PEM et acides aminés dans les météorites
Y.Ellinger (1), M.Lattelais (1), B. Zanda (2), F. Pauzat (1) - elllinger@lct.jussieu.fr
(1) Laboratoire de Chimie Théorique (LCT), UPMC, UMR-CNRS 7616
(2) Laboratoire de Minéralogie et Cosmochimie du Muséum (LMCM), MNHN, UMR-CNRS 7202


Résumé de la présentation fourni par le conférencier. Les chondrites carbonées sont les objets les plus primitifs du système solaire ; en fonction de leur composition minéralogique et de leur niveau d’hydratation, elles se répartissent, en plusieurs groupes, notamment les CI (type Ivuna) et les CM (type Mighei). Des précurseurs prébiotiques chiraux (acides aminés) y ont été identifiés en proportions très différentes. En nous appuyant sur le Principe d’Energie Minimale, résultat d’une étude théorique basée sur des critères structuraux et énergétiques des molécules observées dans le milieu interstellaire, nous avons déterminé les formes les plus probables des principaux acides aminés. En corrélant ces formes (protonée, zwitterionique, aminonitrile) et les conditions de formation de ces molécules, nous avons pu proposer des environnements de formation différents pour les acides aminés trouvés dans ces deux groupes de chondrites, dont on peut penser qu’ils correspondent à des corps parents distincts.

3/ En préambule au compte-rendu de la présentation du chimiste Yves Ellinger, voici les fondements sur lesquels s'appuient sa réflexion. Parmi les penseurs de l'antiquité grecque, il en fut un dont les idées s'opposèrent radicalement à celles de ses congénères, mais servirent de ferment permanent pendant vingt cinq siècles. Il s'agit de Démocrite d'Abdère (460-370 avant J.-C.). "Homme de grande culture qui avait beaucoup voyagé, il réduisit l'immense diversité de la nature à l'expression d'une simple dualité, le plein et le vide. Selon lui, les atomes qui composent le plein se déplacent de manière tourbillonnaire dans tout l’univers, et sont à l’origine de tous les composés (du soleil à l’âme), y compris tous les éléments (feu, eau, air et terre). La génération est alors une réunion d’atomes, et la destruction, une séparation. C’est sous l’action des atomes et du vide que les choses s’accroissent ou se désagrègent : ces mouvements constituent les modifications des choses sensibles. Les mondes existent dans le vide et sont en nombre infini. Ces univers sont engendrés et périssables : certains sont dans des phases d’accroissement, d’autres disparaissent, ou bien encore ils entrent en collision les uns avec les autres et se détruisent. Les mondes sont ainsi gouvernés par des forces créatrices aveugles, et il n’y a pas de providence." Cette pensée matérialiste nourrit les réflexions européennes à partir du XVIe siècle pour prendre son essor dans le cadre de la pensée scientifique du XXe siècle. Niels Bohr (1913) affine cette représentation en décomposant l'atome en un noyau central formé de protons et de neutrons autour duquel gravitent les électrons. La physique quantique décompose à son tour les protons et neutrons en quarks. Einstein va encore plus loin en démontrant l'équivalence entre la matière et l'énergie. - Photo : Hubble collision galaxies. - Schéma : Atome -

Au siècle précédent, Dimitri Mendeleiev (1869) a conçu le tableau périodique des éléments (métaux, oxygène, carbone...) en fonction de leurs propriétés physico-chimiques, qui s'avère correspondre à leur classement par numéro atomique croissant (protons + neutrons) et en fonction de leur configuration électronique. En 2010 il comporte 118 éléments, allant de 1H à 118Uuo (de l'hydrogène à l'ununoctium). Mais d'où proviennent-ils ? Ont-ils été formés lors du Big Bang (théorie de la formation de l'univers émise en 1922 et 1927) ? La réponse est apportée par les chercheurs Geoffrey et Margaret Burbidge, William Fowler et Fred Hoyle (B2FH) qui présentent en 1957 une théorie complète de la nucléosynthèse stellaire et brossent un panorama de l'origine des éléments, depuis la fusion de l'hydrogène jusqu'à la production des éléments les plus lourds dans les supernovae. Seuls les éléments les plus légers se sont formés au Big Bang, à raison de 3/4 d'hydrogène et 1/4 d'hélium, tous les autres en dérivent en permanence grâce au phénomène de la fusion nucléaire qui se produit au coeur des étoiles. - Photo : Supernova 1987 A. -

