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Le livre de Erwin Panofsky intitulé "Architecture gothique et
pensée scolastique" fait partie depuis sa publication en France
des textes de références de l'histoire de l'art en général
et de l'histoire de l'architecture en particulier.
Puisque précisément de nombreuses pages du site analysent l'architecture gothique, il apparaît opportun d'expliciter en quoi ces analyses se démarquent de la démarche de Panofsky. Le texte que j'utilise a été publié en 1967 aux Editions de Minuit, traduit et postfacé par Pierre Bourdieu. Sa publication originale date de 1951, et elle reprenait une série de conférences faites en 1948. Afin de faciliter la continuité de la lecture, les textes ou images appelées par des liens s'ouvrent dans une autre fenêtre |
L'idée de Panofsky est
que les architectes de l'époque, du fait de leur formation et de
leurs fréquentations des religieux, avaient l'habitude mentale de
penser de façon scolastique, et que c'est cette habitude qui les
a amenés à inventer les formes gothiques.
Pour Panofsky il y a une relation de cause à effet : ils pensaient
de façon scolastique et c'est pour cette seule raison que le gothique
a telles particularités et pas telles autres. Ainsi, dans son chapitre
2 (la force formatrice des habitudes), il écrit :
"on peut observer, me semble-t-il, une connexion entre l'art gothique
et la scolastique qui est plus concrète qu'un simple "parallélisme"
. . . Par opposition à un simple parallélisme, cette connexion
est une authentique relation de cause à effet".
L'un des principes essentiels de la pensée scolastique est "le
principe de clarification".
C'est parce qu'ils "se sentaient tenus de rendre palpables et explicites
l'ordre et la logique de leur pensée" (fin du chapitre 3 - le
principe de clarification), que les scolastiques auraient alors introduit
la présentation de leurs thèses sous la forme d'une décomposition
et subordination logique du tout en parties, et des parties en parties
homologues : l'ensemble du traité est divisé en "partes",
ces "partes" sont elles-mêmes subdivisées en "membra, quaestiones
ou distinctions", qui elles-mêmes sont subdivisées en "articuli",
etc.
Ainsi, alors que les écrits classiques antérieurs étaient
simplement divisés en "livres", la première des trois partes
de la Summa Theologiae de Thomas d'Aquin est organisée comme suit
:
I.
a)
1.
2.
3.
b)
1.
2.
3.
c)
1.
2.
3.
II.
a)
b)
c)
III.
a)
b)
c)
Selon Panofsky, cette habitude mentale de clarification transposée
dans l'architecture, aurait conduit à deux caractéristiques
essentielles du gothique :
1/ la transparence
2/ la divisibilité et subdivision uniformes
de toute la structure.
Il examine cela dans son chapitre 4, intitulé "le principe
de clarification dans les arts".
D'abord, la question de la transparence
Sur ce point je trouve que l'analyse de Panofsky est tout simplement
sans pertinence.
Ainsi, pour évoquer l'architecture romane dont le gothique va
se différencier, il cite l'exemple de Sainte-Foy de Conques dont
"la structure romane donne l'impression d'un espace déterminé
et impénétrable, tant de l'extérieur que de l'intérieur".
Par comparaison il explique que "l'architecture du gothique classique
sépare le volume intérieur de l'espace extérieur tout
en exigeant qu'il se projette lui-même, en quelque sorte, à
travers la structure qui l'enveloppe ; ainsi, par exemple, la coupe transversale
de la nef peut se lire sur la façade".
Et il donne alors comme exemple la façade de la cathédrale
de Reims (la légende de la gravure indique qu'il s'agirait de l'église
Saint-Nicaise de Reims, église maintenant détruite, mais
cela ressemble furieusement à la Cathédrale actuelle. Peu
importe).
