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l'école de St Martial |
L'extrait que l'on
analyse est le début du Requiem de la "Missa de Requiem grégorienne" (Graduel Requiem aeternam),
interprétée par le Deller Consort sous la direction d'Alfred
Deller.
[édité
chez Harmonia Mundi dans un disque intitulé
"chant grégorien". Numéro de catalogue HMC
90234
accès à sa présentation sur le
site d'Harmonia Mundi]
[piste 5 du disque
2 du coffret "Les Très Riches Heures", minutage spécialement
analysé : de 0 à 2,17]
À défaut d'en disposer, vous pouvez écouter l'extrait ici ou là
Le
paradoxe homogène / hétérogène dans le chant
grégorien
(en musique ce paradoxe
signifie : appui l'un sur l'autre de deux effets indépendants)
Une caractéristique
fondamentale du grégorien est qu'il n'est composé que d'une
seule voix qui ondule. Cette voix est chantée par un soliste ou
par un choeur, mais jamais il n'y a imbrication ou entrecroisement de deux
mélodies simultanées. L'erreur serait d'associer cette "mono-phonie"
à l'effet d'une couche laminaire unifiée et continue que
réclame le paradoxe "homogène/hétérogène".
Le découpage en tranches continues est bien un aspect du fonctionnement
laminaire, mais ce n'est pas l'essence de son fonctionnement. L'essence
de son fonctionnement paradoxal est la façon dont chaque couche
s'appuie sur les autres sans pourtant que l'on puisse localiser le moindre
point de contact sur lequel elle prendrait cet appui. Dans la musique de
Beethoven par exemple qui fait également jouer ce paradoxe, cela
se manifeste souvent par un rythme qui vit sur un autre, qui rebondit sur
un autre, sans pour autant jamais partager sa cadence ni faire un bout
de chemin commun avec lui.
Ici, nous trouvons
l'analogue de cet effet : la musique se développe sur deux registres,
l'un grave, l'autre plus aigu, et le registre aigu semble s'appuyer sur
le grave à l'occasion de ses retours périodiques sur lui,
sans pour autant que l'on perde la sensation qu'il y a un motif grave qui
se poursuit de manière indépendante, et qu'il y a un motif
aigu au-dessus qui se poursuit aussi de manière séparée.
L'effet de résonnance propre aux églises pour lesquelles
était destiné ce chant, ajoute d'ailleurs à cet effet,
car il fait durer les notes de chacun des deux registres, les aident à
se lier à celles qui les précèdent et à celles
qui les suivent dans le même registre, séparant comme deux
rubans continus autonomes le registre grave et le registre aigu.
Premier effet donc
à classer dans notre perception : il y a deux couches musicales
autonomes qui se poursuivent l'une au-dessus de l'autre, s'accompagnent
en permanence et suivent les mêmes méandres généraux
de la musique, s'appuient l'une sur l'autre et se nourrissent réciproquement
des relances qu'elles se font mutuellement, mais restent nettement séparées,
sans interpénétrations et sans impasses où elles se
coinceraient l'une dans l'autre.
Cet effet possède
un caractère synthétique car ses deux termes ne s'entendent
pas l'un après l'autre : il faut essayer de percevoir en même
temps l'autonomie des deux couches et les appuis qu'elles prennent pourtant
l'une sur l'autre de façon répétée.
L'effet analytique
du même paradoxe utilise lui le temps qui passe pour se faire valoir,
et il utilise notre capacité à mémoriser ce qui s'est
passé l'instant d'avant pour qu'on le compare à ce qui se
passe à l'instant suivant. Et ce qui frappe lorsque l'on prête
attention à la façon dont la musique se modifie au fil du
temps, c'est l'imprévisibilité du fil musical : un long moment
cela descend doucement, puis l'instant d'après cela monte très
brusquement, puis cela redescend, mais pas très longtemps cette
fois et cela maintenant remonte à nouveau à toute vitesse,
puis cela reste haut longtemps . . . ou très brièvement.
Il n'y a aucune régularité, aucune possibilité de
prévoir à court terme ce qui va se passer : c'est un fil
musical homogène puisque c'est toujours la même voix, mais
ce qu'il fait est hétérogène, car toujours différent
d'un instant à l'autre.
(Il n'est envisagé
ici que ce qui se passe à court terme. La structure régulière
"à grande échelle", qui divise le chant en strophes où
la voix retombe et s'éteint régulièrement, correspond
à d'autres effets paradoxaux qui seront envisagés plus loin)
Nous rappelons que
nous n'avons pas envisagé ici le paradoxe homogène / hétérogène
pour son rôle dans la "diagonale de la musique", résumant
le fonctionnement en classement de la musique jusqu'à l'Ars Nova.
Nous l'avons seulement envisagé parce ce qu'il se trouve être
également l'un des quatre effets "classés" dans ce fonctionnement
à l'époque grégorienne.
