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nota : ce texte est aussi disponible en version pdf
L'art de la préhistoire est une affaire bien trop importante
pour être confiée aux préhistoriens
- une analyse de la face arrière de la Vénus de Lespugue -
la Vénus de Lespugue, vue de dos
source de l'image : http://www.historiasztuki.com.pl/10_PRE-eng.html
Depuis la mise en ligne de cette analyse de la Vénus de Lespugue, j'avais toujours en moi une sourde d'inquiétude qui résultait de l'incapacité dans laquelle j'étais de traiter de l'espèce de pagne qu'elle porte sur la face arrière. Un pagne dont on se demande par quel moyen il est supposé être attaché sous les fesses et tenir ainsi. Qu'avait donc en tête la sculptrice ou le sculpteur de cette figurine pour lui graver cet étrange voile plissé sur les arrières cuisses et sur les mollets ?
Je n'ai jamais eu l'occasion de tenir cette figurine en main, et ne la connais que par des photographies. Le plus souvent, ces photographies se trouvent dans des ouvrages ou des articles de préhistoriens supposés bien connaître leur sujet, et l'on ne pense donc pas à y suspecter de grossières erreurs.
Pourtant, et de même façon que la guerre, selon Clémenceau, est une chose trop grave pour la confier à des militaires, la représentation et l'analyse des œuvres préhistoriques ne devraient pas être laissées aux préhistoriens, car ils ne sont même pas capables de distinguer le bas du haut.
Ce n'est que récemment, en consultant un article de Randall White sur la Vénus des Milandes, que j'ai découvert le pot aux roses. Celui-ci m'a amené, en effet, vers un autre article, écrit en 1989 par Yves Coppens pour l'Académie des Inscriptions et Belles Lettres.
Je cite un extrait de cet article de Coppens :
« … un détail anatomique saute aux yeux du moins averti : les fesses sont à l'envers. Le geste qui vient alors immédiatement à qui observe la statue est de la renverser pour les mettre à l'endroit. Et que voit-on alors apparaître ? Les 2/3 supérieurs d'un second personnage ! Les pieds et les jambes du premier figurent la tête du second, la constriction des genoux, son cou, ses cuisses, son buste, le pagne, sa chevelure, et c'est le second sujet, très vraisemblablement de sexe également féminin, qui a le sillon interfessier dans le bons sens. Le sujet principal demeure incontestablement le premier, celui qui a toujours été décrit et figuré à l'endroit : le second n'apparaît que de la tête aux fesses et seulement de dos ; je ne l'ai vu figurer nulle part dans le bon sens.
…
Cette apparente anomalie, observée, bien sûr, par beaucoup d'auteurs, n'a pas été prise « au sérieux ». Je voudrais m'opposer à ces opinions qui la mettent sur le compte, bien léger, de l'erreur ou de l'étourderie. « Du fait de la totale symétrie de la statuette, dit par exemple le Dr Luquet, l'artiste, lorsqu'il l'a retournée pour figurer la chevelure, s'est trompé de côté et a représenté celle-ci sur le verso de la mauvaise pointe, celle des pieds au lieu de la tête ». « Cette observation, complète Henri Delporte dans son ouvrage de 1979, L'image de la femme dans la préhistorique, plaiderait en faveur de l'erreur de l'artiste ». Et même mon grand prédécesseur au Collège de France, André Leroi-Gourhan, n'y voulait voir qu'une « hérésie anatomique » : « les reins, les fesses et les cuisses sont figurés, écrivait-il, avec un mépris flagrant de la réalité ». »
Je ne saurai dire si cette citation d'André Leroi-Gourhan m'a atterré ou si elle m'a mis en colère. Les deux, en fait. Elle signale une incompréhension consternante pour l'art préhistorique de la part de quelqu'un qui, aujourd'hui encore, en est tenu comme un grand spécialiste : il était incapable d'imaginer que les artistes préhistoriques puissent avoir d'autres intentions que de reproduire la réalité, c'est-à-dire de faire autre chose que les artistes académiques des siècles récents.
Quant au Dr Luquet et à Henri Delporte, ils manifestaient à leur égard un mépris étonnant, puisqu'ils les pensaient trop bêtes pour ne pas savoir dans quel sens ils tenaient une figurine, et capables de la sculpter à l'envers sans même s'en rendre compte.
Pour ma part, à en croire Coppens, je devrais admettre que je suis encore moins averti que les moins avertis en matière de fesses et de sillon interfessier, puisque je n'avais pas pensé à renverser les photographies de la face arrière de la Vénus, mais, à vrai dire, je ne prétends à nulle compétence particulière en matière d'anatomie fessière.
En effet, c'est évident dès qu'on l'a retournée : ce pagne bizarre et tenant on ne sait comment n'est pas un pagne. Ce que cet aplat figure, avec ses rayures légèrement ondulées et son bourrelet terminal, c'est une chevelure de femme, et ces cheveux prennent naissance sur le haut d'un crâne, tout comme ils le font de l'autre côté. Vénus aux cheveux courts pour celle qui a une tête presque toute ronde, et Vénus aux cheveux longs pour celle dont l'ovale de la tête s'allonge davantage pour correspondre à la forme du tibia et des pieds situés sur l'autre face de la statuette.
Les préhistoriens qui ont estimé que l'artiste s'était bêtement trompé de côté alors qu'ils ne pouvaient pas manquer de voir les cheveux déjà présents derrière la tête la moins allongée ont donc fait preuve de beaucoup de négligence. Car enfin, puisqu'il y avait déjà une chevelure visible à l'endroit qu'ils attendaient, c'est le reproche d'avoir fait deux chevelures qu'ils auraient dû faire à l'artiste, pas celui de s'être trompé de côté.
