3 - Le roman (suite...)


LA DANSE DES EPEES (Chapitre 4 à 5)

Chapitre IV

Le fond de la vallée de Vallouise était magnifique. Dans la pureté de l'air, le paysage se détachait, les couleurs éclataient littéralement.
L'été n'était pas la meilleure saison pour en profiter mais Monsieur le Curé adorait organiser quelques ballades avec les jeunes de sa paroisse.
Cette jeunesse devait apprendre à connaître la montagne. Il s'agissait de leur culture, il ne fallait jamais négliger le patrimoine proche et facile d'accès. Tout devait commencer par - là.
Point n'est nécessaire de parcourir le monde en ignorant sa région et ses merveilles ! Comment pouvoir aider les autres en négligeant ses proches ?

Avec Claire, Nicolas, Maxime, Benoît et Amandine la ballade s'annonçait des plus plaisantes. Agés d'à peine treize printemps, les jeunes équipiers du curé se préparaient à passer une nuit au refuge du Pré d'Emilie Carles. La promenade sur le Glacier Noir qui conduit au col de la Temple n'était pas réputée difficile mais elle était assez longue et nécessitait un départ suffisamment matinal.
La veille du départ, au refuge l'ambiance était excellente, les adolescents plaisantaient. Le curé en profita pour se rapprocher de Maxime.
Depuis quelques temps l'adolescent lui paraissait soucieux, sombre et agressif parfois. Albert savait que ces sautes d'humeur dissimulaient souvent une angoisse, une peur sourde. Dans ces instants, les demandes les plus inattendues fusaient et l'on n'hésitait pas à brocarder Monsieur le curé. Albert appréciait cette ambiance, cette spontanéité. La liberté de parole était son oxygène. A la montagne l'air était vraiment pur !
Maxime l'interpella d'un ton goguenard :
- Mon Père, qu'est - ce que vous pensez du divorce ?
Ce souci l'obsédait et l'adolescent ne souhaitait plus tourner autour du pot.
Nous y voilà, songea Albert.
- Dis donc, tu as de drôles de sujets de conversation pour un randonneur ! J'avais imaginé que l'on parlerait plutôt de montagne, moi. Pourquoi penses - tu à cela ? d'ailleurs tu sais, ma position est plutôt celle d'un marieur, alors...
- C'est bien pour cela que je vous pose la question. Alors, curé Albert, le divorce ?
- Et toi, qu'en penses - tu ?
- J'en pense qu'ils me gonflent tous les deux, je veux dire mon père et ma mère, crut - il bon de préciser, et que je ne sais plus où j'habite.
- Mon avis à moi, en tant qu'homme mais aussi, en tant qu'homme d'Eglise, c'est qu'aujourd'hui les couples ne supportent plus rien. Ils pensent que la séparation va régler tous les problèmes qu'ils n'ont pas le courage d'affronter. C'est la solution de facilité...
- Moi, mes parents disent que maintenant je suis grand, qu'ils ont le droit de vivre leur vie comme bon leur semble. C'est légitime ça ?
- Tout dépend de ce que l'on appelle droit de vivre, de plus tu n'es ni grand ni petit, tu es leur fils, un point c'est tout A eux d'être suffisamment responsables, à eux de se conduire en grands, ce n'est pas à toi de choisir.
Claire les coupa :
- Et dites donc tous les deux, vous n'êtes pas marrants. Et si on parlait plutôt contraception ?
Benoît une barre de céréales vissée entre les dents, intervint à son tour :
- Sympa votre jeu "vous - aussi -emmerdez - votre - curé - favori", je
peux jouer moi aussi ?
La conversation tourna court, mais ils reviendraient à l'assaut, Albert en était certain.
Il profitait seulement d'un instant de répit !
Dieu qu'il était difficile d'être adolescent aujourd'hui. Délicat de leur apporter des certitudes alors que lui - même vivait dans le doute.
Il adorait être entouré de ces jeunes pleins de vie, de volonté et de droiture. Toujours prêts pour refaire le monde, un monde plus juste, sans inégalité. Un monde de respect. A croire que l'on ne trouvait plus ces valeurs que chez les jeunes...
La montagne rappelait aux hommes leur petitesse mais aussi leur grandeur, elle constituait une cour de récréation aux nombreuses vertus. Certains en abusaient parfois et oubliaient qu'elle était dangereuse. Ce danger devait être mesuré, minimisé mais toujours accepté.
On ne comptait plus les appels au secours abusifs en direction des hélicoptères de la gendarmerie. Ampoules aux pieds, fatigues passagères, insolations, écorchures, fringales tels étaient les motifs des randonneurs peu responsables pour se payer un vol en hélicoptère au frais de la collectivité !
Les enfants d'ici devaient apprendre la montagne, ses règles et ses règlements. Ils pourraient ensuite appliquer ce même enseignement comme ligne de conduite quand ils seraient plongés dans l'univers déstabilisant des adultes.

