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Magritte : les promenades d'Euclide
Le surréalisme est l'un des aspects de l'étape de l'histoire
de l'art où le paradoxe synchronisé / incommensurable domine
les paradoxes d'état. De façon triviale, on peut résumer
le principe de ce paradoxe par l'expression : " divers aspects sont en relation,
bien qu'ils n'aient absolument rien à voir les uns avec les autres
".
Le surréalisme doit son originalité à l'association
étroite de ce paradoxe avec un paradoxe de transformation qui peut
dire à peu près la même chose, du moins lorsqu'il concerne
le sujet même du tableau : il s'agit du paradoxe lié / indépendant
qui peut, lui aussi, signifier que les différents composants du tableau
sont liés entre eux sur le tableau, alors qu'en réalité
ils n'ont absolument rien à voir les uns avec les autres.
Comme souvent chez Magritte, l'amalgame privilégié de ces deux
paradoxes se retrouve également dans le titre de l'oeuvre.
Les Promenades d'Euclide, tableau de 1955 qui sera analysé ici, bien
sûr ne représente pas du tout Euclide en train de se promener,
mais il utilise des effets de formes géométriques et des effets
de perspective qui ne sont pas sans évoquer les mathématiques,
donc Euclide. Le boulevard de promenades que l'on voit en perspective n'a
donc rien à voir avec Euclide, il est complètement indépendant
du personnage d'Euclide, mais sa vue est donc liée d'une certaine
façon au souvenir d'Euclide, et c'est sur le tableau même que
ces deux notions indépendantes-incommensurables vont se trouver liées-synchronisées.
Nota : si vous souhaitez mieux repérer l'étape de l'histoire de l'art à laquelle
correspond Magritte et de façon générale le surréalisme, vous pouvez afficher ci-contre
le découpage des étapes qui correspondent à la période contemporaine, sachant que par convention
cette étape est numérotée D0-31.
Vous pouvez aussi consulter le tableau récapitulatif [il s'ouvre dans une fenêtre qui lui est réservée] qui indique en détail l'évolution des
paradoxes dans toute l'histoire de l'art.
Par situer l'étape D0-31 de Magritte par rapport aux autres artistes
analysés dans ce prélude initiatique, indiquons qu'elle vient
juste après celle qui concerne Brancusi, qui elle même vient
après celle de Matisse.
Magritte correspond à la même étape que Niemeyer
le paradoxe de transformation principal : relié / détaché
L'un des procédés principaux de ce tableau consiste à
superposer exactement un tableau situé dans une pièce et la
vue d'un paysage réel que l'on voit par la fenêtre.
Du fait de cette superposition, l'image du tableau se prolonge dans le paysage
qui se trouve autour de lui, et sous cet aspect le tableau est donc complètement
relié au paysage réel qui le prolonge.
Mais à gauche du tableau, sa tranche blanche marque une discrète
coupure qui détache l'image du tableau de son prolongement dans le
paysage réel. Sur le haut du tableau et sur sa droite, c'est une légère
différence de luminosité qui démarque le tableau de
son prolongement dans le paysage réel, et qui, ainsi, l'en détache.
Il s'agit de l'expression s3 du "relié / détaché".
Par la continuité entre l'image du tableau et le paysage qui l'entoure,
le tableau est donc relié en continu avec ce paysage.
Le chevalet qui porte le tableau ne participe pas, par contre, à cet
effet de superposition miraculeuse : il nous indique clairement que le tableau
est situé à l'intérieur de la pièce, qu'il est
donc complètement détaché du paysage qui, lui, est à
l'extérieur de la pièce. Les pieds du chevalet jouent le rôle
essentiel dans cette information, mais, dans le haut du tableau, la tête
du chevalet signale également de façon bien visible que son
bois est situé devant la fenêtre.
Il s'agit de l'expression a13-2 du "relié / détaché".
On vient de dire que le chevalet servait à couper le tableau du paysage
extérieur. Étonnamment, on peut aussi l'envisager dans un rôle
exactement inverse : il s'appuie sur le sol de la pièce, prolonge
donc ce sol, se relie à lui, puis il monte verticalement, se relie
en continuité avec le tableau qu'il porte, et puisque ce tableau se
prolonge dans le paysage extérieur, nous pouvons ainsi maintenant
nous relier à ce paysage. Ainsi, en suivant les pieds du chevalet,
puis ses montants verticaux, puis le tableau qu'il porte, l'intérieur
de la pièce se relie en continuité ininterrompue avec le paysage
extérieur.
La vive luminosité du paysage qui est vu par la fenêtre tranche
par contre nettement avec les tons sombres de l'intérieur de la pièce.
Cette brutale différence de clarté détache visuellement
le paysage extérieur qui, sous cet aspect, ne peut être ressenti
en continuité avec les murs intérieurs de la pièce.
Il s'agit de l'expression a14-1 du "relié / détaché".
