3 - Le roman (suite...)


LA DANSE DES EPEES (Chapitre 8 et fin)

Chapitre VIII

Gérard, le Dauphiné du matin dans une main, Emilie dans l'autre, cheminait prudemment sur le trottoir verglacé de la rue Centrale.
Les services de l'Equipement ne ménageaient pas leurs efforts pour maintenir praticables les grands axes de communication du département.
Les Hautes - Alpes pouvaient s'enorgueillir d'une flotte de soixante dix chasse - neige qui sillonnaient les routes, nuits et jours, pour les maintenir ouvertes malgré les intempéries. Briançon et les cols alentours demeuraient, l'hiver durant, sous une surveillance toute particulière.
Mais, en ce qui concernait les trottoirs, la municipalité s'en remettait généralement au bon vouloir... du printemps.
A dix heures du matin, l'air était toujours aussi vif. Des stalactites de glace aux gouttières des toits dardaient leurs pointes translucides vers les rares passants. Ces chandelles meurtrières, épées de Damoclès, s'abattaient au premier redoux sur la tête des imprudents. L'hiver fourbissait des armes redoutables dans ces régions, et aller au pain à Sainte Catherine prenait alors des allures d'Odyssée glaciaire !
Tout en grignotant les restes d'une brioche au sucre, la petite Emilie racontait à son père avec force détails, le dernier épisode de ses aventures sentimentales, à rebondissements, avec le fabuleux Kevin. Il était son voisin de table à l'école primaire de Sainte Catherine.
Emilie en était folle.
Depuis quinze jours, la maison ne vibrait plus qu'au doux nom de Kevin : les yeux bleus de Kevin, le sourire de Kevin, les super baskets géniales de Kevin...
Effrayé par les proportions démesurées que prenait la brûlante passion de sa fille, Gérard en père de famille ouvert mais vigilant, s'était payé le luxe d'aller l'attendre à la sortie.
Histoire de mettre une tête sur cette légende vivante et de mesurer l'importance du danger !
Une fois devant le portail, coincé dans l'étroite ruelle, il n'avait plus été aussi certain de l'excellence de son idée. Il était le seul père, dévisagé par des groupes de mères qui s'interpellaient en échangeant recettes de cuisine spéciales minceur, conseils pour l'entretien des lainages, adresses de pédiatres compétents, bons plans pour régler l'épineux problème des anniversaires hors de la maison.
Les joues rosies par la fureur contenue, Emilie libérée par la cloche de quatre heures trente, s'avançait vers son père.
Il essuya un cinglant :
- Papa, j'ai neuf ans, je suis en CM1, tu t'en souviens tout de même. C'est plus la peine de venir me chercher à la sortie.
Mais Gérard coupant court aux jérémiades de sa fille, insista :
- Alors mon bébé, c'est lequel ?
- Lequel quoi ?
- Tu sais bien... Kevin...
D'un coup de menton rageur, elle désigna un enfant qui traînait encore dans la cour de récréation.
Un gamin plus petit qu'elle, l'appareil dentaire collé par des restes de chewing - gum bleu, le survêtement trop large tombant sur des baskets qui clignotaient en rouge à chacun de ces pas, le cartable en équilibre sur la tête, passa près d'eux :
- Salut Emie, à demain...
En extase, la fillette avait murmuré :
- Il est génial, non ?
Gérard demeura quelque peu consterné par le choix amoureux d'Emilie. Mais, cependant rassuré sur le compte du Casanova en herbe qui lui volait la tendresse de sa fille dont il était jusqu'alors le seul bénéficiaire, il avait eu le bon goût d'acquiescer : son avis comptait peu, l'important c'était ce qu'elle éprouvait, elle. Il ne se reconnaissait pas le droit de se mêler de sa vie privée !
Les yeux humides de reconnaissance, Emilie lui avait sauté au cou.
Gérard ne regrettait plus d'avoir parcouru le courrier des lecteurs dans les magazines féminins que sa femme laissait traîner aux toilettes. Il y avait découvert dans des articles concis mais de référence, les nombreux conseils que des psychologues avisées donnaient aux parents d'enfants précoces en la matière...
Grâce à cette lecture édifiante, il venait d'effectuer un pas décisif dans sa relation à venir avec fille. La psychologue de la rubrique était tout à fait formelle sur ce point : c'est vers lui, désormais, que la future adolescente se tournerait quand elle rencontrerait drogue, racket, préservatifs...