Solidement chaussés, une lampe vissée sur le front afin d'éclairer un sentier encore obscur à cette heure matinale, la joyeuse colonne avançait en file indienne, le curé Albert ouvrant la marche. Il n'était pas évident pour des adolescents de se lever à trois heures trente du matin surtout pour cheminer dans le noir sur un sol difficile et inégal. Le début de cette randonnée était ingrat mais comment l'éviter... C'était le prix à payer.
L'approche jusqu'au glacier était fastidieuse, bien que rapide mais à treize ans, la fatigue, on ne connaît pas vraiment. On avance, tête baissée, jusqu'à l'objectif. En marchant ainsi dans la nuit, ils s'attachaient aux odeurs et aux bruits : le bruit des pas, des gourdes métalliques qui s'entrechoquaient, des pierres qui roulaient, des respirations qui s'accéléraient à la montée. Les odeurs, également s'intensifiaient, celle de l'herbe foulée, des fleurs entrouvertes ou de la terre encore humide. Les sens en éveil, ils avançaient en quête de nouveaux repères.
Le groupe marchait d'un bon train.
Le Glacier Noir était en vue. Cette immense langue de glace recouverte de pierres et de rochers n'était pas vraiment belle mais elle demeurait attirante parce qu'étrange. A la fois rugueuse et lisse, liquide et solide, noire et blanche.
La traversée sur la glace aurait été délicate sans ce manteau minéral qui rendait le cheminement aisé. Prudent, responsable et averti, Monsieur le curé transportait avec lui son équipement de haute montagne. Piolet, cordes et crampons à glace. Il voulait éviter toute mauvaise surprise en cas de passage difficile autour d'une crevasse trop large.
La petite troupe arriva au glacier avant que le soleil n'y fasse son apparition. Les règles de prudence avaient été respectées. Il fallait à tout prix éviter que la descente du col de la Temple ne se fasse sur un glacier trop ouvert. Les risques de chutes dans ces failles béantes étaient réels. Plus d'un randonneur s'était fait piéger par négligence. Les adolescents admiraient le bleuté de la glace et se penchaient pour éprouver la sensation du vide au-dessus de ces fissures sans fond. Une telle pureté les fascinait.
Cependant, malgré le prodigieux spectacle, Claire ne cessait de gémir. Elle se plaignait de ses chaussures, sûrement trop petites, ainsi que de ses chevilles. Elle ne pouvait plus avancer.
" - Je n'en peux plus, mes pieds m'abandonnent. Ce sont les chaussures de ma sœur, elles sont trop petites, le gros orteil veut sortir...
- Claire, lève - toi, tu ne peux pas nous lâcher, ça fait à peine deux heures que nous marchons. Bouge tes fesses. Desserre tes brodequins !
- Monsieur le curé, prêt pour l'extrême onction ? Je l'achève tout de suite.
Nicolas leva au-dessus de la tête de la blessée un caillou aux dimensions imposantes.
Furieuse, Claire pivota vivement dans sa direction :
- Arrête de déconner, Nicolas, j'ai vraiment mal, et en plus, je crois que ma cheville est foulée.
- Ah non, tu vas pas nous faire le coup de l'entorse qui s'infecte ! Marche à l'ombre et avance, s'énerva Amandine.
- Merci pour la solidarité, ça fait toujours plaisir d'avoir des copains ! La montagne comme école de fraternité, vous me la repasserez !
Albert jugea qu'il était opportun d'intervenir. Il défit la chaussure et examina le problème.
- Désolé, mais pour une fois, Claire se plaint à juste titre. C'est une foulure.
Nicolas, l'amoureux du moment, tenta de se rattraper.
- Donne - moi ton sac, ma pauvre vieille, les autres vont t'aider à redescendre.
A contre - cœur le groupe abandonna la randonnée, solidaire de l'infortune de Claire. Tant pis pour le col et la vallée de la Bérarde.
Ils reprirent raisonnablement le chemin du refuge.
Monsieur le curé, quant à lui, souhaitait profiter du glacier quelques instants supplémentaires, jouissance égoïste d'un panorama dont il ne se lassait jamais. Il les rejoindrait rapidement. L'aube naissante offrait une féerie de couleurs en juste récompense aux courageux montagnards. Quelques beaux clichés en perspective. Il pensait déjà avec enthousiasme à l'organisation de la soirée diapos avec les parents de ses protégés autour d'un vin chaud à la cannelle. Les jeunes méritaient qu'on leur consacre du temps, toute action devait être suivie, prolongée. Car il fallait également, leur enseigner la notion de durée à ces bébés zapeurs qui ne juraient que par l'instant...

Après avoir attendu plus de trois heures le retour de leur guide au refuge, les cinq adolescents inquiets déclenchèrent l'alerte...

 

Au mois d'août à Briançon, la chaleur était souvent mortelle. Dans ces pays alpins, les contrastes étaient saisissants, rien n'était mièvre. Tout s'exacerbait.
Le 16 août annonçait la fête du Bacchu - Ber à Pont - de - Cervières.
Vincent, tout comme son père, était né au village. A l'époque, on n'accouchait pas à l'hôpital de Briançon. Ce n'était pas sans risque mais on n'avait pas le choix.
On était vraiment du village. Natif de Pont - de - Cervières.
Vincent ne manquait jamais la danse des épées. Vêtu de blanc, ceint d'une taillole rouge, il lui plaisait de tourner au son de la Dratanla, ritournelle monocorde qui accompagnait la ronde sacrificielle des danseurs. Ultime privilège, seules les femmes natives de Pont - de - Cervières pouvaient la chanter. Il ne pouvait en être autrement. A chacun son clocher !
Ce n'était pas du folklore. Non. La fête de saint Roch, protecteur de la peste, gardait tout son sens, souvenir d'une ancienne bataille qui opposa un jour la jeunesse de Briançon à celle de Pont - de - Cervières.
D'ailleurs, les touristes ne s'y trompaient pas, cette ambiance mystique, malgré le soleil d'août, les faisait infailliblement frissonner.
Ils venaient en nombre écouter et apprécier ces épéistes, danseurs d'un jour. Même si le sens caché de cette fête leur restait toujours interdit.
Comment auraient - ils pu saisir qu'en plein été, alors qu'ils arboraient fièrement chemises Hawaï et sandalettes en plastique, des hommes et des femmes sur un air lancinant se souvenaient...
La danse devait rester la propriété du pays, du village, et nul ne devait initier un étranger.

 

Cette année encore, Vincent danserait. Cela n'effacerait pas son deuil, au contraire. Il danserait pour ceux qu'il aimait. Le bras n'avait jamais abandonné l'épée.
Plus en retrait, dans l'ombre réservée du lavoir que borde la Cerveyrette, Jacqueline s'abritait de la foule et de la chaleur.
C'est en regardant évoluer Vincent au cœur de la place Jean Jaurès qu'elle comprit.
Jacqueline habitait la même maison que lui à Pont - de - Cervières. Elle occupait le dernier étage, sous le toit, le cuberton. Cette proximité physique qui lui fut si agréable, du temps de Giulia et de Joseph, devenait aujourd'hui insupportable.
Les cauchemars, parfois bruyants, de Vincent, elle les partageait. L'atmosphère devenait pesante...

