physique ; puis des chercheurs marginaux ont essayé de déceler l'organisation du patrimoine génétique à partir des propriétés chimiques de l'ADN. La biologie cellulaire, née de ces concubinages " illégitimes ", n'avait aucun statut disciplinaire dans les années 50 et n'en a acquis un en France qu'après les prix Nobel de Monod, Jacob et Lwoff. Elle s'est alors autonomisée avant, à son tour, de se clore, voire de devenir impérialiste... [
] La constitution d'un objet à la fois interdisciplinaire, polydisciplinaire et transdisciplinaire permet bien de créer l'échange, la coopération et la poIycompétence.
- Il faut aujourd'hui prendre conscience de cet aspect qui est le moins éclairé dans l'histoire officielle des sciences. Les disciplines sont pleinement justifiées intellectuellement à condition qu'elles gardent un champs de vision qui reconnaisse et conçoive l'existence des liaisons de solidarités. Plus encore, elles ne sont pleinement justifiées que si elles n'occultent pas de réalités globales.
- Au total, ce sont des complexes d'inter, de poly et de transdisciplinarité qui ont opéré et joué un rôle fécond dans l'histoire des sciences. Mais ce n'est pas seulement l'idée d'inter et de transdisciplinarité qui est importante. Nous devons en effet "écologiser" les disciplines , par exemple tenir compte de tout ce qui leur est contextuel, y compris les conditions culturelles et sociales. Il nous faut voir dans quel milieu elles naissent, posent des problèmes, se sclérosent, se métamorphosent. Et le méta-disciplinaire meta signifiant dépasser et conserver compte tout autant. On ne peut pas briser ceux qui a été créé par les disciplines , on ne peut pas briser toute clôture. Il en est du problème de la discipline ou de celui de la science comme du problème de la vie : il faut qu'une discipline soit à la fois ouverte et fermée. En conclusion, à quoi nous serviraient tous les savoirs parcellaires si nous ne les confrontions pas afin de former une configuration répondant à nos attentes, à nos besoins et à nos interrogations cognitives ?
- Pensons aussi que ce qui est au-delà de la discipline est nécessaire à la discipline elle-même si l'on ne veut pas qu'elle soit automatisée et finalement stérilisée ce qui nous renvoie à un impératif cognitif formulé il y a déjà trois siècles par Blaise Pascal, justifiant les disciplines tout en ayant un point de vue métadisciplinaire : " toutes choses étant causée et causantes, aidées et aidantes, médiates et immédiates, et toutes s'entretenant par un lien naturel et insensible qui lie les plus éloignées et les plus différentes, je tiens impossible de connaître les parties sans connaître le tout, non plus que de connaître le tout sans connaître particulièrement les parties ". Pascal nous invitait en quelque sorte à une connaissance en mouvement, à une connaissance en "circuit pédagogique", en navette qui progresse en allant des parties au tout et du tout aux parties, ce qui est notre ambition commune. (CS.90)
Disjonction - réduction - simplification :
- La simplification isole, c'est-à-dire occulte le relationnisme consubstantiel au système (relation non seulement avec son environnement, mais avec d'autres systèmes, avec le temps, avec l'observateur/concepteur). La simplification réifie, c'est-à-dire occulte la relativité des notions de système, sous-système, supra-système etc. La simplification dissout l'organisation et le système.
