Molécules complexes dans la nébuleuse d'Orion : ad glycinam per aspera (*)
Didier Despois, C. Favre, N. Brouillet, A. Baudry (1), F. Combes (2), M. Guélin (3), H.A. Wootten (4), G. Wlodarczak (5)
1) LAB, U. de Bordeaux, OASU,CNRS/INSU,Floirac, France 2) LERMA, Observatoire de Paris, France 3) IRAM, St Martin d'Hères, France 4) NRAO, Charlottesville, USA 5) PhLAM, U. de Lille 1,Villeneuve d'Ascq, France
despois@obs.u-bordeaux1.fr

Quelles molécules ayant un intérêt pour la chimie prébiotique sont déjà présentes dans les régions de formation d'étoiles ? Ces molécules nous intéressent car via la formation des disques protoplanétaires, celle des astéroïdes et comètes dans ces disques et leurs rencontres - ou celle de leurs fragments (météorites et micrométéorites) - avec des planètes de type terrestre, elles sont susceptibles d'enrichir la chimie de ces planètes et de contribuer à des conditions favorables à une évolution vers le vivant. Depuis 1977 une molécule emblématique du vivant terrestre, la glycine, NH2CH2COOH, est recherchée dans le milieu interstellaire - elle n'a toujours pas en 2010 été observée de façon convainquante. En préparation à sa recherche au coeur d'une des plus importantes et proches régions de formation d'étoiles, la nébuleuse d'Orion, nous nous sommes intéressés à une molécule déjà complexe (pour un astronome...) le formiate de méthyle, HCOOCH3, pour comprendre sa répartition, ses mécanismes de formation, et affiner les méthodes de détection de molécules complexes en tirant partie des informations à la fois spectrales et spatiales contenues dans les cartes (à plus de 1000 fréquences) que nous avons obtenues avec l'interféromètre de l'IRAM au plateau de Bure, avec des résolutions allant jusqu'à 1000 UA - la taille d'un système planétaire en formation (cf. les fameux "proplyds" - proto-planetary disks).
Nous illustrons ici quelques aspects de cette recherche :
- les problèmes de "confusion spectrale" (analogues aux problèmes de coélution en chromatographie),
- l'utilité cruciale de l'information spatiale,
- la formation probable de HCOOCH3 dans les manteaux de glaces des grains interstellaires,
- la dichotomie prononcée entre la distribution spatiale de molécules azotées comme la formamide NH2CHO et des molécules oxygénées comme HCOOCH3 ou l'éther CH3OCH3,
- des limites supérieures sur l'abondance de molécules dont des "voisines" de la glycine, l'acide acétique CH3COOH et l'aminoacetonitrile NH2CH2CN, ainsi que le "présucre" CH2OHCHO (glycolaldehyde).

(*) "vers la glycine par des chemins escarpés."

5/ En préambule, voici un historique qui permettra de comprendre le contexte dans lequel s'effectuent les recherches actuelles de biomolécules dans l'espace. Parallèlement à leur conception matérialiste du monde, les atomistes antiques (Démocrite, Épicure, Lucrèce) pensent que les êtres vivants évoluent physiquement au cours du temps. Cette conception est reprise et développée par l'écrivain Al-Jahiz à Basra (Irak) au IXe siècle. Dans son Livre des Animaux, il dresse une anthologie animalière où l'évolution s'articule selon trois mécanismes principaux : la lutte pour l’existence, la transformation d’espèces vivantes et l’influence de l’environnement naturel. Ce thème est approfondi par le médecin perse Ali ibn Abbas al-Majusi au Xe s., puis le philosophe Nasir ad-Din at-Tusi, également perse, au XIIIe siècle. Ce dernier précise que l'évolution serait due à la sélection des meilleurs et l'adaptation des espèces à leur environnement. - Image : 7ème centenaire de la mort de Nasir ad-Din at-Tusi. -