La présence de Jacqueline au Bacchu - Ber était une obligation quasi professionnelle. Elle rédigeait quelques piges pour le Dauphiné Libéré et assurait habituellement la couverture de cet événement de renommée internationale. Un tel rituel sur une aussi petite place... La mort fascinerait donc toujours.
Jacqueline n'était pas vraiment à l'aise avec l'écriture, elle n'avait pas le style facile. Même son physique trahissait ce manque d'adresse. C'était une femme plutôt robuste aux allures parfois masculines. Mais, si la rédaction n'était pas sa tasse de thé, elle avait pour l'observation un don réel.
Elle savait comprendre les autres, entre les mots, entre les gestes. Elle aimait les secrets. Elle en avait l'intuition. Elle avait le goût du journalisme d'investigation mais n'en montrait malheureusement pas le talent.
Son imagination la conduisait souvent au but : la perspicacité comme un sixième sens. Les colonnes du Dauphiné Libéré lui avaient d'ailleurs souvent été refusées, tant elle se plaisait en conjectures et en hypothèses nombreuses. Dans la République des Escartons il n'était pas pour habitude de faire des vagues sans preuve. Et les preuves, c'était toujours ce qui lui faisait défaut ! Alors, faisant contre mauvaise fortune bon cœur, Jacqueline se plaisait à scruter la vie des autres. Comme une revanche sur la sienne.
Depuis le départ de Jean - Paul, Jacqueline vivait seule.
D'homme, elle n'en avait pas vraiment besoin mais elle s'était attachée à Jean - Paul, au fil du temps. Il fut le seul ami qui compta réellement dans son existence. Elle savait, depuis le début, qu'il ne resterait pas, elle l'avait toujours su. Le sens de l'anticipation, y compris contre elle - même. Mais que faire ? Savoir n'est pas agir.
Cet homme, elle finissait par l'aimer, alors...
C'était lui qui l'avait convaincu d'écrire pour le journal. Photographe sportif, il voyageait de rencontres en meetings, d'exhibitions en compétitions.
Il l'avait quittée un jour, pour une patineuse d'Holiday on Ice.
" - Tu l'aimes tant que ça, ton écervelée à paillettes ? avait - elle voulu savoir alors.
- Non, ce n'est pas de l'amour. C'est autre chose. C'est plutôt le désir. Je suis un homme, tu comprends ?"
Ce désir Jacqueline l'avait aimé, se l'était appropriée comme pour mieux posséder Jean - Paul et repousser un départ presque annoncé.
Elle aurait sa vengeance. Elle lui ferait payer. Ce n'était pas l'infidélité, pas plus que son départ qui la blessait, non, c'était autre chose. Elle n'aimait pas partager mais, plus encore, elle ne supportait pas l'injustice. C'était injuste. Elle, elle n'avait que lui.
Sa rivale devrait donc souffrir.
Jacqueline organisa une chute "accidentelle" pour sa concurrente. Chaussée glissante. Terminé "Holiday on Ice" et ses vivats.
Fin des vacances... et du patin aussi.
Ainsi dérape parfois la vie.
Jacqueline observait toujours et vivait cet ultime hommage qu'évoquaient librement danse et chant. Elle aurait pu prendre quelques photos, histoire d'immortaliser l'instant. De profiter à tout jamais du recueillement qu'inspirait cette fête ancestrale. Mais, contrairement à Jean - Paul, elle trouvait les clichés vides, sans âme. La photo reste là, squelettique, vestige inerte d'une émotion raccourcie. Comme une jouissance bâclée dans un petit déclic.
Jacqueline n'aimait que les mots. Eux seuls duraient.
Absorbée dans ses pensées, elle sentit à peine une main sur son bras.
" - Jacqueline Bestagno ?
Face à elle, deux gendarmes en short et en sueur. L'image eut été cocasse, mais leur visage trahissait l'embarras. Jacqueline restait sur ses gardes.
- Vous êtes bien la nièce de Monsieur le curé de Chantemerle ?
- Oui, mais pourquoi ? Il ne lui est rien arrivé de grave j'espère ?
- Le peloton de gendarmerie alpine, dont nous faisons partie, vient de découvrir son corps coincé dans une crevasse du Glacier Noir. Il a du déraper et glisser au fond. Ce sont des touristes en promenade sur le glacier qui l'ont découvert inanimé.
- Comment va - t - il ?
- Difficile de le dire, il a été conduit par hélicoptère à l'hôpital Nord de Marseille. Au premier examen, traumatisme crânien, le médecin reste réservé..."
Les gendarmes continuaient à parler mais Jacqueline était ailleurs, à la fois bouleversée par la nouvelle et doublement soulagée. Malgré les propos inquiétants du gendarme, son oncle s'en sortirait, elle le sentait. Trop proche de Dieu pour déjà s'asseoir à ses côtés. Par ailleurs, les gendarmes n'avaient rien évoqué d'autre...
Elle se demandait comment cet accident avait bien pu survenir. L'oncle Albert n'était pas un novice. Pas du genre à arpenter le Glacier Noir aux heures chaudes, lorsque les crevasses s'ouvrent le plus largement.
Pas le genre, non plus, à se promener seul. Dans sa tête Jacqueline commençait à échafauder les hypothèses les plus plausibles. La thèse de l'accident lui semblait si improbable.
Elle essayait de se remémorer leur dernière rencontre.
De quoi avaient - ils parlé ? Qu'avait - elle évoqué avec lui ? Avaient - ils fait allusion à Vincent ?
Elle se souvenait mal. Il faut dire qu'avec son oncle les conversations allaient bon train. Tenu au secret de la confession, il n'en conservait pas, malgré tout, une certaine liberté, et ses paroles, voire ses révélations, n'étaient pas rares.
Il ressemblait en cela à son frère Yves.
Le père de Jacqueline était commerçant et avait tenu le cinéma de Briançon. En véritable cinéphile, il aimait à partager les films qui l'enthousiasmaient. Sa culture était immense et il ne détestait pas en faire montre.
Lorsque son frère entra au petit séminaire, davantage par dépit amoureux que par vocation, Yves emprunta un tout autre chemin. De la serrurerie à la chaudronnerie en passant par la menuiserie, il cheminait avec la ferme intention de gérer sa propre affaire. C'est ainsi qu'il s'intéressa à la reprise d'un petit cinéma, "Le Paradis". Clin d'œil à son frère Albert, car au "Paradis" même les pornos étaient à l'affiche.
Dans une ville de garnison, la culture est plurielle !

