1.Le sens littéraire paraît subjectif, insaisissable: nul mieux que Barthes n'a décrit cet aspect de la confrontation avec une oeuvre littéraire. Selon lui, "interpréter un texte, ce n'est pas lui donner du sens, c'est au contraire, apprécier de quel pluriel il est fait" (S/Z, p.11); le texte est gouverné par des codes qui sont "des perspectives de citations, des mirages de structures"; ce sont des "voix off latérales" dont le texte est tissé. Toute tentative de structuration ne pourrait que détruire l'objet que l'on prétend étudier, car il est trop instable, évanescent, multivalent, dispersé pour résister aux protocoles qu'impose la rationalité scientifique. Tout ce que peut faire l'analyste c'est "indiquer le type de savoir (physique, physiologique, médical, psychologique, littéraire, historique, etc...) qui est cité, sans jamais aller jusqu'à construire -ou reconstruire- la culture qu'ils articulent" (S/Z, p.27).
2. Les contraintes interprétantes limitent les débordements de la subjectivité: ce sont des index qui bénéficient du statut de l'objectivité. A ce titre elles ne peuvent être ignorées; tout au plus peuvent-elles être perverties. Elles interdisent des voies (et des "voix") à l'interprétation, elles réduisent des champs, quelquefois elles les désignent même de façon impérative. Une date, un nom de lieu existant, par exemple, même s'ils sont particulièrement évocateurs ancrent malgré tout un texte dans le temps et l'espace de façon irréversible. Chaque contrainte interprétante opère donc comme un butoir qui détermine, explicitement ou en creux, un ensemble de champs "autorisés" pour la lecture littéraire.
3. Les catégories peirciennes organisent la "galaxie des significations: l'interprétant n'est pas l'interprète. La notion d'interprétant replace la subjectivité dans le monde en la regardant comme l'aspect particulier, localisé, d'un réseau organisé d'institutions sociales qui est accessible à l'observation scientifique. De plus, les interprétants sont catégorisés et hiérarchisés par l'analyse peircienne, ce qui produit une structuration des textes en niveaux. Alors, l'intertextualité peut apparaître: par exemple, la comparaison des structures de Poil de Carotte de Jules Renard, de Vipère au poing d'Hervé Bazin et de l'Enfant de Jules Vallès permet de dégager une icône-diagramme des relations entre un enfant mal aimé, sa mère et le reste de sa parenté. Un groupement de textes sur la description d'un repas de noces (Flaubert, Maupassant, Colette,...) apporte la notion de "noce campagnarde", surtout si, a contrario, on étudie aussi la description d'un repas bourgeois plus raffiné et si on y ajoute l'étude d'un repas de Gargantua qui permettra de dégager le signe "gargantuesque".
Sur l'exemple d'un texte narratif, on peut montrer le mécanisme de l'interprétation littéraire et mettre en évidence les trois types d'interprétants nécessaires. Par exemple, dans "Farce normande "de G. de Maupassant (Contes de la Bécasse), comment arriver aux concepts d'animalité et de rusticité qui sont des interprétations possibles du texte (pour sa première partie, le cortège et le repas de noces). Amener les élèves à former ces concepts, à comprendre par conséquent les projets de l'auteur (ici, son point de vue dévalorisant et pessimiste sur la nature humaine), c'est leur apprendre à reconnaître certains codes et à établir des relations entre eux.
Il faut considérer d'abord le niveau des impressions (priméité ou iconicité) et le niveau des existants et des faits relatés (secondéité ou factualité). Ces impressions et effets de réel sont produits par les images, les comparaisons et les métaphores: les couleurs (trés vives), les odeurs (mangeaille, poudre), les bruits (coups de feu), la description des animaux qui regardent passer la noce (les veaux, avec leurs gros yeux, le mufle tendu vers la noce), les actions de Patu (Patu gambadait comme un poulain), produisent un effet de griserie, d'euphorie, d'exubérance, mais aussi de violence, de force brutale.
Il faut ensuite passer au niveau des concepts (tiercéité ou intellection) en prenant en compte, par exemple, le symbolisme des couleurs dans notre culture, le retraduire dans la catégorie des sentiments, ce qui donne une équivalence entre les couleurs fortes, leur exaltation (le rouge sang et le vert cru se côtoient) et la force et l'exacerbation des sentiments. On constatera ensuite le rapprochement systématique entre les animaux et les hommes.
Enfin on arrivera à l'argument qui gouverne tous ces faits dans la première partie. L'auteur veut montrer que les hommes agissent comme des animaux. L'interprétation du texte dans son ensemble se fera en s'appuyant sur cette première conclusion: prémisse de l'argument global. En définitive, on montrera comment ce texte "tresse" les champs de l'animalité et de l'humanité.
4. Former les interprétants, c'est donc enrichir l'expérience des élèves tout en l'organisant: enrichir l'expérience des élèves consistera, pour chaque texte, à repérer toutes les possibilités d'investissement par des codes et des structures déjà connues; à faire des comparaisons avec d'autres textes (intertextualité) à chacun des trois niveaux et aussi à inventorier les contraintes qui limitent les champs (respecter l'objectivité du texte). Organiser l'expérience c'est, dans le même temps, catégoriser et hiérarchiser afin de dégager des structures caractéristiques. Enfin on recherchera les évolutions de ces structures pour aller vers la description de la sémiosis cognitive .
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