Après une grande période en Europe où les idées fixistes prédominent (les êtres vivants ont été créés par Dieu tels qu'ils apparaissent aujourd'hui), le développement de la paléontologie et la découverte de fossiles de squelettes ne ressemblant à aucun squelette actuel font évoluer les esprits au début du XVIIIe siècle. Pour concilier ces découvertes avec les textes bibliques, Georges Cuvier expose sa théorie catastrophiste selon laquelle il y aurait eu une succession de créations divines entrecoupées d'extinctions brutales au cours des temps géologiques. Il admet ainsi que les espèces terrestres n'ont pas toujours été celles observées aujourd'hui, sans pour autant accepter l'évolution des espèces, ni admettre que les 6 000 ans estimés jusque là pour l'âge de la Terre sont trop courts pour y intégrer ces extinctions successives. L'idée d'évolution réapparaît au milieu du XVIIIe siècle avec Maupertuis et Buffon, mais la première théorie véritablement scientifique sur le sujet est élaborée par le naturaliste Jean-Baptiste (Pierre Antoine de Monet, chevalier) de Lamarck qui la publie en 1809 sous le titre 'Philosophie zoologique'. Elle est matérialiste, mécaniste et transformiste selon deux principes, la complexification sous la dynamique du métabolisme, et la diversification ou spécialisation sous l'effet des contraintes environnementales. - Illustration : Georges Cuvier (1769–1832). Recherches sur les ossemens fossiles... Vol. 4. Paris: Deterville, 1812. -

S'appuyant sur ces idées qu'il modifie après en avoir fait une lecture critique pour tenir compte de l'expérience acquise lors de ses voyages et de ses études, le naturaliste Charles Darwin publie en 1859 'L'origine des espèces' qui comporte une foule de preuves en faveur d'une transformation graduelle. Mais une transformation à partir de quoi et dans quelles conditions, cela, il ne s'en ouvre qu'en privé, dans une lettre écrite en 1871 à son ami le botaniste Joseph Hooker :

“On dit souvent que toutes les conditions de la première production d'un organisme vivant sont actuellement réunies. Mais si (et Oh! Quel grand si!) nous pouvions concevoir dans quelque petite mare chaude, avec toutes sortes de sels d'ammoniac et de phosphore, et en présence de lumière, de chaleur, d'électricité, etc., qu'un composé protéiné soit chimiquement formé pour entreprendre des changements encore plus complexes, au jour d'aujourd'hui une telle matière serait instantanément dévorée ou absorbée, ce qui n'aurait pas été le cas avant que des créatures vivantes soient formées." - Illustration : Caricature de Darwin en singe dans le Hornet magazine. -

Plusieurs autres révolutions conceptuelles ont lieu au XIXe siècle. Dès 1828, Friedrich Wöhler met fin au vitalisme qui prônait la nécessité d'un fluide vital pour animer les êtres vivants, ce qui les distinguait de la matière inerte : de façon fortuite, il réalise la synthèse de l'urée, un composé connu pour être seulement produit par des organismes biologiques, à partir du cyanate d'ammonium, composé inorganique. Grand collectionneur de météorites, il découvre en outre que certaines d'entre elles contiennent des composés organiques. Par ailleurs, l'idée que la vie puisse émerger du monde inerte est vieille comme le monde. Les civilisations antiques croyaient que les pucerons sortaient des bambous et que la boue pouvait engendrer des vers ou des grenouilles. Cette théorie de la génération spontanée, transmise par Aristote, traversera le Moyen-Age et sera évoquée à la Renaissance. Véhiculée par la tradition populaire, elle est encore tenace dans les esprits du XIXe siècle, particulièrement à l'égard des microbes et levures. Les expériences de Louis Pasteur y mettent un point final en 1861 lorsqu'il établit que dans un milieu isolé et convenablement stérilisé, la vie n’apparaît pas spontanément. - Illustration : La confection du pain au levain remonte à la plus haute antiquité. -