Ce fut lors d'une réunion de famille, un peu arrosée d'ailleurs, que Jacqueline avait appris la liaison de Mado avec Vincent quelques vingt ans auparavant. Liaison que Jacqueline conserva pour elle, sans jamais la dévoiler à son amie Giulia. Elle voulait la préserver d'une jalousie bien inutile.
Le curé livrait également ses confessions !
Mais, attention, les secrets du confessionnal ne dépassaient jamais la mémoire de Jacqueline. L'oncle Albert pensait que si Dieu accordait son pardon, les hommes ne pouvaient qu'en faire autant. La justice de Dieu face à celle des hommes. La Bible contre le Code Civil. Albert naviguait à vue, entre les deux. La justice des hommes l'émouvait.
Comprenne qui puisse !

Chapitre V

La circulation était complètement stoppée. Les embouteillages commençaient à détrôner la bouillabaisse comme spécialité marseillaise. Rue Paradis, depuis la Bourse jusqu'au Prado, la circulation devenait de plus en plus improbable et les travaux d'aménagement prenaient l'allure de serpent de mer.
Hélène semblait irritée au volant de sa mini. L'heure tournait et sa leçon de tennis était programmée pour 14h00. Luc détestait les retards, en fait, il ne supportait rien qui venait déranger son existence. Il était ainsi, l'imprévu n'était pas à son programme, trop centré sur son ego. Mais il était si mignon...
Des professeurs de tennis, Hélène en avait côtoyé beaucoup mais jamais aussi craquants que Luc. Elle n'avait pas su résister, ni vraiment voulu d'ailleurs.
Il n'était pas comme les autres. Pas comme ces dragueurs impénitents qui vous tripotent dès qu'ils veulent vous montrer un coup droit ou un revers ! Non, Luc était de ces amateurs de tennis, le sport plus que les femmes. C'est cette facilité, ce détachement, son côté pédago aussi qui avait attiré Hélène. Sa grande taille également, elle appréciait les hommes grands, derrière lesquels on peut rapidement s'abriter. Le mètre cinquante d'Hélène était bien vite protégé !
Leur relation, bien qu'épisodique était durable. Au début, simples amants, ils avaient su s'apprécier et devenir amis. Une réelle tendresse commençait à les unir.
Hélène s'impatientait. Les voitures n'avançaient plus. Devant une cabine de téléphone, elle abandonna la mini pour contacter Luc. A l'intérieur le calme faisait du bien. Une oasis France Télécom !
"- Je suis coincée depuis plus d'une demi - heure, à la hauteur du consulat d'Israël, je ne pourrai jamais être avec toi à 14h00. Avec un tel trafic, je vais mettre plus d'une heure pour te rejoindre à Luminy. Laissons tomber pour aujourd'hui. Je te rappelle. Excuse - moi. La file avance. Gros bisous."
Avec Luc les conversations téléphoniques ne pouvaient qu'être brèves. Il détestait le téléphone. Cela le rendait quasiment muet. Hélène le savait et en profitait largement.
Il reposa le combiné, un peu contrarié et regagna le cours principal, celui qui faisait face à la piscine. Le temps était magnifique en cette fin janvier. Le soleil commençait à chauffer la terre battue. La terrasse était envahie par les fanatiques du bronzage des quatre saisons ! Tous les rayons leurs semblaient bons à prendre.
Il détestait ce terrain. Il s'y sentait exposé aux regards de ces bourgeoises marseillaises qui vouaient à l'adultère un véritable culte. Il fallait bien passer le temps et, tant qu'à faire, si ce pouvait être en galante compagnie...

Au cabinet l'ambiance était assez électrique. Ce n'était pas encore la période des bilans mais le travail s'était déjà engagé à une cadence excessive. Le rythme était souvent à la surchauffe.
Fort de ses quinze collaborateurs, le cabinet d'expertise comptable Amarago constituait l'un des cabinets indépendants parmi les plus réputés de la place marseillaise. Bernard Amarago le dirigeait depuis plus de vingt cinq ans d'une main de maître. Homme de droit, réputé pour l'excellence de ses conseils, Bernard n'était pas très bon vivant mais, dans les dîners mondains sur la Corniche Kennedy, sa grande culture et son visage rond en faisait un convive rarement ennuyeux.
Ce matin, il n'était visiblement pas en forme. Il s'irritait de tout et s'était déjà emporté à plusieurs reprises. Ce n'était pas dans ses habitudes. Il savait, au contraire, conserver la tête froide, y compris dans les situations les plus inextricables.
Que se passait - il ? En lui - même, il se dit qu'il ferait mieux de rentrer tôt à la maison. Réfléchir. Retrouver Hélène. Elle pourrait peut - être l'apaiser, le réconforter, trouver les mots. Les femmes trouvent souvent les mots. A croire qu'ils ont été faits pour elles ! Elles ne sont pas bavardes, non, elles pratiquent la gymnastique du verbe. Elles entretiennent leur capital - lexique !
Avec Hélène, l'amour était passé, même s'il ne l'avait pas bien vu passer. Il avait cédé sa place à une complicité convenue. Cela lui allait, lui suffisait. Il n'avait jamais eu le temps, ni le goût, pour davantage.
La lecture du Méridional ce matin avait plongé Bernard dans un état de détresse profonde. Il avait envie d'en parler. A Hélène ? Eventuellement ? Oui, il devait rentrer, retrouver la sérénité d'un foyer.