Deux figurines à la fois distinctes et combinées sur une même forme, c'était donc trop pour ces spécialistes de l'art préhistorique, mais c'est une couche de complexité supplémentaire qui a certainement été voulue par l'artiste, et c'est une couche de complexité que je n'ai pas encore analysée dans cette statuette.
Retour, donc, à l'analyse. Cette, fois en se concentrant sur le verso de la sculpture.
Pour cela, je reprends les effets paradoxaux dans l'ordre de présentation déjà utilisé pour son recto :
L'effet paradoxal de « l'homogène / hétérogène » :
Dans la forme régulière d'un losange dont la moitié haute et la moitié basse présentent de façon homogène le même aspect d'échelonnement de courbes en pyramide, coexistent donc deux figures hétérogènes l'une pour l'autre, puisque la perception de l'une oblige à abandonner la perception de l'autre. Les deux femmes sont suffisamment homogènes entre elles pour se glisser ensemble sur une même forme, et elles sont en même temps tellement hétérogènes l'une pour l'autre qu'elles ne peuvent pas cohabiter dans notre perception.
Il s'agit là d'une expression du type s2 de ce paradoxe.
La moitié haute et la moitié basse représentent de façon homogène la même chose : un dos de femme et l'arrière de sa chevelure. Mais ces chevelures sont hétérogènes dans leur apparence, puisque l'une est courte et disparaît imperceptiblement, tandis que l'autre s'étale en éventail, recouvre l'ensemble du dos et se termine nettement par une fronce bien marquée.
Il s'agit là d'une expression du type s10 de ce paradoxe.
L'effet paradoxal « rassembler / séparer » :
Deux figurines séparées sont ici rassemblées sur une même forme. Tellement bien rassemblées, d'ailleurs, que, comme on l'a vu, la plupart des préhistoriens n'en ont pas cru leurs yeux.
Il s'agit là d'une expression du type a3 de ce paradoxe.
La chevelure de la femme aux cheveux longs rassemble en une surface continue l'arrière de sa tête et l'ensemble de son dos. Ce faisant, la chevelure sépare nettement les deux bras l'un de l'autre.
Il s'agit là d'une expression du type s13 de ce paradoxe.
On vient donc de voir que la chevelure de la femme aux cheveux longs rassemble en une surface continue l'arrière de sa tête et l'ensemble de son dos. Par différence avec cette continuité presque plate, l'arrondi fortement marqué des bras marque une étape bien séparée entre l'arrondi les fesses et l'arrondi de la tête.
Il s'agit là d'une expression du type a4 de ce paradoxe.
L'effet paradoxal « synchronisé / incommensurable » :
On a donc vu avec l'expression s12, sur le recto de la statuette, qu'il n'était pas possible de percevoir simultanément une forme concave et une forme convexe. Il en va de même pour deux formes que l'on doit lire l'une tête en haut et l'autre tête en bas : elles sont incommensurables l'une pour l'autre puisqu'il faut désinstaller en nous l'une des perceptions si l'on veut réaliser la seconde.
Il s'agit là d'une expression du type s6 de ce paradoxe.
Pourtant, bien que nos lectures des deux femmes, tête-bêche, soient incommensurables l'une pour l'autre, nous percevons clairement qu'elles se synchronisent toutes les deux sur la même forme d'ensemble en losange.
Il s'agit là d'une expression du type s15 de ce paradoxe.
L'effet paradoxal « continu / coupé » :
La femme aux cheveux courts est celle qui est figurée au recto de la sculpture. Elle se continue donc sur son verso, mais elle est coupée à l'endroit où commence la femme aux cheveux longs.
Il s'agit là d'une expression du type a2 de ce paradoxe.
Les deux femmes génèrent ensemble une forme en losange continue, aidées en cela par le fait qu'elles partagent la même paire de fesses. Mais elles sont aussi coupées l'une de l'autre, puisque l'on ne peut pas passer en continu de la lecture de l'une à la lecture de l'autre, qu'il faut retourner la sculpture pour cela, et donc interrompre complètement notre lecture pendant le temps de ce retournement.
Il s'agit là d'une expression du type s4 de ce paradoxe.
La chevelure de la femme aux cheveux longs rassemble en une surface continue l'arrière de sa tête et l'ensemble de son dos. Ce faisant, la chevelure coupe les deux bras l'un de l'autre.
Il s'agit là d'une expression du type s8 de ce paradoxe.
On vient donc de voir que la chevelure de la femme aux cheveux longs rassemble en continu l'arrière de sa tête et l'ensemble de son dos. Par différence avec cette continuité presque plate, l'arrondi fortement marqué des bras forme, avec l'arrondi les fesses et l'arrondi de la tête, une suite de courbes qui sont bien coupées l'une de l'autre.
Il s'agit là d'une expression du type a7 de ce paradoxe.
L'expression paradoxale « effet d'ensemble / autonomie » :
Deux femmes bien autonomes l'une de l'autre, puisque vues à l'envers l'une de l'autre, font donc ensemble l'effet d'un jeu de courbes qui se combinent pour générer globalement la forme d'un losange.
Il s'agit là d'une expression du type s14 de ce paradoxe.
Les deux femmes proposent de la même façon, et donc ensemble, l'effet d'une pyramide de courbes dont le sommet est l'arrière de leur crâne et dont la base est formée par leurs larges fesses. Mais elles le font de manière autonome l'une de l'autre, puisque l'une le fait en présentant un crâne en forme de boule dont les cheveux ne dépassent guère, tandis que l'autre le fait en présentant un crâne en ovale très allongé duquel les cheveux pendent longuement en s'évasant.
Il s'agit là d'une expression du type s10 de ce paradoxe.
Christian RICORDEAU
Dernière mise à jour de ce texte : 12 février 2012