Parallèlement à cette réflexion sur la matière se développe une réflexion sur la lumière. En 1666 Isaac Newton, faisant passer les rayons solaires à travers un prisme, obtient ce qu'il appelle un spectre : la décomposition de la lumière blanche en plusieurs couleurs grâce au phénomène de la réfraction. Joseph von Fraunhofer observe, décrit et dessine en 1814 le spectre du Soleil, puis en 1823 le spectre des planètes et des étoiles les plus brillantes. John Herschel et W. Fox Talbot suggèrent d'utiliser la spectroscopie pour l'analyse chimique des substances. Dès la fin du XIXème siècle, les chimistes (Bunsen, Kirchhoff) savent que la lumière émise par un élément "excité" (chauffé) se décompose en un spectre dont les raies sont caractéristiques, comparables à une "empreinte digitale" qui permet de le reconnaître. Avec les progrès de l'instrumentation, les scientifiques arrivent à analyser non seulement la composition des étoiles, mais aussi à partir de 1965 celle des molécules qui se forment dans les espaces intersidéraux glacés. En quarante ans, plus de 140 molécules sont identifiées, dont une grande partie est "organique", c'est à dire basée sur le carbone. - Photo : Le premier spectre du Soleil réalisé en 1817 et un spectre similaire de basse résolution contemporain. Document J.Fraunhofer scanné et composé par l'auteur et CNRS/BASS2000. -

C'est troublant, car ces molécules sont très fragiles. Elles évoluent dans des nappes gazeuses où l'on ne dénombre que 100 à 100 000 molécules par centimètre cube (10 puissance 19 dans l'air), à une température oscillant entre 10 et 100 K (-160°C) et où l’énergie thermique ambiante est incapable de créer seule la moindre réaction chimique. En 1990, Ian Smith et Bertrand Rowe de l’Université de Rennes (CNRS) découvrent en laboratoire qu’en présence d’un radical (des poussières carbonées telles la suie, les silicates, la glace ou les benzènes), des molécules neutres se constituent et ce, d’autant plus rapidement que la température est basse, entre 10 et 40 K. Ils trouvent dans leurs ballons des molécules organiques telles que NH3, C2N2, C2H4, C2H6, bref des complexes prébiotiques neutres. En effet, les poussières carbonées sont tellement froides qu’elles présentent une disparité dans la distribution de leur charge électrique. Lors d’une collision avec deux molécules, le froid leur donne le temps de trouver la bonne configuration spatiale leur permettant de réaliser une réaction chimique. - Photo : Nébuleuse de la Bulle, nuage moléculaire. -

L'espace interstellaire est un milieu très particulier où résident aussi des molécules qui, sur Terre, sont instables, tel le radical éthynyle (HCC), abondant dans la Galaxie, qui peut interagir avec un grand nombre d'autres molécules organiques (acétylène C2H2, nitrile propiolique HCºCCN, etc). On trouve même des molécules organiques ayant jusqu'à 13 atomes telle H(CºC)5CN. Ces découvertes remettent à l’ordre du jour l’hypothèse de la panspermie de Hermann Richter (1865). Reprise par Fred Hoyle, cette thèse scientifique propose que la Terre aurait été fécondée par des sources extraterrestres, des corps rocheux comme les comètes, porteuses de vie. Ces "bio-molécules" font l'objet d'une recherche intensive, dans l'espoir de déceler des acides aminés, "briques" élémentaires constituant les protéines et par conséquent éléments-clés pour l'apparition de la vie, qui ont été découverts dans des météorites sur Terre, mais n'ont pas pu être identifiés dans l'espace interstellaire jusqu'à ce jour.

