Sagesse : - il n'existe pas de programme de sagesse. Il y a, en revanche, l'idée que nous ne pouvons nous passer d'une dialogique toujours en mouvement entre notre polarité de demens et notre polarité de sapiens. Bien entendu, on peut, on doit éviter la pire démence; mais est-ce cela, la sagesse ? Je verrais l'effort de sagesse ailleurs, je le verrais dans l'effort d'auto-éthique.
- dans l'auto-éthique, et notamment sur le plan élémentaire du refus des idées de vengeance et de punition, se situe le centre de la sagesse. C'est dans cette auto-éthique pour soi et pour autrui que sont impliquées ces vertus antiques qui nous reviennent par la voie orientale : savoir se distancier de soi-même, savoir s'objectiver. Je veux parler de ces pratiques qui consistent à se voir comme objet tout en sachant que l'on est sujet, à pouvoir se découvrir, s'examiner, etc. Cette distanciation, vous pouvez la tenter en prise directe, comme chez Montaigne. L'effort d'introspection est vital, et ce qui est dommage, c'est que nul ne l'enseigne. Non seulement on ne l'enseigne pas, mais on l'ignore [ ] Il faut pourtant enseigner et apprendre à savoir se distancier, savoir s'objectiver, savoir s'accepter. il faudrait aussi savoir méditer et réfléchir afin de ne pas subir cette pluie d'informations nous tombant sur la tête, chassée elle-même par la pluie du lendemain et ainsi sans trêve, ce qui ne nous permet pas de méditer sur l'événement présenté au jour le jour, ne nous permet pas de le contextualiser et de le situer. Réfléchir, c'est essayer, une fois que l'on a pu contextualiser, de comprendre, de voir quel peut être le sens, quelles peuvent être les perspectives. Encore une fois, pour moi, la ligne de force d'une sagesse moderne serait la compréhension.
- La sagesse doit savoir qu'elle porte en elle une contradiction : il est fou de vivre trop sagement. Nous devons reconnaître que, dans la folie qu'est l'amour , il y a la sagesse de l'amour . l'amour de la sagesse - ou philosophie - manque d'amour . L'important, dans la vie, c'est l'amour . Avec tous les dangers qu'il comporte. Cela ne suffit pas. Si le mal dont nous souffrons et faisons souffrir est l'incompréhension d'autrui, l'autojustification, le mensonge à soi-même (self-deception), alors la voie de l'éthique - et c'est là que j'introduirais la sagesse - est dans l'effort de compréhension et non dans la condamnation - dans l'auto-examen, qui comporte l'autocritique et qui s'efforce de reconnaître le mensonge à soi-même. (APS-97)
- Qu'est-ce qu'une vie sage ? Est-ce qu'une vie sage implique qu'il faut faire attention, avoir un régime diététique, ne pas boire plus qu'une verre de vin par jour, ne pas emprunter des moyens de transport dangereux, etc. ? Ou au contraire la vraie sagesse n'est-elle pas dans la consumation : vivre pleinement, avec tous les risques que ça comporte ? Je suis tourmenté par le problème de la sagesse. Dans les temps anciens, on parlait des sages. Aujourd'hui, nous savons que folie et sagesse sont deux pôles de notre vie. Nous ne savons jamais si nous avons été sages (NCJN-00)
- Il commence à nous apparaître que gagner sa vie peut aussi signifier la perdre, que les satisfactions matérielles s'accompagnent d'insatisfactions spirituelles, que la réalisation du bien-être extérieur suscite un mal-être intérieur, que les accroissements en quantité déterminent des diminutions en qualité." (...) "Un vide se creuse en chacun." (...) "Notre manque profond ne serait-il pas un manque de sagesse ? (M6-04)
Salut :
- C'est sans doutepour répondre à des angoisses et des doutes de plus en plus rongeurs que les grandes religions de salut, annonçant la résurrection après la mort, se sont propagées, il y a deux mille ans, dans le monde méditerranéen et demeurent après des siècles toujours vivantes, bien qu'ici et là, Dieu soit en retrait ou à la retraite. Que Croire de cette croyance ? [
] Je crois que tout ce que nous savons du monde physique et du monde vivant y rend impossible tout salut céleste. Je dis donc qu'il nous faut renoncer à Dieu et à son salut. Certes, je ne peux le dire avec certitude étant donné que l'existence ou l'inexistence d'un au-delà de notre monde physique et d'un au-delà de nos vies sont invérifiables. Mais ce que je peux dire en revanche avec certitude, c'est qu'il faut renoncer au salut terrestre, qui, lui, est promis pour notre monde physique et nos vies vérifiables.
- Il faut renoncer au mythe du salut historique, c'est-à-dire à l'idée d'une société réconciliée, harmonieuse, sans conflits, où règnent simultanément totale communauté et totale liberté, qui puisse enfin résoudre les problèmes humains fondamentaux, et, par là, apporter le bonheur. C'est ce mythe de salut, le mythe de l'avenir radieux du communisme, qui a pu excuser toute erreur et autoriser toute horreur. Il nous faut rompre à jamais avec l'idée de lutte finale, de solution finale, d'avenir radieux.
- Renoncer au salut historique n'est pas renoncer aux aspirations qui animaient le grand mythe d'émancipation, de liberté et de communauté. Ce n'est pas renoncer à l'espoir d'une transformation fondamentale de nos sociétés. Celles-ci sont encore si profondément barbares dans leur organisation même, elles sont riches de tant de possibilités que le mythe libertaire de la société sans contrainte et le mythe socialiste de la société sans domination de classe nous sont nécessaires comme utopies directives et motrices, mais à condition de ne pas se dégrader en mythes de salut, sources de fanatismes et de mort.
- Nous voici arrivés au moment où peuvent et doivent crever les mythes de salut qui se sont levés dans notre monde méditerranéen, il y a un peu plus de deux millénaires, et se sont d'abord fixés dans l'au-delà céleste. En fait, il s'est introduit dans les idées laïques de l'homme, de l'histoire et de la politique. Il s'y est réfugié, camouflé. Il y a fait fermenter d'infinies espérances. Il y a suscité des élans subgreens. Il y a animé des croisades insensées. Mais il y a introduit le pire fanatisme, formé de nouveaux bourreaux, supplicié de nouveaux martyrs. Il a détourné les ardeurs émancipatrices pour les faire uvrer aux grands asservissements. Il est devenu massacrant : l'idée de salut nous perdait. Il nous faut donc la perdre pour nous sauver
Il nous faut donc enseigner et propager la mauvaise nouvelle : il n'y a pas de salut en ce monde. (PSVS-81)
- C'est maintenant seulement que commencent à crever les mythes du salut. Ils s'étaient fixés sur le Dieu qui meurt, renaît et fait renaître. Il y a un siècle, Dieu a commencé à mourir pour une partie de l'humanité. Mais cette fraction d'humanité, qui s'est crue libérée de Dieu , s'est re-esclavagisée dans un nouveau salut. Le salut s'est réfugié dans le progrès, l'histoire, le Prolétariat, l'homme, la Politique.... Or il nous faut maintenant apprendre et comprendre la mauvaise nouvelle, l'anti-évangile : il n'y a pas de salut dans ce monde. [...] Pas de «bonne nouvelle», pas de recette, pas de vérité révélée, pas de vérité absolue. Vivons dans le monde de la relativité... C'est le monde de la relation : avec autrui, communiquer, aimer... (JL-81)
Science - Techno-science : -
Je refuse le mépris pseudo-philosophique que l'on voue aux sciences tandis que l'on reste dans la verbalisation gratuite des concepts. Certes la science ne résout aucun des problèmes fondamentaux que se pose la pensée, mais du moins, elle incite et agreennte notre réflexion de façon prodigieuse. La vraie philosophie se doit de plonger dans les sciences pour survivre et ne pas se constituer en "grande réserve". Je suis contre "l'apartheid". La réflexion subjectiviste et la science objectiviste sont les deux aspects indissociables du problème humain, qui ne peut se poser isolément en terme de "sujet" ou "d'objet". (ARG14-59)
- La science, qui semblait se fonder sur le réel avait en fait contribué à le construire et aujourd'hui, audacieuse comme la plus audacieuse métaphysique, elle le détruit, je veux dire qu'elle détruit sa substance. Energie, matière, particules sont des petites réifications commodes. Ce qui émerge : des équations. (VS-69)
- La grande importance de l'épistémologie moderne, c'est d'avoir montré de façon décisive que la théorie scientifique n'est pas le reflet du réel ; c'est une construction de l'esprit qui effectivement essaie de s'appliquer sur le réel. Karl Popper est un de ceux qui est allé le plus intelligemment dans cette voie. On ne peut pas, dit-il, induire de façon certaine une loi à partir des vérifications empiriques. Les théories sont des systèmes logiques élaborés par l'esprit humain et que celui-ci applique sur le réel. Autrement dit, les théories scientifiques sont des constructions de l'esprit ; ce ne sont pas des reflets du réel ; ce sont des traductions du réel dans un langage qui est le notre, c'est-à-dire celui d'une culture donnée dans un temps donné. C'est très important. D'un côté les théories scientifiques sont produites par l'esprit humain donc elles sont subjectives, mais de l'autre côté elles sont fondées sur des données qui, elles, sont vérifiées, donc sont objectives.
- La biodégradabilité de la théorie scientifique est un fait fondamental qui nous montre que la fécondité de la connaissance scientifique est une lutte de théories. C'est une lutte de diversités qui acceptent toutes une règle commune. Quand l'application de la règle commune peut être bien faite, comme dans les sciences physiques, cela ne marche pas mal ! Mais quand on ne peut pas trouver la vérification, comme dans les sciences sociales, évidemment cela marche beaucoup moins bien ! (AEM-80)
- La science a abattu les vérités révélées, les vérités d'autorité. Du point de vue scientifique, ces vérités sont des illusions. Il a semblé que la science remplaçait ces fausses vérités par des vérités "vraies". Effectivement, elle fonde ses théories sur des données vérifiées, revérifiées, toujours revérifiables. Toutefois, l'histoire des sciences nous montre que les théories scientifiques sont changeantes, c'est-à-dire que leur vérité est temporaire.
- La science est un mouvement/combat vers la vérité qui s'effectue à travers la vigilance incessante sur le risque d'erreur. Il en ressort cette "vérité" : nous ne pouvons avoir aucune preuve absolue de la vérité, mais nous devons chercher à déceler et prouver l'erreur. Nous pouvons alors connaître des "vérités" sur l'erreur. De même, nous pouvons reconnaître les "vrais" mensonges. C'est dire que la problématique de la vérité est inéliminable, mais se transforme radicalement
. Ce nouveau statut, ce n'est pas seulement celui de la relationnalité de la vérité, où la vérité n'est plus une évidence issue du réel s'imposant absolument, mais est le fruit d'une construction complexe de l'esprit à partir d'une relation dialoguante avec le réel, mettant en uvre perception, mémoire, logique, réflexion critique
. C'est surtout celui de la biodégradabilité de la vérité. Toute vérité existe dans des conditions et limites d'existence données. Elle peut être absolument vraie dans ces conditions et limites, mais meurt hors de ces conditions et limites. Les vérités non biodégradables sont illusoires et mensongères dans leur prétention à transcender les conditions mortelles d'existence.
- Le développement hyperdisciplinaire des sciences rend aveugle à ce qui tombe entre les disciplines , et qui est l'essentiel. Tandis que la formalisation et la quantification ignorent les êtres et les existants, qui deviennent par là même invisibles et fond place à des chiffres, des formules, des idéalités, c'est la vie qui tombe dans les trous entre les disciplines biologiques, c'est l'homme qui tombe dans les trous entre les disciplines des sciences humaines. C'est le sujet qui, depuis longtemps disparu de toutes sciences, est considéré comme pur fantasme, ce qui constitue le délire le plus subjectif qui se puisse concevoir. Ainsi donc, les progrès de la sciences produisent non seulement de l'élucidation, mais aussi de l'aveuglement. (PSVS-81)
- Ce que nous ont apporté les sciences, depuis deux siècles, et ça continue... c'est de nous faire perdre ce privilège central que nous donnait la religion, qui faisait de l'homme une créature créée spécialement par un créateur et sise au centre de l'univers. Nous avons perdu ce privilège d'être de substance différente de celle des autres vivants, puisque nous sommes un produit de l'évolution biologique ; la vie elle-même a été faite avec la matière cosmique, ce qui a commencé avant qu'existent les étoiles. Donc nous faisons "partie" de cet univers, mais nous sommes très marginaux. On a perdu le privilège d'être au centre du monde.
- La science est l'aventure de la raison humaine qui essaie de dialoguer avec les données et les faits. C'est un dialogue entre la raison humaine et l'univers. L'univers, en fait, est toujours plus fabuleux et incompréhensible que le croyait la raison.
- Je crois qu'il y a un mouvement de "feed back" positif de la destruction par la destruction, qui est terrifiant. Le problème aujourd'hui de la science n'est plus, comme l'a dit un philosophe, de maîtriser la maîtrise. Personne n'est contrôlé. Nous n'arrivons pas à contrôler les choses qui sortent des laboratoires, et les politiques qui s'en servent eux-mêmes sont incontrôlés : il y a une sorte de force incontrôlée mais que contrôle la mort ; c'est la mort le contrôleur. C'est terrifiant... !
- La grande difficulté, c'est de concevoir à la fois le "bon" et le "mauvais" côté de la science, cette ambivalence profonde. En général les esprits se partagent : les uns disent que la science apporte des bienfaits à l'humanité, médecine, vaccins, agronomie etc.... On dresse la liste de tous ces apports indubitables, d'autres font une liste toute aussi indubitable de menaces et de fléaux. En réalité, il y a un jeu dialectique de l'un et de l'autre : la médecine a fait diminuer la mortalité infantile dans de nombreux pays du Tiers Monde, mais cette diminution a aggravé le problème démographique et le problème de la faim, qui lui-même relève évidemment de l'accroissement des cultures et des rendements mais aussi des problèmes politiques liés à l'organisation sociale. Le drame, c'est que nous avons des pensées compartimentées alors que tous les problèmes sont solidaires. Un problème scientifique est aussi un problème politique, qui lui-même renvoie à la science.
