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l'Ars Nova |
La musique change son fonctionnement
Avec l'Ars Nova nous
étions dans ce que nous appelons un intercycle, c'est-à-dire
précisément à la charnière entre deux grands
cycles caractérisant le fonctionnement de la société
humaine, entre ce que nous appelons son "cycle de l'organisation" et ce
que nous appelons "son cycle du noeud". [
voir le schéma général de l'évolution
de la société dans une autre fenêtre]
Avec la musique de
la Renaissance du XVème siècle, nous abordons la première
étape du nouveau cycle, celui donc du noeud. Puisqu'en l'abordant
la société vient de terminer le cycle de l'organisation,
son fonctionnement s'est nécessairement enrichi des caractéristiques
propres à ce cycle, et c'est pourquoi à partir de cette étape
la musique va fondamentalement changer de fonctionnement.
Du Grégorien
à l'Ars Nova nous l'avons vu fonctionner
en "classement" : chacun des quatre paradoxes combinés étant
comme alignés en permanence les uns à côté des
autres, bien différenciés les uns des autres mais toujours
sur le même plan. Le nouveau "fonctionnement
en organisation" signifie que l'un des quatre va désormais se
retrouver en position particulière par rapport aux trois autres
: il fonctionnera à une autre échelle. Le tableau de la "diagonale
de la musique" montre que ce fonctionnement correspond de façon
générale au fonctionnement du paradoxe "même / différent",
paradoxe que l'on trouve aussi dans les phénomènes physiques,
par exemple dans l'organisation de petits tourbillons dans de plus grands
tourbillons qui les incorporent.
Dans la musique cela
signifie que l'effet de plus grande échelle ne jouera pas le même
rôle que les trois autres, et qu'il ne sera pas audible de la même
façon qu'eux. Pour caricaturer, on peut dire que l'effet dominant
donnera l'allure générale de la musique, l'aspect d'ensemble
sous lequel elle nous apparaîtra, tandis que les trois autres seront
ceux qui lui donneront la vie, qui la rendront captivante et toujours changeante.
Liée à cette répartition des rôles, une autre
notion importante est à souligner : le paradoxe dominant s'entendra
toujours seul, donc à l'état "pur", non contaminé
par les autres, tandis que les trois autres au contraire ne cesseront de
se combiner pour faire des effets "mixtes". En fait, et c'est normal puisqu'ils
fonctionnent "en organisation", ils vont précisément s'organiser
ensemble pour se combiner dans un effet commun qui ne sera plus ni l'un
ni l'autre de ces effets élémentaires, mais un produit de
leur fusion. Dernier point important à signaler : le paradoxe hégémonique,
celui de plus grande échelle, ne va pas utiliser d'autres effets
pour se faire valoir que ceux utilisés par les trois paradoxes de
plus petite échelle, ce qui signifie qu'il n'apparaîtra pas
de façon indépendante mais qu'il sera seulement le produit
de leurs mélanges, le résultat de leur organisation à
petite échelle telle qu'elle prend forme et se fait voir à
grande échelle.
Dans la première
étape de ce nouveau fonctionnement, celle de la Renaissance, le
paradoxe hégémonique "de plus grande échelle" est
le "centre à la périphérie". Il se fait fabriquer
à cette échelle par la combinaison à petite échelle
de "l'entraîné / retenu", du "mouvement d'ensemble / autonomie"
et du "fermé / ouvert" [voir
le tableau qui indique cette combinaison] .On peut se
reporter au texte de synthèse du cycle du point pour voir comment
on peut ainsi fabriquer du "centre à la périphérie"
(appelé dans ce texte "dimension 0") par combinaison des trois paradoxes
cités. Ce texte montre d'ailleurs également comment se fabrique
ensuite chacun des trois suivants par permutation circulaire dans leur
combinaison, et l'on peut également utiliser les tableaux de synthèse
des cycles suivants pour voir comment vont évoluer les combinaisons
de paradoxes jusqu'à la période contemporaine, avant que
la musique comme la société ne quitte le fonctionnement en
organisation pour adopter celui du noeud.