La simplification commence lorsque la distinction élimine la relation entre l'objet et son environnement, lorsque l'objectivation élimine le problème de l'activité constructive du sujet dans la formation de l'objet, lorsque l'explication se limite et s'arrête à l'analyse. La simplification , en somme, commence là où la distinction devient disjonction séparant et isolant les entités sans les faire communiquer, lorsque l'objectivation devient objectivisme (illusion de Croire que notre esprit reflète, et non traduit, la réalité extérieure), lorsque l'analyse devient réduction du complexe au simple, du molaire à l'élémentaire, lorsque la désambiguïsation du réel devient vision unilatérale, lorsque l'élimination de certains caractères ou aspects de l'objet ou du phénomène devient unidimensionnalisation, c'est-à-dire réduction à un seul caractères ou aspect. Une telle simplification conduit du reste à l'idéalisme, c'est-à-dire une vision où l'on croit que l'idée qu'on a de l'objet ou du phénomène correspond à sa réalité même, et où donc l'idée se prend pour le réel. (PSVS-81)
La disjonction isole les objets non seulement les uns des autres, mais aussi de leur environnement et de leur observateur. C'est du même mouvement que la pensée disjonctive isole les disciplines les unes des autres et insularise la science dans la société. La réduction, elle, unifie ce qui est divers ou multiple, soit à ce qui est élémentaire, soit à ce qui est quantifiable. Ainsi la pensée réductrice accorde la «vraie» réalité non aux totalités, mais aux éléments, non aux qualités, mais aux mesures, non aux êtres et aux existants, mais aux énoncés formalisables et mathématisables.
- La disjonction sujet/objet est l'un des aspects essentiels d'un paradigme plus général de disjonction/réduction, par quoi la pensée scientifique, soit disjoint des réalités inséparables sans pouvoir envisager leur lien, soit les identifie par réduction de la réalité la plus complexe à la réalité la moins complexe. Ainsi, physique, biologie, anthroposociologie sont devenues les sciences totalement disjointes, et quand a voulu ou quand on veut les associer, c'est par réduction du biologique au physicochimique, de l'anthropologique au biologique. Il nous faut donc, pour promouvoir une nouvelle transdisciplinarité, un paradigme qui certes permette de distinguer , séparer, opposer, donc disjoindre relativement ces domaines scientifiques, mais qui puisse les faire communiquer sans opérer la réduction. Le paradigme que j'appelle de simplification (réduction/disjonction) est insuffisant et mutilant. Il faut un paradigme de complexité, qui à la fois disjoigne et associe, qui conçoive les niveaux d'émergence de la réalité sans les réduire aux unités élémentaires et aux lois générales. (SC-90)
Union - désunion :
- La vie est l'union de l'union et de la non-union. La vie est un grouillement d'hétérogénéités, de démesures, de dispersions, de désordres, d'antagonismes, d'égoïsmes, d'erreurs, d'aveuglement, où tout devrait "naturellement" se décomposer, se dissocier, se désintégrer, se disperser, et, effectivement, tout se décompose, se dissocie, se désintègre, se disperse naturellement dans et par la mort. Mais aussi, non moins "naturellement" tout se recompose, se réassocie, se réintègre, se rassemble, se solidarise dans les boucles, cycles, circuits innombrables formant une dialogique inséparable, les ontologies sans commune mesure font émerger l'être vivant, le dispersif véhicule la dissémination, l'antagonisme coopère à la complémentarité, l'égoïsme à la solidarité, le désordre à l'ordre, le tout se nourrit de chacun, chacun se nourrit de tout, et la vie recommence, dans un grouillement d'hétérogénéité, démesures, dispersions
dans "l'union de l'union et de la désunion" (M2-80)
- L'ordre, Mot Maître de la science classique, à régné de l'atome à la voie lactée. De Képler à Newton et Laplace, il est établi que l'innombrable peuple des étoiles obéit à une inexorable mécanique. La pesanteur des corps, le mouvement des marées, la rotation de la lune autour de la Terre
tous phénomènes terrestres et célestes obéissent à la même loi. La Loi éternelle qui règle la chute des pommes a supplanté la Loi de l'Eternel qui pour une pomme fit chuter Adam. Le mot de révolution, s'il s'agit des planètes et des astres signifie répétition impeccable, non révulsion et l'idée d'Univers évoque la plus parfaite des horloges. Cet Univers horloge marque le temps et le traverse de façon inaltérable.