Dans leur demeure aixoise, à quelques pas du Parc Jourdan et de la faculté de Sciences Economiques, Hélène et Bernard profitaient des dernières minutes de soleil de cet hiver magnifique. L'entretien de leur immense jardin les occupait.
"- Alors ce tennis ? Tu te ressens toujours de ton poignet ?
- Et le cabinet ? Tu ne crains pas qu'il s'écroule ? Tu rentres plus tôt ce soir, que passe t - il ?
Leurs échanges étaient souvent brefs, parfois acides, c'était leur façon de se parler entre les lignes. Quelques escarmouches, des regards furtifs et ils s'étaient compris. On apprend à communiquer dans l'urgence quand l'absence est trop fréquente.
Bernard savait la relation extra - conjugale de son épouse mais il ne souhaitait pas s'en entretenir avec elle. Sujet tabou ? Non. Lâcheté ? Certainement. Il ne désirait pas affronter le problème. Alors, il laissait filer, il détestait le tennis, c'était tout. De toute façon, comment pouvait - il agir autrement ? Sa vie, c'était le cabinet, sa maîtresse, c'était encore le cabinet alors... Hélène n'avait pas tort.
Dans la voiture en route vers son domicile, Bernard avait essayé de trouver les mots. Il devait parler de son souci avec elle. Mais que lui dire ? Comment le lui dire ?
Qu'allait - elle comprendre ? Que pouvait - elle comprendre ? Elle était une femme, elle aussi, comment pouvait - elle réagir ? Qu'allait - elle lui conseiller ?
Arrivé à la maison, Bernard était moins décidé. Maintenant, face à Hélène, il savait qu'il ne dirait rien. Pire, il fallait qu'il se surveille, qu'il ne laisse rien transparaître. Ne rien dire. Ne rien montrer. A personne. Jamais.

 

L'exposition était magnifique, comme souvent, à l'Artauthèque. Marie était fascinée par l'art moderne, elle détestait l'académisme et la peinture trop bien léchée. Elle adorait la vitesse, le danger des futuristes comme Boccioni, Balla ou Carra. Tout ce qui rompait avec le train - train, tout ce qui dérangeait sans agresser, elle aimait leur finesse, leur provocation subtile.
Elève de 1ère L au Lycée Antonin Artaud à Marseille, cultivée mais pas brillante, Marie jugeait le travail scolaire trop prévisible pour l'étourdir. Quant au travail, tout court ? Elle savait qu'elle reprendrait le café - librairie ouvert par sa mère près de la Canebière. La route était tracée et cela lui convenait.

Après une journée de folie et de bousculades, la station de métro de la Rose était quasiment déserte, à présent. A 22h00, il n'y avait plus grand monde, dans les rues non plus d'ailleurs. La frêle silhouette de Marie se glissa à l'intérieur de la rame qui devait la conduire chez elle. Direction Les Réformés.
Elle venait de travailler avec Delphine, sa meilleure amie qui habitait Allauch. Son frère l'avait accompagnée, sur sa 50 cm3, jusqu'au métro. Il était pressé, il n'avait pas voulu rater le foot sur Canal +.

Aux urgences de la Timone, la soirée se déroulait comme à l'accoutumée. Une habitude à laquelle on ne s'habitue jamais. Les ambulances défilaient et déversaient leurs lots de plaies dans ces couloirs improvisés en salle d'attente et de souffrance. Le personnel s'activait. Comme il pouvait. L'interne de garde, était sur le point de quitter son service, elle venait d'enfiler une journée de quinze heures. Elle terminait son internat cette année. Elle était vidée, à bout de force mais lorsqu'elle vit arriver cette civière qui supportait cette jeune fille inconsciente, couverte d'ecchymoses, la tête en sang, elle ne put s'empêcher de porter un ultime secours.
Quatre salopards avaient coincé Marie dans le métro. Ils voulaient s'amuser, simplement, la mettre à poil. Marie avait résisté, autant qu'elle avait pu.
Dans l'angle du wagon, elle frappait le vide, se débattait, tentait de hurler mais l'angoisse qui montait assourdissait sa voix, personne ne pouvait l'entendre, la délivrer de l'horreur, la rame était vide. Ses agresseurs s'excitèrent et se mirent à la battre pour éviter qu'elle ne bouge.
Bernard était là, tapis au fond du wagon, seul, pétrifié par la peur. La peur d'être découvert, vu par ces voyous fous furieux. S'ils se rendaient compte de sa présence Dieu sait ce qui se passerait... De toute façon, comment aurait - il pu agir ? Il se serait fait casser la gueule, ils étaient trop nombreux, Bernard ne savait pas se battre, cela n'aurait rien changé pour Marie. Conforté dans ses réflexions, il reprit son journal, s'enfonça davantage dans son siège pour se dissimuler, tant bien que mal. Ni voir, ni être vu, voilà quel était son souci.
Pour une fois qu'il empruntait le métro !
Il maudissait les chauffeurs routiers et leurs grèves à rallonge. Les stations - services n'étaient plus approvisionnées, les transports en commun s'étaient imposés pour lui aujourd'hui.
Les socialistes se laissaient mener par le bout du nez par une poignée de camionneurs râleurs. On croyait rêver ! Bernard les avait écoutés à la télévision régionale :
" - On ira jusqu'au bout, avec les collègues on peut bloquer toutes les routes en quelques heures. Y seront obliger de nous écouter. Y'en amarre de bosser comme des cons sur la route sans voir notre famille, pour un salaire minable...
- Ouais ! t'as raison Marcel, en plus avec la fatigue, j'vous raconte pas le danger pour tout le monde, ça va vite avec ces bahuts...
- Dites leur bien que ça peut plus durer. On veut une bonne réglementation, des salaires et retraites décentes. On va tout bloquer, plus d'essence, plus de bouffe...
Le reporter se faisait bousculer, déborder. Il perdait le contrôle. Fin du direct !

Marie était maintenant complètement nue, les violeurs déchaînés s'acharnaient. Elle perdit connaissance.

L'interne venait de porter les derniers soins à Marie. Son état était plus que préoccupant.
De nombreux traumatismes, une hémorragie interne, sans doute... Ils ne lui avaient laissé aucune chance.
Un dernier sédatif administré, le médecin s'éclipsa pour laisser place à la mère de Marie. L'échange entre les deux femmes fut rapide. Les larmes étaient le seul refuge.
Marie partit dans la nuit, rejoindre ses amis futuristes.