Le fonctionnement interne du "canon" du Tractus du Requiem de Johannes Ockeghem
L'extrait que nous
analysons est la première moitié du Tractus du Requiem de
Johannes Ockeghem. Ockeghem est né en Flandre vers 1420 et mort
à Tours en 1497, après avoir été le maître
de chapelle des rois de France Charles VII, Louis XI et Charles VIII.
Il est interprété
par l'Ensemble Organum sous la direction de Marcel Pérès.
[édité
chez Harmonia Mundi dans un disque intitulé
"Ockeghem - Requiem". Numéro de catalogue HMC
901441
accès à sa présentation sur le site d'Harmonia Mundi]
[piste 16 du disque
6 du coffret "Les Très Riches Heures", minutage spécialement analysé : de 0 à 3'26]
À défaut d'en disposer, vous pouvez écouter l'extrait ici ou là
ou encore ici :
Pour les personnes
qui n'ont pas à leur disposition ce coffret d'Harmonia Mundi, mais
qui ont accès à celui édité par Naxos intitulé
"du Moyen Age à la Renaissance" [Réf. 8
550 309], il est signalé que les développements
qui suivent valent mot pour mot pour la fin du Gloria de la "Missa L'homme
armé" de Guillaume Dufay (vers 1400 - 1474), qu'ils trouveront sur
la piste 3 du disque Réf 8.553087 qui se trouve dans ce coffret
[minutage 4'15 à 6'57]. Ce disque peut
aussi être acheté indépendamment du coffret, l'interprétation
en est de l'Oxford Camera, sous la direction de Jeremy Summerly.
À défaut d'en disposer, vous pouvez écouter l'extrait ici
ou encore ici :
Quand commence le Tractus,
progressivement les voix se décalent, et bientôt s'installe
la structure caractéristique d'un "canon". Un canon est la répétition
décalée d'une même mélodie, tel qu'on le fait
par exemple d'habitude lorsque l'on chante "Frère Jacques". Les
premiers exemples de canons connus nous sont parvenus de l'Angleterre du
XIIIème siècle, mais l'apogée de cette technique se
situe vers la fin du XVème siècle, notamment avec Josquin
des Prés (vers 1440 - 1521 ou 1524) qui réalisa même
sa messe "Ad Fugam" entièrement en canon.
Le canon - aussi appelé
"imitation", ou "imitation en canon" - apparaît donc comme
une forme qui traduit spécialement bien les relations que les musiciens
du XVème siècle cherchaient à faire entendre. Or,
qu'entend-on justement lorsqu'une même mélodie est répétée
en canon ?
- on perçoit
la même musique en deux temps décalés, ou même
d'avantage si le canon est à plus de deux voix. Pour bien suivre
et donc bien entendre chacune des mélodies, il faudrait pouvoir
oublier les autres, mais il faut entendre les autres précisément
pour pouvoir aussi les suivre. Cette écoute multiple simultanée
étant impossible, on est sans arrêt à prêter
de furtives attentions à chacune afin de voir comment l'ensemble
évolue. L'impression qui ressort de cette écoute est que
chaque mélodie suit librement un parcours indépendant qu'elle
ne partage pas avec les autres, et que pourtant ces diverses voix qui s'agitent
séparément restent en permanence coordonnées les unes
avec les autres pour générer ensemble cette texture commune
où elles se font échos. Cette façon de s'agiter ainsi
librement à plusieurs tout en restant coordonnés, correspond
parfaitement à la définition que l'on a donnée de
la traduction en musique du paradoxe "mouvement d'ensemble / autonomie".