Pour comprendre l'ordre, il faut faire sa généalogie. Sa naissance est indistincte de celle de l'univers : l'ordre naît avec et dans les conditions initiales singulières de l'univers, ces boundary conditions qui délimitent et restreignent le champ des possibles, éliminent les univers digressifs ou transgressifs éventuels, et se constituent ainsi en déterminations négatives ou contraintes. Autrement dit, l'ordre porte la marque irrémédiable des événements initiaux d'un univers singulier! L'ordre, qui émerge donc sous forme de déterminations/contraintes initiales, va se développer à travers matérialisations, puis interactions et organisations. Les déterminations premières se précisent et se multiplient en nécessités conditionnelles avec la constitution des particules matérielles : en effet, parmi toutes les particules possibles ou créées, un nombre restreint, doté de propriétés singulières, est à la fois viable (capable de survie dans un environnement aléatoire) et opérationnel (capable d'interactions productrices d'effets transformateurs). Donc la matérialité et la diversité finie des éléments particulaires vont déterminer différents types d'interactions dont découleront les grandes lois de l'Univers. Ainsi, nous voyons à l'origine des lois : le singulier, l'événement, le conditionnel, l'aléa.
En effet, par un paradoxe inconcevable dans l'ancien ordre, il n'y a de lois générales dans l'univers que parce que celui-ci est singulier, c'est-à-dire que son origine et son originalité constituent des déterminations. Ces lois sont conditionnelles, c'est-à-dire dépendent non seulement des caractères singuliers de l'univers, mais de la nature de ces interactions et des conditions dans lesquelles elles s'opèrent. L'idée était déjà chez Newton pour qui la nature obéit toujours aux mêmes lois dans les mêmes conditions. Mais Newton focalisait sur l'idée de lois, alors que nous devons désormais focaliser sur l'idée de conditions, lesquelles, aléatoires, n'obéissent pas aux lois mais justement les conditionnent. Toute loi dépend, dans un sens, de l'aléa : la rencontre est aléatoire, l'effet est nécessaire. La nécessité de l'effet, ou loi, a un pied dans l'aléa, ou désordre...
L'ordre, ai-je déjà dit, s'épanouit véritablement au stade et niveau de l'organisation. L'ordre, dit Layzer, est " une propriété de systèmes faits de plusieurs particules " (Layzer, 1975). En effet, il trouve pour ainsi dire son plancher après que les interactions " fortes " ont soudé en un noyau stable protons et neutrons; dès lors, il pourra se consolider et s'étendre après que les interactions électro-magnétiques auront lié électrons à noyaux, constituant les atomes, puis les atomes entre eux, constituant les molécules. Se développant en ordre " chimique ", il devient de plus en plus souple, multiple, jusqu'au moment où naîtra l'ordre le plus complexe que nous connaissions : l'ordre biologique.
Mais déjà et depuis longtemps l'ordre a fondé son royaume cosmique dans et par les interactions gravitationnelles qui trouvent leurs foyers dans les étoiles. Dès lors, il rayonne à des distances prodigieuses, devient maître des ballets planétaires, berger des soleils... Comment s'étonner qu'on l'ait cru souverain de l'univers!
Entre astres, atomes, planètes, molécules, etc., se tissent, se multiplient les interactions à travers lesquelles se développent des phénomènes organisés. Les ordres se diversifient, se complexifient, comme on le verra.
Ceci pour dire, de façon ici prématurée, mais déjà nécessaire, que les véritables et multiples développements de l'ordre s'effectuent corrélativement à l'organisation : ordre d'assemblage (structure); ordre de contraintes internes et externes; ordre de symétrie; ordre de stabilité ; ordre de régularité ; ordre de cycle; ordre de répétition; ordre de dédoublement (cristaux); ordre d'échanges; ordre de régulations; ordre d'homéostasie; ordre de contrôle; ordre de commande; ordre de programme; ordre de réparation et de régénération; ordre de reproduction identique; ordre de multiplication qui est la multiplication dudit ordre.
Ainsi l'ordre présente un visage intéressant, riche, ambigu, étrange, complètement absent de l'ancienne notion simple, claire, évidente, obtuse.