Le
paradoxe rassembler / séparer dans le chant grégorien
(en musique ce paradoxe
signifie : coincements, éclats ou rassemblements répétés)
Nous avons évoqué
le fait que le grégorien se caractérise par une "mono-phonie",
et nous avons écarté la ressemblance sommaire avec une situation
de couche laminaire. Nous justifions maintenant l'existence de cette caractéristique
fondamentale : elle correspond au paradoxe rassembler / séparer
de l'interpénétration des couches laminaires.
La voix unique, et
puisqu'elle est unique, garde continuellement rassemblée en elle
l'ensemble du fil musical : jamais cela ne se divise en plusieurs voix
ou en plusieurs instruments, et cela malgré l'existence d'un registre
grave et d'un registre aigu que l'on a mentionnés à l'analyse
du paradoxe précédent. La voix qui ondule est donc capable
de tenir rassemblés dans un même fil musical ces deux registres
séparés qui tendent pourtant à l'écarteler,
à le scinder en deux.
Mais par ses contorsions
qui en change le cours de manière souvent rapide, ce fil musical
isole des moments qui sont bien distincts les uns des autres : là
cela remonte brusquement, là cela commence une brutale descente,
là cela s'arrête un moment sur une note, là cela repart
très rapidement ailleurs, etc. Ainsi, la voix qui tient ressemblé
en continu le fil musical, en même temps y sépare des moments
qui se distinguent les uns des autres, qui s'isolent les uns des autres.
L'étape suivante
de la complexité, représentée par l'École d'Aquitaine,
se caractérisera notamment par l'invention de la polyphonie mêlant
plusieurs lignes mélodiques. Le chant à une seule voix ne
sera pourtant pas complètement abandonné aux siècles
suivants, puisque l'on trouvera jusqu'au XIVème siècle des
messes faisant alterner des parties à une seule voix et des parties
traitées en polyphonie, et qu'il existera aussi beaucoup de morceaux
tout entier à une seule voix.
D'une part, il faut
y voir la volonté de faire des "citations grégoriennes",
ce qui n'a pas à voir avec une recherche d'effet musical, mais avec
une volonté d'exprimer la continuité de la tradition religieuse.
D'autre part, il faut considérer que la voix unique ne permet pas
seulement de répondre à l'effet de "rassembler / séparer"
mais peut être utilisée aussi pour supporter par exemple l'effet
de "même / différent" utile aux étapes suivantes :
on la considère alors comme une même voix qui se modifie et
qui devient différente d'un instant à l'autre.
L'aspect analytique
du rassembler / séparer s'entend dans la plus longue durée
que son aspect synthétique. Il correspond au découpage systématique
en petits morceaux de musique qui se succèdent en continu après
un silence entre chacun, chaque silence succédant lui-même
à un moment où la musique s'éteint progressivement.
Cette extinction répétée
de la musique, et la continuité de ces répétitions,
correspond aux impasses successives où viennent mourir les conflits
propres aux mélanges de couches laminaires qui s'interpénètrent.
Le
paradoxe fermé / ouvert dans le chant grégorien
(en musique ce paradoxe
signifie : prisonnier /libre)
Au fur et à
mesure de son évolution, la voix change de rythme : le chanteur
parfois ralentit, commence à s'attarder sur une note, puis ré-accélère
pour passer beaucoup plus rapidement vers d'autres notes très proches
les unes des autres et qui se bousculent presque, puis à nouveau
reste à se maintenir longuement sur une nouvelle note. Ces changements
de durée dans la tenue des notes ou des syllabes, nous y voyons
un effet de la libération/re-capture perpétuelle qui correspond
au paradoxe "ouvert / fermé". On se souvient qu'il correspond au
stade de l'eau liquide, où les atomes passent leur temps à
s'échapper de la participation à un réseau pour être
aussitôt rattraper par un autre.
Dans ce morceau précis,
la bousculade rapide de notes correspond à l'effet de contrainte,
de blocage des notes les unes sur les autres, et l'effet de libération
correspond lui aux moments où les chanteurs peuvent lâcher
librement leur respiration et se laisser aller à traîner tranquillement
sur la même note. Dans d'autres musiques grégoriennes, c'est
au contraire la contrainte de rester attaché sur une même
note qui correspond à l'aspect "capture", et la libre évolution
du rythme rapide d'autres notes qui correspond à l'aspect "libération".
Le
paradoxe ça se suit sans se suivre dans le chant grégorien
(en musique ce paradoxe
signifie : grande agitation/équilibre)
Dernier paradoxe donc
à entendre en même temps que les trois précédents
: "ça se suit sans se suivre". On a donné le mouvement brownien
des molécules comme illustration d'un phénomène physique
qui se comporte selon un tel effet, où toutes les agitations aléatoires,
extrêmement variées et indépendantes qui se produisent,
réussissent paradoxalement à donner un résultat moyen
parfaitement uniforme et constant.
