3 - Le roman (suite...)
LA DANSE DES EPEES (Chapitre 6 à 7)
Chapitre VI
- Salut Gabrielle, quoi de neuf aujourd'hui ?
- Bonjour Jacqueline, j'ai deux SDF qui ont tiré un poulet au Rallye hier soir...
- Ouais ! Vous donnez dans le grand banditisme à présent ? ricana Jacqueline
Plus bas, elle ajouta :
- Gérard est là ?
- Dans son bureau mais en ce moment c'est pas l'ambiance, ici. Gérard est plutôt nerveux...
- Ah ! Je comprends, je tente ma chance quand même ?
- A toi de voir, si tu aimes les sensations fortes ça peut être intéressant comme expérience ! Moi, en tout cas, je ne t'ai pas vue passer, j'étais à la photocopieuse... lança Gabrielle en s'éloignant une brassèe de dossiers dans les bras.
Jacqueline frappa légèrement à la porte, de l'inspecteur. Un rugissement répondit.
Jacqueline passa la tête dans l'entrebâillement de la porte.
- T'as cinq minutes ?
Gérard, seul dans le bureau vide, regardait la rue, l'air absent.
- Ferme la porte, bon sang, on se gèle !
Prenant cela pour une invitation, Jacqueline se glissa dans la pièce.
Elle s'approcha du bureau et jeta un coup d'il sur le dossier grand ouvert.
- Mais quelle fouille merde, celle-là. Bon, tu veux quoi, exactement, aujourd'hui ? Je peux te refiler les deux SDF.
- T'es sympa, mais c'est un peu gros pour moi, je vise pas le Pulitzer... sérieusement, l'accident de Fontchristianne, vous avez quelque chose ?
Gérard leva la tête et la fixa dans les yeux :
- Ah ! c'était ça, je me disais aussi...
- Où en êtes - vous de l'enquête ? insista Jacqueline
- Qu'est - ce que tu viens faire dans cette histoire, toi, tu es un peu loin de tes bases, ma cocotte.
- C'est pas pour le canard, c'est pour moi...
- Pour toi ?
- Tu comprends, Vincent est mon voisin à Pont - de - Cervières...
- Tu m'étonnes, un repère pour les casse - bonbons, ce village. Toujours à se croire supérieurs, plus Briançonnais que tout le monde.
Sans relever, Jacqueline poursuivit :
- Giulia et Joseph, je les connaissais un peu...
- Je peux rien te dire, Jacqueline, je voudrais que je ne pourrais pas.
Elle attendait silencieuse au pied du bureau, espérant que Gérard allait se livrer. Quelque chose, un mot, pour se soulager un peu, lui aussi, partager son dégoût et son inquiétude avec une oreille compatissante.
Patiente, Jacqueline le laissait se confier. Elle avait été à bonne école avec son oncle Albert, un grand accoucheur de l'âme humaine.
- Je vais te dire où nous en sommes, lança Gérard brutalement. Tout ce que nous savons, c'est que le gosse et sa mère ont été projetés contre la murette du bas - côté par un véhicule lancé à grande vitesse.
Rapport d'autopsie : tués sur le coup. Je te passe les détails.
Jacqueline enchaîna rapidement :
- Des témoins ?
- Seulement Vincent, et il n'a rien vu, mais je le sens pas... il ne nous dira pas tout. Je ne lui en veux pas, remarque. J'ai une femme et deux gosses... je peux imaginer.
- Vous avez interrogé les habitants de Fontchristianne ?
- Non, tu vois, on t'attendait pour faire notre boulot...
- Une aile froissée, un pare - choc rayé...
- Gonfle pas, Jacqueline, on a tout tenté, j'en dors plus la nuit. Compte tenu des circonstances, on a deux inspecteurs qui sont montés de Marseille... Rien, nous n'avons rien. On ne peut pas mettre toute la vallée en examen, quand même. C'est peut - être un touriste qui ne remettra jamais plus les pieds ici Tu sais, Vincent c'est plus qu'un copain d'enfance pour moi. Mais là, vraiment, s'il n'y met pas du sien, on est dans une impasse.