Nous abordons maintenant le second " truc visuel " utilisé dans ce
tableau : grâce à un effet d'optique, le boulevard en perspective
creusé entre les maisons a la même apparence, mais en symétrique,
que le toit conique de la tour située à sa gauche.
Ces deux cônes, le réel et le virtuel, puisqu'ils sont semblables
et directement associés autour de l'axe de symétrie du tableau,
se retrouvent nécessairement reliés dans notre vision. Ils
sont aussi bien détachés l'un de l'autre, puisqu'un écart les sépare.
Il s'agit de l'expression s11-2D du "relié / détaché".
On vient d'indiquer que les deux cônes sont détachés l'un
de l'autre à cause de l'écart qui les sépare, mais indépendamment
de cette coupure physique, notre perception les détache aussi à
cause de leur nature très dissemblable : nous percevons l'un comme
un vrai cône à la présence tangible, tandis que nous
ne considérons le second que pour ce qu'il est, à savoir une
instable illusion d'optique.
On retrouve ce même principe dans le rapport entre le tableau installé sur le chevalet et le paysage
extérieur : grâce à la coïncidence optique
entre le paysage réel et la vue représentée sur le tableau,
l'image du tableau se relie de tous côtés au paysage extérieur,
mais comme nous savons qu'il y a une différence de nature entre le
paysage peint sur le tableau et la réalité des feuillages,
des maisons et du ciel que l'on voit par la fenêtre, instinctivement
nous détachons ces deux réalités, et ce faisant nous
détachons le tableau du paysage qu'on voit autour de lui.
Il s'agit de l'expression s2 du "relié / détaché".
Si l'on considère la réalité de la promenade qui s'enfile
en perspective devant nous, on ressent la continuité des plans qui
la forment : à gauche le moutonnement horizontal continu des toits
gris bleuté qui se retourne verticalement dans l'enfilade des façades
situées dans l'ombre et qui bordent le côté gauche de
l'avenue, puis ces façades se retournent pour devenir le sol de l'avenue
qui passe de l'ombre à la lumière, puis le plan de l'avenue
se retourne verticalement dans l'enfilade des façades situées
en plein soleil, puis, en se retournant cette fois horizontalement, ce plan
se continue en reprenant le moutonnement gris bleuté des toits situés
sur le côté droit du paysage.
Si l'on oublie maintenant cette réalité, et que l'on se laisse
prendre à l'illusion d'optique qui transforme l'avenue creuse en un
cône en relief, ce cône plein en relief soudain se détache
dans notre vision.
Si l'on considère la réalité, l'avenue en perspective
est donc reliée par des plans continus au reste du paysage, et si
l'on se laisse prendre à l'effet d'optique, le relief saillant d'un
cône en relief se détache donc du paysage alentour.
Il s'agit de l'expression a2-b du "relié / détaché".
Intéressons-nous maintenant au cône réel que forme la toiture de la tour :
- les pierres gris brunâtre de la tour se fondent
assez bien avec le vert terne du feuillage des arbres, de telle sorte que,
à ce niveau, la tour est bien reliée au paysage environnant.
- le toit conique par contre, prend de plein fouet la
lumière, et le fort contraste entre sa partie très éclairée
et sa partie très sombre, détache visuellement le toit du paysage
plus terne qui se profile derrière lui.
Il s'agit de l'expression a14-1 du "relié / détaché".
premier paradoxe de transformation secondaire : continu / coupé
La vue qui est représentée sur le tableau installé sur
le chevalet, se continue dans le paysage réel que l'on voit par la
fenêtre.
À gauche du tableau, sa tranche blanche coupe cependant la continuité
entre le paysage réel et le paysage représenté sur le
tableau. En haut et à droite du tableau, c'est la légère
différence de luminosité entre le paysage réel et la
vue représentée qui établit cette coupure.
Il s'agit de l'expression a10 du "continu / coupé".
Dans toute la largeur de la fenêtre, une vue panoramique continue nous
est présentée. Elle se décompose cependant en trois
étapes bien séparées : d'abord on voit un morceau du
paysage réel, puis on voit un tableau monté sur un chevalet,
et enfin on voit à nouveau un morceau du paysage réel.
Il s'agit de l'expression a13 du "continu / coupé".
Par le moyen du chevalet, nous pouvons passer en continu de l'intérieur
de la pièce au paysage extérieur : d'abord on considère
les pieds du chevalet qui adhèrent sur toute leur longueur au sol
de la pièce, puis, en suivant ses deux montants verticaux et après
le tableau qu'ils portent, on rejoint finalement la partie vue du paysage
sur lequel ouvre la fenêtre.
Si au lieu de lire l'intérieur de la pièce depuis le bas vers
le haut, nous lisons dans le sens horizontal, la fenêtre se présente
cette foisalors comme une franche coupure entre les deux rideaux, et plus
aucune continuité ne nous est proposée entre les parois de
la pièce et le paysage lointain que l'on voit par la fenêtre.
Il s'agit de l'expression a2 du "continu / coupé".