Je dois avouer que j'ai beau regarder attentivement la façade
de Reims, sa débauche de gâbles et de pinacles qui "cachent"
le bas de la façade, sa galerie des rois rudement horizontale qui
contraste en haut avec les parties basses plutôt traitées
verticalement et les deux tours verticales qui repartent au-dessus : je
ne vois rien dans ce schéma de façade qui rappelle la volumétrie
de la nef intérieure qui se trouve derrière, ni rien qui
en fasse spécialement ressortir la coupe. Peut-être peut-on
y discerner vaguement la division en différentes nefs, mais c'est
bien tout.
À ce sujet, dans le chapitre 5 suivant, l'architecte de Notre
Dame de Paris qui n'a pas suivi la logique décrite par Panofsky
est tout simplement traité de malhonnête ! Je cite le passage
: "L'architecte de Notre-Dame qui avait la chance d'avoir une nef quinquepartite
prit le parti courageux - mais pas très honnête - de l'ignorer
et construisit une façade tripartite . . .".
De façon générale d'ailleurs, je trouve que les
volumes gothiques extérieurs sont très embrouillés,
et en particulier la présence de la forêt des arcs-boutants
vient souvent cacher la lisibilité des volumes du choeur et du chevet.
Comme exemple de roman, Panofsky donne l'exemple de Conques. Je n'ai
pas traité ce bâtiment sur le site, mais j'ai traité
du chevet de Notre-Dame du Port de Clermont-Ferrand [aller
à cette analyse, ou seulement voir
l'image utilisée].
Ce chevet de Clermont-Ferrand est vraiment très semblable à
celui de Conques, et on y trouve de façon très claire les
deux principes que Panofsky attribue pourtant en propre au gothique : l'articulation
du transept et des volumes du choeur évoque très clairement
depuis l'extérieur ce que l'on voit à l'intérieur
du bâtiment, et qui plus est, l'articulation entre le grand volume
arrondi du choeur et les plus petits volumes arrondis similaires des chapelles
qui se groupent autour de lui, répond parfaitement au principe d'articulation
entre "tout et parties homologues au tout" que Panofsky a relevé
dans le mode de présentation scolastique, alors que cette clarté
de décomposition est rarement visible dans l'articulation d'un chevet
gothique, précisément à cause des arcs-boutant qui
y brouillent la lecture des volumes.
En matière de "clarification" et de "transparence de la structure
depuis l'extérieur", je trouve que le Centre Georges-Pompidou à
Beaubourg fait également beaucoup mieux que la façade de
Reims : depuis l'extérieur on voit clairement le squelette de la
structure qui porte les étages, on voit depuis l'extérieur
les escaliers qui relient les niveaux, et on y voit même exprimée
de façon très explicite la "triperie" des tuyauteries qui
y distribuent les fluides et la ventilation alors que ces éléments
sont habituellement masqués. Doit-on croire que cette clarification
des fonctions, et la transparence voulue par Rogers et Piano depuis l'extérieur
de la structure portante et du fonctionnement interne, proviennent de leur
mode de penser spécialement scolastique ?
Et c'est sans parler de tous les bâtiments en verre complètement
transparents que l'on voit fleurir depuis quelques décennies : la
cause en est-elle dans un retour en force de la scolastique ?
Bref, sur ce point j'estime que le principe de "transparence" n'est
pas du tout un élément caractéristique du gothique,
et qu'il existe par contre quantités d'architectures qui répondent
mieux de ce type d'effet que l'architecture gothique.
Maintenant, venons en à "la divisibilité et subdivision uniformes de toute la structure"
Sur ce point Panofsky a effectivement relevé un effet récurent
dans l'architecture gothique.
Depuis les travaux de Benoist Mandelbrot ce type de disposition est
appelée "l'autosimilarité d'échelle", ce qui veut
dire que l'on retrouve dans toutes les divisions de la forme une structure
similaire à la forme à sa plus grande échelle.
En quoi cette situation est paradoxale, j'en traite dans la
présentation de cet aspect particulier du paradoxe un / multiple.