- Merci, Gérard dit Jacqueline en se levant
- Je suis navré... navré pour nous tous...
Mettant fin à l'entretien, Gérard tourna à nouveau son regard vers la fenêtre.
Jacqueline l'abandonna à sa rêverie.
Elle sortit du commissariat et s'engouffra dans le bistrot en face. Devant un café noir, qu'elle ne se décidait pas à boire, elle se mit à penser à Giulia. Elle devait entretenir ses souvenirs douloureux, ne pas laisser se refermer la plaie, pas déjàElle avait ouvert la porte, un matin, sur un coup de sonnette péremptoire. Giulia se trouvait devant elle, échevelée et pieds nus.
Cette petite brune dans sa nuisette en dentelle cachait mal ses rondeurs appétissantes. Son sourire quasi enfantin dégageait des dents superbes.
- Bonjour, j'ai plus de sucre. Vous pourriez me dépanner ?
Un léger accent trahissait son appartenance au Piémont voisin.
Jacqueline avait senti un coup au cur, comme un brusque courant d'air souffle une flamme. Cette belle italienne devait être une merveilleuse compagne de petit - déjeuner
Sans réfléchir, toute à son émotion, elle avait saisi le paquet de sucre sur la table encore encombrée et l'avait tendu à Giulia, ravie.
- Merci, c'est sympa. Je vous le rendrai.
Giulia, bien sûr, n'avait jamais rendu ni sucre ni paquet... mais elle lui avait donné bien davantage. Jacqueline l'avait aimée pour sa passion de la vie, hors normes, sans limite ni règle, faite de fantaisie et d'humour. Pour elle, rien n'était jamais grave, jamais vraiment sérieux. Vincent était là pour aplanir les problèmes, surmonter les difficultés, elle ne vivait que de passions et de l'amour qu'elle partageait avec lui.
Jacqueline entendait la nuit, dans la solitude de son alcôve, le bruit de leurs étreintes et elle pleurait de rage la tête sous l'édredon.
Elle ne supportait pas ses allures de chatte câline et repue que Giulia affichait au matin.
Elle était montée un jour chez Jacqueline, les yeux encore pleins de langueur de cette nuit d'amour. Etranglée par la jalousie, Jacqueline avait levé la main comme pour la gifler. Mais elle avait tourné son geste en une caresse dans les cheveux de Giulia. Seule manifestation de tendresse qu'elle s'autorisait.
Elle le savait, jamais Giulia ne lui appartiendrait. Jamais elle ne serait à elle et jamais Giulia ne connaîtrait l'étrange passion qui consumait le cur de Jacqueline.
Tout ce qu'elle pouvait lui offrir : une tendre amitié, une présence chaleureuse, réconfortante, comme une vieille amie ou bien une grand - mère.
C'était, une fois encore, un élan impossible. Comme jadis avec Jean - Paul, elle savait que tout était perdu d'avance. Ce serait donc son lot, aimer sans retour, toujours déçue, offrir à perte. Elle avait appris avec le temps à se contenter du plaisir de donner, à savoir se satisfaire d'un geste anodin, d'une caresse fugitive. Jean - Paul n'aimait que lui, Giulia son Vincent, ainsi passait la vie. Elle survivait le cur blessé mais riche de cette tendresse volée.
Jacqueline avait alors eu un jour, honte de son intérieur bâclé, de cette maison sans vie où elle ne faisait que passer, de ce grenier où elle s'était fait une place sans trop déranger les traces du passé qui s'amoncelaient là depuis des générations. Des douches toujours glacées, pas le temps d'attendre l'eau chaude ! Des tee - shirts mal assortis, pas de vanité affichée !
Elle vivait dans l'instant avec cette impression de pouvoir tout quitter, de tout abandonner, sans regret pour un meuble ou un tapis précieux. Elle vivait pour les êtres et non pour les objets : sa maison n'était pas le reflet de son âme. Un simple abri pour dormir, déposer ses bouquins, rédiger ses articles, empiler quelques bribes de vie. Elle n'investissait pas les choses d'une valeur affective ou sacrée. Elle les utilisait mais ne les aimait pas. Une pendule ne servirait jamais qu'à donner l'heure, une casserole en cuivre qu'à faire chauffer la soupe.