- Le scientisme, c'est la prétention indue au monopole de vérité, alors que le propre de la science c'est de dire : il n'y a pas de monopole.
- ... la connaissance scientifique n'est pas seulement un produit à mettre dans des ordinateurs pour être manipulé par des puissance anonymes. La connaissance scientifique doit être faite pour être réfléchie et pensée par tout citoyen.
- Les scientifiques doivent être propriétaires, dans leurs laboratoires, de leurs outils, de leurs appareils, de leurs archives, de leurs tiroirs et même de leurs théories - dans le sens où ils font des théories assez sophistiquées qui, sur le plan mathématique, ne sont pas intelligibles à tous. Mais ils ne sont pas propriétaires des idées qui se trouvent dans les théories. Ces idées devraient pouvoir être discutées par tous, sans qu'il y ait ce qu'on appelle "vulgarisation", une sorte de sous-produit du savoir, c'est-à-dire un échec. (SCC-84)
- Au XVIII siècle, les sociétés scientifiques apparaissent et les scientifiques se différencient des philosophes. Mais les uns et les autres continueront de communiquer intensément comme en témoigne l'Encyclopédie de Diderot et d'Alembert. C'est au XIX siècle que s'opère vraiment la disjonction , au sein de l'Université, où s'installent les sciences, entre départements scientifiques et départements littéraires et philosophiques. Commence alors la grande désunion entre la culture humaniste et la culture scientifique, qui appauvrira l'une en connaissances, l'autre en réflexions sur elle-même. Tandis qu'elle se dissocie de la philosophie, la science s'associe à la technique.
- Le monde qui surgit à la fin du XX siècle est radicalement nouveau par rapport au monde de Galilée, Descartes, Newton, Laplace. La Perfection, l'Eternité, l'Absolu y ont fait définitivement naufrage (ce qui ne signifie pas qu'ils ne soient pas ailleurs, au-dessus ou au-dessous de ce monde). Au cours de ce processus, les réponses de la science ont ressuscité les grands problèmes : l'Univers est problème, le réel est problème, la vie est problème, l'homme est problème. La connaissance scientifique elle-même est problème. Au cours de ce processus également, la science européenne s'est mondialisée. C'est évidemment une conséquence de l'européisation du monde, où la diffusion des techniques, valeurs, modes de penser européens a permis l'implantation de la science dans des contrées où elle était auparavant inconcevable. Mais c'est aussi une conséquence de l'universalité potentielle de la science. (PE-87)
- Il y a toujours certes pour un scientifique possibilité de réfléchir sur sa science, mais c'est une réflexion extra ou méta-scientifique qui ne dispose pas des vertus vérificatrices de la science. Ainsi nul n'est plus désarmé que le scientifique pour penser sa science. La question : «Qu'est-ce que la science ?» est la seule qui n'ait encore aucune réponse scientifique. C'est pourquoi s'impose plus que jamais la nécessité d'une autoconnaissance de la connaissance scientifique. Celle-ci doit faire partie de toute politique de la science, comme de la discipline mentale du scientifique. La pensée d'Adorno et d'Habermas nous rappelle sans cesse que l'énorme masse du savoir quantifiable et techniquement utilisable n'est que du poison s'il est privé de la force libératrice de la réflexion.
- L'esprit scientifique est incapable de se penser lui-même tant qu'il croit que la connaissance scientifique est le reflet du réel. Cette connaissance ne porte-t-elle pas en elle la preuve empirique (données vérifiées par observations/expérimentations différentes) et la preuve logique (cohérence des théories) ? Dès lors, la vérité objective de la science échappe à tout regard scientifique puisqu'elle est ce regard lui-même. Ce qui est élucidant n'a pas besoin d'être élucidé. Or les travaux divers, et en de nombreux points antagonistes, de Popper, Kuhn, Lakatos, Feyerabend entre autres, ont pour trait commun de montrer que les théories scientifiques, comme les icebergs, ont une part immergée énorme qui n'est pas scientifique, mais qui est indispensable au développement de la science. C'est là que se situe la zone aveugle de la science qui croit que la théorie reflète le réel. Le propre de la scientificité n'est pas de refléter le réel, mais de la traduire en des théories changeantes et réfutables.
- L'évolution de la connaissance scientifique n'est pas seulement d'accroissement et d'extension du savoir. Elle est aussi de transformations, de ruptures, de passages d'une théorie à l'autre. Les théories scientifiques sont mortelles, et elles sont mortelles parce que scientifiques. La vision que donne Popper de l'évolution de la science devient celle d'une sélection naturelle où les théories résistent un temps non parce qu'elles sont vraies, mais parce qu'elles sont le mieux adaptées à l'état contemporain des connaissances. Kuhn apporte une autre idée non moins importante : c'est qu'il se produit des transformations révolutionnaires dans l'évolution scientifique, où un paradigme, principe majeur contrôlant les visions du monde, s'effondre pour laisser place à un nouveau paradigme. On croyait que le principe d'organisation des théories scientifiques était purement et simplement logique. On doit voir, avec Kuhn, qu'il y a, à l'intérieur et au-dessus des théories, inconscients et invisibles, quelques principes fondamentaux qui contrôlent et commandent, de façon occulte, l'organisation de la connaissance scientifique et l'usage même se la logique.
- L'idée que la vertu capitale de la science réside dans les règles propres à son jeu de la vérité et de l'erreur nous montre que ce qui doit être absolument sauvegardé comme condition fondamentale de la vie même de la science, c'est la pluralité conflictuelle au sein d'un jeu qui obéit à des règles empiriques-logiques.
- Quel est le progrès de la science ? C'est que des erreurs sont éliminées, éliminées, éliminées. On n'est jamais sûr d'avoir la vérité, puisque la science est marquée par le faillibilisme. Le combat pour la vérité progresse, mais de façon négative, à travers l'élimination des fausses croyances, des fausses idées et des erreurs.
- Quelle est l'erreur de la pensée formalisante quantifiante qui a dominé les sciences ? Ce n'est pas du tout d'être une pensée formalisante et quantifiante, ce n'est pas du tout de mettre entre parenthèses ce qui n'est pas quantifiable et formalisable. C'est d'avoir fini par Croire que ce qui n'était pas quantifiable et formalisable n'existait pas où n'était que l'écume du réel. Rêve délirant car rien n'est plus fou que la cohérence abstraite. (SC-90)
- Les grands problèmes posés par les sciences ne peuvent être la propriété de chercheurs de laboratoire. L'honnête homme est capable d'intégrer et de discuter les idées fondamentales qui émergent d'une science. Quand Jacques Monod écrit Le hasard et la nécessité, il ne fait pas de vulgarisation, il ne dilue pas son savoir, il expose pour lui-même et pour le lecteur ses idées fondamentales. Sans entrer dans la manipulation des molécules et des gènes, nous pouvons discuter aujourd'hui des thèmes fondamentaux de la biologie moléculaire. Avec Prigogine, nous pouvons discuter de l'entropie sans être capable de faire le moindre calcul de laboratoire. Avec Reeves, nous pouvons nous interroger sur notre cosmos. Il y a certes des vulgarisateurs superficiels, mais ils sont moins à craindre que les Diafoirus qui veulent nous empêcher de penser. Autrement dit, je pense que c'est une illusion, et je dirai même une illusion terrible, que de Croire que les problèmes fondamentaux qui se révèlent dans les différentes sciences ne peuvent pas être discutés, non seulement par les philosophes et les gens cultivés mais même par les citoyens. (LM-91)
- Nous somme encore en la préhistoire de l'esprit humain. Notre science n'est pas en voie d'achèvement, elle est en voie de re-commencement à partir des nouvelles découvertes n'obéissant plus aux anciens principes d'intelligibilité. Nous pouvons deviner que «les plus grandes découvertes concernant l'univers, la nature de la matière, celles du cerveau humain et de leurs interactions restent à venir» (Wilson). (M4-91)
- Les explications mythiques, religieuses et rationalistes nous occultent l'inexplicable qu'elles portent pourtant en elles. La science qui croit tout éclairer aveugle. Or la science véritable est celle qui arrive à la connaissance de l'ignorance. Pascal l'avait bien su : "Les sciences ont deux extrémités qui se touchent. La première est la pure ignorance naturelle, où se trouvent tous les hommes en naissant. L'autre extrémité est celle où arrivent les grandes âmes qui, ayant parcouru tout ce que les hommes peuvent savoir; trouvent qu'ils ne savent rien et se rencontrent en cette ignorance d'où ils étaient partis : mais c'est une ignorance savante, qui se connaît." (MD-94)
- Il était entendu dans le monde scientifique que les sciences reposaient sur trois piliers de certitude: Le premier pilier était l'ordre, la régularité, la constance et surtout le déterminisme absolu. Laplace imaginait qu'un démon, doté de sens et d'un esprit supérieur, pouvait non seulement connaître tout événement du passé mais surtout ceux du futur. Le deuxième pilier était la séparabilité. Je prends un objet et un corps. Pour le connaître, il suffit de l'isoler conceptuellement ou expérimentalement en l'extrayant de son milieu d'origine pour le transformer dans un milieu artificiel. Le troisième pilier était la valeur de preuve absolue fournie par l'induction et la déduction, et les trois principes aristotéliciens qui établissaient l'univocité de l'identité et le rejet de la contradiction. Or ces trois piliers sont aujourd'hui en état de désintégration, non pas parce que le désordre a remplacé l'ordre mais parce qu'on s'est rendu compte que là où l'ordre régnait en maître, dans le monde physique, il existait en réalité un jeu dialogique . J'entends par là un jeu à la fois complémentaire et antagoniste, entre l'ordre et le désordre. Ce constat était valable non seulement pour la physique mais aussi pour l'histoire de la Terre et l'histoire de la Vie. [
] De même, en ce qui concerne la séparation des objets, on avait oublié que les objets étaient liés les uns aux autres au sein d'une organisation . A partir de ce moment, il se crée un système, dont l'originalité première est de créer des qualités appelées émergences. Elles apparaissent dans le cadre de cette organisation , mais elles n'existent pas dans les parties conçues isolément. On a alors compris que la vie n'était pas faite d'une substance spécifique mais constituée des mêmes substances physicochimiques que le reste de l'univers. (RP-96)
- La science ne secrète pas de morale : les anciens prêtres étaient conjointement maîtres de la connaissance et de la morale. Ce n'est plus le cas aujourd'hui. Il faut donc connecter les deux cultures : la culture des humanités se dessèche si elle n'est pas agreenntée par la culture scientifique... La culture scientifique en revanche n'a pas le pouvoir de réflexion de la culture philosophique et humaniste. (SH-99)
- Les principes qui fondent la science moderne nuisent aujourd'hui à son développement, et par là même à une vision globale, unifiée de l'homme et de la nature. La révolution de la physique quantique, avec ses particules aux comportements aléatoires, a forcé les gens de science à voir le monde différemment. Nous savons désormais que le désordre et l'ordre cohabitent, là où les scientifiques ne cherchaient qu'ordre. Cela signifie notamment que les déterminismes ne fonctionnent pas absolument. (MQS-00)
- La science aventure désintéressée est captée par les intérêts économiques, la science aventure apolitique est captée par les forces politiques, au premier chef les États.(M6-04)
Techno-science : - Partout, le développement de la triade science/technique/industrie perd son caractère providentiel. L'idée de modernité demeure encore conquérante et pleine de promesse partout où l'on rêve de bien-être et de moyens techniques libérateurs. Mais elle commence à être mise en question dans le monde du bien-être acquis. La modernité était et demeure un complexe civilisationnel animé par un dynamisme optimiste. Or la problématisation de la triade qui anime ce dynamisme la problématise elle-même. La modernité comportait en son sein l'émancipation individuelle, la sécularisation générale des valeurs, la différenciation du vrai, du beau, du bien. Mais désormais l'individualisme ne signifie plus seulement autonomie et émancipation, il signifie aussi atomisation et anonymisation. La sécularisation signifie non seulement libération par rapport aux dogmes religieux, mais aussi perte des fondements, angoisse, doute, nostalgie des grandes certitudes. La différenciation des valeurs débouche non plus seulement sur l'autonomie morale, l'exaltation esthétique, la libre recherche de la vérité, mais aussi sur la démoralisation, l'esthétisme frivole, le nihilisme.
- Notre devenir est plus que jamais animé par la double dynamique du développement des sciences et du développement des techniques qui s'entre-nourissent l'un l'autre ; cette dynamique propulse sur le Globe le développement industriel et le développement civilisationnel qui la stimulent en retour. Ainsi la techno-science mène le monde depuis un siècle. Ce sont ses développements et ses expansions qui opèrent les développements et les expansions des communications, des interdépendances, des solidarités, des réorganisation s, des homogénéisations qui elles-mêmes développent l'ère planétaire. Mais ce sont aussi ces développements et ces expansions qui provoquent par contre-effets rétroactifs, les balkanisations, les hérérogénéisations, les désorganisation s, les crises d'aujourd'hui.
- La techno-science n'est pas seulement la locomotive de l'ère planétaire. Elle a envahi tous les tissus des sociétés développées, implantant de façon organisatrice la logique de la machine artificielle jusque dans la vie quotidienne, en refoulant de la compétence démocratique les citoyens au profit des experts et des spécialistes. Elle a opéré ses crackings sur la pensée en lui imposant disjonctions et réductions. La techno-science est ainsi noyau et moteur de l'agonie planétaire.
- Il y a des souffrances humaines qui viennent des cataclysmes naturels, des sécheresses, inondations, disettes. D'autres viennent des formes anciennes de barbarie qui n'ont pas perdu leur virulence. Mais d'autres enfin viennent d'une nouvelle barbarie techno-scientifico-bureaucratique, inséparable de l'emprise de la logique de la machine artificielle sur les êtres humains. La science n'est pas seulement élucidante, elle est aussi aveugle sur son propre devenir et elle tient dans ses fruits, comme l'arbre biblique de la connaissance, à la fois le bien et le mal. La technique apporte, en même temps que de la civilisation, une nouvelle barbarie, anonyme et manipulatrice.