Dans les analyses d'exemples gothiques présentes sur le site,
on peut trouver des évocations de ce principe dans les textes consacrés :
- à
la transformation des fenêtres, du gothique classique au gothique
rayonnant (le paradoxe un / multiple est le 2ème paradoxe traité
dans l'analyse du croisillon Nord de St Denis)
- à
la transformation des chapiteaux et du triforium, du gothique classique
au gothique rayonnant (le paradoxe un / multiple est le 2ème paradoxe
traité dans l'analyse du croisillon Nord de St Denis)
- à
la flèche de la cathédrale de SENLIS (2ème paradoxe
traité)
- à
la rose du croisillon Nord de Notre-Dame de PARIS (2ème paradoxe
traité)
- à
la façade de la cathédrale de WELLS (2ème paradoxe
traité)
Il est à remarquer que le paradoxe "un / multiple" n'est l'un
des quatre paradoxes associés que pendant la période rayonnante
du gothique, et non pas pendant sa période classique. Cependant,
le paradoxe "même / différent" de l'époque classique
a la particularité de pouvoir aussi utiliser ce jeu de formes pour
faire "une même forme / reproduite à des échelles différentes".
On peut se reporter par exemple à l'analyse des piliers
à colonnettes de la cathédrale de LAON (4ème paradoxe)
et à la remarque que je fais à la fin de cette analyse.
Mon désaccord avec Panofsky sur ce point ne vient pas du peu de pertinence de sa lecture du gothique, mais du peu de pertinence de l'idée de relation de cause à effet entre la pensée scolastique et l'architecture gothique, et de l'idée selon laquelle ce type de subdivision de la partie en parties semblables serait spécialement gothique.
Ainsi, j'ai déjà évoqué ci-dessus le fait
que le chevet typiquement roman de Clermont-Ferrand [revoir
l'image], et donc nécessairement
antérieur à la pensée scolastique, montre le même
type d'agencement.
La pensée scolastique n'existait pas à l'époque
romane : elle ne pouvait donc certainement pas être "la cause" de
la forme du chevet de Clermont-Ferrand.
Mais on peut trouver plus éloigné dans l'espace et dans
le temps.
Ainsi, si l'on analyse les temples de l'Inde des 10ème et 11ème
siècles après J.C., on trouve à profusion des effets
d'autosimilarité d'échelle. Par exemple, le célèbre
temple
de Kandariya Mahadeo à Khajurao : sur une grande forme qui surgit
verticalement, surmontée d'empilements en couronnes, s'adossent
de plus petites formes semblables, surmontées de façon semblable
d'empilements en couronnes, et sur ces plus petites formes s'adossent d'encore
plus petites formes semblables, surmontées de façon semblable
d'empilements en couronnes.
On y retrouve exactement la structure reproduite plus
haut et employée par Thomas d'Aquin pour sa Summa Theologiae,
mais l'influence de la pensée de Thomas d'Aquin (né en 1225
- décédé en 1274) sur cette architecture fut probablement
très faible. Très faible du fait de l'éloignement,
mais aussi du fait que le saint homme n'était pas encore tout à
fait né au 11ème siècle.
J'ai donné l'exemple de l'Inde, mais j'aurais aussi bien pu donner
l'exemple de l'architecture kmer du 10ème au 12ème siècle
qui fourmille aussi de tels effets.
Par exemple : la sculpture qui occupe le haut du fronton de la bibliothèque
du temple
d'Ishvarapura à Banteay Srei qui date de 967 après J.C.
Le massif principal est accompagné de chaque côté
par un massif semblable mais plus petit.
Ce massif principal aussi bien que ces massifs latéraux, se
décomposent à leur tour en un massif principal prolongé
en dessous par deux massifs latéraux semblables. Le "massif principal
du massif principal" aussi bien que "le massif principal des massifs latéraux",
comprennent à leur tour un massif principal prolongé en dessous
par deux massifs latéraux semblables. Et cela recommence encore
une fois pour le nouveau massif principal considéré.
En Inde et au Cambodge on a donc les mêmes effets, mais la cause
"scolastique" ne peut être invoquée.