Mais elle redoutait que Giulia ne soit effrayée par la nudité de ses murs, le désert de ses pièces, la poussière des archives entassées sur le sol et qui s'élevaient en colonnes chancelantes. Elle avait donc accroché des rideaux aux fenêtres, bricolé étagères et portes de placards, jeté quelques coussins sur son vieux canapé, transformé son grenier en intérieur cosy. Elle avait forcé sa nature, lutté contre son goût pour le précaire et le désordonné.
Giulia en entrant chez elle pour la première fois l'avait décontenancée :
- Je ne te pensais pas si bourgeoise !
Jacqueline avait souri, comme elle s'était trompée.
Avec Joseph, c'était une autre histoire. Une histoire d'amour et de complicité. Pour gagner la mère, il fallait conquérir le fils. Jacqueline supporta tout de lui : ses petites mains poisseuses sur les articles fraîchement rédigés, ses galettes écrasées dans les coussins du lit, les assiettes ébréchées d'un geste maladroit, les verres de grenadine sur la moquette blanche, la porte des serins oubliée grande ouverte. Ce tourbillon de vie qui dévastait cet intérieur qu'elle avait adouci pour eux, qui l'appelait Jacquotte, comme une marque de pain grillé, faisait couler en elle des vagues de jouissance.
Il était le fils de Giulia, il en avait l'odeur, la rondeur des joues, l'éclat noir de ses yeux, le sourire désarmant.
Le prendre dans les bras, lui, c'était la bercer, elle.
Essuyer ses chagrins, c'était la consoler.
Elle s'était transformée en une Dame Tartine, fabriquant des gâteaux pour leurs goûters d'hiver. Et ainsi, de madeleines en tartelettes, de quatre - quarts en charlotte, elle était devenue le passage obligé du retour de l'école.
Lorsque la cloche sonnait libérant les enfants en volées de moineaux à travers les ruelles de Pont - de - Cervières, Jacqueline se préparait à cette promesse d'un bonheur si fugace : la mère et le fils tout à elle pour cette dînette gourmande. Comme on apprivoise une biche apeurée avec de la brioche, elle les attirait dans son antre, fidélisant leurs rendez - vous autour de quatre - heures délicieux. Elle guettait le plaisir dans les yeux de la mère et resservait l'enfant pour prolonger l'instant. Gavé, la lèvre ornée d'une moustache de chocolat, Joseph s'asseyait par terre pour dessiner des frégates en mer, construire des îles aux trésors avec les coussins du canapé, ramper dans les plantes vertes du salon à la recherche des richesses cachées de Barbe - Noire. Alors seulement, Giulia était vraiment à elle. Elle se racontait à travers ses envies, ses projets à venir, révélait à Jacqueline les recoins de son âme qu'elle - même ignorait. Elle semblait vivre loin du temps et des hommes, à côté de ces mots qui peuvent briser un cur, protégée de cela par les épées en bois de Joseph et par Vincent qui, simplement, l'aimait.
Soudain une porte claquait. Giulia se levait, en emportant l'enfant, un reste de gâteau, et elle disparaissait dans le sombre escalier pour aller s'abîmer dans les bras, les caresses de Vincent.
Assise seule à la table du goûter dévasté, Jacqueline songeait...
Commençait alors pour elle une traque des bruits. Une chasse aux indices. Comme un chasseur sur la piste de l'animal blessé, elle suivait oreilles grandes ouvertes, à travers le plancher, leurs moindres faits et gestes.
Un grincement rouillé : Giulia douchait Joseph. Des chaises bousculées sur le carreau : l'heure du souper. Une casserole renversée, la voix grondante de Vincent : l'ultime bêtise de Joseph.