Ainsi dans ce canon
d'Ockeghem se mélangent trois effets paradoxaux sans pourtant que
l'un puisse s'entendre indépendamment des autres, car ils s'organisent
dans une structure qui les satisfait tous les trois mais qu'aucun ne peut
faire à lui tout seul :
- le "mouvement d'ensemble
/ autonomie" permet que des voix différentes s'interpénètrent
de façon cohérente, mais il pourrait se contenter de cela,
sans obliger à ce que les mélodies qui s'interpénètrent
soient identiques. Cela ne gênerait pas son besoin d'autonomie que
les parcours entrelacés fassent des contorsions différentes.
- "l'entraîné
/ retenu" oblige lui à ce que cette cohérence voulue par
le paradoxe précédent s'incarne sous la forme d'un retour
régulier de la même chose. Mais lui aussi pourrait se contenter
de cela, sans pour autant que la structure n'ait la rigueur d'une "règle-kanôn"
qui fasse que même entre les moments de retour cela soit aussi la
même chose.
- c'est le "fermé
/ ouvert" qui veut cela, pour que la liberté que prend chaque voix
de faire à tout instant autre chose que les autres, se combine paradoxalement
avec la contrainte de faire tout le temps la même chose que ce qu'ont
fait les autres aux instants d'avant.
Dans l'analyse de l'extrait
de la Messe de Tournai qui relève de l'Ars Nova, nous avions aussi
trouvé un passage dont les voix qui fusaient de tous côtés
servaient simultanément à exprimer divers paradoxes associés
(d'ailleurs les mêmes que ceux que nous analysons actuellement)
[
voir successivement dans une autre fenêtre les trois paradoxes ainsi
exprimés]. Mais alors l'effet obtenu était "ce qu'il
y a de commun entre les trois paradoxes", tandis que maintenant nous observons
"ce qu'ils font en commun". Alors chacun pouvait être entendu isolément
"à l'état pur", tandis que maintenant chacun se teinte des
autres et ne peut plus être entendu sans les déformations
que lui impriment les autres. Mais alors ils fonctionnaient "en classement"
et se faisaient valoir séparément sous les éclairages
différents que pouvait prendre cet effet commun, tandis que maintenant
ils fonctionnent "en organisation", ce qui signifient qu'ils s'imbriquent
profondément l'un dans l'autre et s'organisent pour faire quelque
chose en commun.
L'allure générale de la musique Renaissance
Au début du
Tractus les voix se décalent progressivement, et ce n'est qu'au
bout d'un moment que la structure bien décalée d'un canon
nous apparaît. Aux reprises suivantes les voix entrent à tour
de rôle, chacune imitant ce que la précédente à
fait l'instant d'avant, ce qui contruit plus rapidement l'allure en canon.
Dans les deux cas le démarrage permet de bien installer en nous
l'idée qu'il y a plusieurs voix distinctes, et que ces voix trament
ensemble quelque chose. Mais au bout d'un moment il devient difficile de
conserver en nous la totalité de l'évolution de chacune des
voix, et ce qui nous apparaît plutôt c'est l'idée d'une
texture régulière dans laquelle des voix différentes
viennent à tour de rôle répéter la même
évolution, souligner le même accent.
C'est le moment de
nous occuper du quatrième paradoxe, celui du "centre
à la périphérie". On a dit que sa caractéristique
en musique était de faire qu'à chaque instant il y ait des
événements semblables qui se produisent simultanément
ou qu'il y ait des voix semblables qui s'accompagnent en choeur, et que
de plus chaque instant qui passe ramène des événements
semblables. Or c'est ce que permet précisément la structure
du canon si on la regarde d'un peu loin (à grande échelle
donc) et sans chercher à comprendre les complexes relations internes
qu'elle sous-tend : grossièrement cette structure apparaît
effectivement faite de voix semblables, et ces voix semblables enlacées
ramènent toujours les mêmes effets. On peut donc dire que
cette structure utilise "verticalement des voix semblables" (toujours l'une
est au-dessus de l'autre), et ces voix semblables ramènent toujours
"horizontalement" des choses semblables. "Verticalement" correspond à
l'aspect synthétique du paradoxe (celui qui s'entend à tout
instant), et "horizontalement" correspond à son aspect analytique
(celui qui s'éprouve dans le temps qui passe, en comparant ce qui
se fait à un moment par rapport à ce qui s'est fait avant).