Les agressions étaient loin d'être habituelles, la citée phocéenne souffrait, de manière endémique, d'une réputation attribuée à tort. Cependant, en quelques jours, on devait assister à deux meurtres dans le métro perpétrés par la même bande. La police recherchait activement ces quatre assassins et multipliait les appels à témoin tout en intensifiant la protection dans l'enceinte du métro. Les caméras de surveillance avaient pu filmer les agresseurs à la sortie du train mais leur visage était impossible à distinguer. La silhouette d'un témoin, lors du meurtre de Marie, apparaissait également. C'était sur cet individu que la police comptait.
Le Méridional de ce matin lançait clairement un appel à témoin : " SI VOUS ETES CET HOMME, FAITES - VOUS CONNAITRE" avec, en support, la photo très pixélisée, extraite des bandes vidéo de la sécurité interne du métro, d'un homme, la tête baissée. L'article, écrit en page deux, était poignant. Les deux meurtres de jeunes filles avaient mis la ville en émoi et le journaliste insistait sur l'obligation d'arrêter le massacre. L'accent était mis sur le rôle de la police et sur son devoir impérieux de collecter les indices permettant de conduire rapidement l'enquête et d'aboutir à l'arrestation de ces "bêtes fauves".

Avant de rejoindre le cabinet, Bernard fréquentait quasiment chaque matin le petit café dans l'immeuble en contre - bas. L'ambiance était un peu enfumée et le sol pas toujours très net, maculé d'une sciure peu agréable.
"- Une noisette Jeannot, et un verre d'eau, commanda rapidement Bernard.
Quelques jeunes habitués s'excitaient autour du flipper, l'extra ball était allumée et les gamins hurlaient dans les oreilles du virtuose qui s'acharnait en vain.
Derrière Bernard, deux chômeurs commentaient leur lecture du jour :
- A Marseille, c'est bien simple, bientôt si tu veux bosser, y'aura plus que des emplois de flics municipaux. Regarde ce qui se passe, y'a plus que des salauds et des assassins. En première page, des violeurs et une espèce de lâche qu'ils appellent pudiquement témoin, ensuite, un peu de foot, c'est pas malheureux et un putain de jeu - concours. Comment tu veux qu'on s'en sorte ?"
Bernard n'osa pas tourner la tête. Il ne se mêla pas à la conversation mais le café prenait un goût amer. Comment auraient - ils pu comprendre ? Personne ne le pouvait, encore moins dans un bar.
Il regagna le cabinet, irrité, se disant que l'atmosphère au travail serait certainement moins pesante. Erreur, les discussions s'étaient centrées sur le même sujet. Bis repetita.
" - J'espère que l'on va les attraper rapidement. Moi, je n'ose plus sortir en ce moment, racontait Viviane, une des nouvelles collaboratrices de Bernard.
- Si j'étais à la place du gars en photo, je m'enfuirai au fond d'un trou et j'y resterai. Ce témoin est aussi coupable que les assassins s'il était dans la rame au moment de l'agression et qu'il ne dit rien... Va, il ne se présentera jamais. La police rêve.
C'était au tour de Jean de prendre le relais. Il était sûrement l'ami le plus proche de Bernard. Fidèle depuis le début, il avait su développer rapidement la clientèle du cabinet. Il s'était imposé comme le bras droit de Bernard, pour devenir rapidement beaucoup plus. Une réelle amitié unissait les deux hommes.
Bernard était à bout, il se savait à l'abri car visiblement les caméras de la Régie des Transports de Marseille avaient préservé involontairement son anonymat, mais il ne pouvait plus supporter ces regards familiers, voire amis, sur ses agissements. Comment pouvaient - ils juger aussi vite ? Que savaient - ils de la peur ?
Comment auraient - ils agi à sa place ?
Il ne put s'empêcher d'intervenir dans le débat :
- Je ne suis pas sûr d'avoir tout bien compris, mais il me semble qu'il est toujours plus facile d'être un héros sur son canapé. Qui sait ce que j'aurais fait si j'avais été à la place de ce type ?
Le ton était franchement peu cordial, le vent de l'énervement soufflait. Mieux valait refermer le journal. Les lectures trop matinales ne sont pas toujours souhaitables pour le rendement !
Bernard étouffait. Il devait réagir, vite.

Dans son chalet à Fontchristianne, Bernadette, la sœur jumelle de Bernard, s'activait autour de la chambre d'ami. Le coup de téléphone de son frère l'avait surprise et réjouie, à la fois. Ils ne se voyaient pour ainsi dire jamais, pas plus qu'ils ne se téléphonaient d'ailleurs. Et puis, cet appel, laconique :
- Bernadette, c'est moi, Bernard, tu te souviens d'avoir un frère ? Je vais monter à Briançon cette après - midi. Je viens te voir. Quelques jours. J'arrive. A tout à l'heure.
Bernadette n'avait jamais apprécié Hélène avec ses grands airs de celle qui avait tout vu, tout vécu. Le courant n'était jamais passé. Elle lui avait pris son frère, un peu comme une femme enlève un fils à sa mère. Différents de sexe uniquement, Bernadette et Bernard s'étaient toujours compris, même éloignés, même sans contact, la proximité de ces deux êtres était réelle. Bernadette n'avait pas toujours vécu seule mais depuis le cancer de Pierre, elle avait préféré se contenter de quelques amis et de son chien Bobi, un bâtard beige à poils longs et à idées larges... qu'elle adorait. Il n'avait qu'un défaut, il ne supportait pas l'uniforme. Facteurs, curés, militaires, pompiers et autres ne pouvaient s'approcher de la maison.
Drôles de bêtes !
L'arrivée de Bernard, seul, sans Hélène, mettait sa sœur en joie. Elle sentait qu'il avait des problèmes, il ne serait pas venu sinon, mais ils en parleraient. Elle trouverait des solutions. Bernadette, bien que jumelle avait toujours agit en protectrice, en grande sœur et ce, malgré une santé fragile. Son installation à Fontchristianne, loin de son frère, n'avait rien d'un coup de foudre avec les Hautes - Alpes et la montagne environnante. Un asthme sévère l'avait dirigée vers un air plus pur, plus sec. Simple question de survie.
Loin des fumées d'usine et des pollutions urbaines, Briançon offrait un climat et un ensoleillement qui fit sa réputation à travers l'hexagone dès 1911. Maisons de cure, de santé, de repos fleurissaient sur les adrets de cette station climatique recherchée. Les sanatoriums de l'entre - deux guerres avaient su pratiquer une habile reconversion. Menacés de fermeture après les grandes campagnes de vaccination contre la tuberculose, elles offraient désormais leur air sain aux nouvelles maladies de cette fin de siècle. Asthmatiques et allergiques s'y pressaient avec engouement.
Fontchristianne, situé en dehors et en surplomb de Sainte Catherine, offrait les mêmes avantages climatiques, tout en évitant la cohue touristique. Bernadette s'y sentait comme chez elle.