- Aujourd'hui, le mythe du progrès s'effondre, le développement est malade; toute les menaces pour l'ensemble de l'humanité ont au moins une de leurs causes dans le développement des sciences et techniques (menace des armes d'anéantissement, menaces écologiques sur la biosphère, menace d'explosion démographique). Et pourtant les développements techno-scientifiques eux-mêmes permettraient, en cette fin de millénaire, de retrouver des compétences générales, de remplacer le travail hyperspécialisé par des robots et machines et par le contrôle informatique, d'organiser une économie distributive qui supprimerait les disettes et famines du tiers monde et intégrerait les exclus, de remplacer les systèmes rigides d'enseignement par une éducation de la complexité.
- La course de la triade qui a pris en charge l'aventure humaine, science/technique/industrie, est incontrôlée. La croissance est incontrôlée, son progrès mène à l'abîme. A la vision euphorique de Bacon, Descartes, Marx où l'homme maître de la technique devenait maître de la nature, succède la vision d'Heisenberg et Gehlen, où l'humanité devient l'instrument d'un développement méta-biologique animé par la technique. Il nous faut abandonner les deux mythes majeurs de l'Occident moderne : la conquête de la nature-objet par l'homme sujet de l'univers, le faux infini vers lequel s'élançaient la croissance industrielle, le développement , le progrès. Il nous faut abandonner les rationalités partielles et closes, les rationalisations abstraites et délirantes qui considèrent comme irrationnelle toute critique rationnelle qui les vise. Il faut nous délivrer du paradigme pseudo-rationel de l'homo sapiens faber selon lequel science et technique assument et accomplissent le développement humain. La tragédie du développement et le sous-développement du développement , la course effrénée de la techno-science, l'aveuglement que produit la pensée parcellaire et réductrice, tout cela nous a jetés dans l'aventure incontrôlée. (TP-93)
- Partout la foi dans la science, la technique, l'industrie, se heurte aux problèmes posés en ces domaines. La science n'est pas seulement élucidante, elle est aussi aveugle sur sa propre aventure , qui échappe à son contrôle et à sa conscience ; elle porte dans ses fruits comme l'Arbre de la connaissance biblique, à la fois le bien et le mal
. (MD-94)
- Une des conditions fondamentales dune évolution positive serait que les forces émancipatrices inhérentes à la science et à la technique puissent en surmonter les forces de mort et dasservissement. Les développements de la techno-science sont ambivalents. Ils ont rétréci la Terre, permettent à tous les points du Globe d'être en communication immédiate, donnent les moyens de nourrir toute la planète et d'assurer à tous ses habitants un minimum de bien-être, mais ils ont créé les pires conditions de mort et de destruction. Les humains asservissent les machines qui asservissent lénergie, mais ils sont en même temps eux-mêmes asservis par elles. (SSEF-00)
Néo-obscurantisme : - En sociologie, on élimine parfois la notion d'homme parce qu'on ne sait pas quoi en faire. Alors, ce qui se passe, c'est ceci : on arrive à une clôture disciplinaire, hyper-disciplinaire, où chacun, évidemment, est propriétaire d'un maigre territoire et compense son incapacité à réfléchir sur les territoires des autres par l'interdiction rigoureuse faite à autrui de pénétrer sur le sien. Vous savez que les éthologistes ont reconnu cet instinct de propriété territoriale chez les animaux. Dès qu'on entre dans leur territoire : les oiseaux s'égosillent, les chiens aboient, etc. Ce comportement mammifère a beaucoup diminué dans l'espèce humaine, sauf chez les universitaires et les scientifiques.
Ce qui se passe c'est que, bien entendu, la réflexion ne peut se faire que dans la communication des morceaux du puzzle qui sont ainsi disjoints, mais le spécialiste ne peut même pas réfléchir sur sa spécialité et, bien entendu, il interdit aux autres d'y réfléchir. Ce qui fait qu'il se condamne lui-même à l'obscurantisme et à l'ignorance sur ce qui se fait en dehors de sa discipline et il condamne autrui, le public, le citoyen, à vivre dans l'ignorance. C'est cela cet obscurantisme, cet ignorantisme généralisé : on a les produits d'une connaissance, qui tendent à passer directement dans les banques de données, qui tendent à être traités par des computeurs et on arrive à cette chose tout à fait extraordinaire - on risque d'y arriver : la dépossession de l'esprit humain. Parce que la connaissance, traditionnellement, est fait pour être réfléchie, pensée, discutée et, si possible, incorporée dans la vie pour avoir des éléments de réflexion ou de sagesse.
- Ce qui est tragique, à mon avis, ce n'est tellement que joue ce processus de dépossession et de perte de la réflexion, mais c'est que la plupart des gens en sont extrêmement heureux, «c'est comme ça, c'est très bien», ils sont absolument enchantés. C'est l'histoire de La Fontaine, Le Chien et le Loup : le chien est très fier du collier qu'il porte autour de son cou. Et on arrive à ce phénomène : le refus de prendre conscience de la perte de la possibilité de réfléchir. (SC-90)
science sans conscience : - A partir du moment où s'est opérée la disjonction entre d'une part la subjectivité humaine réservée à la philosophie ou à la prose">poésie - La question «qu'est-ce que la science ?» n'a pas de réponse scientifique. L'ultime découverte de l'épistémologie anglo-saxonne est qu'est scientifique ce qui est reconnu tel par la majorité des scientifiques. C'est dire qu'il n'y a aucune méthode objective pour considérer la science comme objet de science et le scientifique comme sujet.
- La difficulté de connaître scientifiquement la science est accrue par le caractère paradoxal de cette connaissance : - progrès inouï des connaissances corrélatif à un progrès incroyable de l'ignorance ; - progrès des aspects bénéfiques de la connaissance scientifique corrélatif au progrès de ses caractères nocifs et mortifères ; - progrès accru des pouvoirs de la science et impotence accrue des scientifiques dans la société à l'égard des pouvoirs de la science eux-mêmes. Le pouvoir est en miettes au niveau de la recherche, mais il est reconcentré et engrené au niveau politique et économique.
- De plus l'hyperspécialisation des savoirs disciplinaires a désormais mis en miettes le savoir scientifique (qui ne peut plus être unifié qu'à des niveaux de très haute, abstraite formalisation), y compris et surtout dans les sciences anthropo-sociales, qui ont tous les vices de la surspécialisation , sans en avoir les avantages. Ainsi tous les concepts molaires qui recouvrent plusieurs disciplines sont broyés ou lacérés entre ces disciplines et ne sont nullement reconstitués par les tentatives interdisciplinaires. Il devient impossible de penser scientifiquement l'individu, l'homme, la société..... Enfin et surtout, le processus du savoir/pouvoir en miettes tend à aboutir, s'il n'est pas contrebattu de l'intérieur des sciences mêmes, à une transformation totale du sens et de la fonction du savoir : le savoir est non plus fait pour être pensé, réfléchi, médité, discuté par des êtres humains pour éclairer leur vision du monde et leur action dans le monde, mais produit pour être stocké dans des banques de données et manipulé par les puissances anonymes. La prise de conscience de cette situation arrive le plus souvent brisée à l'esprit du chercheur scientifique : celui-ci à la fois le reconnaît et s'en protège dans une vision triptyque où sont dissociées et non communicantes : science (pure, noble, belle, désintéressée), technique (qui comme la langue d'Esope peut servir au meilleur et au pire), politique (mauvaise et nocive, qui pervertit la technique, c'est-à-dire les résultats de la science).
- La mise en accusation du politique par le scientifique devient ainsi pour le chercheur le moyen d'éluder la prise de conscience des interactions solidaires et complexes entre les sphères scientifiques, les sphères techniques, les sphères sociologiques, les sphères politiques. Elle l'empêche de concevoir la complexité de la relation science/société et le pousse à fuir le problème de sa responsabilité intrinsèque. Un autre aveuglement symétrique consiste à voir dans la science une pure et simple «idéologie» sociale : dès lors le scientifique qui voit ainsi la science troque le mode de penser scientifique pour le mode de penser du militant au moment même où il s'agit de penser la scientifiquement la science. (SC-90)
Scienza nuova :
- Le nouveau paradigme de l'anthropologie fondamentale demande une restructuration de la configuration générale du savoir. Il s 'agit de mettre en question le principe de disciplines qui découpent au hachoir l'objet complexe, lequel est constitué essentiellement par les interrelations, les interactions , les interférences, les complémentarités, les oppositions entre éléments constitutifs dont chacun est prisonnier d'une discipline particulière. Pour qu'il y ait véritable interdisciplinarité, il faut des disciplines articulées et ouvertes sur les phénomènes complexes, et, bien entendu, une méthodologie ad hoc (pour cela).
- Il s'agit non seulement de faire naître la science de l'homme, mais de faire naître une nouvelle conception de la science, qui conteste et bouleverse, non seulement les frontières établies, mais les pierres angulaires des paradigmes, et, dans un sens, l'institution scientifique elle-même.
- La scienza nuova, ou science générale de la physis, devra établir l'articulation entre la physique et la vie, entre l'entropie et la negentropie, entre la complexité microphysique (ambiguïté corpusculaire-ondulatoire, principe d'incertitude) et la complexité biologique (auto-organisation ).
- Nous découvrons de plus en plus que le problème clé de la science est, à un degré supérieur, celui de toute connaissance : la relation du sujet observateur à l'objet observé. De plus en plus en microphysique, en théorie de l'information , en histoire, en ethnographie, on comprend que l'objet est construit par l'observateur, passe toujours par une description cérébrale. Cette observation cérébrale n'est pas pour autant un fantasme, elle porte en elle un caractère d'ambiguïté et d'indécidabilité qui ne peuvent être élucidées que par une description de la description et une inscription du descripteur. Il s'agit d'établir le méga système du système scientifique.
- Ainsi se dessinent à nos yeux, de façon inséparable, les problèmes fondamentaux de l'anthropologie et ceux de la scienza nuova . C'est dire que nous concevons la science de l'homme, non comme un édifice à parachever mais une théorie à construire. Nous sommes en mesure aujourd'hui de savoir comment la rétroaction de la réalité anthropo-socio-historique a pu être fatale aux meilleures intentions évolutionnaires et révolutionnaires, et notre seule consolation est qu'elle a pu être fatale également aux pires entreprises réactionnaires.
- Mais la science de l'homme ne sera pas pour autant la recette magique qui résoudra le problème pratique de la politique de l'homme. Nous savons déjà que toute théorie, y compris scientifique, ne peut épuiser le réel, et enfermer son objet dans ses paradigmes. Elle est condamnée à demeurer ouverte, c'est-à-dire inachevée, insuffisante, béante sur l'incertitude et l'inconnu, mais de par cette brèche qui est en même temps sa bouche affamée, poursuivre sa recherche, élaborer une méta-théorie, qui elle-même à son tour
. (PP-73)
- La science classique avait rejeté l'accident, l'événement, l'aléa, l'individuel. Toute tentative de les réintégrer ne pouvait sembler qu'anti-scientifique dans le cadre de l'ancien paradigme. Elle avait rejeté les cosmos et le sujet. Elle avait rejeté l'alpha et l'oméga, pour se tenir dans une bande moyenne, mais dès lors cette bande moyenne, ce tapis volant, au fur et à mesure que l'on allait plus avant dans le macro (astronomie, théorie de la relativité) et dans le micro (physique des particules) se révélait à la fois miteux et mytheux. Les problèmes essentiels, les grandes problèmes de la connaissance, étaient toujours renvoyés dans le ciel, devenaient fantômes errants de la philosophie :Esprit, liberté. La science, du même coup, devenait de plus en plus exsangue, mais sa faillite en tant que système de compréhension était masquée par sa réussite, corrélative, an tant que système de manipulation. Or ce que propose la scienza nuova, c'est simplement ceci, dont les conséquences en chaîne seront incalculables : l'objet ne doit pas seulement être adéquat à la science, la science soit aussi être adéquate à son objet. (IPC-90)
- Nous avons besoin de développer ce que l'on pourrait appeler une scienza nuova non plus dans le sens de Vico mais dans un sens plus complexe. Comme l'a dit très justement Jacob Bronowski, le concept de science sur lequel nous vivons n'est ni absolu, ni éternel et la notion de science doit donc évoluer. Dans cette évolution, il faudra qu'elle comporte l'autoconnaissance ou plutôt l'autoscience. Je dirais très brièvement ici que nous avons besoin de points de vue méta-scientifiques sur la science, nous avons besoin de points de vue épistémologiques qui révèlent les postulats métaphysiques et même la mythologie cachée à l'intérieur de l'activité scientifique. Nous avons besoin du développement d'une sociologie de la science, nous avons besoin de nous poser les problématiques éthiques soulevées par le développement incontrôlé de la science, bref, nous devons réinterroger la science dans son histoire, dans son développement, dans son devenir sous tous les angles possibles. (SC-90)
Sens :
- La notion de sens a-t-elle un sens ? Si sens est direction, on voit bien que l'Univers est né - on ne sait du reste ni comment ni pourquoi -, qu'il s'est développé de façon inouïe, et les astrophysiciens aujourd'hui nous prédisent sa mort par dispersion sous l'effet de l'énergie noire. Si sens est signification, celle-ci serait l'exécution d'un dessein divin, ou intelligent, qui produirait l'organisation de plus en plus complexe de la matière, puis de la vie, pour arriver à l'humanité. Mais pourquoi la matière est-elle si minoritaire dans l'Univers (évaluée à 4 %), pourquoi la vie est-elle si minime, si marginale, si isolée dans le cosmos - car s'il y avait d'autres formes de vie, elles seraient rarissimes ? Pourquoi tant de destructions d'espèces, tant de destructions de civilisations ? Pourquoi tout cela serait-il promis à la mort ?