Et puis, terrible, le silence de la nuit, l'apaisement pour tous, l'angoisse pour Jacqueline. Elle les imaginait serrés l'un contre l'autre, le souffle partagé, bougeant au même rythme...
Vincent fut tout d'abord l'ennemi à abattre, le rival, le voleur, celui qui profitait à sa place du bonheur d'être amant, d'être père. Jacqueline guettait cet intrus, derrière les rideaux, observant sa démarche, ses sourires, leurs baisers. Le cur aigri, les dents serrées, elle épiait sa présence.
Très étrangement, cette haine farouche avait évolué. A travers les mots de Giulia, ses histoires, ses émotions, elle avait appris à connaître Vincent. Comme un frère que l'on découvre trop tard. Une voix familière. Un maillon indispensable. Il rendait Giulia heureuse, lui offrant un univers facile et paisible : elle l'appréciait pour cela. Comme un complice silencieux qui veillait avec elle sur la mère et l'enfant. Du haut de sa sous- pente, elle était l'ange gardien préservant leur bonheur.
Elle le croisait parfois au café de la Cerveyrette. Il y prenait très tôt, son petit noir appuyé au comptoir encore désert, pour ne pas réveiller Joseph et ne pas agacer sa femme que l'odeur du café indisposait.
Jacqueline, elle, rentrait d'une nuit chez Albert où devant un génépi - maison à brins noirs, ils s'étaient confiés leurs doutes, leurs peines, leur chagrin des hommes, leurs envies.
Vincent amusé, saluait de la tête cette étrange voisine qui vivait en nocturne, entrait dans le café comme un cow - boy au saloon, serrait d'une poigne assurée la main des lève - tôt, commandait d'une voix cassée par trop de cigarettes :
"- Alain, deux cafés dans un grand bol, comme d'habitude. Et sans sucre, pas comme hier..."
Rien à voir avec celle qui cuisinait avec amour pour sa femme et son fils, des cakes savoureux, des confitures de châtaignes sauvages et des gelées de groseilles à maquereau.
Jacqueline l'observait du coin de l'il, en trempant la corne d'un croissant dans le liquide brûlant. Lorsque Vincent abandonnait les lieux pour partir au travail, elle remontait chez elle, une baguette chaude et des brioches sous le bras, qu'elle déposait en silence, devant la porte de Giulia.
Toujours indispensable, toujours discrète.
Elle laissait Giulia venir à elle, en étant là au moment juste.
Comme on peint un tableau par touches successives, en les juxtaposant, semble - t - il au hasard, elle posait des petits riens.
Elle espérait qu'une tendre amitié naîtrait de cet acte de création, comme une toile s'anime par le jeu des couleurs entre elles. Etrangères, au début, et puis complémentaires.
Un matin, Giulia était montée la voir. Joseph hurlait. Epuisée par les cris et le manque de sommeil, elle prenait les traits d'une madonne florentine au regard suppliant. La tête décoiffée inclinée sur l'épaule, tenant le petit être comme une ultime offrande.
- Tu peux faire quelque chose, Vincent est parti tôt...
Jacqueline avait saisi l'enfant : un cadeau de Noël. Elle l'avait emporté dans son repaire comme une louve arrache son petit au danger.
En refermant la porte elle l'avait rassurée :
- Descends te reposer, je le garde aujourd'hui.
L'enfant s'était calmé, étonné par les grincements plaintifs de la girouette sur le sommet du toit, la lumière qui descendait en flot par la grande lucarne, les odeurs de vieux bois, de luzerne séchée. Il partait à la découverte de son nouveau domaine, apaisé par le calme et l'assurance de Jacqueline. Bercé par la mélodie grave de sa voix, il avait accepté le bain improvisé dans l'évier de la cuisine, la purée grossièrement écrasée du bout de la fourchette, la sieste dans des draps inconnus aux parfums étrangers.
Jacqueline embrassait, cajolait, amusait. Elle découvrait un univers d'amour loin des mots des hommes. Comme on déchiffre un code, elle lisait un regard.