Comme les précédents
ce paradoxe s'entend de deux manières. De façon synthétique,
il s'entend à "grande échelle" : sans arrêt la musique
ondule comme aléatoirement, mais comme elle monte et descend sans
arrêt, elle se maintient ainsi en permanence autour d'une position
moyenne d'équilibre. Agitation aléatoire et équilibre
moyen sont simultanés, c'est pourquoi nous disons qu'il s'agit d'une
expression synthétique.
De façon analytique,
le paradoxe s'entend cette fois dans la succession des effets : les passages
où les notes bougent à toute vitesse entre le grave et l'aigu,
toujours se terminent sur un moment d'équilibre où la note
se stabilise et reste constante. Parfois cette stabilité est trouvée
dans le registre grave, parfois elle est trouvée dans le registre
aigu. Souvent, pour que le paradoxe homogène / hétérogène
ne soit pas perdu de vue, une fois la stabilité trouvée dans
l'aigu par exemple, un rapide changement nous amène dans le grave
où la stabilité se poursuit encore un moment.
Cet effet se conjugue
avec l'effet "bloqué/libre" décrit précédemment,
où les moments de bousculades de notes différentes s'opposent
à des moments de libre durée sur la même note. Mais
il s'agissait alors d'évoquer la durée des notes, alors que
maintenant on parle de l'évolution de la hauteur du son, ce qui
n'est pas forcément lié : on pourrait très bien conjuguer
des cassures dans le rythme d'émission des notes, et pourtant
monter régulièrement la gamme à chaque nouvelle note,
ou changer constamment le rythme des syllabes émises tout en restant
toujours sur la même hauteur de note. L'effet que nous soulignons
donc ici comme équivalent à l'agitation brownienne, consiste
dans l'opposition entre des moments de forte instabilité de la hauteur
du son, et des moments où la hauteur du son est parfaitement régulière
et uniforme.
Réflexion générale :
Ainsi nous avons pu
retrouver, portés par l'évolution d'une seule voix, les quatre
effets que nous devons entendre en même temps quand nous écoutons
du grégorien.
Entendre en même
temps, cela signifie que notre attention doit être presque simultanément
portée sur ces quatre effets, ce qui demande une forme d'attention
à la musique qui n'est pas celle à laquelle nous sommes accoutumés.
Habitués à la musique dite "classique", nous avons tendance
à combiner les effets entendus et à ne considérer
que le résultat de leurs interférences (nous verrons avec
la musique de la renaissance un exemple de ce fonctionnement "en organisation"
de la musique), alors qu'ici nous devons être constamment attentifs
à percevoir distinctement et isolément chacun des effets
musicaux : nous devons être constamment attentifs au fait que deux
registres continus vivent l'un au dessus de l'autre sans se mélanger,
qu'il n'y a qu'une voix pour générer ces deux registres et
que cette voix passe constamment de l'un à l'autre sans briser le
fil de sa continuité, que cette voix bouscule parfois son rythme
en débitant très rapidement des notes ou des syllabes nouvelles,
et parfois se laisse aller tranquillement à longuement résonner
une même note, que cette voix parfois fait bouger sa hauteur de son
de façon très irrégulière et très instable,
et parfois émet une ou plusieurs notes sur lesquelles elle reste
stablement. En même temps que tous ces effets, on doit aussi entendre
tous les autres que nous avons passés en revue, ce qui fait donc
huit effets simultanés au total, si l'on considère les expressions
analytiques et les expressions synthétiques.
Certains effets peuvent
être portés par le même aspect de la musique. Par exemple,
l'alternance entre des moments rapides et des moments stables, sert aussi
bien à l'opposition entre contrainte et liberté qu'à
l'opposition entre instabilité et équilibre, et qu'à
séparer des moments bien repérables dans un fil musical par
ailleurs continu. Mais contrairement à la musique classique, il
n'y a pas mélange entre ces divers effets. Un mélange est
un effet qui tient de l'un et qui tient de l'autre, mais qui finalement
est différent de tous. De tels mélanges sont la routine dans
la musique classique, et l'évolution de ces mélanges est
ce qui donne vie à cette musique. Dans le grégorien, on a
les effets simultanément et "à l'état pur", ils sont
seulement produits par la même cause musicale. La vie de cette musique
est dans sa façon de varier la présentation de l'assemblage
des paradoxes, et dans la façon dont chaque effet tour à
tour pointe furtivement son nez plus distinctement pour qu'on ne n'oublie
pas, dont chaque effet tour à tour relance notre attention sur sa
présence.
Mise à jour d'octobre 2001 :
Ces quelques remarques permettent de compléter cette analyse. Elles sont extraites de la partie du site intitulée "une histoire de l'art" qui traite spécialement de la musique. Mises à part ces quelques remarques que je conseille de consulter, le reste de ce texte est très abstrait et il n'est pas conseillé pour une première approche. |
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