C'est dans ce contexte que s'insère le travail du chimiste Yves Ellinger. 80% des météorites qui tombent sur la Terre sont des chondrites, des roches qui remontent à la formation du système solaire, et parmi celles-ci 20% sont des chondrites carbonées. Ces dernières sont classées en fonction de leur composition, que l'on pense être le reflet de "corps parents" dont elles seraient issues. Yves Ellinger en analyse deux groupes, CI et CM, parce qu'ils contiennent des précurseurs prébiotiques chiraux (acides aminés) en proportions très différentes. - CI signifie Chondrite Ivuna, du nom de la météorite tombée le 16 décembre 1938 en Tanzanie, caractérisée par la composition suivante : absence de chondres, 3 à 5 % de carbone, 20 % eau, silicates hydratés, magnétite, sulfures, acides aminés, composés organiques, et une densité de 2,5 à 2,9. CM signifie Chondrite Mighei, tombée le 18 juin 1889 en Ukraine et composée comme suit : Présence de mini-chondres, 0,6 à 2,9 % de carbone, 13 % eau, débris d'olivine et de pyroxène, densité de 3,4 à 3,8 -. Il cherche les raisons de cette disparité et fait l'hypothèse qu'elle est due à leur formation dans des lieux différents des espaces intersidéraux. Les CI ont une composition très proche de celle de la nébuleuse solaire et se sont probablement formées à sa périphérie. Les CM sont très riches en composés organiques mais plus sèches que les premières. - Photo : Chondrites carbonées. -

Yves Ellinger essaie donc de comprendre la façon dont les molécules organiques s'assemblent dans l'espace, pour ensuite en retirer des enseignements sur la composition des acides aminés inclus dans les chondrites carbonées (en gardant toujours en mémoire que l'on n'a pas encore réussi à détecter d'acides aminés dans l'espace, et que l'on ignore donc où et dans quelles conditions ils se synthétisent). Dans un premier temps, il choisit un échantillon représentatif des molécules détectées dans l'espace, composé de 7 nitriles, 1 acide, 1 éther, 3 aldéhydes, 4 cycles, 5 iso-nitriles, 1 esther, 3 alcools, 2 imines, et il observe pour chacune de ces molécules l'abondance de l'isomère le plus stable par rapport à celle des autres moins stables en fonction du lieu où ces molécules ont été observées (les nuages moléculaires MC, les noyaux chauds HC, les régions de photo-dissociation PDR, les étoiles à branche géante asymptotique AGB) (isomères : deux molécules qui possèdent la même formule brute mais ont des formules semi-développées ou développées différentes) - tableau ci-contre -. Puis il détermine le moment dipolaire de chaque isomère et calcule la stabilité relative des isomères entre eux. Les isomères détectés sont inscrits sur un graphique (ci-dessous) qui met en évidence une relation entre la stabilité théorique et l'abondance observée. Cette relation est le Principe d'Energie Minimale. Le PEM est le résultat d’une étude théorique basée sur des critères structuraux et énergétiques des molécules observées dans le milieu interstellaire. Selon le PEM, l'isomère thermodynamiquement le plus stable est le plus abondant. Il existe une relation entre le rapport d'abondance de l'isomère le plus stable aux autres isomères de même formule brute et la différence d'énergie entre les deux isomères. Plus cet écart énergétique est important, plus le rapport d'abondance est élevé. Par exemple, si l'on prend la première molécule du tableau ci-contre, l'ion formyle HCO+ est plus stable que son isomère HOC+ - mais je ne sais pas interpréter l'avant-dernière colonne indiquant le rapport d'abondance. Est-ce qu'il signifie qu'il est compris entre 350 et 6000 dans les nuages moléculaires ? Pourquoi cette fourchette ? - Ce que dit Yves Ellinger (et que j'ai noté), c'est que le PEM n'est pas toujours respecté. Est-ce qu'il s'agit d'exceptions ? Quelle peut en être la raison ? Est-ce que la production de ces molécules est simplement le fait du hasard, se demande-t-il ? Ou bien les isomères se distribuent-ils selon une répartition de Boltzmann, c'est à dire en fonction de leur niveau d'énergie ? Ou bien encore est-ce le résultat de l'évolution dans le temps d'une répartition de Boltzmann ? Yves Ellinger fait l'hypothèse que le PEM s'applique lorsque s'est établi un Equilibre Thermodynamique Local (LTE) entre des précurseurs (les différents composants avant qu'ils ne s'assemblent en cette molécule) qui suivaient une répartition de Boltzmann. Après une évolution spatiale et temporelle, les isomères observés conserveraient la mémoire de la répartition de Boltzmann qui a prévalu chez les précurseurs.