Le sens de notre vie est celui que nous élisons parmi tous les sens possibles, et que nous élaborons au fil de notre propre cheminement. Le sens de ma vie a deux faces. La première est la curiosité. J'ai conservé jusqu'à aujourd'hui ma curiosité en éveil ; l'inconvénient en a été la dispersion, mais cette curiosité m'a rendu capable d'acquérir les idées et les connaissances qui convenaient à mes recentrages. L'autre face du " sens " de ma vie est liée à l'amour, à l'amitié, à la beauté, à la joie, aux sentiments. Donner un sens à sa vie, pour moi, c'est vivre poétiquement en cultivant la fraternité. Tel est d'ailleurs mon " évangile de la perdition " : nous sommes perdus dans l'Univers, nous ne savons pas pourquoi nous sommes là, pourquoi le monde existe. Nous sommes de pauvres diables marqués par la tragédie, des êtres souffrants embarqués sur notre petite planète. Ayons donc un peu de compassion les uns pour les autres ! Soyons frères, puisque nous sommes perdus, et non pas parce que nous serons sauvés !
(MC-08)
Sexualité :
- Notre sexualité n'est pas seulement saisonnière, comme chez les autres vivants. Elle n'est pas seulement localisée dans nos parties génitales, mais répandue sur tout notre être. Elle n'est pas circonscrite sur la reproduction, mais elle envahit "freuduleusement" nos vies, nos actes, nos conduites, nos rêves, nos idées. (PP-73)
Sincérité :
- En 1958, au terme d'Autocritique je me posais la question ; ai-je été sincère ? et je comprenais que la réponse à cette question était indécidable : La sincérité n'est pas une pure flamme qui jaillit de l'esprit; la volonté d'être sincère, quand il s'agit d'être sincère sur soi, se perd toujours dans les labyrinthes et les doubles fonds intérieurs
La sincérité ne peut être pure qu'à un moment particulier de combustion entre les gaz qui la nourrissent et la fumée qui s'en dégage. (MD-94)
Socialisme :
- ...le mot même de socialisme est devenu vide. Il s'est totalement dégradé dans le triomphe du socialisme totalitaire, puis totalement discrédité dans sa chute. Il s'est progressivement étiolé dans la social-démocratie qui, partout où elle a gouverné, est arrivée à bout de souffle.
- Les partis socialistes ne font que répéter quelques formules litaniques, tout en obéissant à un pragmatisme au jour le jour. A une théorie articulée et cohérente a succédé une salade russe d'idées reçues sur la modernité, l'économie, la société, la gestion. La conversion du socialisme à la bonne gestion est devenue une réduction au gestionnarisme : celui-ci est incapable d'affronter les problèmes les plus criants comme de ranimer la moindre espérance. Les dirigeants s'entourent d'énarques, technocrates, éconocrates ; ils se fient au savoir parcellaire des experts, qui leur semble garanti - scientifiquement, universitairement. Ils sont devenus aveugles à tous les grands problèmes. La politique s'est abîmé dans l'économique. La consultation permanente des sondages tient lieu de boussole. Le grand projet a disparu.
- Marx doit être dépassé, c'est-à-dire intégré dans la constellation des penseurs qui peuvent éclairer notre réflexion, à commencer par son aspiration à une connaissance à la fois anthropo-socio-historique. Sa conception du capitalisme doit elle-même être intégrée dans le complexe des développements techniques, sociologiques, démocratiques, idéologiques de l'histoire moderne. Mais il faut abandonner toute loi de l'histoire, toute croyance providentielle au progrès, et extirper la funeste foi dans le salut terrestre. Ce qui reste et restera, ce sont les aspirations à la fois libertaires et fraternitaires, aspirations à l'épanouissement humain et à une société meilleure qui se sont exprimées sous le terme de socialisme.
- Il est dérisoire que les socialistes, frappés de myopie, cherchent à aggiornamenter, moderniser, social-démocratiser, alors que le monde, l'Europe, la France sont affrontés aux problèmes gigantesques de la fin des Temps modernes. (PC-97)
Société - Organisation sociale :
- De plus en plus apparaîtront aux sociétés évoluées, si elles continuent leur course à la prospérité, l'irrationalisme de l'existence rationalisée, l'atrophie d'une vie sans communication véritable avec autrui comme sans réalisation créatrice, l'aliénation dans le monde des objets et des apparences. (FO-59)
- Comme on sait, la sociologie humaine se croyait sans précédent dans le monde vivant, et les seules sociétés reconnues, celles des fourmis, termites et abeilles, semblaient non seulement des exceptions extraordinaires, mais les exemples monstrueux de lantisociété, parce que fondées uniquement sur lobéissance à un « instinct aveugle ». Le biologisme de son côté navait ni les concepts, ni la volonté pour sortir hors de son paradigme organismique et il concevait les sociétés organisées dinsectes comme cas despèce, et non comme développements particuliers de la sociologie animale. De façon très curieuse et révélatrice, la sociologie animale émerge à la périphérie de léthologie. Cest en reliant les diverses données mises en relief par léthologie que lon peut aujourdhui constituer une notion de société. Cette société aménage et défend, bien entendu, sa base territoriale, elle est structurée hiérarchiquement, mais cette hiérarchie est la résultante de compétitions et de conflits qui se résolvent provisoirement par des rapports interindividuels de soumission/domination; ceux-ci, concaténés les uns aux autres, constituent précisément la hiérarchie. En même temps, la société implique des solidarités à légard des ennemis et dangers extérieurs et suscite des activités de coopération souvent subtilement organisées et différenciées. La richesse des communications à travers signes, symboles, rites, est précisément fonction de la complexité et de la multiplicité des relations sociales; la grande diversité dindividu à individu, chez les oiseaux et surtout les mammifères, détermine, et accroît cette complexité.
- [...] société et individualité ne sont pas deux réalités séparées s'ajustant l'une à l'autre, mais il y a un ambi-système où complémentairement et contradictoirement individu et société sont constitutifs l'un de l'autre tout en se parasitant l'un l'autre.
- [...] une société s'autoproduit sans cesse parce qu'elle s'autodétruit sans cesse. (PP-73)
- La société moderne n'est pas seulement sensible aux événements extérieurs, qui viennent de l'éco-système ou des autres sociétés, donc apte à assimiler et développer les nouveautés étrangères. Elle suscite d'elle-même les événements et écarts de par le caractère extrêmement lache de l'intégration des éléments qui la constituent. Elle entretient une instabilité permanente qui fait que le jeu des complémentarités sociales est un même temps un jeu d'antagonismes, que le jeu des différences est en même temps un jeu d'oppositions, que ses rythmes oscillatoires, notamment les dépressions économiques, créent eux-mêmes, quand ils sont aggravés par une conjoncture défavorable, de véritables écarts sociologiques (crises). Elle est faiblement intégrée culturellement; l'implacabilité des normes et des tabous s'y est affaiblie; les zones d'anomie, de marginalité, d'originalité sont plus ou moins tolérées et constituent d'elles-mêmes des zones d'écarts sociologiques, propices à la schismogenèse et à la morphogenèse. L'écart ne se situe pas seulement dans les micro-milieux périphériques, il peut se situer dans la zone de décision, au pouvoir même, dont les détenteurs peuvent dans certaines conditions, en prenant des options nouvelles, se permettre d'effectuer des écarts, c'est-à-dire des déviances motrices et morphogénétiques.
- La société moderne, en étant plus tolérante à l'égard des déviances et originalités, y compris artistiques, intellectuelles et scientifiques, s'ouvre à la fois au «bruit», aux aléas, aux événements, aux écarts. C'est toujours d'un ou de quelques individus que part une conduite, une idée, une invention nouvelle. L'autonomie individuelle est donc une condition, non seulement de la nouveauté et de l'invention, mais des nouvelles tendances et contre-tendances, jusqu'au moment où le snobisme, puis le conformisme vont contribuer à leur développement. (ET-76)
- Je suis persuadé que nos sociétés sont de monstrueuses ébauches et que nos temps historiques sont une époque d'essais et erreurs, préludant à une nouvelle forme d'organisation sociale, analogue en cela à la période prébiotique où pendant un milliard d'années se sont essayées des combinaisons temporaires, toutes non viables, jusqu'à ce que se constitue la merveille d'organisation cellulaire. Ainsi, il peut, il doit y avoir des progrès, des réformes, des mutations, des révolutions. Mieux, il peut y avoir, s'il y a chance, un grand progrès, une nouvelle forme de société, un épanouissement d'humanité. (PSVS-81)
- Les sociétés domestiquent les individus par les mythes et idées qui à leur tour domestiquent les sociétés et les individus, mais les individus pourraient réciproquement domestiquer leurs idées en même temps qu'ils pourraient contrôler leur société qui les contrôle. Dans le jeu si complexe (complémentaire-antagoniste-incertain) d'asservissement-exploitation-parasitisme mutuels entre les trois instances (individu, société, noosphère)) il ne s'agit nullement de nous donner comme idéal de réduire les idées à de purs instruments et d'en faire des choses. Les idées existent par et pour l'homme, mais l'homme existe aussi par et pour les idées. Nous ne pouvons bien nous en servir que si nous savons aussi les servir. (M4-91)
société/communauté :
- Toute société est une communauté/société, par exemple la France est une société rivalitaire de conflits de tous ordres, mais c'est aussi une communauté : en cas de péril extérieur, on défend l'intégrité du territoire ou de la patrie. Le phénomène de communauté/société est un phénomène normal pour toute société organisée qui a besoin d'un tissu communautaire, d'un tissu fraternisant.
- La science est une communauté/société de type très original..... l'essence des relations entre scientifiques est à la fois de nature amicale et hostile, de collaboration, de coopération et de rivalité, de compétition. C'est là un trait qui définit l'activité scientifique avec cette règle du jeu de vérification ; c'est son originalité par rapport aux autres réalités culturelles ou collectives. Il y a ces conflits mais la communauté scientifique est réelle aussi. (SC-90)
Etre du troisième type :
- Ce qui est intéressant, c'est que nous sommes dans une époque où nos sociétés, Etats-nations, développement la concentration des pouvoirs d'Etat, les contrôles économiques, la fonction assistancielle de l'Etat, dit Welfare State. Dès lors, il semble que nos sociétés deviennent des êtres du troisième type.
- Qu'est-ce que ça veut dire être du troisième type ? J'appelle être ou individu du premier type l'unicellulaire. Les êtres du deuxième type c'est nous, organismes multicellulaires du règne animal , mammifères, primates, hommes qui constituons une population de 30 milliards de cellules assujetties en nous. Mais voilà que la société humaine tend au cours de l'histoire à se constituer en être du troisième type disposant d'un patrimoine propre qui est la culture, d'un centre de commande propre qui est l'Etat. Certes, les développements des individus et de la société sont interdépendants dans le sens où les individus puisent des connaissances, de la culture, dans la société qui permet leur développement. Mais inversement, ils sont inhibés ou réprimés par les lois, par les normes, par les interdits. Il y a un jeu très complexe de complémentarité et d'antagonisme entre l'individu et la société. (SC-90)
SOCIOLOGIE -
Selon une vision banale, la sociologie est devenue science en s'émancipant de la philosophie et en s'appropriant les méthodes élaborées par la physique.
Sociologie :
Clôture et compartimentation
Sociologie :
La réforme de la pensée sociologique
1. Accéder à la conscience épistémologique qui correspond aux développements contemporains des sciences, c'est-à-dire :
2. Opérer un remembrement systémique
-Il s'agit d'accomplir un processus de même nature que celui qui a été opéré dans un certain nombre de sciences dont l'objet cesse d'être une parcelle arbitrairement découpée dans le tissu du réel pour faire place à un système complexe. Ainsi l'écologie a pris pour objet les éco-systèmes et plus amplement la biosphère : les écosystèmes sont auto-produits et auto-régulés par les interactions entre les conditions géographiques, géologiques, physiques, climatiques du milieu naturel (biotope) et les végétaux, animaux, unicellulaires (biocénose). La science écologique recouvre les compétences de disciplines nombreuses et variées, et l'écologue, devenu polycompétent, n'accumule pas pour autant dans sa tête le savoir des disciplines auxquelles il fait appel : il articule les unes aux autres les connaissances d'importance stratégique et fait appel aux savoirs des disciplines impliquées dans ses études. De même les sciences de la terre ont désormais pour objet un système complexe en devenir, la planète, et la réorganisation cognitive ainsi opérée permet d'articuler les unes aux autres les disciplines jusqu'alors non communicantes qu'étaient la géologie, la climatologie, la volcanologie, la sismologie, etc. Plus amplement, l'astronomie s'est développée en cosmologie, qui a pour objet un cosmos singulier dont on interroge les origines, la substance physique, le devenir, l'avenir... Enfin, en prenant pour objet le processus multidimensionnel de l'hominisation (génétique, anatomique, sociologique puis culturel), la science de la préhistoire devient la première science humaine à prendre pour objet un processus auto-éco-organisateur complexe.
3 L'objet de la sociologie ne saurait se clore. Il importe d'établir ou rétablir les communications/articulations avec les autres sciences humaines, afin de considérer le complexe anthropo-sociologique (lui-même enraciné dans un tuf biophysique) au sein de quoi le système social est à la fois dépendant et autonome. En même temps il s'agirait d'établir les communications avec les autres dimensions internes au phénomène social (économique, démographique, communicationnelle, mythologique, etc.).
4 En même temps il s'agit de reconnaître la dimension vécue dans le monde de la vie (Lebenswelt) où la vie quotidienne et la vie tout court sont inséparables.