[
voir ces notions dans une autre fenêtre]
Au-delà de cet
exemple que nous sommes en train d'analyser, il est important que remarquer
que, plus généralement, toute la musique de la Renaissance
se caractérise par ces deux effets :
- elle abandonne la
dissymétrie des voix qui se faisait entendre aux époques
précédentes : il n'y a plus une voix "de teneur" et une voix
"ornementale" qui l'accompagne en faisant des virevoltes diverses toujours
subordonnées au parcours de la voix "principale", mais il y a maintenant
des voix égales, ayant le même statut, la même importance.
- elle recourt fréquemment
à la technique de l'imitation d'une voix par l'autre ou par les
autres.
Ainsi, ces deux caractéristiques
principales qui différencient la musique de la Renaissance de celle
des périodes précédentes, se trouvent précisément
être celles qui correspondent à l'expression caractéristique
du paradoxe "du centre à la périphérie" (choeur de
voix semblables, et retour des mêmes effets dans le temps). C'est
donc bien sous l'allure générale imposée par ce paradoxe
que nous apparaît la musique renaissance.
Comment se modifie l'allure générale de la musique entre la Renaissance et la période de Bach
La technique du canon
ne peut cependant pas être identifiée avec la musique Renaissance
du XVème siècle. La musique du XVIème siècle
y aura fréquemment recours, et au début du XVIIIème
siècle un Jean-Sébastien Bach lui redonnera vie de façon
particulièrement fertile.
Pour observer comment
cette technique se transforme au XVIème, on peut évoquer
notamment Palestrina (1525-1594) qui a beaucoup utilisé ce procédé.
Si l'on écoute par exemple le canon qu'il utilise dans le début,
et surtout dans la fin, du Kyrie de sa "Missa Papae Marcelli" [disponible
notamment dans un disque Naxos 8.550573 faisant partie du coffret mentionné
au début du texte - par l'Oxford Camerata sous la direction de Jeremy
Summerly - piste 1 du disque, minutage préférentiel : de
3'18 à la fin], on y trouve un effet tout différent
de celui procuré par les canons d'Ockeghem et de Dufay : l'aspect
linéaire disparaît totalement, et les voix décalées
s'enlacent maintenant pour faire en choeur un motif qui semble tourner
en rond sur lui-même. Le paradoxe hégémonique qui donne
son allure d'ensemble à la musique a en effet changé : c'est
maintenant le paradoxe "entraîné
/ retenu" qui mène la danse, et ce choeur qui tourne en rond
est une façon de faire que la musique s'agite en permanence autour
d'un point fixe, l'agitation étant ici le mouvement circulaire et
le point fixe étant son centre. Sur cette grande forme tournante
- que pour ma part je ressens comme en creux - des voix vont et viennent
et se balancent occasionnellement d'un bord à l'autre, traversant
son centre de giration sans jamais s'y arrêter. Contribue à
donner de la profondeur à ce creux tournant, la force variable de
chaque voix : tantôt très forte et vibrant intensément
elle semble alors au premier plan, et tantôt éteinte ou assourdie
elle semble alors avoir momentanément regagné l'arrière
plan avant de revenir plus tard au devant et en pleine lumière.
À défaut de disposer du disque cité ci-dessus, vous pouvez écouter l'extrait ici
ou encore ici :
Des voix instrumentales
participent à ce rythme, et cela sans aucun écart par rapport
aux retours de la pulsation : elles participent donc complètement
à ce mouvement d'ensemble. Mais au lieu de se contenter de la monotonie
régulière des tambours et des claquements, elles accomplissent
entre chaque battement de pulsation des circonvolutions très libres
qui marquent leur autonomie d'expression. Deux voix se superposent aux
battements : une voix instrumentale principale qui fait de grandes contorsions
ou s'engage dans des retours de rythme plus rapides, et une voix plus discrète
qui bouge moins et partage parfois les scansions rapides de la voix principale.