Il venait de transformer l'essai. Pour une fois il avait été à la hauteur !
D'ailleurs ce matin, c'est avec empressement que la fillette avait accepté d'accompagner aux courses dominicales, malgré le froid, un confident si compréhensif.
Gérard soudain, leva les yeux. Vincent était devant lui.
- Bonjour Vincent.
- Bonjour Gérard, salut Emilie.
La gamine fronça un œil bleu et à travers l'écharpe de laine qui lui couvrait le bas du visage marmonna un bonjour.
- Emilie, file chercher le gâteau et surtout recompte les bougies sinon on va encore entendre ta mère...
Il suivit du regard la gamine qui s'éloignait en sautillant sur le trottoir à la recherche de plaques de gravillons moins glissantes.
Gérard se retourna vers Vincent toujours silencieux. Il se sentait mal à l'aise, coupable de se promener dans la rue avec sa fillette à la main, coupable de fêter à midi les douze ans de son fils, coupable d'aimer une femme bien vivante.
Face à Vincent, son ami d'enfance, il était embarrassé par ce bonheur ordinaire. Depuis une semaine déjà, il traversait Briançon en rasant les murs, décrochait le téléphone avec angoisse. Son seul espoir était d'éviter Vincent le plus longtemps possible pour ne pas affronter son regard noir plus coupant que l'eau de la Guisane en décembre.
Comment lui dire que son enquête piétinait, que ses hommes au commissariat remuaient ciel et terre pour comprendre, analyser, rechercher des témoins. Ils avaient mesuré, photographié, scruté les talus, les virages, interrogé les touristes, les habitants de Prelles à l'Isoard.
Mais rien. Personne n'avait rien vu, rien entendu. Pas un éclat de verre pour commencer les recherches, pas un début de piste.
Seulement deux corps au bord d'une route enneigée.
- Tu sais Vincent, les gars sont sur le coup en permanence, on a tout laissé tomber pour s'occuper de l'enquête. On ne te lâchera pas, tu t'en doutes. Mais c'est difficile, on ne sait pas par quel bout le prendre : il y a un tel passage par ici, surtout en hiver, tu comprends.
Il ajouta comme à regret :
- Si seulement... tu pouvais nous aider.
- J'ai tout dit, j'ai déjà tout dit !
- Oui, je sais mais c'est si peu.
- J'avais la tête dans la neige, coincé sous l'avant de la voiture, je tournais le dos à la route... Je ne peux pas t'inventer des indices, encore moins des preuves !
- Avec le temps parfois, des détails reviennent, un léger détail pour retrouver ce salaud... insista Gérard, une image fugitive, un bruit...
- Un bruit ! Chaque nuit je l'entends résonner l'écho de trois vies bousillées, le bruit ! Le bruit de ta femme et de ton gosse écrasé contre un mur, tu sais quel bruit ça fait ?
Gérard recula, effrayé par les éclairs de haine que son insistance avait déchaînés sur le visage de Vincent.
Autour d'eux les passants circulaient indifférents au drame.
Gérard bredouilla :
- Je suis désolé mon vieux, tellement désolé.
Vincent ferma les yeux et respira l'air glacé comme un calmant à sa douleur.
Le pâle soleil du matin tombait sur ses cernes et son menton négligé : il avait pris vingt ans.
- Laisse, c'est moi qui disjoncte... appelle si jamais tu avais quelque chose... même tard le soir, très tard...
Gérard soulagé de s'en tirer à si bon compte s'empressa de le rassurer :
- Bien sûr, tu penses, dès qu'il y a du nouveau.
Essaie de te reposer un peu, tu as bien fait de prendre quelques mois pour te retaper.
Si tu veux passer à la maison... si c'est pas trop dur, Anne serait contente, enfin tu vois...
Puis comme cherchant à se rassurer lui - même, il se retourna pour ajouter :
- Et attention, Vincent, pas de conneries...
Mais déjà son ami avait tourné le coin de la rue.
Vincent reprit sa voiture sur le parking de la Schappe. Et, pour la troisième fois depuis l'aube, il s'engagea sur la route du col de l'Isoard.
Cette montée était connue de tous les amateurs de cyclisme. C'était un lieu de souffrance. La pente en était raide, la route étroite et les virages serrés. Elle était à l'image de la vie des gens de la montagne, difficile, bâtie sur les sacrifices et l'économie.