Bien sûr, Joseph était un peu de Giulia. Il en était l'essence, le meilleur de son être, mais il était bien plus. Il avait éveillé en Jacqueline des passions oubliées, jamais sollicitées, des envies enfouies sous des tas de raisons étayées, des justifications empilées au gré de ses détresses, de ses échecs.
En veillant sur le sommeil de l'enfant, cette après - midi là, elle avait accepté de se donner sans retour, comme une mère peut offrir de l'amour sans jamais espérer qu'il lui sera payé.
Un don de soi qui vient avec l'enfantement. Un indispensable sacrifice qui conduira l'enfant sur le chemin de l'homme.
C'était une autre femme qui avait rendu Joseph à sa mère le soir. Jacqueline avait fait la paix avec ses douleurs et ses doutes. Ce que ni Dieu, ni les hommes n'avaient pu lui faire accepter, l'enfant de Giulia le lui avait offert.
Réconciliée avec ses peurs, elle acceptait enfin de n'être qu'elle - même.
Jacqueline avait tenté d'en parler à Albert, un certain jour d'automne où ils étaient allés, ensemble, ramasser de l'argousier dans la vallée de Névache.
Son oncle, le curé vivait difficilement de sa maigre pension et arrondissait ses fins de mois grâce aux commandes de plantes médicinales que lui passait le pharmacien de la Grande Gargouille. Sa réputation d'herboriste éclairé n'était plus à faire.
Assis parmi les arbustes, ciseaux en main, ils coupaient les lourdes grappes orange dans le tiède après - midi d'octobre. L'instant se prêtait à la confidence et Albert avait brusquement questionné :
" - Tu as quelqu'un ?
- Peut - être.
- C'est tout ce qu'il y a à en dire ?
- C'est pas facile.
- Je vois, il est marié...
- Pire.
- Il a des gosses ?
- Pas seulement.
- C'est un catholique intégriste ?
Elle avait levé les yeux, découragée.
- Ah, pire que cela, je ne vois pas !
Elle n'avait pas eu le courage de lui dire, d'expliquer cet amour décalé, cette envie de posséder une chose interdite. Comme si avouer cristallisait l'impossible.
Chapitre VII
Il suivait le chemin poudreux et sinueux qui conduisait de Briançon - Ville au pont d'Asfeld.
Un cliquetis régulier rythmait son pas lourd sur la terre battue. Il avançait en soufflant, traversant la nuit épaisse, loin des lumières de la ville, sans paraître hésiter un instant sur la direction à suivre.
Le tintement des mousquetons qui s'entrechoquaient dans son sac à dos volumineux ajoutait encore à l'impression spectrale qui se dégageait de ce passant nimbé d'une lueur laiteuse par la pleine lune d'avril.
L'air était transparent. Et après un orage en fin d'après - midi, le ciel essuyé par une douce brise tendait un velours noir aux étoiles levées.
Le fort des Têtes découpait la fine silhouette de ses remparts, plus haut encore à sa gauche, le fort des Salettes veillait sur la vallée.
Michel avançait seul, dans les bruits de la nuit.
Les premières feuilles du printemps bruissaient en ondulant comme un océan sous la caresse de l'air. Quelque part, un nocturne dans un battement d'aile emportait une proie. Des rongeurs apeurés par ce passant tardif fuyaient dans les fourrés. On entendait au loin le rapide pour Paris lancer un ultime appel.
Michel avait garé sa dernière folie, une BMW bleu azur, sur le parking du Champ de Mars, vide à cette heure.
Il avait pénétré dans la cité fortifiée en franchissant la porte de Pignerol. La ville endormie résonnait de son pas sur les pavés inégaux. La gargouille fendait la rue en deux dans un chant cristallin, et des chats faméliques sortaient d'un soupirail.
Depuis l'incendie de 1692, Briançon était devenue une ville d'eau. Persens, officier du Génie, avait conçu pour cette petite ville au grand renom, des canaux qui sillonnaient ses ruelles étroites. Il avait dispersé, aux quatre coins de la citadelle, des fontaines de pierre au débit rassurant. La nuit, lorsque Briançon rendue à ses habitants pouvait enfin rêver de son passé glorieux, le murmure de l'eau s'élevait dans les airs comme un hymne à la vie.