Au volant de sa R25 bleu, son frère se dirigeait vers Briançon. Il arrivait à la hauteur des Mées et continuait à ressasser. Bien sûr qu'il avait eu raison de s'accorder un break, il avait besoin de s'isoler, de prendre du recul. La pression au bureau à Marseille, comme chez lui à Aix, devenait insupportable. La gestion du cabinet l'agaçait, les collaborateurs l'ennuyaient et les clients, comme toujours, le harcelaient. Quelle échappatoire ? Pas question de témoigner, c'était sûr.
Face aux pénitents des Mées, sculptures naturelles à flanc de falaise, il songeait à la confession, mais il n'avait jamais cru en Dieu. Déjà enfant, à confesse, il s'inventait des péchés avouables pour conserver les siens, au plus secret.
Il avalait les kilomètres à une vitesse folle, il ne savait pas conduire autrement, tant pis pour les risques. Il lui semblait qu'il n'avait plus rien à perdre. Une forme de désespoir l'envahissait de manière incontrôlable.
Lorsqu'il arriva à Fontchristianne, sa sœur fut rapidement déçue. Il ne voulu pas s'installer chez elle. Il souhaitait réfléchir sereinement et la pria de lui trouver une location à Briançon. Il languissait cette mise au vert. Il avait besoin de "prendre du recul", mais il passerait la voir tous les jours, lui avait - il assuré.
Bernadette ne serait pas sa confidente. Ni personne d'autre.

Les jours fuyaient. Bernard avait fini par s'installer à Briançon - Ville, à l'intérieur des fortifications, rue du Temple. Il profitait de sa retraite et de ces quelques jours de vacances pour découvrir la région. Mais surtout pour s'aérer la tête. Il souhaitait se couper de tout.
De tout, sauf de sa sœur. Comme promis, il lui rendait visite chaque jour dans son chalet de Fontchristianne.
La vie y était paisible, il y a des endroits où l'on aimerait s'arrêter, qui vous donnent envie de changer de vie, qui vous procurent une force, une assurance.
Mais les lieux ne suffisent pas toujours à l'oubli. Dans son nouvel appartement, à vive allure dans sa R25 ou lors de randonnées pédestres éreintantes, Bernard ne pouvait chasser les mauvais souvenirs. Pire, il les cultivait en amoncelant toutes les coupures de presse se référant à ce malheur. Ses murs se couvraient d'une tapisserie macabre, il s'enveloppait dans cet échec.

Bernard grimpait la Petite Gargouille. Il venait de quitter Bernadette, onze coups sonnaient au clocher de la Collégiale.
Les bourrelés de neige qui obstruaient le passage rendaient sa progression hasardeuse. Moins fréquentée, plus étroite et plus sombre que sa grande sœur parallèle, cette ruelle dévalait le quartier des Merceries par petits paliers éreintants.
Bernard la préférait généralement à la Grande Gargouille, encombrée de touristes joyeux et bruyants. Italiens ou Anglais jaillissaient en riant des boutiques d'artisanat qui donnaient à présent à la vieille, un attrait plus mercantile qu'historique.
Les maisons qui la bordaient avaient depuis longtemps refermées leurs persiennes. Quelques rares réverbères diffusaient une lueur jaunâtre qu'atténuait encore le lourd manteau de neige. La neige dévorait tout, les bruits et la lumière. Elle dessinait à nouveau les contours des choses, les silhouettes familières des lieux, gommait en les adoucissant les repères de la ville.
Bernard en s'enfonçant dans la nuit éprouvait un sentiment d'étrange inquiétude.
En homme du Sud, il détestait la neige, son silence et son froid. Il était étranger à cette frénésie qui saisissait ses semblables aux premiers flocons blancs et qui les entraînait sur les autoroutes bondées, dès le vendredi soir.
Etre à l'aube pointante, le premier à descendre une noire, une verte, une rouge. Quelle prétention dérisoire !
Il préférait le calme rassurant de ces bilans annuels, la douceur ordonnée des balances ajustées et le charme discret d'une liasse fiscale. Ou parfois, dans son jardin aixois, le crépuscule déclinant sur ses massifs de fleurs.
Ce soir pourtant, il aurait aimé croiser au détour d'une rue, à l'angle d'une place, un couple d'amoureux échangeant un dernier baiser, une bande d'amis sortant d'un cabaret, un ivrogne égaré ou bien encore un chat.
Bernard regrettait soudain l'animation de Marseille, son mistral, ses larges avenues. Tout ce qu'il avait fui, lui manquait à présent, et surtout la sécurité d'un décor familier. L'oubli ne venait pas avec l'éloignement. Il s'était emporté dans sa course en avant...
Le calme et le repos qu'il espérait trouver ici, s'étaient mués en un trouble inquiétant. Briançon isolée par la neige faisait renaître en lui, les angoisses qu'il était venu fuir.
Il était le seul à errer à cette heure, par ce froid, et ce vent dans la vieille cité.
Seul, il n'en était plus vraiment certain. Il avait garé tout à l'heure, sa voiture sous les remparts, et depuis qu'il avait traversé la porte d'Embrun, il lui semblait cheminer en compagnie d'une ombre.
Il s'était retourné à maintes reprises, espérant reconnaître un passant qui se hâte, mais rien, seulement la neige et la bise glacée.
Pourtant, on l'observait, quelque part sous un porche, dans le renfoncement d'une porte cochère. Il en était certain. Il sentait ce regard pénétrer ses épaules. Comme un Caïn fuyant le regard implacable de ses remords, il gravissait la rue, haletant dans la nuit, poussant devant lui l'humeur de son souffle. Mais déjà, il n'osait plus se retourner, redoutant de surprendre le visage horrifiant de sa propre terreur.
Il ne serait sans doute jamais assez loin, assez haut pour échapper à ce poursuivant des ténèbres.
Il courrait dans la neige durcie par le froid de la nuit. Les pas derrière lui devenaient plus précis, rythmant leur avancée sur sa fuite dérisoire.
Il déboucha soudain, en haut de la Petite Gargouille sur le parvis désert de la Collégiale.
Au bas des marches, un lion de granit rose, comme un Cerbère retiré des Enfers et figé par le gel, le regardait venir. Bernard cru surprendre un sourire ironique s'ébaucher sur sa face.
A sa droite s'ouvrait la rue du Temple. Il hésita. Aurait - il le temps d'atteindre la maison ?
Il se retourna, enfin. Affrontant son angoisse, il scruta l'obscurité de ses yeux affolés. Il devait se tromper. Il avait dû rêver, il était le jouet de son imagination éprouvée par ses nuits sans sommeil.
Mais un éclair de lune déchira la nuit à l'angle de la rue.
Le cœur battant, la main tremblante, Bernard se précipita sur la porte de l'église. Elle céda.
Une rangée de cierges illuminait le transept de gauche, des senteurs de cire fondue, de fleurs fanées, lui monta au visage. Bousculant une rangée de prie-Dieu, Bernard cherchait un refuge, un coin sombre, un trou pour disparaître.
Accroupis sur le marbre glacé dessous le maître - autel, il surveillait la porte les yeux exorbités, pensant la voir fléchir sous la main maudite. Tentant de calmer son souffle débridé, il pressait des deux poings son cœur prêt à défaillir. Soudain, au coeur d'une absidiole, un cierge consumé s'écroula en écho amplifié par la voûte. Mais la porte restait close. L'église était un sanctuaire : il demandait asile.
Pourtant, Bernard aux aguets sentait la présence ennemie. Il devinait son trépignement hésitant, sa respiration brisée, son indécision, ses aller- retours successifs sur les marches dans la nuit.
Puis brusquement, l'inconnu renonça et battit en retraite.
Le crissement de ses pas dans la neige... et le silence, enfin.
Dieu était le plus fort.
En sanglotant, Bernard adressa au ciel un Pater bredouillant. Il y avait si longtemps qu'il n'avait plus prié, pleuré non plus d'ailleurs...