Cette route lui était toujours aussi pénible. Il ne pouvait pas l'emprunter sans revivre l'accident. Les jeux de Joseph, les photos de Giulia, le bruit du choc, le silence qui suivit... sa détresse. Autant d'images qu'il entretenait. Il soufflait sur les braises de sa colère pour attiser le feu de sa vengeance. Il ne voulait pas oublier. Il fallait qu'il souffre, il le leur devait. A chaque instant, sa femme et son fils étaient devant ses yeux qui ne cessaient de se voiler.
A présent, ils reposaient pour toujours dans le petit cimetière de Pont - de - Cervières, près de son père et de sa mère.
Vincent avait mélangé de sa main leurs cendres, comme une dernière caresse. L'enfant retournait à sa mère, l'amour à l'amour. Il les avait unis pour l'éternité.
Assis sur un mur de fortification de la Communication Y, Vincent regardait sans la voir la vallée qui s'étendait sous ses yeux. Les jambes dans le vide, il refaisait le chemin à l'envers...
Il était venu là si souvent, gamin, jouer à la guerre pour rire. Chaque année à la fin du mois d'août, il montait accompagner les hommes de sa famille, une brassée de glaïeuls du jardin dans les bras. Sa petite main glissée dans la paume solide de son père, il suivait la commémoration.
Puis, plein de fierté, conscient de l'importance de la mission que les adultes lui confiaient, il déposait les glaives écarlates au pied du monument. Son grand - père Joseph debout près de lui, son grand-oncle Louis à quelques pas replongeaient pour un court instant dans leurs souvenirs.
Les Allemands à la libération de la ville avaient fusillé là douze hommes, FFI et civils.
Les Briançonnais honoraient leur mémoire et transmettaient à leurs enfants la flamme de la vigilance.
Les routes des forts au passé belliqueux, offraient à présent, un terrain de jeux rêvé pour les gamins des environs. Coupées à la circulation l'hiver par les congères ou le verglas, encore ignorées des touristes l'été, les bandes d'enfants y régnaient en maîtres. Equipés, selon la saison, de luges ou de vieux morceaux de carton, ils dévalaient les prés et les champs couverts de hautes herbes ou de neige.
Ces lieux étaient magiques et attirants. Une odeur d'antan pas tout à fait dissipée y flottait dans les airs. Il croisait en ces lieux, les fantômes colorés de Dartagnan, du Masque de Fer, ceux des héros de romans et de ses livres d'histoire. Ici seulement, ils prenaient vie pour lui. Duels, tournois, adoubements, se succédaient dans son rêve. Vincent se mêlait à leurs rixes, il était leur égal. Ces esprits revenaient hanter les chemins de ronde, les fossés et les échauguettes, témoins bienveillants du passé Libre, Franc et Bourgeois que connut la République des Escartons.
L'interdit dont les adultes unanimes, entouraient les forts, n'était certainement pas étranger à cette fascination.
Il n'était d'ailleurs pas rare de croiser à travers les champs un ancien, le piochon sur l'épaule qui leur lançait de loin :
- Attention les gamins, n'allez pas traîner dans les forts, n'entrez pas à la Communication, on ne sait jamais...
Et son père qui le soir remettait ça devant la soupe fumante :
- Le Maurice Droumont en a vu qui grimpaient vers le Randouillet, tu n'en étais pas, j'espère ?
Vincent mentait effrontément :
- Non tu penses, j'ai passé l'après-midi au Villard avec Gérard et les autres...
- Bon, parce que tu sais, il reste Dieu sait quoi, là haut. Les Allemands et les Américains y ont laissé de sacrés cadeaux... On n'a pas tout nettoyé, c'est sûr. Un de ces jours on pourrait bien avoir des surprises...
Sa mère alors, se précipitait écrasant le visage de Vincent dans les plis de son tablier, comme pour l'introduire à nouveau dans son giron protecteur :
- Seigneur, sois prudent Vincent, écoute ton père, il sait les choses, lui. La guerre, ce n'est pas un jeu.
L'enfant approuvait pour la tranquillité du souper mais retournait le lendemain sur ces lieux défendus et troublants.
Hormis cet interdit collectif, Vincent, comme tous les petits briançonnais, disposait de la plus totale liberté de mouvement. Les devoirs faits, les leçons sues, les enfants étaient libres à pied ou en vélo, de circuler à travers bois et champs, de parcourir les rues, au gré de leurs jeux débridés. Les Briançonnais avides de liberté, ne se sentaient pas le droit d'interdire à leurs gosses ce qu'ils n'auraient jamais toléré pour eux - même.