Dans la Grèce antique, Anaxagore de Clazomène (Turquie) postulait que les animaux étaient nés de semences tombées du ciel sur la Terre. Après l'annihilation de la théorie de la génération spontanée, celle de la panspermie revient à l'ordre du jour. Hermann Richter, Hermann von Helmholtz et Lord Kelvin proposent que des cellules vivantes voyagent à l'intérieur de météorites. Dans l'impossibilité d'expliquer comment des germes peuvent y être logés, le concept est modifié par le chimiste Svante Arrhenius : poussées par la pression du rayonnement, les bactéries seraient échangées entre systèmes planétaires. Au cours du XXe siècle, Paul Becquerel montre que, bien qu'elles puissent effectivement survivre deux années dans un froid extrême et le vide, le rayonnement solaire ultraviolet les tuerait rapidement, et il relègue la panspermie dans l'oubli. - Illustration : Gravure d'O. Magnus, datée de 1555, représentant une pluie de poissons. -

Toutefois, pour sortir du paradoxe de l'oeuf et de la poule, il faut bien imaginer, si l'on exclut l'intervention divine, que la vie a émergé de l'inerte. La faire venir d'ailleurs repousse le problème, mais ne le résoud pas. S'appuyant sur les études de Marcelin Berthelot sur la chimie organique basée sur la synthèse (1860), Alexander I. Oparin et John Haldane posent en 1924 les bases de la réflexion pluridisciplinaire sur les origines. Dans les premiers temps de la formation de la Terre, les trois composantes d'une 'abiogénèse' étaient en place: le réacteur (l'atmosphère terrestre), la source d'énergie (le soleil), les réactifs (tous ces gaz et composés chimiques). L'atmosphère primitive, selon Oparin et Haldane, différait considérablement de l'atmosphère actuelle qui contient 78% d'azote et 20% d'oxygène. Elle aurait été composée essentiellement de méthane, d'eau, de gaz carbonique, d'ammoniac et d'hydrogène sulfuré. Les océans auraient contenu des molécules organiques 'CHON' (carbone, hydrogène, oxygène, azote), c'est ce qu'on a appelé ensuite 'la soupe primitive'. Stanley Miller mène une expérience en 1953 au cours de laquelle il parvient à former des molécules biologiques en reconstituant les conditions initiales qui étaient sensées avoir prévalu sur Terre à ses débuts. Il envoie des décharges électriques dans un ballon contenant de la vapeur d'eau, du méthane, de l'ammoniac et de l'hydrogène et obtient des acides aminés simples, du formaldéhyde (H2CO) et du cyanure d'hydrogène (HCN). - Schéma : Expérience de Miller-Urey. -

Cette expérience est répétée par plusieurs équipes de chercheurs dans le monde, mais jamais on n'arrive à créer de molécules aussi complexes que l'ADN et encore moins une cellule vivante. En outre, les chercheurs divergent sur la composition de l'atmosphère primitive et sur la stabilité des produits obtenus. Cependant, aussi imparfaite soit-elle, l'expérience fait date et marque profondément les esprits. Pour les chercheurs présents à ce colloque de la Société Française d'Exobiologie, le raisonnement de base n'est pas remis en cause, il faut simplement affiner le modèle pour arriver à le rendre réaliste et opérationnel.

Une découverte en 1977 offre un renouvellement à ces réflexions. Le long des dorsales océaniques se trouvent des fumeurs noirs, sources hydrothermales à très hautes températures, découverts par hasard par le géologue John Corliss. Leurs environs immédiats abritent une faune et une flore adaptées à ces niches écologiques très particulières : absence de lumière du jour, relativement faible durée de vie de la source géothermique, fort gradient de température, très forte concentration chimique en produits soufrés, etc. Cet écosystème est donc indépendant de la photosynthèse, et il fonctionne grâce à la chimiosynthèse. Le flux de lave apporte des minéraux variés et susceptibles de réactions chimiques, qu'ont mis à profit des bactéries autotrophes spécifiques à cet environnement (métabolisme à partir du soufre notamment).