L'ordre a cessé d'être un. Il y a de l'ordre dans l'univers, il n'y a pas un ordre. Einstein avait sans relâche et sans succès cherché à unifier les interactions gravitationnelles et électro-magnétiques. Il rêvait à une unique clé de voûte d'ordre. Mais l'unité de l'univers doit être cherchée ailleurs que dans l'ordre. L'ordre d'un cosmos éclaté n'est-il pas nécessairement pluriel, disloqué? Il y a des ordres, c'est-à-dire désordre, dans l'ordre...
L'ordre a cessé d'être éternel. Il est construit, produit, à partir du chaos génésique, et il n'en est pas vraiment détaché, puisque, comme je l'ai dit, nous n'en sommes toujours pas détachés.
L'ordre a cessé d'être extérieur aux choses : il est désormais contextuel, inséparable de la matérialité spécifique des éléments en interactions et de ces interactions elles-mêmes; il est commandé par les phénomènes qu'il commande : chacun des atomes de notre corps dépend d'un ordre gravitationnel, lequel dépend des interactions de chaque atome de notre corps avec son environnement. L'ordre n'est plus roi, il n'est pas esclave, il est interdépendant.
L'ordre a cessé d'être absolu, il est devenu relatif et relationnel. L'ordre est devenu provincial, mais sa zone d'influence, surtout gravitationnelle, s'étend très loin. Il sait, dans et par l'organisation, résister au désordre, gagner sur le désordre.
Il est capable de progrès, et ces progrès le transforment. Plus l'organisation est riche, plus elle est riche en désordres, plus l'ordre comporte du désordre, qui devient un ingrédient de l'ordre organisationnel, lequel devient de plus en plus raffiné, mais aussi régional et fragile... L'ordre vivant est si raffiné et délicat qu'il serait d'une fragilité extrême, si précisément son raffinement ne lui permettait de manipuler le désordre à son profit, et surtout de se régénérer et se réorganiser en permanence.
Ainsi, plus on considère son origine, plus on considère son développement dans le sens de la complexité, plus l'ordre dévoile sa mystérieuse dépendance et bâtardise à l'égard du désordre, avec et contre lequel, comme Jacob avec l'ange, il est en corps à corps à la fois de copulation et lutte à mort. Mais aussi, plus on considère son origine et plus on considère son développement, plus on est frappé qu'en lui, par lui, l'improbabilité inouïe se soit transformée en nécessité et en probabilités, certes conditionnelles, provinciales, mais réelles.
(M1-77)
- Le désordre est partout en action . Il permet (par fluctuation), nourrit (par rencontre) la constitution et le développement des phénomènes organisés. Il co-organise et désorganise, alternativement et en même temps. Tout le devenir est marqué par le désordre : ruptures, schismes, déviances sont les conditions des créations, naissances, morphogénèses. Rappelons que le soleil, né en catastrophe, mourra en catastrophe. Rappelons que la Terre, tout en tournant sagement et régulièrement autour du soleil, a une histoire faite de cataclysmes, effondrements, plissements, éruptions, inondations, dérives, érosions
En un siècle, le désordre s'est infiltré de proche en proche dans la physis. Parti de la thermodynamique, il est passé par la mécanique statistique, et a débouché sur les paradoxes micro-physiques. Au cours de ce voyage, il s'est transformé : de déchet du réel, il fait désormais partie de l'étoffe du réel. Mais, de même que le premier désordre est renvoyé aux latrines, celui-ci est jeté aux oubliettes. C'est que l'ordre cosmique impérial, absolu, éternel, continue à régir un univers réglé, sphérique, horloger.
Mais voici qu'à partir des années vingt cet univers se dilate, puis se disperse, puis, dans les années soixante, il se lézarde, se disloque, et soudain tombe en miettes.