Rien ne pouvait leur arriver, et d'ailleurs rien ne leur arrivait jamais. Ici, les enfants étaient le bien de tous. Chacun en était responsable, du sien comme celui du voisin. Chaque adulte se réservait le droit d'avertir, interdire, protéger.
L'attirance quasi obsessionnelle de Vincent pour les forts et leur magie, ne s'apaisa qu'à la découverte, adolescent, d'un tout nouvel Eden : Les filles.
Vincent immobile sur le mur glacé malgré la bise aigre du matin, repensait à Gérard. Il s'en voulait terriblement de s'être laissé emporter.
Gérard était un bon flic, sans ambition mais un bon flic. Sérieux, méthodique et scrupuleux. Il conduisait avec le même sérieux chacune des enquêtes qu'on lui confiait.
Ils se connaissaient depuis la communale.
La construction des H.L.M. des Toulousannes avait réduit le terrain de jeu de Vincent et ses copains du village. Ils y avaient gagné de nouveaux compagnons, fraîchement installés à Briançon. Le développement des sports d'hiver offrait du travail aux parents, et les enfants y grandissaient dans un climat exceptionnel.
Pont - de - Cervières luttait pour ne pas être absorbé par Briançon qui repoussait chaque jour davantage ses limites. Comme un soleil qui grossit et dévore ses satellites, elle avalait gloutonnement les villages environnants.
Les Cervipontains, fidèles à l'esprit rebelle et fier qui fit leur grandeur jadis, résistaient en entretenant fortes et vivaces leurs traditions héritées du passé...
Vincent savait que Gérard n'y était pour rien, et qu'il se démenait pour trouver le chauffard mais il avait eu besoin de crier sa douleur et sa détresse à ce copain d'enfance qui partagea ses rires et ses jeux.
Pour lui, l'heure était à présent au recueillement, mais à la réflexion, aussi. Il savait désormais résister aux vagues de larmes qui le laissaient épuisé, défait, anéanti.
Fixant sa montre bracelet, il pensait à Giulia, elle lui manquait terriblement. Dieu sait qu'elle n'était pas facile et qu'elle lui avait empoisonné la vie parfois. On ne comptait plus les coups de gueule et de griffes.
Mais comme ils s'aimaient...
De la tendresse parfois, du désir toujours, une complicité éternelle, qu'il avait aujourd'hui du mal à abandonner. Il n'avait rien pu faire, ni avertir, ni protéger, ni secourir. Quoi de plus violent qu'un accident, de plus injuste aussi.
Son pouls s'accélérait. Il se revoyait le jour de la naissance de Joseph, coincé entre l'émotion et la peur. Peur de ne pas être à la hauteur de sa nouvelle mission. Accepter Giulia comme mère, trouver en lui le père que Joseph méritait.
C'était pourtant Joseph qui l'avait apprivoisé, jour après jour. Il l'avait modelé par sa patience et sa tendresse. Vincent avait découvert au plus profond de son être de nouvelles émotions comme on pousse la porte d'un jardin secret.
Il avait eu tort de s'inquiéter : l'enfant avait fait le père.
Vincent ne saurait jamais s'il avait réussi à leur donner du bonheur, il n'avait fait que rythmer sa vie au gré de leur envies. Comme il regrettait de n'avoir pas su leur apporter davantage encore, maintenant que tout était fini.
Il les rejoindrait un jour, plus tard...
A son tour il se glisserait dans leur poussière, se mêlerait à eux dans leur éternité pour terminer le voyage à trois, à bord de la frégate de Joseph. Héritier d'une famille de libre - penseurs, Vincent n'avait pas su se tourner vers Dieu pour trouver une solution, une lumière dans la nuit de sa souffrance. Il aurait aimé être de ceux qui trouvent la paix et l'acceptation dans la pénombre d'une nef. Il s'y était risqué.
Blotti derrière les colonnes carrées de la Collégiale, honteux de se surprendre en flagrant délit de désespoir, il avait tenté une prière. En vain.
Sur le parvis déserté de l'église, il avait soudain réalisé : il puiserait dans ses racines, la force de continuer, de rester debout.
Briançon deviendrait sa Croisade, les ruelles ses temples, l'ombre des disparus ses Saints. Et la Cerveyrette coulerait comme une eau miraculeuse sur la plaie de son âme...
Le rire de son pirate éclatait dans sa mémoire, flibustier et poète à la fois. Dur dessus et doux dedans. Quel beau mélange...
Vincent aurait tellement aimé faire une petite sœur à son Joseph...