En 1984, Charles Paull découvre également des 'cold seep' (suintements froids) dans le Golfe du Mexique à 3200 mètres de profondeur. On en a trouvé ensuite un peu partout, le plus profond se situant en mer du Japon à 7300 mètres. Ce sont des lacs très salés au fond de l'océan qui ne se mélangent pas (ou très peu) avec l'eau environnante bien qu'ils aient la même température. Ils contiennent des éléments chimiques comme du méthane et du sulfure d'hydrogène. On trouve auprès de ces formations des animaux marins étranges comme des moules géantes, des palourdes, des crabes blancs, des vers tubulaires d'une longévité exceptionnelle (entre 170 et 250 ans). Toute cette faune vit en symbiose avec des Archaea et Eubacteria procaryotes développant une chimiosynthèse (qui remplace la photosynthèse) à base de sulfides et de méthane.

Avant que l'on découvre ces vies basées sur la chimiosynthèse dans le fond des océans, les progrès de la radioastronomie permettent de reconsidérer le milieu interstellaire que l'on imaginait inactif. En 1969, on décèle dans toute la galaxie du formaldéhyde H2CO, avec une abondance comparable à celle du radical hydroxyle OH. Longtemps délaissée, la théorie de la panspermie fait un retour sur le devant de la scène. Elle est soutenue par sir Fred Hoyle (décédé en 2001) et Chandra Wickramasinghe qui pensent avoir trouvé dans des observations spectroscopiques la preuve de la présence d'êtres vivants sur les comètes. Ces dernières, contrairement à l'objection formulée par Becquerel, pourraient en effet protéger les organismes des rayonnements ultraviolets, ainsi que de la chaleur au moment de l'entrée dans l'atmosphère terrestre. Les scientifiques commencent à s'accorder sur l'idée que la vie pourrait exister dans de nombreux endroits de l'univers. - Photo : Le satellite Iras. -

IRAS (Infrared Astronomical Satellite, «Satellite astronomique infrarouge») est lancé le 25 janvier 1983 et fonctionne pendant dix mois, jusqu'au 21 novembre 1983. Il a pour objectif de réaliser une cartographie complète du ciel dans les bandes infrarouges à 12, 25, 60 et 100 µm. Il découvre environ 500 000 sources d'émissions dans l'infrarouge dont de nombreuses n'ont pas encore été identifiées. Environ 75 000 d'entre elles sont soupçonnées d'être des galaxies de type starburst, c'est-à-dire dans leur phase de formation d'étoiles. La plupart des autres sources sont probablement des étoiles entourées de disques de poussières, éventuellement en train d'évoluer en système planétaire. Cette cartographie, obtenue à partir d'un instrument optimisé pour détecter des sources ponctuelles, est une réussite et donne une nouvelle vision de l'univers dans une fenêtre presque impossible à observer depuis le sol. Ainsi, environ 350 000 sources infrarouges sont cataloguées, la plupart étant nouvelles. Rappelons que, en astronomie, l'infrarouge permet d'observer des sources froides (de quelques dizaines de kelvins), ce qui correspond le plus souvent à de la poussière, précurseur ou fin d'étoiles. Didier Despois et son équipe étudient le secteur d'Orion et R. Monoceros, près de l'étoile supergéante rouge Bételgeuse, où se trouvent des nuages moléculaires interstellaires qui contiennent des précurseurs lointains des molécules prébiotiques.

Orion fait partie d'un immense complexe de formation d'étoiles qui se forment au sein du nuage interstellaire en même temps que les petits corps des disques protoplanétaires (proplyds). Dans la petite région KL du Trapèze dont on voit une image bien différente ci-contre, selon qu'on l'observe dans le visible ou l'infrarouge, une zone émet un fort dégagement d'énergie en rayons X, l'hydrogène H2 est excité : est-ce qu'une collision d'étoiles s'y est produite il y a 500 ans ? L'équipe Gomez interprète ce phénomène comme le produit de la désintégration d'un système d'étoiles multiples qui auraient été éjectées vers l'extérieur. Quant à Zapata, il le décrit différemment. Orion BN/KL semble dans un état 'désordonné' avec un grand nombre de structures allongées en forme de doigts découvertes il y a 30 ans. Récemment, il a été observé un phénomène encore plus atypique, une sorte de bulle vaguement sphérique qui se développe et dont la création remonte à 500 ou 1000 ans. Son centre coïncide avec la position initiale d'un système multistellaire massif aujourd'hui défunt qui a dû se désintégrer il y a 500 ans. La bulle et les doigts sont composés de gaz et de poussière qui ont dû composer l'enveloppe circumstellaire. Le noyau chaud (hot core) d'Orion, situé dans le quadrant sud-est de la bulle, est peut-être le résultat de l'impact de l'onde de choc contre un noyau massif et dense.