En suivant les remparts à gauche, Michel avait débouché par la porte Est sur le talus, pour découvrir le pont, que les Briançonnais nommaient le pont du Diable.
Son arche unique unissait les gorges de la Durance. Il était le seul lien entre les remparts de la ville et ses deux protecteurs : le fort des Têtes et celui du Randouillet.
Vauban, autrefois, avait imaginé deux arches pour une construction plus sûre et plus durable. Mais, le Maréchal d'Asfeld s'opposant au royal ingénieur, avait risqué le coup : une seule arche, une envolée de voûte, comme un pas de géant pour enjamber l' à - pic vertigineux du lit de la Durance. Il remporta son pari audacieux après quatorze ans de travaux titanesques.
Et, depuis deux cent cinquante ans, son pont bravait les lois de la logique humaine, mais non celles de la physique qu'en technicien visionnaire il avait su dompter.
Avec l'aide du Diable, pour les Briançonnais cela ne faisait aucun doute. Un tel défi sentait le souffre...
Mais le Maréchal d'Asfeld n'avait certainement pas imaginé qu'un jour des hommes, de leur plein gré se précipiteraient du haut de son pont, les pieds attachés au bout d'un élastique !
Une quête d'émotions extrêmes, une overdose d'adrénaline, un yo-yo géant pour une petite mort...
L'homme moderne s'était détourné des autres. Autrui devenait désormais une gêne et non plus un plaisir. Aller vers l'autre, un chemin impossible. Il fallait à présent, des agences matrimoniales pour trouver un conjoint, des clubs de rencontres pour se faire des amis. On avait coupé le pont entre les générations et on en sautait, tête première, pour éprouver la sensation d'être.
On n'existait plus dans la relation avec ses congénères, dans leur regard, leur amour ou leur estime mais on vibrait pour soi, égoïstement. Une jouissance égocentrée, une quête éperdue du "je", solitaire et toujours plus intense.
Michel était de ceux là. Il grimpait, sautait, glissait, roulait, expérimentait les dernières limites de son corps, de sa peur.
Il bravait son instinct de survie qui lui refusait de plonger dans le vide, de dévaler sur un morceau de planche fartée les coulées d'avalanche, de piloter son bolide sur les routes enneigées.
Tout en marchant, Michel souriait à l'idée de bafouer l'arrêté réfectoral interdisant le saut à l'élastique depuis le pont d'Asfeld : une nouvelle limite de franchie.
Debout sur le parapet, il respirait le gouffre noir et silencieux qui s'offrait à lui.
Les bras ouverts comme un Christ en Rédemption, il tentait de faire le vide dans sa tête, de chasser de sa mémoire les hurlements hystériques de sa tante lorsqu'il l'avait quitté cette après - midi.
Une fois par an, à la même époque, il rendait visite à sa grande - tante Eulalie. Elle était sa dernière parente, sa seule famille. L'ultime maillon qui l'unissait encore à son enfance tourmentée, écartelée entre un père inconnu et une mère éternellement dépressive.
Eulalie avait tenté de remplacer des aïeux disparus trop tôt, un père réduit au simple rôle de géniteur, une mère sous sédatifs qui errait entre alcool et tentatives de suicides.
Elle avait souhaité apporter à ce neveu perdu une chaleur et un amour maternel. Par charité chrétienne peut être, pour combler une carence sans aucun doute. Un désir d'enfant jamais assouvi.
A Saint - Chaffray dans les années vingt, on ne trouvait pas facilement un mari. La guerre de 14 avait fait des ravages parmi les jeunes du village et des vallées voisines.
"On ne passe pas," cette devise gravée aux revers des médailles des combattants de 14 - 18 avait coûté si cher ! Ils n'étaient pas passés, mais tant de jeunes y étaient restés, tant d'avenirs gâchés.