Antonio Vivaldi (1678
- 1741) était contemporain de Bach. Créant une atmosphère
très différente mais construit exactement sur le même
principe, on peut notamment citer le second mouvement de son "Hiver" des
"Quatre Saisons" [disponible par exemple chez Teldec -
Réf. 4509-97208-2 - dans l'interprétation d'Il Giardino Armonico
-piste 11 du disque].
À défaut de disposer du disque cité, vous pouvez écouter l'extrait ici :
Les caractères principaux de la vie interne de la musique à l'époque de la Renaissance
Après ce voyage
dans le temps pour montrer comment évolue l'allure générale
de la musique entre le XVème et le XVIIIème siècle
européen, revenons au Requiem d'Ockeghem. Nous avons évoqué
son emploi de la forme en canon, mais comme on l'a dit plus haut c'est
surtout dans la période qui suit chaque reprise que cette forme
est clairement lisible. Non seulement à cause de la difficulté
à maintenir longtemps en nous-mêmes l'écoute simultanée
de deux fils musicaux qui évoluent décalés, mais aussi
tout simplement parce que la musique change progressivement, et qu'après
avoir installé l'autonomie des voix par le procédé
du canon, elle fait bientôt autre chose avec elles.
Nous allons examiner
successivement les principaux effets qui se présentent comme la
musique évolue, en attirant l'attention sur le fait que nous allons
examiner maintenant la vie interne de la musique et non plus son allure
d'ensemble, de telle sorte que nous n'avons plus à nous occuper
du paradoxe hégémonique, mais seulement des trois paradoxes
qui se combinent d'une façon qui évolue continuellement et
qui construisent ce faisant l'allure d'ensemble qui se présente
sous l'apparence du paradoxe hégémonique.
De façon générale,
les types d'effets que nous allons maintenant examiner ne sont pas spécifiques
du Tractus que nous analysons, mais se retrouvent sous des formes similaires
dans diverses musiques de cette époque.
Du fait du décalage
qui s'installe entre les voix, l'une d'elles fait par moment des évolutions
à l'intérieur de l'autre. Par exemple, l'une fait quelques
ondulations ou quelques variations rapides pendant que l'autre en est à
un passage où elle évolue plus lentement.
- l'autonomie de ce
qu'elles font n'empêchant pas de ressentir leur unisson dans une
évolution d'ensemble globalement semblable, nous entendons là
à l'oeuvre le paradoxe "mouvement d'ensemble / autonomie".
- les deux voix étant
liées l'une à l'autre dans ce mouvement d'ensemble commun,
et manifestant pourtant chacune leur liberté d'interpréter
chacune à leur manière ce mouvement commun, le paradoxe "fermé
/ ouvert" c'est-à-dire "prisonnier / libre" est donc également
en jeu dans cet effet.
Au total, le parallélisme
d'ensemble du mouvement des deux voix, marié à la différence
d'évolution de chacune dans le détail, se présente
donc comme le résultat du mélange du paradoxe "mouvement
d'ensemble / autonomie" et du paradoxe "fermé / ouvert". Mais si
l'on considère que dans cette évolution l'une des voix s'arrange
pour faire de brefs écarts de l'autre voix pour y revenir aussitôt,
on s'aperçoit que le troisième paradoxe, "l'entraîné
/ retenu" y trouve aussi son compte, mais en position à part : les
deux autres font ensemble un mélange, lui s'exprime isolément
"à l'état pur" à l'occasion de ce mélange.
Une autre caractéristique
de l'évolution de cette musique, très souvent présente
en général dans la musique Renaissance, est la façon
dont les deux voix jouent l'une par rapport à l'autre : à
tel moment elles semblent bien en phase, un peu plus tard l'une à
pris un peu d'avance sur l'autre, un peu plus tard encore elle est rattrapée
et même distancée par la seconde, puis à nouveau plus
tard elle s'est ressaisie et reprend la tête ou bien rejoint l'autre
dans un unisson, etc.