Sur le plateau de Bure à 2552 m d'altitude, dans le massif du Dévoluy (Hautes-Alpes), se trouve un réseau de radiotélescopes qui constitue un interféromètre millimétrique conçu par l'IRAM (Institut de Radioastronomie Millimétrique) et qui a commencé à fonctionner en 1988. Didier Despois l'utilise pour mesurer les masses de poussières et de gaz (évaluées en masses solaires) d'Orion KL qui a été divisé en plusieurs secteurs. Selon une publication de 2008, l'interféromètre a révélé la présence de plusieurs noyaux de 103 UA (unités astronomiques) de diamètre, notés Ca ( un noyau chaud d'environ 5,8 masses solaires), Cb (4,3 Ms), Cc (0,8 Ms) et Cd (1,4 Ms). Ils ont des signatures spectrales distinctes (ce qui signifie que ces nébuleuses n'ont pas la même composition).

Les observations avec le PdBI (interféromètre du Plateau de Bure) ont pour objectif de parvenir à déceler la glycine interstellaire (le plus simple des acides aminés, qui donne un goût sucré et peut-être utilisé comme exhausteur de goût E640), une recherche qui est menée de concert avec le télescope de 30 m de l'IRAM (près de Grenade en Espagne) et celui de Green Bank (en Virginie occidentale aux USA). Didier Despois mesure les températures des gaz qui vont de 80 kelvin à plus de 100 K, il calcule leur vitesse et il cherche des corrélations entre les formes de ségrégation chimique dans Orion. Cette région du ciel comporte différentes sources prébiotiques et possède une chimie très variée, que l'on essaie de comprendre en faisant des modèles à partir d'un petit nombre de molécules.

Des molécules complexes comme l'éthanol, le vinyl cyanide et le dimethyl éther montrent des distributions différentes et leur abondance relative varie d'un noyau à l'autre. On y détecte aussi du formiate de méthyle, qui a deux isomères (même formule brute, HCOOCH3, mais dispositions différentes des composants). Pour la petite histoire, cette molécule est utilisée dans l'industrie comme solvant : c'est l'ester de l'acide formique (le poison lancé par les fourmis et injecté par les abeilles). L'acide acétique a été repéré dans un petit nombre de régions. Par contre, on n'a détecté aucune base nucléique (molécules contenues dans les nucléotides qui sont des éléments de l'ARN et ADN), ni la glycine. On suppose qu'elles sont plus difficiles à déceler car ces molécules sont moins grandes et elles ne sont pas très volatiles. L'étude de ces biomolécules sera affinée dans quelque temps grâce aux observations à haute résolution du futur observatoire ALMA en construction dans le désert d'Atacama au Chili.

Didier Despois prend l'exemple du Methyl Formate dont il tente de comprendre la structure et surtout la formation. Sur la carte, on voit qu'il est détecté (MF 1 à 28) en divers points à proximité du noyau chaud (Hot Core) et de la zone intitulée Crête compacte (Compact Ridge). Se serait-il synthétisé à la surface de grains de poussière, et/ou en phase gazeuse à partir de son précurseur, le méthanol (CH3OH) ? Selon l'étude de Garrod & Herbst en 2006, ces scientifiques rappellent qu'on a longtemps pensé que les molécules organiques complexes se constituaient uniquement en phase gazeuse dans les régions de formation d'étoiles massives. Etant donné le faible rendement de ces synthèses lors des simulations en laboratoire, on imagina à l'inverse que ces molécules s'assemblaient à la surface des grains de 'poussière' interstellaire, mais on n'arrivait pas à en modéliser le processus. Cette nouvelle étude préconise qu'il s'agit sans doute plutôt d'une combinaison de ces deux facteurs. Dans les nuages moléculaires, les grains de poussière froids se couvrent d'un manteau de glaces formées à partir des gaz environnants, par accrétion et hydrogénation superficielle (H2O, CO et CO2, ainsi que méthanol, méthane, formaldéhyde, ammonia...).