Epilogue

La place de Pont - de - Cervières débordait d'animation. De nombreux groupes folkloriques étrangers venaient gonfler la tradition. Tourisme oblige !
De l'esplanade ensoleillée s'élevait le bruit continu de la foule, d'où jaillissait parfois une apostrophe en piémontais, en romand ou en slave.
A l'écart, dans l'ombre d'un balcon, un orchestre s'accordait pour le spectacle suivant. Une matrone redressait d'une main avisée une couronne de fleurs en équilibre au sommet de la tête d'une fillette à tresses. Des gamines d'aujourd'hui retrouvaient les gestes d'antan et faisaient bouffer leurs jupes dans un frémissement de tulle et de dentelle, le menton arrogant, le battement de cils dédaigneux.
Mêlés à la cohue des spectateurs, les danseurs apprêtés saluaient des amis, échangeaient quelques mots avec un compatriote retrouvé parmi les spectateurs, partageaient une bière devant une buvette de fortune avec une inconnue transalpine. Puis, ce fut le silence, et la Dratanla vibra dans les airs. Qui, dans cette ambiance de fête et de joie aurait pu percevoir la détermination de Vincent ? Qui aurait pu sentir son soulagement ? Qui, sinon Jacqueline ?
Adossée au lavoir, elle assistait le cœur battant au Bacchu - Ber. Reprenant elle - aussi, comme une prière habituelle, la mélopée qui s'élevait du chœur des cervipontaines, debout les mains cachées sous le tablier de bouti du costume traditionnel.
Les yeux rivés sur Vincent au milieu de l'estrade, elle s'interrogeait. Quel homme pouvait endurer la perte de son enfant sans réagir ? Comment continuer à vivre quand l'être aimé n'est plus que lueur ?
La danse s'acheva. Les spectateurs marquèrent un temps d'arrêt. Le silence qui suivait appartenait encore au mystère du Bacchu - Ber. Ils devaient s'arracher à sa magie avant de remercier les danseurs de leurs bravos.
Vincent épuisé s'éloignait dans la cohue. Bousculant les artistes qui se préparaient pour la prochaine danse, Jacqueline s'élança sur la trace de Vincent. Elle risqua une main sur son épaule. Il pivota, surpris, offrant un visage défait.