Il est important de
noter que ce jeu relatif des voix n'est perceptible que parce qu'elles
apparaissent toujours clairement comme des voix d'égale importance
: si l'une avait le statut de voix principale et l'autre de voix d'accompagnement
le même effet serait lu différemment, au titre de guirlandes
de l'une autour de l'autre et non de dialogue de voix égales.
- dans ce dialogue
donc de voix égales, elles se rapprochent et d'écartent sans
arrêt l'une de l'autre : on reconnaît le paradoxe "entraîné
/ retenu".
- elles sont nécessairement
coordonnées sur un rythme d'ensemble puisqu'elles s'accompagnent,
mais elles manifestent aussi simultanément leur autonomie dans la
façon d'accomplir ce parcours commun : c'est le paradoxe "mouvement
d'ensemble / autonomie".
Voilà donc
un effet qui résulte du mariage de deux paradoxes, qui ne sont pas
les mêmes paradoxes que ceux qui se sont mariés pour faire
l'effet que nous avions précédemment analysé.
Par moment les voix
font des choses très différentes l'une de l'autre, et par
moment elles se retrouvent à l'unisson, s'accompagnant alors quelques
temps en faisant exactement la même évolution.
- dans l'alternance
de moments d'évolutions autonomes et de moments à évolution
en parfait ensemble, on lit sans conteste l'oeuvre du paradoxe "mouvement
d'ensemble / autonomie".
- dans l'opposition
entre des moments où les voix passent leur temps à s'écarter
l'une de l'autre et des moments où elles sont l'une sur l'autre,
on voit aussi le travail du paradoxe "entraîné / retenu" qui
exprime la confrontation entre la répulsion et l'attirance.
- enfin, dans l'opposition
entre les moments où les deux voix s'attachent complètement
l'une à l'autre et les moments où elles suivent librement
chacune leur propre parcours, on voit aussi à l'oeuvre le paradoxe
"prisonnier / libre".
Cet effet résulte
donc de la combinaison de l'ensemble des trois paradoxes associés.
Dans le passage que
l'on a cité de la Messe "L'homme armé" de Dufay, on rencontre
aussi un effet qui n'est pas présent dans le Tractus du Requiem
d'Ockeghem, mais qui mérite d'être signalé. Il s'agit
de moments où l'une des voix semble comme arrêtée sur
place, et une autre soudain la traverse, s'échappe en avant.
- l'une fait donc
un point fixe et l'autre traverse ce point fixe : c'est une manifestation
du paradoxe "entraîné / retenu".
- l'une est prisonnière
à ce point fixe où elle s'arrête, tandis que l'autre
franchit librement ce passage : c'est le paradoxe "prisonnier / libre",
c'est-à-dire "fermé / ouvert".
- d'un autre point
de vue les deux voix participent à un effet qu'elles font ensemble,
celui de la traversée d'une voix par une autre. Dans cet effet commun
chacun a un rôle bien différent, puisque l'une est celle qui
traverse tandis que l'autre est celle qui se fait traverser. Le "mouvement
d'ensemble / autonomie" est donc aussi exprimé par cet effet, mais
dans un aspect différent de celui des deux autres paradoxes.
Voilà donc
encore un mariage à deux dans lequel le troisième trouve
son profit.
Récapitulation du mode de fonctionnement de la musique Renaissance
Si l'on récapitule
maintenant tout ce qu'on a observé dans le fonctionnement de ces
exemples de musique Renaissance, on peut donc dire qu'il y a :
- d'une part un paradoxe
hégémonique qui impose son allure d'ensemble à la
musique mais n'intervient pas dans sa vie interne (c'est le paradoxe du
"centre à la périphérie"),
- et d'autre part trois
paradoxes qui s'associent à plus petite échelle dans des
combinaisons toujours changeantes, parfois à deux, parfois à
trois, parfois à deux plus un, et en permutant toujours leurs rôles
et leurs importances relatives dans ces combinaisons instables qui sont
elles la vie même de cette musique.