A proximité d'une étoile en formation, le milieu s'échauffe à une température suffisante pour faire évaporer ces glaces par photodissociation. Des réactions chimiques se produisent à la surface des grains avec les radicaux (H, OH, CO, HCO, CH3,CH3O, CH2OH, NH et NH2) synthétisés sous l'effet des rayons cosmiques et des radiations UV (ultraviolet). Le réchauffement graduel des noyaux chauds est crucial dans la formation de molécules complexes, et il permet à ces radicaux liés plus fortement (que les glaces qui constituaient préalablement les manteaux de ces grains) de devenir mobiles à la surface des grains, sans s'évaporer (et donc de réagir entre eux pour former de nouvelles molécules). Ce type de chimie est capable de reproduire le haut degré de complexité constaté dans Sgr B2(N) (au Nord du nuage moléculaire géant de Sagittarius B2, dans le centre galactique), et il peut expliquer les températures et abondances observées des molécules organiques complexes déjà détectées, y compris la présence d'isomères structuraux. Beaucoup d'autres espèces complexes sont prédites par ce modèle. Il se peut que plusieurs d'entre elles soient détectables dans les noyaux chauds. Les différences de processus chimiques dans la formation d'étoiles à faible et forte masse sont aussi considérées dans les modèles, et l'on s'attend à ce qu'une plus grande complexité chimique soit rendue possible par des délais d'évolution plus longs.

Didier Despois étudie les variations spatiales de température. Par exemple, en MF1 au centre du Compact Ridge, le gaz de Methyl Formate évolue à une vitesse de 7,6 km/s, un mouvement qui est engendré par un réchauffement externe (du rayonnement). Selon la taille du faisceau, sa température augmente de 79 à 112 K tandis que le nombre de ses molécules décroît (cf. tableau). Il étudie aussi la structure de sa vitesse. La majeure partie du signal est émise à 8 km/s et il n'y a rien à 4-5 km/s (même dans le Hot Core). La structure Nord-Sud a une vitesse globale de 9-10 km/s qui se décompose en deux spectres. On constate une corrélation étroite entre les deux distributions, qui est à mettre en relation avec la molécule d'hydrogène H2 excitée sur le plan vibratoire. Des chocs détruisent le manteau de glaces des grains de poussière, mais engendrent-ils la production de Methyl Formate, ou bien seulement d'un précurseur (qui contribuera à le synthétiser en s'associant avec une autre molécule) ?

Hollis & al. observent la même région du ciel en 2004 avec le Green Bank Telescope et s'intéressent à un sucre à basse température, le Glycolaldehyde interstellaire (CH2OHCHO), un isomère de l'acide acétique de même formule brute (C2H4O2), qui a été détecté à la température de 8 K, mais également à 50 K avec le télescope de 12 m NRAO (National Radio Astronomy Observatory, Charlottesville, Virginia, USA). En 2006, c'est à l'Acétamide (CH3CONH2) qu'il s'intéresse, de même qu'au formamide (HCONH2), une molécule-parent éventuelle (à partir duquel l'acétamide a pu se synthétiser). Ces deux molécules sont les uniques espèces interstellaires observées avec un groupe NH2 lié à un groupe CO, ce que l'on appelle une liaison peptidique qui procure le lien pour la polymérisation des acides aminés. La réaction exothermique de la formamide en radical neutre avec le méthylène (CH2) permet peut-être la synthèse de l'acétamide interstellaire sous l'effet des chocs nombreux dans cette région de formation d'étoiles. Finalement, on se retrouve face à deux modèles : "la chimie de la comète fondue" et "la chimie prébiotique". Quels sont les rôles prébiotiques du méthyl formate HCOOCH3, du méthanol CH3OH, des "POM" (polymères), de la matière "insoluble" ?