5 Ce qui précède nous amène à ouvrir la pensée sociologique sur la littérature, et notamment le roman. Le roman du XIXe siècle, avec Balzac, Stendhal, Maupassant, Flaubert, Daudet, Zola, Dickens, Tolstoï, Dostoïevski nous donne une connaissance de la vie sociale introuvable dans les enquêtes et travaux sociologiques. Il est remarquable que l'uvre romanesque de Marcel Proust déborde de toutes parts le mondain pour plonger dans les profondeurs du monde anthroposocio-historique. Tout grand roman est la constitution d'un monde parallèle/interférent à notre monde, à partir non seulement d'une énorme quantité d'observations, mais aussi d'une sécrétion mentale faisant surgir et se développer de façon ectoplasmique un univers socio-historique concret comportant des individus-sujets concrets. Le roman est un mode de connaissance qui, au lieu de dissoudre le concret et le singulier, donne à voir l'ensemble et le général à partir du singulier concret. Précisons bien ici qu'il ne s'agit pas de lire un roman avec les lunettes a priori du sociologue qui va y trouver confirmation de sa théorie déterministe et réductrice : il s'agit d'y découvrir des richesses que la sociologie ne peut produire, mais qu'elle pourrait intégrer ou assimiler. Le roman n'est pas seulement un objet mineur pour la sociologie. Il est porteur de sociologie.
Ici la connaissance sociologique n'est plus seulement une connaissance scientifique stricto sensu; elle intègre en elle P d'autres modes cognitifs. Elle se propose le plein emploi et l'assemblage de multiples modes cognitifs.
6 Restaurer une pensée.
Sociologie :
L'auteur
Sociologie :
Les trois défis
Sociologie :
La sociologie du présent
Plozévet était une commune très singulière dans son environnement bigouden et plus largement breton. Elle avait adopté sous la Révolution un prêtre constitutionnel et, dans un environnement blanc, elle était une commune rouge. Elle était une pépinière d'enseignants, et ceux-ci animaient la vie politique de la commune. Bref, mon problème était de ne pas dissoudre la singularité de la commune dans le grand processus de modernisation, tout en reconnaissant les transformations que la modernisation opérait sur cette singularité. J'ai dû improviser une méthode apte à passer du singulier au général, et du général au singulier. J'ai voulu que s'expriment non pas des opinions captées par questionnaires, mais des personnes. J'ai demandé à mes collaborateurs 100 % de subjectivité, c'est-à-dire d'implication personnelle, de sympathie, d'amour, et 100 % d'objectivité, c'est-à-dire en même temps du détachement, de la non-complaisance. Je leur ai demandé de loger chez l'habitant et de tenir un journal d'enquête quotidien. Chaque jour, nous tenions une réunion " stratégique " qui nous permettait de réorienter nos efforts selon les connaissances acquises la veille. J'ai pu ainsi traiter de réalités invisibles au découpage des disciplines : la crise de la paysannerie et les efforts pour la surmonter dans la coopération, le nouvel esprit des adolescents aspirant à l'autonomie d'une " Maison des jeunes ", le rôle des femmes que j'ai considérées comme " les agents secrets de la modernité "...
Le travail sur Plozévet m'a aidé à comprendre les évolutions de la société française. Plozévet fut un microcosme et non pas un miroir mais, dans sa singularité même, porteur des grands problèmes de notre devenir. Bien que j'aie abandonné le " socio-diagnostic " des événements, je crois en la fécondité de telles interrogations. L'événement inattendu suscite la surprise. La surprise, si on ne l'anesthésie pas (ce qui est le plus fréquent), nous oblige à nous réinterroger, à réexaminer notre conception, à reconnaître les révélations qu'apporte l'événement sur ce qui était invisible avant son apparition, à envisager la nouveauté qu'il pourrait éventuellement introduire. Et puis, j'aime répondre au défi de l'événement, j'aime prendre mes risques intellectuels dans le diagnostic à chaud. Moi, c'est en plein Mai 68 que j'ai posé mes diagnostics. D'autres ont prédit l'événement une fois qu'il fut passé.
SOLEIL - Machine-mère :
- Il y a des milliards et des milliards de soleils, il faut aussi voir leur solitude infinie, il faut penser à tous ceux qui ont explosé avant de naître, il faut penser que tous devront exploser ou imploser, qu'ils constituent un moment de praxisme dément, une poussée de fièvre déclenchée par cette étrange maladie, la gravitation. La gravitation Sisyphe à la manie obstinée de rassembler et condenser le dispersé, mais tôt ou tard le condensé, devenu trop brûlant, explose, et tout recommence, mais avec de plus en plus de dispersion. Les soleils sont des êtres aléatoires, des radeaux de la Méduse échappés provisoirement de l'inéluctable naufrage
- Comme tout vivant, nous sommes un peu de l'existence solarienne, et dès l'allumage de notre conscience, nos cultes ont adoré le soleil. Nous sommes les enfants du soleil, ce chaos fait machine qui, crachant ses flammes, pétant le feu, promis à la déflagration, recommence sans interruption son cycle régulateur, institue son ordre, l'ordre planétaire qui l'entoure de sa rotation sage et impeccable. Le soleil nourrit notre ordre, nourrit la répétition machinale de nos reproductions et régénérations, nourrit l'ordre de la société. En même temps il nourrit nos délires, nos avatars, les désordres de l'homme sapiens/demens, les désordres de la société et de l'histoire. L'hémorragie irréversible de son rayonnement nourrit notre devenir.
(M1-77)
Soleil :
L'arkhe-machine
Solidarité :
- Je suis frappé de voir comment de formidables potentiels de solidarité peuvent être dynamisés par l'initiative de quelquesuns, et comment la solidarité peut devenir contagieuse. Un grand problème politique, social, humain de notre époque et de notre civilisation est bien là: comment éveiller la pulsion solidaire, qui aussi bien que la pulsion égocentrique, fait partie de la nature humaine, et cela dans une civilisation où la pulsion altruiste est inhibée, atrophiée, au profit de la pulsion égocentrique. (PARC-96)
- La lutte entre les forces d'intégration et celles de désintégration ne se situe pas seulement dans les relations entre sociétés, nations, ethnies, religions, elle se situe aussi au sein de chaque société, à l'intérieur de chaque individu. Il y a déferlement mondial des forces aveugles, de feed-back positifs, de folie suicidaire, mais il y a aussi mondialisation de la demande de paix, de démocratie, de liberté, de tolérance... Ce n'est pas seulement une lutte entre poussées civilisatrices et poussées barbares, c'est une lutte entre espérance collective de survie et risque de mort collective. Nous sommes dans un combat formidable entre solidarité et barbarie. C'est cela, la lutte de ce siècle finissant, sans qu'il s'agisse nécessairement de la lutte finale qui nous ferait sortir de l'âge de fer planétaire. (PC-97)
- La grande famille s'est désintégrée au profit du couple-nucleus à un/deux enfants, les solidarités de village ou de voisinage se sont effritées, les solidarités régionales sont très affaiblies, la solidarité nationale, qui a toujours eu besoin de la menace vitale de l'ennemi «héréditaire», s'est endormie, la protection mutuelle est laissée entre les mains des administrations nationales, déchargeant chacun de toute responsabilité ou initiative.
- La dissolution des solidarités traditionnelles n'a pas suscité pour autant la formation de nouvelles solidarités autres que bureaucratiques. Certes l'Etat assume de plus en plus des fonctions de solidarité, mais de façon anonyme, impersonnelle, tardive. Il est devenu, selon l'exptession d'Octavio Paz un «ogre philanthropique». l'Etat assistantiel est de plus en plus indispensable et contribue à la dégradation de solidarités concrètes, sans pour autant répondre aux problèmes de plus en plus criants de la solidarité sociale. (PPC-02)
Solution :
- Mais pourquoi chercher des solutions ? Je tombe dans le vice que je dénonce depuis quelques années : chercher la formule, la solution. Je sais pourtant que ce n'est pas elle qu'il faut chercher, mais des orientations; que le but c'est le chemin. (VS-69)
Somnambule :
- Nous sommes à l'extrémité d'une aile cosmique, poussés dans et par une aventure qui dépasse. Nous sommes possédés par les mythes, les dieux , les idées. Nous sommes des somnambules presque totaux. Notre pensée ne prend vie qu'à la température de sa propre destruction. Tous le secret du monde est en nous, mais nous l'ignorons et il nous est incompréhensible : c'est peut-être le mystère du mystère. (MD-94)
Statue :
- Que d'exemples passés et présents nous montrent que la recherche du moi perdu produit souvent une statue avantageuse. Ah ! la statue ! On la chasse et elle revient, non plus pompeuse, mais sous une pose modeste ennoblie d'autocritique. Elle revient toujours camouflée. Il faut déstatufier, mais la déstatufication est elle-même une belle pose sculpturale. Attention donc à l'auto-statufication dans l'anti-statufication. (MD-94)
Stratégie / Programme :
- Comme dans la terrifiante étreinte de Jacob avec l'Ange, tel que la dépeint le tableau de Delacroix, la stratégie se bat contre le réel en copulant avec lui.
- La stratégie élabore un scénario d'action en examinant les certitudes et incertitudes de la situation, les probabilités, les improbabilités. Elle se construit pratiquement en se montrant disponible à toutes modifications de la démarche selon les informations qu'elle reçoit, les hasards, contretemps ou bonnes fortunes qu'elle rencontre. Elle doit tantôt privilégier la prudence, tantôt l'audace et, si possible, les deux à la fois. La stratégie peut et doit souvent effectuer des compromis. Jusqu'où ? Il n'y a pas de réponse générale à cette question, mais là encore, parfois, un pari, toujours un risque - soit celui de l'intransigeance qui conduit à la défaite, soit celui de la transigeance qui conduit à l'abdication. (PC-97)
- La stratégie doit prévaloir sur le programme. Le programme établit une séquence dactions qui doivent être exécutées sans variation dans un environnement stable, mais, dès quil y a modification des conditions extérieures, le programme est bloqué. La stratégie, par contre, élabore un scénario d'action en examinant les certitudes et incertitudes de la situation, les probabilités, les improbabilités. Le scénario peut et doit être modifié selon les informations recueillies, les hasards, contretemps ou bonnes fortunes rencontrés en cours de route. Nous pouvons, au sein de nos stratégies, utiliser de courtes séquences programmées, mais, pour tout ce qui seffectue dans un environnement instable et incertain, la stratégie simpose. Elle doit tantôt privilégier la prudence, tantôt l'audace et, si possible, les deux à la fois. La stratégie peut et doit souvent effectuer des compromis. Jusqu'où ? Il n'y a pas de réponse générale à cette question, mais, là encore, il y a un risque, soit celui de l'intransigeance qui conduit à la défaite, soit celui de la transigeance qui conduit à l'abdication. C'est dans la stratégie que se pose toujours de façon singulière, en fonction du contexte et en vertu de son propre développement, le problème de la dialogique entre fins et moyens. (SSEF-00)
Symbole :
- ... les mots, les phrases sont les véhicules des échanges anthropocosmomorphiques aussi bien objectifs que subjectifs. Le symbole est au carrefour de ces échanges. Tout mot peut être symbole, mais le symbole déborde hors du langage, et peur rayonner à l'intérieur de tout signe, toute forme, tout objet. Le symbole est la chose soit abstraite, soit particulière, qui contient en elle tout le concret et la richesse qu'elle symbolise. Le symbole renferme à la fois la réalité naturelle qu'il exprime et la réalité humaine qui l'exprime. Le symbolisme et le langage signifient donc conjointement une première séparation d'avec la nature, la fin de l'adhérence totale au cosmos, et un rapprochement avec la nature : séparation parce que les choses elles-mêmes ne comptent plus, sont transfigurées, et rapprochement parce que le symbole dont on s'est "emparé", dont on a fait sa substance, suscite et éveille les participations. A l'épreuve d'un long usage, les mots et les symboles deviennent le cosmos de poche de l'être humain.
- Les symboles qui sont, à l'origine, des appartenances ou des fragments de la chose symbolisée, vont devenir de plus en plus séparés d'elle, de plus en plus abstraits. Un cercle symbolise le soleil, un drapeau la patrie, un mot la mort. Mais ce mot ou ce cercle portent en eux toute la puissance émotive, toute la chaleur ou l'horreur de ce qu'ils évoquent. Avec le mot ou le symbole donc, l'homme anthropomorphise la nature : il lui donne des déterminations humaines, il la découpe en choses. Et en même temps, il se cosmomorphise, s'imprègne de sa richesse. (HM-51)
SYSTÈME
- Tous les objets clés de la physique, de la biologie, de la sociologie, de l'astronomie, atomes, molécules, cellules, organismes, sociétés,
astres, galaxies constituent des systèmes. Hors systèmes, il n'y a que la dispersion particulaire. Notre monde organisé est un archipel
de systèmes dans l'océan du désordre. Tout ce qui était objet est devenu système. Tout ce qui était même unité élémentaire, y compris
et surtout l'atome, est devenu système
. Ce qui est remarquable, c'est le caractère systémique de l'univers organisé. Celui-ci est une
étonnante architecture de systèmes s'édifiant les uns sur les autres, les uns entre les autres, les uns contre les autres, s'impliquant et
s'imbriquant les uns les autres, avec un grand jeu d'amas, plasmas, fluides de micro-systèmes circulant, flottant, enveloppant les
architectures de systèmes. Ainsi l'être humain fait partie d'un système social, au sein d'un éco-système naturel, lequel est au sein d'un
système solaire, lequel est au sein d'un système galaxique : il est constitué de systèmes cellulaires, lesquels sont constitués de
systèmes moléculaires, lesquels sont constitués de systèmes atomiques.
- Le système a pris la place de l'objet simple et substantiel, et il est rebelle à la réduction en ses éléments; l'enchaînement de
systèmes en systèmes brise l'idée d'objet clos et auto-suffisant. On a toujours traité les systèmes comme des objets; il s'agit désormais
de concevoir les objets comme des systèmes.
- On peut concevoir le système comme unité globale organisée d'interrelations entre éléments, actions ou individus.
- Le système est le caractère phénoménal et global que prennent des interrelations dont l'agencement constitue l'organisation du
système. Les deux concepts sont liés par celui d'interrelations : toute interrelation dotée de quelque stabilité ou régularité prend caractère organisationnel et produit un système. Il y a donc une réciprocité circulaire entre ces trois termes : interrelation, organisation , système.