- Vincent éloignons - nous, j'aimerais vous parler. C'est important... je crois.
Elle se sentait maladroite, elle ne savait comment lui dire. Comment lui faire comprendre qu'elle était avec lui, qu'elle l'avait toujours été, depuis le début, qu'elle ne l'avait jamais quitté dans sa douleur et ses souffrances.
- Peut - être pourrions - nous faire un tour. Allons chercher un peu de fraîcheur vers la Schappe, vous aimez cet endroit, n'est - ce pas ?
- Là... ailleurs... c'est égal, dit Vincent, je m'emporte où que j'aille...
- Vous ne prenez pas votre épée, remarqua Jacqueline, elle pourrait vous être encore utile...
Vincent l'observa en serrant ses poings dissimulés dans les poches de son pantalon blanc puis, choisit de sourire :
- Jacqueline, que recherchez - vous ? J'ai le sentiment depuis quelque temps que vous m'épiez, je me trompe ?
- Dans notre histoire sait - on jamais qui guette qui... Ne vous emportez pas, c'est si difficile… j'avais cru comprendre que votre colère au moins, semblait apaisée.
- Moi, j'ai fini ma danse... mais vous ?
Elle frappa de la pointe du pied un caillou du chemin, comme un enfant boudeur.
- La mienne ne finira qu'avec la fin de tous les danseurs.
- C'est bien ce qui me semblait... mais, attention à ne pas vous tromper de bal, Jacqueline.
- C'est sans importance : bien souvent le passé répond de l'avenir. A ce propos, vous serez sans doute soulagé d'apprendre que j'ai retrouvé, par hasard, chez un brocanteur de la Grande Gargouille le carnet de commande des Blancs. Comment avait - il atterri là, mystère... Les aléas des héritages et autres turpitudes des successions qui font la fortune de ces chiffonniers.
- Et le bonheur des fouineurs...
- Des chineurs Vincent, le reprit Jacqueline amusée. C'est incroyable tout ce que l'on peut découvrir en lisant ces vieux papiers...
- Je ne vous connaissais pas cette passion pour les objets anciens, il est vrai que vous vivez dans mon grenier alors...
Sans relever le ton acerbe de la remarque, Jacqueline poursuivit son explication :
- En 44, il ne faisait pas bon être maquisard et client de leur bijouterie, apparemment...
- C'est étrange que me parliez de cela, ici, devant ce lac.
- ... Vous, que le temps épargne ou qu'il peut rajeunir,
Gardez de cette nuit, gardez, belle nature,
Au moins le souvenir...
Troublée de s'être abandonnée ou découverte devant lui, elle crut bon de préciser :
- Quelques restes de ma terminale au lycée d'Altitude.
- Vous avez de beaux restes, Jacqueline, la rassura Vincent qui se plaisait au jeu du chat et de la souris.
Poursuivant leur promenade sur les berges de la Durance, ils remontaient le petit chemin qui conduisait jusqu'aux gorges de la rivière. Elle coulait silencieuse dans son lit pierreux et poli, asséchée par ce torride mois d'août.
Au-dessus de leur tête, à gauche, les remparts de Briançon - ville prolongeaient les falaises abruptes. Après avoir passé un étrange petit tunnel creusé dans le rocher, Vincent, des larmes dans la voix, renoua leur étrange dialogue.
- Joseph adorait venir là, il grimpait triomphant dans cet éboulis de pierres, pour impressionner sa mère... mais il réussissait surtout à la terroriser. C'était un Gulliver dans un monde minéral.
Jacqueline sourit à ce doux souvenir.
Du sentier qui se poursuivait autrefois au flanc des falaises, il ne subsistait plus aujourd'hui que les montants de fer qui avaient soutenu les planches de ce chemin aérien entre le ciel et le bouillonnement furieux de la Durance.
Une porte rouillée en interdisait désormais l'accès.
- Nous sommes au bout du chemin, Vincent, c'est ici que notre route s'arrête.
Silencieux, il la dévisagea comme pour déchiffrer le sens caché de ses paroles.
Sans quitter des yeux les sauts désordonnés d'une truite égarée dans un trou d'eau verte, Jacqueline ajouta :
- Je danserai jusqu'à ma mort Vincent, je ne laisserai à personne le droit de choisir ma fin. Je ne suis pas du genre à me laisser enfermer dans un mouroir par un gentil neveu.
- La vie ne tient parfois qu'à un fil, ponctua Vincent en levant les yeux vers l'arche blanche du pont d'Asfeld qui s'élançait au-dessus d'eux.
Il se demandait comment cette complicité entre Jacqueline et lui avait pu naître. Et puis, il réalisa qu'elle était la seule avec qui il pouvait encore évoquer sa femme et son fils.
Avec elle, uniquement, il prononçait leurs prénoms.
Ses amis l'avaient fui, découragés par l'ampleur de son malheur, effrayés par l'étendue de son chagrin, impuissants, inutiles.
Avec Jacqueline, ses disparus ne portaient pas le nom de terrible accident, malheur qui vous frappe ou cruel événement.
Non, avec elle, ils restaient Giulia et Joseph.
Pour toujours.
Il lui semblait poursuivre avec elle sa danse des épées mais avec une partenaire unique et incongrue : une femme.