En liaison avec "la chimie de la comète fondue", voici un extrait de site qui montre les raisons de l'intérêt porté aux comètes. Celles-ci constituent un important réservoir d’une grande variété de composés organiques décelés :

* A partir d’observations depuis la Terre qui ont conduit à la détection d’une vingtaine de petites molécules.
* A partir de mesures in-situ dans la coma de Halley par les sondes Giotto et Vega, qui ont permis la détection par spectrométrie de masse d’un grand nombre de molécules organiques plus « lourdes »
* A partir de simulations en laboratoire sur des mélanges de glaces (irradiation UV, protons...). Celles-ci conduisent à la formation d’un matériau organique réfractaire composé de nombreuses molécules complexes.

On considère que cinq familles de composés sont nécessaires pour permettre d’amorcer un processus d’évolution chimique qui pourrait conduire à l’apparition de la vie en présence d’eau liquide. Ce sont les acides aminés, les bases puriques (adénine, guanine) et pyrimidiques (cytosine, uracile et thymine), les sucres et les acides gras. Il est intéressant de noter que même si ces composés n’ont pas été détectés dans les comètes, faute de techniques d’observation suffisamment sensibles, mais aussi peut-être essentiellement car la synthèse de la plupart d’entre eux nécessite la présence d’eau liquide, ils peuvent être facilement formés dans les océans à partir de précurseurs cométaires qui ont déjà été détectés : HCN, HC3N, H2CO et CO.

Les autres produits nécessaires à la formation d’une protocellule selon Oro ont aussi été détectés. Le phosphore, qui est impliqué dans la synthèse des nucléotides, a été détecté dans les grains de la comète de Halley. Du nickel et du fer ont été détectés dans les comètes Ikeya-Seki et Halley. Une molécule comme l’adénine peut être synthétisée à partir de HCN (cyanure d'hydrogène) sans la présence d’eau liquide. De plus, lorsqu’on irradie des mélanges de glaces ayant une composition caractéristique de celle des glaces interstellaires ou cométaires, des molécules complexes sont synthétisées, et parmi elles la glycine qui est l’acide aminé le plus simple. Après hydrolyse acide du résidu des glaces après irradiation, d’autres acides aminés ont été identifiés : alanine, acide aminobutyrique. Ainsi, les comètes ont pu importer sur Terre les éléments prébiotiques, qui, une fois dans de l’eau liquide, ont permis la synthèse de toutes les molécules que l’on estime à ce jour nécessaires pour l’émergence de la vie. Mais avant d’ensemencer les océans, ces composés ont dû survivre à une pyrolyse éventuelle lorsque la comète a été ralentie et réchauffée lors de son entrée dans l’atmosphère, ainsi qu’à l’impact final ("chimie de la comète fondue").

Didier Despois évoque la découverte en 2005 par l'équipe Widicus Weaver & Blake du 1,3-dihydroxyacetone [ou DHA, CO(CH2OH)2], le plus simple ketose monosaccharide, dans le noyau chaud de Sagittarius B2(N-LMH). Il s'agit du plus simple des sucres (3C) avec L & D-glyceraldehyde. Neuf lignes d'émission possible du DHA ont été observées avec le Caltech Submillimeter Observatory, dont on a déduit une température d'excitation en rotation de 220 ± 65 K et une densité de colonne du faisceau moyen de (4.9 ± 2.2) × 10 puissance 15 cm-2 . DHA se place ainsi parmi les molécules complexes les plus abondantes détectées jusqu'à présent, alors qu'il n'apparaît dans aucune modélisation chimique de manteau de grain ou de nuage moléculaire. C'est le premier ketose interstellaire que l'on trouve. Il est plus stable que le glyceraldehyde CH2OH-CHOH-CHO. Certains de ses isomères (CH3)O-(CO)-CH2OH et (CH3)O-(CO)-O(CH3) pourraient s'avérer encore plus stables. En biologie, le DHA est utilisé dans de nombreux processus de synthèse (ATP, methanofuran,...) par le biais de son dérivé DHAP produit par glycolyse (oxydation en présence de glucose et émission de CO2).