Par ailleurs, s'il s'avère qu'il existe bien une synthèse abiotique des acides aminés dans l'espace à partir de ces composants observés, il devrait être possible d'en détecter, puisqu'on en a trouvé dans les chondrites carbonées tombées sur la Terre (notamment celle de Murchison, qui est une CM). Le plus simple des acides aminés est la glycine neutre (entourée de rouge sur le graphique ci-dessus), mais il ne s'agit pas de l'isomère le plus stable (entouré de vert). De toute façon, aucun des deux n'a été observé. On suppose que cet acide aminé s'est synthétisé grâce à une adsorption sur les grains présents dans le nuage interstellaire. Par contre, il y a d'autres conformères de la glycine. L'un d'eux (ci-dessus), caractérisé au laboratoire, pourrait être intéressant. D'autres aussi (à droite), mais ils sont inconnus en laboratoire. Il existe un précurseur possible de la glycine, l'aminoacétonitrile (noté à droite), qui a été observé, et d'autres candidats possibles qui sont compatibles avec le PEM (à gauche). - Schémas : 1- Conformère de la glycine caractérisé en laboratoire - 2- Autres conformères intéressants, mais non caractérisés. -

Si l'on examine des chondrites à la composition minéralogique et l'hydratation différente (CI et CM), leur concentration respective en acides aminés diffère également (30% de moins dans les CI). CI contient une plus forte concentration en ß-alanine qui n'est pas du tout la molécule la plus stable, de même que l'alanine biologique. Beaucoup d'espèces sont protonées (ajout d'un proton H+). C'est la glycine protonée qui est la plus stable, de même que les deux alanines protonées. Cette protonation bouleverse l'ordre de stabilité par rapport aux molécules neutres. Par contre, la glycine protonée n'est pas ionisée. Elle est plus stable dans un zwitterion ou un aminonitrile. - Schéma : Zwitterion -

Schémas : Comparaison des stabilités relatives des isomères de la glycine (bleu) et de l'alanine (jaune) sous forme simple (à gauche) et protonée (à droite)

Chaque acide aminé possède ainsi cinq formes possibles, la formule normale, protonée, ionisée, zwitterion et aminonitrile. Dans les chondrites de type CI, les espèces protonées de la glycine, de la bêta-alanine et de la gamma-ABA présentent une répartition quasi-Boltzmannienne lorsqu'on met en regard la stabilité et l'abondance. Il en va différemment dans les chondrites de type CM pour la glycine et l'AIB qui sont sous les formes zwitterion et aminonitrile et pour lesquelles il va falloir trouver une autre modélisation et une autre méthode expérimentale d'analyse.

En conclusion, les acides aminés des météorites dans le milieu hydraté des chondrites CI doivent se synthétiser sous la forme protonée au cours de la phase d'altération aqueuse du corps parent, avec un PH plutôt acide, tandis que dans le milieu plus sec des chondrites CM, ils se retrouvent sous la forme zwitterion/aminonitrile, soit au cours de la phase d'altération aqueuse du corps parent, avec un PH plutôt acide, à moins que ce ne soit une chimie du solide ?

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Société Française d'Exobiologie - Astronomie Côte Basque : Jean-Claude, Jean-Louis et Cathy
COLLOQUE D’EXOBIOLOGIE
27 au 30 septembre 2010