Cette danse-là devrait être le lieu de toutes les révélations. Car enfin, comment cette femme avait - elle pu faire le même chemin que lui ? Quelle étrange certitude avait pu la conduire dans les ténèbres de ses doutes si près de la vérité ?
De quelle vengeance s'agissait - il ?
Vincent n'avait jamais révélé à personne le seul indice capable de mener jusqu'au meurtrier de sa famille : lorsqu'il avait levé la tête, l'éclair métallique qu'il avait vu s'enfuir dans le virage après le choc mortel, était bleu.
A Fontchristianne, ils n'étaient que trois, à ce moment, à posséder une voiture de cette couleur - là.
C'était à la fois beaucoup et très peu.
Trois assassins, trois possibilités, trois étranges coïncidences.
Alors, comment Jacqueline avait - elle su ?
Il n'avait rien évoqué avec elle, ni avec Gérard d'ailleurs, malgré son insistance à lui faire confesser son précieux indice.
Mais la nuit, dans le désordre de ses rêves, étouffé par l'horreur de ce cauchemar, il se réveillait, hagard, en nage, comme un noyé qu'une main salvatrice arrache au tumulte des flots. Et résonnait encore dans sa tête le souvenir de son cri.
C'était donc ça, là-haut dans sa soupente poussiéreuse, Vincent l'aurait juré, Jacqueline écoutait.
Elle lui avait arraché, sans même qu'il ne s'en doute, son secret bien gardé. Elle se l'était appropriée comme elle l'avait fait maintes fois auparavant des petits riens de sa vie quotidienne avec Giulia. Une vague de chaleur lui monta au visage, qu'est - ce que cette drôle de chouette avait bien pu entendre d'autre, tapie dans son grenier. Mais, à la réflexion, il n'avait jamais rien eu à cacher de sa vie avec sa femme. Ils n'avaient partagé qu'amour et tendresse. Elle n'avait dû se contenter que des miettes pour meubler le désert sentimental de sa vie.
Quoi qu'elle ait entendu, il pouvait en être fier.
Et, puisque l'occasion lui en était donnée, il n'était pas mécontent à l'idée de prendre sa revanche sur celle qui avait entouré sa femme et son fils d'attentions importunes, souvent envahissantes.
A la sortie du parc, soudain Jacqueline s'arrêta.
Elle lui saisit la main. Etonné par la brusquerie du geste, Vincent toujours sur ses gardes se raidit.
C'était la première fois, depuis le début de leur longue histoire qu'ils se touchaient.
Jusque là les mots, parfois bien malgré lui, avaient été leur unique lien.
- Il faut que je vous quitte Vincent, quelques vieilles connaissances m'attendent au cimetière pour une ultime visite, un tout dernier voyage, là-haut vers Chantemerle...
Vincent surprit, la retint par le bras.
- Vous vous absentez, vous partez en vacances ?
- Oui c'est cela, on pourrait dire les choses ainsi...
- Vous me semblez bien mystérieuse, aujourd'hui !
- La vie n'est faite que de mystères, Vincent : des accidents improbables, des cambriolages inexpliqués, des viols sans témoins, des hommes qui disparaissent sans que quiconque ne s'en inquiète.
Briançon respire le mystère...
- Briançon n'est pas au-dessus des lois ! remarqua Vincent, peu convaincu cependant.
- Les hommes font les lois, Briançon n'y est pour rien. Elle était là avant, elle y sera après. Elle n'a fait qu'offrir son décor inquiétant aux romans de nos vies.
Et se dégageant de l'étreinte de Vincent, elle conclut :
- Adieu Vincent !
- Au revoir Jacqueline, corrigea - t - il.
- C'est vrai, j'oubliais, lui lança - t - elle amère, toujours aussi impie !
Plein d'interrogations, il la regarda s'éloigner dans Sainte Catherine déserte à cette heure chaude de l'après - midi. Elle avançait, le pas tranquille, certaine de son but, sans un dernier regard pour lui.
Vincent qui n'avait jamais fréquenté les cimetières que par nécessité, se dit qu'après tout, il serait peut être opportun de refaire un tour à celui de Chantemerle. Comme ça... pour voir.
Mais pour l'instant, il était las. Le Commissaire Vincent Arnaud ne désirait que dormir. Dormir sans rêve, sans cauchemar peut - être, dormir longtemps.
Il réglerait cela... demain.

 

 

Vincent ARNAUD                  Etude de maître CHAUVIN
Pont- de - Cervières                Place d'Armes
                                                 Briançon Ville

 

Cette lettre accompagne l'enveloppe ci - jointe.

A n'ouvrir qu'après ma mort.

 

Dans l'enveloppe trouvez le roman qu'écrivit Jacqueline BOMPARD, ma voisine, dans la maison de village que j'habitais à Pont - de - Cervières.
A la mort de cette dernière, j'ai pris possession de ce manuscrit et l'ai annoté, complété et précisé. Mon intention étant la sauvegarde la mémoire des principaux protagonistes et le respect de la vérité.

Vous trouverez sur le compte n°27 0684 12001 du Crédit Agricole de l'agence de Ste Catherine la somme nécessaire à la publication de cette œuvre posthume, à la mémoire de Jacqueline, de ma femme Giulia et de mon fils Joseph.
Les éventuels droits d'auteurs alimenteront le fonctionnement du site Internet
http://www.club.des.pirates.fr.

 

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