- Il y a toujours, dans l'extraction, l'isolement, la définition d'un système, quelque chose d'incertain ou d'arbitraire : il y a toujours
décision et choix, ce qui introduit dans le concept de système la catégorie du sujet. Le sujet intervient dans la définition du système dans
et par ses intérêts, ses sélections et finalités, c'est-à-dire qu'il apporte dans le concept de système, à travers sa surdétermination
subjective, la surdétermination culturelle, sociale et anthropologique. Ainsi le système requiert un sujet qui l'isole dans le grouillement
polysystémique, le découpe, le qualifie, le hiérarchise. Il renvoie, non seulement à la réalité physique dans ce qu'elle a d'irréductible à
l'esprit humain, mais aussi aux structures de cet esprit humain, aux intérêts sélectifs de l'observateur/sujet, et au contexte culturel et
social de la connaissance scientifique.
- Les objets font place aux systèmes. Au lieu des essences et des substances, l'organisation ; au lieu des unités simples et
élémentaires, les unités complexes ; au lieu des agrégats formant corps, les systèmes de systèmes de systèmes. L'objet n'est plus une
forme-essence et/ou matière substance. L'idée de forme est conservée, mais transformée : la forme, c'est la totalité de l'unité complexe
organisée qui se manifeste phénoménalement en tant que tout dans le temps et l'espace ; la forme Gestalt est le produit des
catastrophes, des interrelations/interactions entre éléments, de l'organisation interne, des conditions, pressions, contraintes de
l'environnement. La forme cesse d'être une idée d'essence pour devenir une idée d'existence et d'organisation .
(M1-77)
- Tout système, y compris d'idées, tend, avec le temps, à se dégrader, se corrompre, se désintégrer. Contre cette entropie croissante,
il peut lutter par le chaud, c'est-à-dire l'activité permanente d'auto-révision et autoréorganisation, à travers échanges avec le monde
extérieur et dialogues avec les autres systèmes d'idées. Bien entendu, cela comporte des risques lorsque les données extérieures se
mettent à infirmer le système, et que les autres systèmes lui donnent à considérer des arguments de moins en moins réfutables. Dès lors,
cette ouverture du système, au lieu de l'entretenir et de le régénérer, accélère et amplifie sa dégénérescence. Il est un autre mode pour un
système d'idées de se protéger contre la corruption. C'est de se fermer et de se pétrifier. Alors qu'on peut nommer théorie le système
d'idées ouvert, on peut appeler doctrine le système d'idées fermé. Ce système est "froid" parce qu'il cesse de "travailler", de dégager de la
chaleur par échanges/dialogues avec l'extérieur. Ses concepts se pétrifient, échappant ainsi provisoirement à la corruption qui frappe tout
ce qui vit. Il n'y a plus d'échanges/dialogues, mais de la polémique (réfutation, rejet). Il y a désormais auto-suffisance : le système se
prouve logiquement de lui-même à partir de ses idées clés et de ses données de base qu'il pose comme évidences irréfutables. Ainsi
fondée sur ses évidences devenues dogmes, la doctrine , désormais insensible aux données et arguments extérieurs, devient, pour
employer le terme popperien, "non falsifiable" : elle ne dispose plus d'aucun moyen de se démontrer à elle-même sa fausseté, et, par là,
elle interdit à quiconque de lui démontrer sa fausseté.
(PSVS-81)
- Il y a dans toute construction de système, une potentialité délirante, proprement philosophique. Toute pensée risque la folie, ou plutôt
risque deux folies. La première est dans la construction de systèmes, la seconde est dans l'affrontement des contradictions et le voyage
aux limites de la pensée. C'est cette aventure là qui peut foudroyer (Pascal, Nietzsche). C'est cette seconde folie qui est un beau risque à
courir.
(JL-81)
- Le système ouvert est à l'origine une notion thermodynamique, dont le caractère premier était de permettre de circonscrire, de façon
négative, le champ d'application du deuxième principe, qui nécessite la notion de système clos, c'est-à-dire ne disposant pas de source
énergétique/matérielle extérieure à lui-même. Une telle définition n'aurait guère offert d'intérêt si ce n'était que l'on pouvait dès lors
considérer un certain nombre de systèmes physiques (la flamme d'une bougie, le remous d'un fleuve autour de la pile d'un pont), et surtout
les systèmes vivants comme des systèmes dont l'existence et la structure dépendent d'une agreenntation extérieure, et dans le cas des
systèmes vivants, non seulement matérielle/énergétique, mais aussi organisationnelle/informationnelle.
- Un système clos, comme une pierre, une table, est en état d'équilibre, c'est-à-dire que les échanges en matière/énergie avec
l'extérieur sont nuls. Par contre, la constance de la flamme d'une bougie, la constance du milieu intérieur d'une cellule ou d'un organisme
ne sont nullement liées à un tel équilibre; il y a, au contraire, déséquilibre dans le flux énergétique qui les agreennte, et, sans ce flux, il y
aurait dérèglement organisation nel entraînant rapidement dépérissement.
- Dans un premier sens, le déséquilibre nourrissier permet au système de se maintenir en apparent équilibre, c'est-à-dire en état de
stabilité et de continuité, et cet apparent équilibre ne peut que se dégrader s'il est livré à lui-même, c'est-à-dire s'il y a clôture du système.
Cet état assuré, constant et pourtant fragile ... a quelque chose de paradoxal : les structures restent les mêmes bien que les constituants
soient changeants; ainsi en est-il non seulement du tourbillon, ou de la flamme de la bougie, mais de nos organismes, où sans cesse se
renouvellent nos molécules et nos cellules, tandis que l'ensemble demeure apparemment stable ou stationnaire. Dans un sens, le
système doit se fermer au monde extérieur afin de maintenir ses structures et son milieu intérieur qui, sinon, se désintégreraient. Mais,
c'est sont ouverture qui permet cette fermeture.
- Le problème devient plus intéressant encore lorsqu'on suppose une relation indissoluble entre le maintien de la structure et le
changement des constituants, et nous débouchons sur un problème clé, premier, central, évident, de l'être vivant, problème pourtant
ignoré et occulté, non seulement par l'ancienne physique, mais aussi par la métaphysique occidentale/cartésienne, pour qui toutes
choses vivantes sont considérées comme des entités closes, et non comme des systèmes organisant leur clôture (c'est-à-dire leur
autonomie) dans et par leur ouverture.
- Deux conséquences capitales découlent donc de l'idée de systèmes ouvert : la première est que les lois d'organisation du vivant ne sont pas d'équilibre, mais de déséquilibre, rattrapé ou compensé, de dynamisme stabilisé
La seconde conséquence, peut-être plus majeure encore, est que l'intelligibilité du système doit être trouvée, non seulement dans le système lui-même, mais aussi dans sa relation avec l'environnement, et que cette relation n'est pas qu'une simple dépendance, elle est constitutive du système. La réalité est dès lors autant dans le lien que dans la distinction entre le système ouvert et son environnement. Ce lien est absolument crucial tant sur le plan épistémologique, méthodologique, théorique, empirique. Logiquement le système ne peut être compris qu'en incluant en lui l'environnement, qui lui est à la fois intime et étranger et fait partie de lui-même tout en lui étant extérieur. (IPC-90)
- On peut dire que la notion de système, ou encore d'organisation , terme que je préfère, permet de connecter et de relier les parties à un tout et de nous désemprisonner de connaissances fragmentaires. (MO-97)
- Quand un système est incapable de résoudre avec ses propres moyens ses problèmes fondamentaux, ou bien il craque, ou bien il réussit à faire surgir de lui un «méta-système», plus complexe, capable de résoudre les problèmes qui se posent à lui.
(LF-02)
Système :
unitas multiplex
- La première et fondamentale complexité du système est d'associer en lui l'idée d'unité d'une part, de diversité ou multiplicité de
l'autre, qui en principe se repoussent et s'excluent. Et ce qu'il faut comprendre, ce sont les caractères de l'unité complexe; un système
est une unité globale, non élémentaire, puisqu'il est constitué de parties diverses interrelationnées. C'est une unité originale, non originelle :
il dispose de qualités propres et irréductibles, mais il doit être produit, construit, organisé. C'est une unité individuelle non indivisible : on
peut le décomposer en éléments séparés, mais alors son existence se décompose. C'est une unité hégémonique, non homogène : il est
constitué d'éléments divers, dotés de caractères propres qu'il tient en son pouvoir.
(M1-77)
Système :
Le tout est plus que la somme des parties
Système :
La partie est plus que la partie
Système :
Le tout est moins que la somme des parties
Toute organisation comporte des degrés de subordination divers au niveau des constituants (nous verrons que le développement de l'organisation ne signifie pas nécessairement accroissement des contraintes; nous verrons même que les progrès de la complexité organisationnelle se fondent sur les " libertés " des individus constituant le système).
Système :
La formation du tout et la transformation des parties
Système philosophique :
- Un système philosophique est une conception visant à élucider l'être du monde, du réel, de l'homme, et chacun d'entre eux ré-élabore le monde dans un Meccano grandiose d'idées et de concepts. Dans ce sens les grands systèmes philosophiques représentent des constructions à la limite délirantes (Ferenczi écrivait en 1914 que «les systèmes philosphiques qui cherchent à expliquer rationnellement l'entier devenir du monde, ne laissant aucune place résiduelle non seulement à l'irrationnel, mais même à ce qui est temporairement inexplicable, sont apparentés aux systèmes délirants paranoïaques, lesquels se caractérisent par la tendance à expliquer "rationnellement", à travers les événements du monde extérieur, leurs propres pulsions irrationnelles intérieures».) dans leur effort à saisir l'Un et à embrasser le Tout, à donner réponses d'idées aux grandes interrogations de l'esprit humain. Mais, dans un autre sens, les grandes philosophies sont des conceptions très riches et complexes, souvent polynuclées, tendant à lier et entre-féconder le physique et le métaphysique, la connaissance et l'éthique. elles n'ont pas toutes l'ambition d'affronter les questions fondamentales, de produire les principes et catégories nécessaires à la pensée vraie.
- Les systèmes philosophiques tiennent de la théorie et de la doctrine . A la différence des théories scientifiques, ils n'ont pas de relations organiques d'échanges avec le monde empirique et n'obéissent pas à l'impératif de la vérification. A la différence des théories scientifiques, également, ils associent en eux les vérités cognitives et les vérités éthiques. Mais, comme les théories scientifiques, ils sont relativement ouverts et acceptent la polémique mutuelle. Nourris de tradition critique/laïque, ils ne tendent à l'arrogance que dans le giron d'une religion souveraine. Leur milieu d'existence est rempli de virus critiques, de polémiques argumentées, d'intenses joutes d'idées, ce qui leur entretient une ouverture particulière. Soumis à une activité critique intense de la part des systèmes rivaux ou ennemis, ils sont à la fois aguerris et fragiles, capables de répondre aux assauts les plus vifs, capables aussi de s'amender, se modifier, assimiler des éléments extérieurs, voir opérer des symbioses dont sortira un système nouveau. Les systèmes philosophiques sont enfin assez complexes pour disposer éventuellement d'une aptitude réflexive et critique qui les rend capables de penser les autres systèmes d'idées et de se penser eux-mêmes.
- Nous pouvons maintenant concevoir les systèmes philosophiques comme des entités qui, souvent élaborées à partir d'un esprit démiurgique (Aristote, Platon, Descartes,Spinoza, Leibniz, etc.) prennent vie auto-éco-organisatrice. Ces entités puisent dans leur éco-système culturel les énergies nourricières et régénératrices. Elles puisent dans les esprits individuels non seulement l'aspiration à la connaissance et le souci de se situer dans le monde, non seulement la foi de certitudes, mais aussi le questionnement anthropologique; ainsi, elles communiquent avec l'insondable gouffre de l'interrogation humaine. (M4-91)
- Nous sommes arrivés aujourd'hui à l'époque de la big science, la techno-science qui a développé des pouvoirs titanesques. Mais il faut remarquer que les scientifiques sont totalement dépossédés de ces pouvoirs qui pourtant émanent de leurs propres laboratoires.; ces pouvoirs sont reconcentrés entre les mains des dirigeants des entreprises et des puissances étatiques. Il y a désormais une interaction inouïe entre la recherche et la puissance. Beaucoup de scientifiques croient éviter les problèmes que pose cette interaction en pensant qu'il y a une disjonction entre, d'un côté la science, de l'autre la technique et enfin la politique..... Une telle vision ignore non seulement la contamination de fait entre les trois instances mais ignore aussi le fait que les scientifiques sont des acteurs dans le domaine des politiques militaires et des Etats : ainsi c'est le plus grand scientifique de son temps, Einstein, qui a demandé au président Roosevelt de produire la bombe thermonucléaire. (SC-90)
Pour ma part, je crois effectivement que se développe un néo-obscurantisme à travers le développement de la science. Je ne veux pas dire que le développement de la science soit le développement de l'obscurantisme, pas du tout, puisque c'est la connaissance scientifique qui nous a donné les connaissances les plus fabuleuses sur l'univers, sur la vie et qu'elle fera des découvertes encore étonnantes. Mais qu'est-ce donc ce néo-obscurantisme dont je parle ? Aujourd'hui, les grandes disjonctions et séparations entre les champs des sciences - entre les sciences naturelles, entre les sciences humaines - font, par exemple, que nous ne pouvons pas nous comprendre nous-mêmes, qui sommes des êtres à la fois culturels, psychologiques, biologiques et physiques. Nous ne pouvons pas, nous, comprendre cette unité multidimensionnelle parce que tout cela est disjoint et disloqué.
- L'époque féconde de la non-pertinence des jugements de valeur sur l'activité scientifique est close. J'ai dit féconde parce qu'il était fécond que la science au XVII siècle s'autonomise par rapport à la religion, par rapport à l'Etat et par rapport aux conséquences morales qu'entraîne la connaissance elle-même. La science devait émanciper son impératif éthique propre et unique, «connaître pour connaître», qu'elles qu'en soient les conséquences. Mais ce qui était vrai de la science naissante, marginale, menacée n'est plus vrai à l'époque de la science dominante et menaçante. Ce n'est plus vrai à cause des énormes développements de la science elle-même. En effet, la science d'abord marginale dans les sociétés occidentales au XVII siècle est devenue centrale par son introduction non seulement dans les universités au XIX siècle mais aussi au cur des entreprises industrielles et surtout au cur de l'Etat, qui finance, contrôle, développe les institutions de recherche scientifique. Un tel développement détermine désormais le développement de notre société en même temps qu'il est déterminé par l'organisation même de cette société.