Un lever de rideau, en 1923, découvre l'existence d'autres galaxies, qui vont se compter bientôt par millions, chacune grouillant de un à cent milliards d'étoiles. Sans cesse, depuis, l'infini recule à l'infini et le visible fait place à l'inouï (découverte en 1963 des quasars, en 1968 des pulsars, puis des " trous noirs "). Mais la grande révolution n'est pas de découvrir que l'univers s'étend à des distances incroyables et qu'il contient les corps stellaires les plus étranges : c'est que son extension correspond à une expansion, que cette expansion est une dispersion, que cette dispersion est peut-être d'origine explosive.
En 1930, la mise en évidence par Hubble du déplacement vers le rouge de la lumière émise par les galaxies lointaines permet de concevoir et de supputer leur vitesse d'éloignement par rapport à nous et fournit la première base empirique à la théorie de l'expansion de l'univers. Les observations qui suivent s'intègrent dans cette théorie qui désintègre l'ordre cosmique. Les galaxies s'éloignent les unes des autres dans une dérive universelle qui semble atteindre parfois des vitesses terrifiantes. En 1965 est capté un rayonnement isotrope qui nous parvient de tous les horizons de l'univers. Ce " bruit de fond " thermique peut être interprété logiquement comme le résidu fossile d'une explosion initiale. Ce message bredouillant, venu du bout du monde, a traversé de dix à vingt milliards d'années pour nous annoncer enfin l'extraordinaire nouvelle : l'Univers est en miettes. Dès lors, les découvertes astronomiques de 1923 à aujourd'hui s'articulent pour nous présenter un univers dont l'expansion est le fruit d'une catastrophe première et qui tend vers une dispersion infinie.
L'ordonnancement grandiose du grand ballet stellaire s'est transformé en sauve-qui-peut général. Au-delà de l'ordre provisoire de notre petite banlieue galaxique, que nous avions pris pour l'ordre universel et éternel, des faits divers inouïs se produisent, qui commencent à s'annoncer sur nos téléscripteurs : explosions fulgurantes d'étoiles, collisions d'astres, tamponnements de galaxies. Nous découvrons que l'étoile, loin d'être la sphère parfaite balisant le ciel, est une bombe à hydrogène au ralenti, un moteur en flammes; née en catastrophe, elle éclatera tôt ou tard en catastrophe. Le cosmos brûle, tourne, se décompose. Des galaxies naissent, des galaxies meurent. Nous n'avons plus un Univers raisonnable, ordonné, adulte, mais quelque chose qui semble être encore dans les spasmes de la Genèse et déjà dans les convulsions de l'agonie.
Le pilier physique de l'ordre était rongé, miné par le deuxième principe. Le pilier micro-physique de l'ordre s'était effondré. L'ultime et suprême pilier, celui de l'ordre cosmologique, s'effondre à son tour. En chacune des trois échelles où nous considérons l'Univers, l'échelle macrocosmique, l'échelle micro-physique, l'échelle de notre " bande moyenne " physique, le désordre surgit pour revendiquer audacieusement le trône qu'occupait l'Ordre.
Mais dès lors se pose un problème insoupçonné, fabuleux. Si l'Univers est diaspora explosive, si son tissu microphysique est désordre indescriptible, si le second principe ne reconnaît qu'une seule probabilité, le désordre, alors comment se fait-il que la Voie lactée comporte des milliards d'étoiles, comment se fait-il que nous ayons pu repérer 500 millions de galaxies, comment se fait-il que nous puissions chiffrer éventuellement à 1073 le nombre d'atomes dans l'univers visible ? Comment se fait-il que nous ayons pu découvrir des Lois qui régissent les astres, les atomes et toutes choses existantes? Comment se fait-il qu'il y ait eu développement de l'organisation dans le cosmos, des atomes aux molécules, macro-molécules, cellules vivantes, êtres multicellulaires, sociétés, jusqu'à l'esprit humain qui se pose ces problèmes ?
Posons le problème, non plus en alternative d'exclusion entre d'une part le désordre, d'autre part l'ordre et l'organisation, mais de liaison. Dès lors la genèse des particules matérielles, des noyaux, des atomes, des molécules, des galaxies, des étoiles, des planètes est indissociable d'une diaspora et d'une catastrophe; dès lors il y a une relation cruciale entre le déferlement du désordre, la constitution de l'ordre, le développement de l'organisation.