Dans ce fonctionnement
par combinaisons fluctuantes, les divers paradoxes associés ne se
contentent pas de s'ajouter l'un à côté de l'autre,
mais ils se déforment et se teintent mutuellement, et le produit
qui résulte de leur combinaison n'est ni l'un ni l'autre mais véritablement
mixte, hybride. C'est là le principe de fonctionnement "en organisation"
de la musique, tel qu'il s'inaugure à l'époque de la Renaissance
en se différenciant du fonctionnement "en classement" qui a prévalu
jusqu'à l'Ars Nova du XIVème siècle, et tel qu'il
se poursuivra jusqu'à l'époque contemporaine, changeant au
fil des siècles les paradoxes ainsi associés à petite
échelle pour lui donner la vie, toujours sous l'égide d'un
paradoxe de plus grande échelle qui impose la forme d'ensemble de
la musique.
Ce mode de fonctionnement
est évidemment celui auquel nous sommes le plus habitués,
et l'incompatibilité du type d'écoute qu'il implique avec
le type d'écoute nécessaire pour écouter la musique
du moyen-âge, explique la difficulté qu'il y a pour nous à
entrer dans le monde de la musique de cette époque.
Les premières
étapes du fonctionnement "en organisation", celles qui appartiennent
au "mini-cycle" du point qui démarre le cycle du noeud (Renaissance
et siècles suivants), présentent cependant des difficultés
pour ceux qui n'y sont pas accoutumés, car elles chargent l'écoute
d'effets qui se tassent les uns sur les autres, précisément
comme des points à peine décalés l'un de l'autre.
La principe du chant en canon est un exemple caractéristique de
cette surimpression d'effets qu'il faut pouvoir entendre simultanément.
À partir du
"mini-cycle" suivant, celui du classement qui étale dans le temps
les effets les uns après les autres, en gros depuis Mozard et Beethoven,
l'écoute se porte d'avantage sur la transformation des effets au
fil du temps, ce qui permet alors une écoute moins attentive, moins
concentrée. Cela n'exclue pas l'écoute attentive, mais cela
permet de "rentrer" plus facilement dans la musique, et permet à
chacun de s'y initier à son propre rythme.
Quand arrive le "mini-cycle"
suivant, celui de l'organisation, les effets sont à nouveau malaxés
les uns avec les autres, ce qui donne à nouveau une densité
à la musique qui se prête mal à l'écoute légère.
On est alors au début du 20ème siècle et sa musique
n'est effectivement pas encore "digérée" par le grand
public.
On propose donc ici
que la structure même de la musique et le type d'écoute qu'elle
exige soit l'explication du fait que par "musique classique" on envisage
habituellement que la musique du 19ème siècle, c'est-à-dire
celle du "mini-cycle" du classement, où pour cette raison de "classement"
les effets sont pour l'essentiel étalés et différenciés
dans le temps les uns après les autres.
Mise à jour d'octobre 2001 :
Ces quelques remarques permettent de compléter cette analyse. Elles sont extraites de la partie du site intitulée "une histoire de l'art" qui traite spécialement de la musique. Mises à part ces quelques remarques que je conseille de consulter, le reste de ce texte est très abstrait et il n'est pas conseillé pour une première approche. Additif de mars 2002 : Dans le texte "le fonctionnement des paradoxes aux périodes récentes ", qui fait partie du "petit lexique" que l'on trouve en fin du sommaire général de la section musique, il est expliqué que la description ci-dessus du mode de fonctionnement de la musique depuis la Renaissance mérite probablemeent d'être sensiblement modifiée. On comprendra qu'il s'agit ici d'une recherche en cours, et pour cette raison certaines notions ne sont pas encore stabilisées. Pour le moment je préfère présenter simultanément les deux approches, malgré leurs légères différences, laissant le temps mieux décanter ces notions. |
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