Je comprends que l'organisation ait besoin de désordre, que la vie ait besoin de mort. Mais à quel prix ! Je ne peux croire en un dessein divin qui nous laisserait la liberté de faire le bien. Je ne peux croire en la résurrection ni en l'immortalité humaine. Je ne peux croire en Teilhard de Chardin qui voit l'évolution complexifiante converger vers un " point oméga" de spiritualité. Je n'arrive pas à croire en un dessein intelligent. Qui aurait eu l'intelligence de créer ce dessein intelligent ? S'il avait été tellement intelligent, il se serait arrangé pour que l'histoire du monde ne soit pas si tragique. La tragédie signifie que la mort ne peut être escamotée : l'humanité est promise à la mort, notre Soleil est promis à la mort, l'Univers est promis à la mort. Je n'exclus pas une signification, mais celle-ci serait inconnue et inaccessible à nos esprits.
Tout cela signifie que la société, conçue comme organisation complexe dindividus divers, fondée à la fois sur la compétition et la solidarité, comportant un système de communication riche, est un phénomène extrêmement répandu dans la nature. Et nous ne sommes quau début de la prospection.
De toute façon, la substitution de la notion de société à celles de hordes, troupes, colonies, devient nécessaire dès lors que lon découvre lorganisation complexe de ces groupes. Ici encore, cest autour du concept dorganisation quémerge une nouvelle complexité bio-sociologique, et cest autour du concept de complexité quémerge le visage de lorganisation sociale.
On peut désormais concevoir que la société est une des formes fondamentales très largement répandues, très inégalement, mais très diversement développée, de lauto-organisation des systèmes vivants. Dès lors, la société humaine apparaît comme une variante et un développement prodigieux du phénomène social naturel; dès lors, la sociologie - science humaine - perd son insularité et devient le couronnement de la sociologie générale - science naturelle (Moscovici, 1972)
En fait sa scientificité ne peut qu'être insuffisante : d'une part l'expérimentation de laboratoire ne peut être matériellement pratiquée sur les sociétés, et, pour des raisons déontologiques, elle ne saurait être pratiquée sur les individus ; d'autre part l'impossibilité de reproduire de façon exacte une expérience ou une situation sociologique donnée rendrait incertaine toute vérification empirique ; enfin il y a impossibilité de dégager des lois sociologiques à la fois universelles, précises et exactes comme le sont les lois de la gravitation ou celles de l'électromagnétisme.
De plus le modèle de scientificité déterministe, mécaniste, réductionniste adopté en sociologie est aujourd'hui dépassé : les sciences physiques ont désormais fait leur place aux aléas, aux bifurcations, aux singularités, aux complexités, alors que la sociologie restée fidèle au vieux modèle considère la société comme une machine déterministe triviale et les individus comme des crétins sociaux compartimentés dans des classes, statuts, rôles et autres habitus.
Plus encore : la scientificité insuffisante et dépassée est par elle-même mutilante : la méconnaissance l'aléa et de la bifurcation, désormais reconnus dans l'histoire physique et biologique, aplatit et défigure l'histoire des sociétés humaines; l'évacuation de l'autonomie, des choix, des décisions, de la créativité, l'élimination de l'homme lui-même, rejeté comme déchet par le traitement " scientifique ", conduisent à de lamentables aveuglements ; l'élimination du problème de la compréhension, c'est-à-dire de l'appréhension subjective de sujets par d'autres sujets détermine une intelligence borgne ; enfin, il y a débilité épistémologique dans le refus du sociologue de quitter son trône quasi-divin et de s'auto-examiner dans son hic et nunc sociologique (comme tout imaginaire, le sociologue est non seulement une petite partie au sein d'un tout social, mais aussi un élément singulier portant en son sein l'empreinte du tout dont il fait partie).
On est arrivé à ce paradoxe : plus le sociologue obéit à une conception mécaniste, mutilée, arbitraire, plus il prétend au monopole de la scientificité, prétention radicalement anti-scientifique puisque la scientificité est non pas la propriété d'un esprit ou d'une théorie, mais celle d'une règle d'un jeu collectif qui comporte l'affrontement de théories rivales.
(SO-84)
L'institution de la sociologie parmi les autres sciences humaines a permis de reconnaître la société comme objet spécifique d'études. Mais la rupture avec la philosophie et la clôture de la sociologie y compris à l'égard des autres sciences humaines ont brisé la complexité anthropo-sociale et isolé la société comme système clos, séparé de l'histoire et de la psychologie ; elles ont conduit le sociologue, privé de la réflexivité philosophique et doté d'une seule formation professionnelle, à une paupérisation intellectuelle et culturelle qui le rend incapable de saisir les interactions entre société et individus, entre sociologique et non-sociologique, et incapable de situer les données sociologiques dans le temps historique.
De plus, les spécialisations au sein de la sociologie (sociologie du travail, sociologie rurale, sociologie religieuse, sociologie des loisirs, sociologie des médias, etc.) ont amené une compartimentation interne qui détruit la multidimensionnalité et la complexité des réalités sociales, et cette compartimentation désintègre toute possibilité de concevoir la société comme un tout constituant une unitas multiplex. La sociologie générale devient, non plus la connaissance d'un système complexe et multidimensionnel, mais soit un sac vide, soit une théorie abstraite où se dissolvent ici le système, là le complexe et le multidimensionnel. On est livré à l'alternative perverse : sociologie en miettes ou sociologie abstraite. D'un côté les recherches cloisonnées et sans horizon, de l'autre les théories arbitraires et rationalisatrices.
(SO-84)
Une réforme de la pensée sociologique s'impose. Elle comporte à la fois le plein emploi d'une scientificité qui ne serait plus dépassée et mutilante, et la reconnaissance d'une possibilité de connaissance non strictement scientifique. Comme ce livre en propose l'illustration, elle doit s'effectuer sur six fronts.
-substituer au principe déterministe/mécaniste un principe dialogique où ordre/désordre/organisation sont en relations à la fois complémentaires et antagonistes, et où les devenirs sont soumis à aléas, instabilités et bifurcations ;
-substituer à l'alternative réductionnisme/holisme une conception systémique intégrant les relations complexes entre parties et tout ;
-reconnaître les autonomies à partir des concepts de système ouvert et d'auto-éco-organisation ;
-reconnaître la causalité récursive complexe individus société ainsi que les causalités récursives entre le sociologique, le politique, l'économique, le démographique, le culturel, le psychologique, etc. ;
-intégrer l'observateur/concepteur (le sociologue) dans son observation et sa conception ;
-réintégrer l'interrogation et la réflexion philosophiques dans le travail sociologique.
Dès lors la société apparaît comme un système auto-écoorganisateur non-trivial, ce que nous nous efforcerons de montrer.
La sociologie pourrait et devrait donc retrouver son objet systémique où s'articuleraient les unes aux autres les connaissances disjointes et cloisonnées dans les sous-disciplines et les autres sciences sociales. La théorie chercherait à concevoir, non plus un système social abstrait, mais le caractère auto-organisateur et auto-producteur des sociétés.
Ceci nécessite complémentairement de ne plus dissoudre, mais de reconnaître les individus-sujets. La reconnaissance de la subjectivité humaine nécessite une connaissance qui allie explication et compréhension. L'explication est tout ce qui permet à un sujet de connaître un objet en tant qu'objet ; la compréhension est ce qui, par projection/identification, permet de connaître un sujet en tant que sujet.
La sociologie parcellaire et abstraite s'est installée dans une bande moyenne, un middle-range d'où elle a perdu la vue du concret, des événements, des phénomènes, de la vie quotidienne, du présent, et en même temps elle a perdu la vue des grands problèmes anthropo-sociaux. Comme nous l'avons sans cesse proposé et essayé, et ce livre en témoigne, il s'agit à la fois de retrouver les problèmes d'une théorie fondamentale et d'interroger le présent immédiat, événements y compris.
(SO-84)
Comme la scientificité est partielle et inachevée en toute sociologie, tout sociologue est partiellement un scientifique, partiellement un essayiste.
Tout sociologue est en fait un auteur qui signe et s'engage personnellement dans ses articles et ses livres.
Auteurs et essayistes ont été et sont Max Weber, Gurvitch, Friedmann, Aron, Touraine, Boudon, Crozier et bien entendu le sociologue-diafoirus qui prétend au monopole et à la scientificité et n'est qu'un essayiste arbitraire.
Le sociologue doit assumer pleinement la qualité et l'insuffisance que contient le terme d'essayiste : il ne peut que s'essayer à atteindre une connaissance pertinente, et il doit s'y essayer en prenant ses risques intellectuels.
Le sociologue doit accepter la limitation inhérente au terme d'auteur mais en même temps assumer la mission qu'il comporte : s'engager personnellement dans son interrogation des phénomènes et des événements ; s'aventurer dans son diagnostic et son pronostic ; problématiser de façon critique ce qui semble évident ou naturel, mobiliser sa conscience et sa réflexion d'humain et de citoyen, élucider ses paris intellectuels. Autant il doit rechercher et utiliser des données fiables et vérifiables, autant il doit développer une pensée personnelle. Au lieu de se réfugier dans un jargon anonyme qu'il croit scientifique, il doit s'engager dans son écriture singulière et ainsi s'affirmer pleinement auteur.
(SO-84)
Le sociologue, dans ces conditions, devrait relever trois défis :
Si, comme nous le croyons, la sociologie doit assumer à la fois une vocation scientifique et une vocation essayiste, le sociologue doit assumer les deux cultures auxquelles il participe : la culture scientifique et la culture humaniste (philosophique et littéraire) et il doit relever le défi de l'écartèlement et de l'antagonisme entre les deux cultures. Par là même il pourrait jouer un rôle clé dans la très nécessaire communication et interfécondation entre ces deux cultures.
Le second défi est celui de la complexité anthropo-sociale. La simplification, la réduction, la mutilation cognitive ne sont pas seulement impertinentes voire grotesques, elles incitent à des décisions et des politiques aveugles aux besoins de la société et sourdes aux besoins et souffrances des citoyens. Le sens et la méthode de la complexité conduisent nécessairement à une conception anthropo-sociologique articulant en elles toutes les dimensions disjointes dans les disciplines cloisonnées des sciences humaines, et elles conduisent non moins nécessairement à reconnaître le monde concret de la vie quotidienne et les problèmes concrets des individus.
Le troisième défi, qui s'ensuit des deux précédents, est celui de la refondation : la conscience de la complexité débouche sur la prise de conscience de l'indispensable changement de paradigme dans les sciences humaines. Ainsi, la réforme de pensée conduit à la refondation de la sociologie, et lui ouvre un nouveau commencement.
La science classique avait désintégré les notions de cosmos, de nature, de vie, de singularité, d'individualité, d'homme, de sujet. Les avancées de la science astrophysique ont ressuscité le cosmos ; les avancées de la science écologique ont ressuscité la nature, les avancées de la biologie ressusciteront bientôt la vie. C'est aux sciences humaines de ressusciter l'homme qu'elles avaient prématurément enterré et de ressusciter le sujet qu'elles avaient purement et simplement nié, commettant ainsi la pire des erreurs subjectives.
La sociologie mécaniste, déterministe, compartimentée, réductionniste, quantitativiste, questionnariste avait désenchanté le monde social ; une sociologie refondée y redécouvre la complexité, la richesse, la beauté, la poésie, le mystère, la cruauté, l'horreur : la vie, l'humanité.
(SO-84)
Cette sociologie du présent est issue de deux sollicitations. L'une, en 1963, du quotidien Le monde, pour élucider un événement apparemment incompréhensible, la " nuit de la Nation " - j'y reviendrai. L'autre, de Georges Friedmann, mon protecteur et ami, qui me demandait de participer à une enquête pluridisciplinaire sur un terrain concret : la commune de Plozévet, dans le pays bigouden, en Bretagne.
Deux impératifs se posent à la sociologie du présent. Le premier est d'interroger un événement imprévu, de voir ce qu'il révèle, modifie, innove. Le second consiste à se vouer à la connaissance d'une réalité concrète. Dans ce second cas, les patrons du comité scientifique de la DGRST, la Délégation générale à la recherche scientifique et technique, avaient découpé la commune de Plozévet selon les disciplines, ignorant ce qui se passe entre les disciplines et à travers les disciplines, c'est-à-dire l'essentiel : un processus de modernisation à la fois économique, technique, sociologique et psychologique qui traversait la
France et " métamorphosait ", selon l'expression que j'ai employée, la commune de Plozévet. Beaucoup d'enquêtes étaient en cours quand Georges Friedmann, membre de la DGRST, me proposa de mener ma propre recherche sur le terrain. Est-ce lui ou moi ? Le thème choisi fut la modernisation. Je ne comptais pas m'installer à Plozévet, et j'y suis allé avec un étudiant que je pensais laisser sur place. Mais j'ai été séduit par la beauté des lieux, par les problèmes humains et sociaux, par la cordialité des Bigoudens, par le visage rayonnant de sérénité des vieilles octogénaires, alors que les urbaines, à cet âge, ont souvent un visage fané ou les traits durcis.
C'étaient elles qui exigeaient le confort ménager, les cabinets dans la maison et non plus dans le jardin, les salles de bains, les réfrigérateurs. C'étaient elles qui ne voulaient plus épouser de paysans, contribuant ainsi à l'exode rural. Celles qui n'étaient pas heureuses en ménage ne pouvaient divorcer et subissaient un destin bovaryste. Aucune n'avait atteint l'émancipation beauvoirienne.
Enfin, l'événement n'est pas l'écume de la réalité, comme le pense la sociologie déterministe. Il la manifeste de façon énigmatique, à l'instar d'un Sphinx.