Ainsi, Eulalie s'était habituée doucement à être appelé mademoiselle. Le jour de ses quarante ans, elle avait ouvert l'armoire du Queyras où dormait son trousseau dans une odeur de lavande. Pour la première fois, elle avait essuyé la vaisselle avec ses torchons inutilement conservés à l'abri de la lumière et des hommes depuis vingt-cinq ans.
Lorsque cette nuit là, elle glissa son corps sec entre les draps raides et glacés, ornés d'une arabesque en E, ce fut avec l'âpre certitude qu'elle tirait définitivement un trait sur une vie d'amour. Jamais elle ne serait ni épouse ni mère. Jamais un autre corps que le sien ne froisserait ce tissu qu'adolescente elle avait filé puis brodé avec au cur le doux espoir d'une vie à partager.
Elle s'était alors tournée vers ce neveu providentiel, l'entourant d'affection toujours déçue, lui offrant baisers et tendresse, toujours refusés, tissant avec patience autour de lui un réseau d'amour qu'il s'ingéniait à saccager.
Rien ne semblait l'atteindre. Solitaire et excessif, il repoussait cette tante à la passion étouffante.
Elle se mit à dépenser sans compter pour lui offrir confort et distraction. Ses moindres désirs étaient comblés et même anticipés. Elle qui avait grandi parmi les vaches et le fumier, portant sabots et tablier de bourras, parcourait à présent les boutiques de sport de Sainte Catherine à Serre - Chevalier. Elle finançait sur - le - champ les extravagances de Michel.
Du pull - over aux couleurs acidulées, aux combinaisons profilées pour sports extrêmes, en passant par les skis dernière technologie, elle offrait tout, signait les chèques, réglait la facture.
Lui, sans prendre la peine de remercier, filait se précipiter la tête en avant au fond d'un gouffre, dévalait en radeau une gorge bouillonnante, battait des records d'apnée au fond d'un abysse.
Il n'avait rien demandé, elle avait tout donné.
Il ne lui devait donc rien.
A la mort de Viviane, la mère de Michel, Eulalie avait repris espoir. Elle allait recevoir, enfin, la gratitude de son neveu.
Elle allait se glisser dans la place laissée vacante par cette mère qui flirtait depuis dix ans avec les limbes. Comme elle avait bien fait d'attendre son heure, patiemment!
Désormais, Michel serait là pour elle. Son affection lui revenait de droit. Il ne pourrait manquer ce rendez - vous de l'amour.
Mais, Michel manqua même l'enterrement de sa propre mère !
Une compétition de parachutisme programmée de longue date. Eulalie devait comprendre, des courants ascendants comme ceux - là, c'était une fois par an. L'aérodrome de Tallard deviendrait pour quelques jours, la Mecque du grand saut. Des records mondiaux y seraient pulvérisés. Les plus grands champions entreraient en lice. Les copains du Club comptaient sur lui, pour les figures imposées. La réputation de la France sur l'échiquier international du sport était engagée. Les Allemands, encore eux, avaient marqué des points au dernier championnat. Elle, qui avait connu deux guerres, devait saisir l'importance de l'enjeu. C'était une affaire d'honneur ! Une guerre des tranchées en plein ciel
Balayé l'affront de Sedan...
Eulalie assise au pied du cercueil de Viviane, écoutait le plaidoyer de son neveu en songeant dépitée que décidement, cette pauvre enfant avait bien mal choisi son jour pour un suicide ! Quelle ingrate, une veille de championnat ! Un jour avant ou un jour après, quelle importance pour elle ? Mais au moins, elle aurait laissé un bon souvenir dans les mémoires. Enfin, mauvaise mère jusqu'au bout...
Michel cependant, poursuivait son monologue.
Elle devait se rendre compte que la vraie vie c'était ça, modeler les nuages comme un Dieu créateur, les pieds à mille mètres, la tête dans les vapeurs, libre de toutes contraintes. Il n'était pas fait pour suivre un cercueil comme une vieille bigote...
Eulalie se rendit compte. Et ce fut seule, qu'elle enterra sa nièce au cimetière, un matin de septembre. Comment cette frêle vieille femme de quatre - vingts ans aurait - elle pu seulement imaginer faire le poids contre un courant d'air ascendant...