Dès lors surgit un troisième et grandiose visage du désordre, lui-même inséparables des deux autres visages qui nous sont ici apparus : ce désordre, tout en comportant en lui le désordre de l'agitation calorifique et le désordre du micro-tissu de la physis est aussi un désordre de genèse et de création.
(M1-77)
Or, nous pouvons aujourd'hui interroger la possibilité d'une genèse dans et par le désordre, en revenant à la source thermodynamique où avait surgi le désordre désorganisateur, et où surgit aujourd'hui l'idée d'un désordre organisateur. C'est que le développement nouveau de la thermodynamique, dont Prigogine est l'initiateur, nous montre qu'il n'y a pas nécessairement exclusion, mais éventuellement complémentarité entre phénomènes désordonnés et phénomènes organisateurs.
L'exemple des tourbillons de Bénard vient même démontrer expérimentalement que des flux calorifiques, dans des conditions de fluctuation et d'instabilité, c'est-à-dire de désordre, peuvent se transformer spontanément en " structure " ou forme organisée.
Cet exemple apparemment enfantin a une portée physique et cosmique générale. Il nous montre que déviance, perturbation et dissipation peuvent provoquer de la " structure ", c'est-à-dire de l'organisation et de L'ordre à la fois.
Il est donc possible d'explorer l'idée d'un univers qui constitue son ordre et son organisation dans la turbulence, l'instabilité, la déviance, l'improbabilité, la dissipation énergétique.
Bien plus : cherchant à comprendre l'organisation vivante du point de vue de sa machinerie interne, von Neumann découvre, au cours des années cinquante, dans sa réflexion sur les self-reproducing automata (von Neumann, 1966) que la grande originalité de l'automate " naturel " (entendez vivant) est de fonctionner avec du désordre. En 1959, von Foerster suggère que l'ordre propre à l'auto-organisation (entendez l'organisation vivante) se construit avec du désordre : c'est l'order from noise principle (von Foerster, 1959). Atlan, enfin et surtout, dégage l'idée du hasard organisateur (Atlan, 1970 a, 1972 b).
Ainsi donc, la première apparition (thermodynamique) du désordre nous a apporté de la mort. La seconde (micro-physique) nous a apporté de l'être. La troisième (génésique) nous apporte la création. La quatrième (théorique) lie mort, être, création, organisation.
(M1-77)
L'ordre qui se déchire et se transforme, l'omniprésence du désordre, le surgissement de l'organisation suscitent des exigences fondamentales : toute théorie désormais doit porter la marque du désordre et de la désintégration, toute théorie doit relativiser le désordre, toute théorie doit nucléer le concept d'organisation.
On peut certes concevoir le désordre et l'ordre de façon manichéenne dans un univers soumis à ces deux principes opposés; comme le dit L. L. Whythe, " deux grandes tendances opposées apparaissent dans les processus naturels, l'une vers l'ordre local et l'autre vers l'uniformité du désordre général. La première se manifeste dans tous les processus par lesquels une zone d'ordre tend à se différencier d'un environnement moins ordonné. C'est ce que l'on voit dans la cristallisation, dans la combinaison chimique et dans la plupart des processus organiques. La seconde tendance se manifeste dans le processus de rayonnement et de diffusion, elle mène à une uniformité du désordre thermique. Les deux tendances agissent normalement en sens contraire, la première produisant des zones d'ordre différenciées et la seconde les dispersant " (Whythe, 1949).
Il faut certes opposer, mais aussi lier ces " deux tendances ". Ce qui signifie tout d'abord qu'ordre et désordre ne sont pas des concepts absolus, substantiels. Ils naissent l'un et l'autre ensemble et ont sans doute racine l'un et l'autre, d'une façon évidemment inconcevable, dans l'Avant-Commencement. Ils renaissent sans cesse d'une indistinction génésique ici nommée chaos. Ils sont relatifs et relationnels.