Il devait être deux heures, peut - être davantage.
Bernard ne savait plus. Un à un, les cierges de l'autel voués à Saint Antoine s'étaient éteints dans un larmoiement de cire chaude.
Une obscurité épaisse avait envahi l'abside.
Bernard, à plat ventre, surveillait la nef à travers la fine dentelle de l'autel. On distinguait à peine le reflet argenté des grandes orgues au - dessus du portail. Une lueur blanchâtre coulait des vitraux sur le pavage usé de la travée centrale. Un silence réconfortant régnait dans l'église.
Le danger avait fui, Bernard le sentait : il avait retrouvé le calme et un certain repos dans sa retraite forcée. Peut - être ses pas ne s'étaient - ils pas dirigés au hasard vers l'asile divin. Son âme troublée avait sans doute répondu à l'appel muet du lieu saint dans la nuit de sa peur.
Ses démons reculaient, les Harpies vengeresses allaient chercher plus loin une autre âme à tourmenter. Il pouvait rentrer chez lui à présent.
Il tira la porte capitonnée de cuir rouge et risqua un œil dehors : la placette était vide, les ruelles solitaires, recouvertes d'un récent manteau immaculé.
Etrangement, s'effilochaient dans sa mémoire les restes d'une vieille comptine que sa mère lui chantait lorsqu'il était enfant :
... Les anges dans les nuages
Secouent leurs oreillers
Des plumes sur la terre
Tombent en flocons légers...
Cette pensée le rassura : c'était un signe, là-haut, on veillait sur lui. Il se risqua dans la nuit.
La clé glacée au creux de sa main droite, il courrait, haletant vers la rue du Temple toute proche. Il écrasait la neige nouvelle. Nulle trace de pas alentour : un scellé blanc et pur, sans tache garantissait un passage vierge et sûr.
Les maisons de la rue aux petits volets clos semblaient se presser davantage les unes contre les autres pour mieux se tenir chaud, résister aux assauts de la nuit sombre et froide.
Elles gardaient dans le creux de leur ventre, les secrets des hommes d'hier et d'aujourd'hui.
La légende racontait que certaines d'entre elles possédaient des passages dérobés qui conduisaient hors de la ville, quelque part dans les fossés sous les remparts.
Des galeries si hautes et si profondes qu'un messager à cheval, et même pourquoi pas un espion, pouvaient les emprunter pour s'introduire discrètement dans la place forte.
Les maisons de la rue du Temple avaient peut - être vu une nuit d'autrefois, la silhouette du Masque de Fer escortée de Saint Mars, quitter en silence la ville pour reprendre la route de l'exil vers les îles Sainte - Marguerite.
Les maisons savaient tout mais demeuraient muettes. Les hommes ignoraient tout mais ils imaginaient.
Bernard s'engouffra avec soulagement dans la salle voûtée au crépi délavé et s'y barricada.
Une douce chaleur mêlée de parfums familièrs l'accueillit : l'odeur du bois séché, du salpêtre humide, du sol en terre battue enivraient sa mémoire. La maison cependant, ne lui semblait plus aussi protectrice, moins rassurante qu'au début de son séjour à Briançon.
Un soir, en rentrant de sa visite quotidienne à Fontchristianne, il avait découvert la maison en désordre, les placards grands ouverts, les tiroirs renversés, les coussins éventrés, les rideaux lacérés. Les coupures des journaux arrachées des murs gisaient sur le parquet, déchirées, piétinées.
Il traînait encore dans la pièce des relents de fureur, un parfum de colère que Bernard ressentait. Rien n'avait disparu et il se garda bien d'en parler à sa sœur ou à quiconque d'ailleurs. Il devait vivre avec cela, il le savait.
Son salut ne viendrait pas des hommes.

Pesamment, rompu par la fatigue, la peur, la solitude, il gravit l'escalier qui conduisait à l'étage.
Le rayon effilé d'une lame lui barra le passage. Bernard roula sur les marches de pierre, la gorge béante.
Une silhouette, un éclair à son flanc, fuyait dans le fossé en contre-bas, et du haut des remparts, exact au rendez - vous, quelqu'un partageait son secret et sa peine peut - être.

SUITE...

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