L'unique terreur d'Eulalie était de finir ses jours dans une maison de retraite, un "gagatorium" comme elle avait coutume de nommer ces lieux.
Eulalie ayant toujours vécu avec sa mère et ses deux grands - mères dans la ferme familiale, ne pouvait accepter le sort que les nouvelles générations réservaient aux anciens. Elle ne supportait pas l'idée d'être un jour enfermée loin du monde et de la vie pour attendre la mort comme un homard coincé dans l'aquarium d'un restaurant. Elle refusait d'appartenir à ce flot de vieillards inutiles et proscrits, exilés dans le labyrinthe de leurs souvenirs.
Aussitôt Viviane enterrée, Eulalie avait vendu sa maison familiale de Saint - Chaffray à un couple d'anglais en mal de pittoresque, et que de lourds travaux d'aménagement ne décourageaient pas.
Ils l'imaginaient déjà, parée d'une piscine turquoise, ornée de jardins symétriques, crépie de rose et volets mauves...
Indifférente au sort de son ancestrale bâtisse, sans le moindre état d'âme, optimiste et confiante, elle était venue s'installer à Fontchristianne, dans la petite maison de Michel. Elle lui fit promettre de ne jamais l'en chasser et de la laisser mourir dans son lit, comme avant elle, toutes les femmes de sa famille.
Il avait juré. Indifférent à cette angoisse, préoccupé par la seule chose qui le passionnait vraiment dans la vie : lui.
Il avait disparu dix jours plus tard avec l'argent de la vente, pour un raid à Bali. Il pousserait peut - être jusqu'en Australie, histoire de profiter des quelques spots très recherchés par les plus grands surfeurs du moment.
Eulalie attendit huit mois le neveu prodigue, gardant la soupe au chaud et bassinant le lit vide chaque soir pour un improbable retour.
Sa frêle silhouette arpentait les rues à la recherche d'une oreille complaisante à qui raconter, comme pour se rassurer, cette garantie sur l'avenir que son neveu lui avait consentie.
En guise de cadeau pour ses quatre - vingt - un ans, Michel la conduisit un bel après- midi de mai sur la route du Montgenèvre. Il s'engagea sur un chemin tortueux et pénétra avec assurance dans une propriété isolée de l'agitation par une rangée de grands ifs noirs et par de hautes grilles.
Comprenant le piège, Eulalie tenta de fuir, hurlant contre le scélérat, le traitre, le parjure, crachant sur cette vipère à qui elle avait tout donné.
Tranquillisants, neuroleptiques apaisèrent sa douleur, la plongeant dans une hébétude dont elle ne sortait, étrangement, que le jour de son anniversaire.
Fidèle au rendez - vous de la trahison depuis dix ans, elle attendait son mécréant de neveu.
Ce félon dilapidait en folies l'argent péniblement épargné par des générations de paysans qui avaient de leurs ongles gratté la terre de Saint Chaffray pour la prospérité d'un descendant sans scrupule.
Eulalie économisait sa vie, son énergie le reste de l'année. Elle respirait chichement, se nourrissait avec parcimonie. Pour durer. Afin d'offrir à ce Judas le plus longtemps possible, l'image de sa perfidie. Etre pour l'éternité entière, telle la statue du Commandeur, le reproche vivant à cette forfaiture.La tête vide, le souffle suspendu, Michel s'élança dans l'air noir, mêlant son vol à celui des randouilles attardées qui nichaient dans le fort voisin. Il plongea à la rencontre de cinquante mètres de vide et d'oubli. Cinquante mètres pour effacer une fois encore, les lâchetés de sa vie.
Un rayon de lune cinglant fendit l'air et trancha d'un coup net les fils élastiques.
Frissons garantis. Grande mort assurée.
Tapi dans l'encoignure d'une meurtrière du rempart, un regard attentif observait...
SUITE...roman intégral (1 - 2 - 3 - 4 - 5 - 6 - 7 - 8)
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