Ils sont relatifs et relationnels l'un à l'autre, et cela introduit la complexité logique au cur de ces notions : il faut mettre du désordre dans la notion d'ordre; il faut mettre de l'ordre dans la notion de désordre. A la limite, l'extrême complexité du désordre contiendrait l'ordre, l'extrême complexité de l'ordre contiendrait le désordre. La relation entre ordre et désordre nécessite des notions médiatrices; nous avons vu apparaître et s'imposer trois notions indispensables pour établir la relation ordre/désordre :
-l'idée cruciale d'interaction, véritable noeud gordien de hasard et de nécessité puisque une interaction aléatoire déclenche, dans des conditions données, des effets nécessaires (comme la rencontre au même millionième de millionième de seconde de trois noyaux d'hélium constituant un noyau de 1 carbone);
-l'idée de transformation, notamment les transformations d'éléments dispersifs en un tout organisé, et inversement d'un tout organisé en éléments dispersés;
-l'idée clé d'organisation.
Il nous faut donc une liaison fondamentale des notions d'ordre et de désordre au sein du " tétralogue " désordre/interactions/ordre/organisation.
La liaison fondamentale doit être de nature dialogique (dialogique signifie unité symbiotique de deux logiques, qui à la fois se nourrissent l'une l'autre, se concurrencent, se parasitent mutuellement, s'opposent et se combattent à mort).
Je dis dialogique, non pour écarter l'idée de dialectique, mais pour l'en faire dériver. La dialectique de l'ordre et du désordre se situe au niveau des phénomènes; l'idée de dialogique se situe au niveau du principe, et j'ose déjà l'avancer (mais je ne pourrai en faire la démonstration que bien plus tard, en tome III) au niveau du paradigme. En effet, pour concevoir la dialogique de l'ordre et du désordre, il nous faut mettre en suspension le paradigme logique où l'ordre exclut le désordre et inversement où le désordre exclut l'ordre. Il nous faut concevoir une relation fondamentalement complexe, c'est-à-dire à la fois complémentaire, concurrente, antagoniste et incertaine entre ces deux notions. Ainsi l'ordre et le désordre, sous un certain angle, sont, non seulement distincts, mais en opposition absolue; sous un autre angle, en dépit des distinctions et oppositions, ces deux notions sont une.
Il faut donc concevoir que la relation ordre/désordre est à la fois :
-une (c'est-à-dire indistincte en sa source génésique et en son chaos formateur);
-complémentaire : tout ce qui est physique, des atomes aux astres, des bactéries aux humains, a besoin du désordre pour s'organiser; tout ce qui est organisé ou organisateur, travaille, dans et par ses transformations, aussi pour le désordre (accroissement d'entropie);
-concurrente : sous un autre point de vue, désordre d'une part, ordre/organisation de l'autre sont deux processus concurrents, c'est-à-dire qui courent en même temps, celui de la dispersion généralisée et celui du développement en archipel de l'organisation;
-antagoniste : le désordre détruit l'ordre organisationnel (désorganisation, désintégration, dispersion, mort des êtres vivants, équilibration thermique), et l'organisation refoule, dissipe, annule les désordres.
Ainsi désordre et ordre à la fois se confondent, s'appellent, se nécessitent, se combattent, se contredisent. Cette dialogique est en uvre dans le grand jeu phénoménal des interactions, transformations, organisations, où travaillent chacun pour soi, chacun pour tous, tous contre un, tous contre tous
Dès lors, on peut envisager une théorie. Elle partirait, non du zéro, ni du " point " initial, mais du génésique, du chaos, c'est-à-dire de la boucle tétralogique. Elle devrait, non s'appuyer sur l'ordre ou le désordre comme sur un pilier ontologique, ou transcendant, mais produire corrélativement les notions d'ordre, désordre et organisation.