De mon point de vue, la cause de ces effets dans l'architecture n'est
pas dans la pensée des humains de ces sociétés, mais
elle est dans le stade de développement de la complexité
du fonctionnement de leur société.
Comme pour les phénomènes physiques [revoir ce
texte déjà cité ci-dessus, dans son second encadré
sur fond bleu], ce stade de développement générait
nécessairement des effets paradoxaux dans son fonctionnement, et
les individus pris dans ces réseaux sociaux devaient se construire
en générant en eux ce type là de fonctionnement paradoxal.
Cette nécessité est davantage expliquée dans le
texte "sur
l'utilité de l'art", et à la fin du texte "Un
exemple de complexité en évolution".
Si à l'époque gothique on trouve cet effet d'autosimilarité
d'échelle dans l'architecture, c'est donc qu'à cette époque
là le paradoxe "un / multiple" faisait partie des paradoxes avec lesquels
chaque individu devait se coltiner pour se construire en tant que personne
autonome dans ce type précis là de société.
Qu'à la même époque la scolastique invente le même
type de raisonnement et de présentation des raisonnements, n'est
bien entendu pas un hasard, mais il n'y a pas de relation de cause à
effet dirigé du mode de pensée vers l'architecture : le raisonnement
scolastique est, tout autant que l'architecture gothique, du côté
des effets et non du côté des causes.
Si ce type d'effet se retrouve dans l'architecture indienne des 10ème
et 11ème siècles, et aussi dans l'architecture kmer du 10ème
au 12ème siècle, cela provient tout simplement du fait que
ces sociétés étaient alors au même état de développement de leur complexité
que celui qu'atteindra la société occidentale aux 12ème
et 13ème siècles ainsi que le montre le tableau général de l'évolution
de l'histoire de l'art (étape C0-33) [l'ouvrir
dans une autre fenêtre] et le découpage des
étapes de la filière
indienne et de la filière
kmer.
N'en déplaise à l'occident, il n'était pas alors en avance sur l'orient, mais il était au contraire en retard de quelques siècles. Et ce n'est peut-être pas un hasard non plus si les mathématiques indiennes étaient alors en avance sur les nôtres, à tel point par exemple que les Indiens ont inventé le zéro avant l'occident qui leur a emprunté cette notion au 9ème siècle. Pour en finir avec cet effet d'autosimilarité, on peut mentionner qu'il n'est pas réservé à cet état là du développement de la société humaine, mais qu'on le trouve à d'autres époques, certaines bien antérieures à celle de Thomas d'Aquin, puisqu'on le trouve dans l'art dès la préhistoire. Le lien qui mène à cette page donne des exemples de cet effet, dans diverses périodes de l'histoire de l'art |
Dans un 5ème chapitre,
Panofsky traite d'un autre aspect de la scolastique et du gothique, concernant
l'affrontement et la conciliation des contraires, et il traite également
des errances vers les solutions extrêmes opposées qu'ont manifesté
les gothiques avant d'aboutir à la solution finale qui rend le mieux
compte des contradictions qu'ils avaient à concilier.
Qu'une oeuvre d'art intègre des contradictions, c'est ce qui
est montré dans tous les exemples du site et il est évident
que cela ne concerne pas spécifiquement l'architecture gothique.
Que la création avance et recule en testant sans arrêt
des solutions extrêmes opposées avant de trouver la solution
qui rend compte de façon la plus équilibrée des conflits
plastiques à l'oeuvre, c'est d'une telle banalité pour quiconque
s'est lui-même frotté à la création, que ces
développements ne montrent que l'inexpérience de Panofsky
qui n'avait probablement jamais connu en lui l'inquiétude créatrice
et l'impérieux besoin de trouver coûte que coûte l'accord
exact des contraires qui sans cesse se dérobe et sans cesse nous
interpelle.
Jamais la création ne parvient à son but en allant en
ligne droite et directement.
Ce serait trop facile . . . et d'ailleurs de quel ennui cela serait!
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