(MC-08)
- Il est tout à fait insuffisant de considérer l'univers solaire seulement comme matrice écologique où la vie s'agreennte d'un rayonnement photonique qui nourrit les plantes, qui nourrissent les herbivores, qui nourrissent les carnivores, dont les cadavres nourrissent le sol, qui nourrit les plantes que nourrit le soleil
La vie est plus profondément encore solarienne. Elle est solarienne, tout d'abord parce que tous ses constituants ont été forgés dans le soleil, et se sont rassemblés, sur une planète crachée par le soleil, sous l'effet du rayonnement ultraviolet et des orages électromagnétiques d'origine solaire. Elle est solarienne surtout parce qu'elle est la transformation d'un ruissellement photonique, issu des formidables tournoiements et tourbillons solaires, en un tourbillon électronique bouclant en machines productrices-de-soi des milliards et milliards d'échanges entre atomes issus du soleil.
- Tout ce qui dans le cosmos est ordre et organisation , tout ce qui produit toujours plus d'ordre et d'organisation à pour source un soleil.
Or il faut le remarquer inlassablement : cette machine à feu est en feu. Le soleil est en flammes. Notre soleil n'éclaire pas comme une lampe. Il crache le feu, il pète le feu, dans une auto-consomption insensée, une dépense folle. Son noyau est un pur chaos. C'est une gigantesque bombe à hydrogène permanente, c'est un réacteur nucléaire en furie. Créé en catastrophe, s'allumant à la température même de sa destruction, il vit en catastrophe, puisque sa régulation est faite de l'antagonisme d'une rétroaction explosive et d'une rétroaction implosive. Il va tôt ou tard vers l'une ou l'autre destruction. Ainsi, les milliards de milliards de soleils sont à la fois l'ordre suprême, l'organisation physique admirable, et le chaos volcanique de notre cosmos.
Nous n'avions jamais imaginé, nous qui avons tant rêvé en regardant les étoiles, que leur feu fût à ce point artiste et artisan. Nous n'avions jamais songé que boules de feu, elles fussent aussi des êtres organisateurs en activité intégrale et permanente.
Nous n'avions jamais imaginé qu'elles puissent être les machines-mères de notre univers.
Nous le savons maintenant : les étoiles sont des êtres machines que la cosmogénèse a fait fleurir par milliards. Ce sont des machines-moteurs à feu et en feu. Moteurs nucléaires, elles transforment le potentiel gravitationnel en énergie thermique. Machines forgeronnes, elles produisent, à partir du moins organisé (noyaux et atomes légers), du plus organisé, c'est-à-dire les atomes lourds dont le carbone, l'oxygène, les métaux.
Machines sauvages, les étoiles sont nées sans deus ex machina à partir d'énormes turbulences, à travers des interactions gravitationnelles, électromagnétique, puis nucléaires. Elles sont devenues machines, lorsque la rétroaction gravitationnelle a déclenché l'allumage, lui-même déclenchant une rétroaction antagoniste dans le sens centrifuge.
Elles ont existence et autonomie de par la conjugaison de ces deux actions antagonistes dont les effets, s'entre-annulant, effectuent une régulation de facto
Les soleils sont donc pleinement des êtres physiques organisateurs. Ils sont dotés de propriétés à la fois ordonnatrices, productrices, fabricatrices, créatrices. Ils sont bien plus que les centres d'une machine horlogère constituée de planètes. Ce sont à la fois les plus archaïques des moteurs, les plus archaïques des machines, les plus archaïques des systèmes régulateurs. Ils demeurent les plus grands distributeurs d'énergie connus, les plus avancés de tous les réacteurs nucléaires connus, les plus grands fours à transmutation connus, les plus grandioses de toutes les machines connues, toujours supérieurs (dans l'organisation globale) bien que et parce que toujours inférieurs (dans l'organisation du détail) aux machines artificielles. Ils offrent le plus admirable exemple d'organisation spontanée : cette fabuleuse machine, qui s'est faite d'elle-même, dans et par le feu, et cela non pas une seule fois par chance incroyable, mais des milliards et des milliards de fois, turbine, fabrique, fonctionne, se régule sans concepteur, ingénieur, pièces spécialisées, sans programme ni thermostat.
Aussi notre Soleil mérite beaucoup plus, beaucoup mieux que les hymnes à Râ et les hommages à Zeus, voués à la puissance énergétique et à l'ordre souverain. Nous devons surtout vouer nos louanges à sa vérité matricielle, que Zeus avait occultée, en avalant son épouse, la grande Métis.
(M1-77)
- Plus un système vivant est autonome, plus il est dépendant à l'égard de l'écosystème ; en effet, l'autonomie suppose la complexité, laquelle
suppose une très grande richesse de relations de toutes sortes avec l'environnement, c'est-à-dire dépend d'interrelations, lesquelles
constituent très exactement les dépendances qui sont les conditions de la relative indépendance.
(PP-73)
- Le système se présente d'abord comme unitas multiplex, c'est-à-dire paradoxe : considéré sous l'angle du Tout, il est un et
homogène; considéré sous l'angle des constituants, il est divers et hétérogène.
Le système possède quelque chose de plus que ses composants considérés de façon isolée ou juxtaposée :
-son organisation,
-l'unité globale elle-même (le " tout "),
-les qualités et propriétés nouvelles émergeant de l'organisation et de l'unité globale.
Notons tout de suite que c'est fort abstraitement que je sépare ces trois termes, car l'organisation et l'unité globale peuvent être considérées comme des qualités et propriétés nouvelles émergeant des interrelations entre parties; que l'organisation et les qualités nouvelles peuvent être considérées comme des traits propres à l'unité globale; que l'unité globale et ses qualités émergentes peuvent être considérées comme les produits même de l'organisation.
C'est surtout la notion d'émergence qui peut se confondre avec celle de totalité, le tout étant émergeant, et l'émergence étant un trait propre au tout.
L'idée de totalité est donc ici cruciale. Cette idée qui avait souvent fait surface dans l'histoire de la philosophie s'était épanouie dans la philosophie romantique et surtout chez Hegel. Elle a surgi parfois dans les sciences contemporaines comme dans la théorie de la forme ou Gestalt. Du point de vue de la construction du concept de système lui-même, von Foerster a indiqué que la règle de composition des composants en interactions dans la coalition est superadditive (superadditive composition rade) (von Foerster, 1962, p. 866-867).
(M1-77)
L'émergence est un produit d'organisation qui, bien que inséparable du système en tant que tout, apparaît, non seulement au niveau global, mais éventuellement au niveau des composants.
Ainsi, des qualités inhérentes aux parties au sein d'un système donné sont absentes ou virtuelles quand ces parties sont à l'état isolé; elles ne peuvent être acquises et développées que par et dans le tout. Comme on l'a vu, le neutron acquiert des qualités de durée au sein du noyau; les électrons acquièrent des qualités d'individualité sous l'effet organisationnel du principe d'exclusion de Pauli. La cellule crée les conditions du plein emploi de qualités moléculaires sous-utilisées à l'état isolé (catalyse). Dans la société humaine, avec la constitution de la culture, les individus développent leurs aptitudes au interactions, à l'artisanat, à l'art, c'est-à-dire que leurs qualités individuelles les plus riches émergent au sein du système social. Ainsi, nous voyons des systèmes où les macro-émergences rétroagissent en micro-émergence sur les parties. Dès lors, non seulement le tout est plus que la somme des parties, c'est la partie qui est, dans et par le tout, plus que la partie.
(M1-77)
Le tout est moins que la somme des parties : cela signifie que des qualités, des propriétés attachées aux parties considérées isolément, disparaissent au sein du système. Une telle idée est rarement reconnue. Pourtant, elle est déductible de l'idée d'organisation, et se laisse concevoir beaucoup plus logiquement que l'émergence.
Ashby avait noté que la présence d'une organisation entre variables est équivalente à l'existence de contraintes sur la production des possibilités (Ashby, 1962). On peut généraliser cette proposition et considérer que toute relation organisationnelle exerce des restrictions ou contraintes sur les éléments ou parties qui lui sont - le mot est bon - soumis.
C'est en effet lorsque ses composants ne peuvent adopter tous leurs états possibles qu'il y a système.
Le déterminisme interne, les règles, les régularités, la subordination des composants au tout, l'ajustage des complémentarités, les spécialisations, la rétroaction du tout, la stabilité du tout et, dans les systèmes vivants, les dispositifs de régulation et de contrôle, l'ordre systémique en un mot, se traduisent en autant de contraintes. Toute association implique des contraintes : contraintes exercées par les parties interdépendantes les unes sur les autres, contraintes des parties sur le tout, contraintes du tout sur les parties. Mais, alors que les contraintes des parties sur le tout tiennent d'abord aux caractères matériels des parties, les contraintes du tout sur les parties sont d'abord d'organisation.
Il y a toujours, et dans tout système, et même chez ceux qui y suscitent des émergences, des contraintes sur les parties, qui imposent restrictions et servitudes. Ces contraintes, restrictions, servitudes leur font perdre ou leur inhibent des qualités ou propriétés. Le tout est donc, dans ce sens, moins que la somme des parties.
Les exemples précédemment cités peuvent être lus à l'envers. Une liaison chimique détermine des contraintes sur chaque élément lié, et par exemple l'acquisition de la qualité solide par liaison de deux molécules gazeuses se paie évidemment par la perte de la qualité gazeuse. Mais ces exemples physico-chimiques sont fort peu sérieux et fort peu probants. C'est en effet là où l'organisation crée et développe des régulations actives, des contrôles et des spécialisations internes, c'est-à-dire à partir des premières organisations vivantes - les cellules jusqu'aux organisations anthropo-sociales, que se manifeste avec éclat aussi bien le principe d'émergence que le principe de contrainte.
Ainsi, la régulation de l'activité enzymatique, au sein de la cellule, comporte une contrainte inhibitrice lorsque le produit final d'une chaîne de réactions enzymatiques se fixe sur un site (dit allostérique) d'une enzyme de l'autre bout de la chaîne et bloque en conséquence toutes les réactions qui auraient dû suivre. De même la régulation génétique s'effectue par une molécule spécifique - significativement nommée " répresseur " - qui se fixe sur un gène et l'empêche de s'exprimer. En fait, on le verra, il y a un jeu complexe de blocages/déblocages en circuits, à travers lesquels l'organisation s'effectue par des contraintes qui inhibent à certains moments le jeu de processus relativement autonomes.
Comme nous le verrons, toute organisation qui détermine et développe spécialisations et hiérarchisations détermine et développe des contraintes, asservissements et répressions. Nous savons aujourd'hui que chaque cellule d'un organisme porte en elle l'information génétique de tout l'organisme. Mais la plus grande partie de cette information est réprimée, seule l'infime partie correspondant à l'activité spécialisée de la cellule peut s'exprimer.
Les contraintes qui inhibent enzymes, gènes, voire cellules ne diminuent pas une liberté inexistante à ce niveau, la liberté n'émergeant qu'à un niveau de complexité' individuelle où il y a possibilités de choix; elles inhibent des qualités, des possibilités d'action ou d'expression. Ce n'est qu'au niveau d'individus disposant de possibilités de choix, de décision et de développement complexe que les contraintes peuvent être destructrices de liberté, c'est-à-dire devenir oppressives. Ainsi ce problème des contraintes se pose-t-il de façon à la fois ambivalente et tragique au niveau des sociétés et singulièrement des sociétés humaines.
C'est certes la culture qui permet le développement des potentialités de l'esprit humain. C'est certes la société qui constitue un tout solidaire protégeant les individus qui respectent ses règles. Mais c'est bien aussi la société qui impose ses coercitions et répressions sur toutes activités, depuis les sexuelles, jusqu'aux intellectuelles. Enfin, et surtout dans les sociétés historiques, la domination hiérarchique et la spécialisation du travail, les oppressions et esclavages inhibent et prohibent les potentialités créatrices de ceux qui les subissent.
Ainsi, le développement de certains systèmes peut se payer par un formidable sous-développement des possibilités qui y sont incluses.
Sur le plan le plus général, nous débouchons sur une vision de complexité, d'ambiguïté, de diversité systémique. Nous devons
désormais considérer en tout système, non seulement le gain en émergences, mais aussi la perte par contraintes, asservissements, répressions.
Un système n'est pas seulement enrichissement, il est aussi appauvrissement, et l'appauvrissement peut être plus grand que l'enrichissement. Cela nous montre également
que les systèmes se différencient, non seulement par leurs constituants physiques ou leur classe d'organisation, mais aussi par le type de
production de contraintes et d'éthergences: Au sein d'une même classe de systèmes, il peut y avoir une opposition fondamentale entre les systèmes où prédomine la production des micro et macro-émergences, et ceux où prédomine la répression et l'asservissement.
(M1-77)
Le système est à la fois plus, moins, autre que la somme des parties. Les parties elles-mêmes sont moins, éventuellement plus, de toute façon autres que ce qu'elles étaient ou seraient hors système.
Cette formulation paradoxale nous montre tout d'abord l'absurdité qu'il y aurait à réduire la description du système en termes quantitatifs. Elle nous signifie, non seulement que la description doit être aussi qualitative, mais surtout qu'elle doit être complexe.
Cette formulation paradoxale nous montre en même temps qu'un système est un tout qui prend forme en même temps que ses éléments se transforment.
L'idée d'émergence est inséparable de la morphogénèse systémique, c'est-à-dire de la création d'une forme nouvelle qui constitue un tout : l'unité complexe organisée. Il s'agit bien de morphogénèse, puisque le système constitue une réalité typologiquement, structurellement, qualitativement nouvelle dans l'espace et le temps. L'organisation transforme une diversité discontinue d'éléments en une forme globale. Les émergences sont les propriétés, globales et particulières, issues de cette formation, inséparable de la transformation des éléments.
Les acquisitions et les pertes qualitatives nous indiquent que les éléments qui participent à un système sont transformés, et d'abord en parties d'un tout.
Nous débouchons sur un principe systémique clé : la liaison entre formation et transformation. Tout ce qui forme transforme. Ce principe deviendra actif et dialectique à l'échelle de l'organisation vivante, où transformation et formation constituent un circuit récursif ininterrompu.
(M1-77)