(M1-77)
- Le désordre est tout phénomène qui, par rapport au système considéré, semble obéir au hasard et non au déterminisme dudit système. Le "bruit" est, en termes de communication, toute perturbation qui altère ou brouille la transmission d'une information . L'erreur est toute réception inexacte d'une information par rapport à son émission. Or, en ce qui concerne la machine artificielle, tout ce qui est désordre, bruit erreur accroît l'entropie du système, c'est-à-dire entraîne sa dégradation, sa dégénérescence et sa désorganisation. L'organisme vivant, lui, fonctionne malgré et avec du désordre, du bruit, de l'erreur, lesquels ne sont pas nécessairement dégénératifs, et peuvent même être régénérateurs. En d'autres termes, la machine vivante témoigne d'une grande fiabilité d'ensemble, bien que ses unités constitutives (les molécules, cellules, et tissus) soient des éléments peu fiables, c'est-à-dire aisément dégradables. Mais ce paradoxe s'éclaire si on considère l'organisation du système vivant comme un processus d'auto-production permanente ou de réorganisation permanente, laquelle résorbe, expulse l'entropie qui se produit continûment à l'intérieur du système et répond aux atteintes désorganisatrices venant de l'environnement. Ce sont ces principes d'organisation de la vie qui sont ceux de la complexité. C'est ce phénomène de réorganisation permanente qui donne aux systèmes vivants souplesse et liberté par rapport aux machines.
- L'ordonnancement grandiose du grand ballet stellaire s'est transformé en sauve-qui-peut général. Au-delà de l'ordre provisoire de notre petite banlieue galaxique, que nous avions pris pour de l'ordre universel et éternel, des faits divers et inouïs se produisent, qui commencent à s'annoncer sur nos téléscripteurs : explosions fulgurantes d'étoiles, collisions d'astres, tamponnements de galaxies. Nous découvrons que l'étoile, loin d'être la sphère parfaite balisant le ciel, est une bombe à hydrogène au ralenti, un moteur en flammes; née en catastrophe, elle éclatera tôt ou tard en catastrophe. Le cosmos brûle, tourne, se décompose. Nous n'avons plus un univers raisonnable, ordonné, adulte, mais quelque chose qui semble être encore dans les spasmes de la Genèse et déjà dans les convulsions de l'agonie .
La révolution copernicienne est de provincialiser et satelliser l'ordre dans l'univers.
La révolution einsteinienne est de relationner et relativiser ordre et désordre.
Ces révolutions dans le concept d'ordre sont des révolutions dans l'univers. L'univers à non seulement perdu son ordre souverain, il n'a plus de centre. Il n'y a plus de centre du monde, que ce soit la terre, le soleil, la galaxie, un groupe de galaxies. Il n'y a plus un axe non équivoque du temps, mais un double processus antagoniste issu du même et unique processus. L'univers est donc à la fois polycentrique, acentré, décentré, disséminé, diasporant
Cela est d'importance capitale désormais pour toute théorie de la physis. Il ne saurait plus y avoir un concept maître souverain, dont découlent, dérivent, subsistent tous les autres.
(M1-77)
I1 est nécessaire certes de connaître les principes simples d’interactions d’où découlent les combinaisons innombrables, riches et complexes. Ainsi nous savons désormais avec fruit que la grande diversité des atomes, l’infinie diversité des molécules se constitue a partir de combinaisons entre protons, neutrons, électrons, obéissant a quelques principes d’interactions. Nous savons que quelques règles simples permettent l’infinie diversité des combinaisons génétiques des êtres vivants. Nous savons que les principes d’organisation du langage permettent de combiner les phonèmes dans des discours à l’infini. Mais, se contenter de ce type d’explication, c’est escamoter la complexité de départ (le jeu ordre/désordre/interactions) et la complexité d’arrivée: l’organisation complexe de telles combinaisons en systèmes et systèmes de systèmes. Connaître la vie, ce n’est pas seulement connaître l’alphabet du code génétique, c’est connaître les qualités organisationnelles et émergentes des êtres vivants. La littérature, ce n’est pas seulement la grammaire et la syntaxe. c’est Montaigne et Dostoievski. (M1-77)