Une ségrégation chimique s'effectue dans Orion-KL : selon les endroits, les molécules sont synthétisées, soit avec l'oxygène, soit avec l'azote. Plus généralement, on s'aperçoit qu'il n'y a pas un mode unique de synthèse des molécules dans l'espace comme on l'imaginait, mais plutôt diverses "soupes prébiotiques" correspondant à des environnements différents. Ces grands réacteurs de la chimie complexe du carbone agissent sur des durées très longues en des lieux aussi divers que les nuages interstellaires, la nébuleuse solaire, les comètes, astéroïdes et leurs fragments sous forme de météorites, les IDPs (les particules de poussières interplanétaires)..., les disques circumstellaires protostellaires, Titan, Mars (?), les océans enfouis sous la surface de corps glacés (comme dans Europe, satellite de Jupiter), la Terre primitive. Existe-t-il des méthodes communes à la chimie cellulaire et la chimie interstellaire (chimie de la combustion, chimies "non-finite") ? Didier Despois termine son exposé en évoquant les limites de la recherche et ce qu'il appelle la "falsifiabilité pratique". En effet, il est très difficile d'avoir une idée précise de la composition des grains interstellaires qui permettent justement cette synthèse de molécules prébiotiques. La télédétection a ses limites, il est très difficile d'aller voir sur place (trop loin, trop de temps, trop cher...).

Certes, il est possible d'intercepter des grains interstellaires de passage dans notre système solaire, mais est-ce que ce sont des grains "frais" ? - 100 parsecs, c'est la distance parcourue en 100 millions d'années à une vitesse de 1 km/s - Ces grains peuvent remonter à 4,6 milliards d'années, soit avant la formation du système solaire (ce qui les rend peu pertinents pour expliquer l'émergence de la vie sur Terre ?). Leur présence montre que l'accrétion n'est pas un phénomène général, contrairement à l'exposition au champ UV (ultraviolet) dans les espaces interstellaires. Le Methyl Formate, 10 000 fois moins abondant que la molécule d'eau H2O, est-il une molécule intéressante pour la chimie prébiotique (question que l'on peut se poser pour chacune des molécules organiques, comme le méthanol CH3OH par exemple) ? Y a-t-il un lien entre le Methyl Formate et les POM (polymères) ? Cette étude met en évidence l'importance probable de la chimie des manteaux de glace. L'exemple proche d'Orion montre la grande diversité des soupes (pré)biotiques : pour 1 000 étoiles, y a-t-il 10 000 planètes, dont 100 de "classe terrestre" ?

Pour éviter la confusion entre plusieurs molécules possibles et être sûr de ce qu'on observe, il faut associer la sensibilité des instruments à la qualité de la résolution spectrale et celle de la résolution spatiale. On ne pourra pas vérifier la composition des grains interstellaires in situ avant longtemps, par contre, on peut analyser des échantillons "ex situ" en effectuant des missions telles que Stardust. La nouvelle instrumentation qui se met en place au Chili, ALMA "Atacama Large Millimeter Array", avec la contribution de l'Europe, des USA, du Japon et du Chili, offrira une résolution bien supérieure à ce qui existe actuellement. La recherche s'oriente désormais vers l'étude de la chimie des chocs, celle des molécules assez abondantes, pour revenir ensuite à celles plus rares, plus complexes et "prébiotiques", grâce à une observation avec une résolution de 0,5" d'arc, soit 200 UA (unités astronomiques).

Note : Au cours du débat qui fait suite à cette première série de communications, Anny-Chantal Levasseur-Regourd évoque le projet européen SARIM (Sample Return of Interstellar Matter), car la mission américaine Stardust n'a pas donné beaucoup de résultat. Un consortium doit être constitué à cet effet. Harald Krüger (Max-Planck-Institut für Sonnensystemforschung) et Ralf Srama (MPIK) font partie des scientifiques qui s'investissent dans cette recherche sur la nature des poussières interstellaires qui a été formalisée sous la forme d'un programme pour la décade 2011-2020.

SOMMAIRE 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 16 17 18 19 20


Société Française d'Exobiologie - Astronomie Côte Basque : Jean-Claude, Jean-Louis et Cathy
COLLOQUE D’EXOBIOLOGIE
27 au 30 septembre 2010