La perspective de l'avenue qui s'ouvre devant nous fuit en continu vers le lointain, sans que rien jamais ne vienne la couper.
Si en revanche on lit horizontalement le paysage, cette avenue en perspective
réalise une franche coupure dans cette vue panoramique, entaillant
brutalement la continuité compacte des bâtiments.
Il s'agit encore de l'expression a2 du "continu / coupé".
La tour avec son toit conique nous cache une partie des arbres et des bâtiments
qui sont situés derrière elle. Ce faisant, elle coupe leur
continuité.
La même chose vaut pour les montants verticaux du chevalet, qui coupent
la continuité horizontale du mur d'allège de la fenêtre.
Il s'agit de l'expression a10 du "continu / coupé".
Lorsque nous nous laissons aller à l'effet d'optique qui transforme
le creux de l'avenue en un cône virtuel, dans le moment même
où nous forgeons dans notre perception cette forme conique isolée,
afin d'imaginer la continuité conique de ce volume et sa partie située
en arrière, nécessairement nous le coupons des murs et des
toitures qui l'environnent.
Il s'agit de l'expression s10 du "continu / coupé".
deuxième paradoxe de transformation secondaire : lié / indépendant
Le paysage que représente le tableau installé sur le chevalet
est lié de toutes parts au paysage réel extérieur qui
le prolonge et qui finalement l'englobe complètement.
Mais nous considérons que le paysage réel que nous voyons par
la fenêtre, et le paysage peint que nous voyons sur le tableau, sont
des réalités autonomes, indépendantes.
Il s'agit de l'expression s14 du "lié / indépendant".
Le chevalet et le tableau qu'il porte sont liés au paysage extérieur
dans la hauteur du tableau, à cause de la continuité entre
la vue représentée et la vue du paysage réel.
Dans la hauteur du chevalet par contre, aussi bien dans la partie située
sous le tableau que dans la partie qui dépasse au-dessus, l'ensemble
que forme le chevalet et le tableau est clairement indépendant du
paysage extérieur.
Il s'agit de l'expression a8 du "lié / indépendant".
Le sol de la pièce et le paysage extérieur sont deux espaces
clairement indépendants, et par conséquent deux réalités
clairement indépendantes l'une de l'autre.
Le chevalet relie ces deux endroits puisqu'il se raccorde à chacun
: par son socle en H il adhère fortement au sol, et par le tableau
qu'il porte il se prolonge dans le paysage.
Il s'agit de l'expression s15-b du "lié / indépendant".
Le toit conique de la tour et le cône virtuel en trompe-l'oeil que
génère la vue de l'avenue en perspective, à cause de
leur ressemblance, se relient l'un à l'autre dans notre perception.
Mais l'ombre de la surface est à droite sur le cône du toit,
tandis qu'elle est à gauche sur le cône virtuel. Du fait de
cette différence, l'aspect de chacun des deux cônes reste indépendant
de l'aspect de l'autre.
Il s'agit de l'expression a16 du "lié / indépendant".
Le toit de la tour a la forme d'un cône. Par un effet d'optique, la
perspective de l'avenue peut elle aussi prendre la forme d'un cône.
Le toit de la tour et la perspective de l'avenue sont donc liés tous
les deux à la forme d'un cône. Ce sont pourtant des réalités
très indépendantes, puisque dans un cas il s'agit d'un cône
réel, alors que dans l'autre cas il s'agit d'un cône virtuel.
Le même effet vaut pour le paysage vu par la fenêtre dans sa
relation avec le paysage représenté sur le tableau : les deux
sont liés aux mêmes formes de bâtiments, d'arbres, de
rue et de nuages, mais il s'agit de réalités complètement
indépendantes l'une de l'autre, puisque l'une est un paysage réel
en trois dimensions, et que l'autre est un paysage peint en deux dimensions.
Il s'agit de l'expression s5 du "lié / indépendant".
troisième paradoxe de transformation secondaire : même / différent
Un tableau est posé sur le chevalet. Sur ce même tableau, plusieurs
cônes (c'est-à-dire différents cônes) sont représentés
: l'un qui correspond au toit d'une tour, et l'autre qui correspond à
l'illusion d'optique produite par l'avenue vue en perspective.
Il s'agit de l'expression s10 du "même / différent".
Le cône réel du toit et le cône virtuel créé
par l'illusion d'optique à l'emplacement de l'avenue en perspective,
ont exactement la même forme, celle d'un cône, de même
hauteur et de même ampleur.
Toutefois, dans le cas du toit de la tour, l'ombre se trouve du côté
droit, tandis que dans le cas du cône virtuel, l'ombre se trouve du
côté gauche. Les deux cônes identiques sont donc différents
sous cet aspect.
Il s'agit de l'expression s5 du "même / différent".
Mis à part l'inversion du côté ombré, les deux cônes ont donc exactement la même forme.
En fait, il s'agit pourtant de réalités très différentes
l'une de l'autre, puisque dans un cas il s'agit d'un toit réel, et
puisque dans l'autre cas il s'agit d'une forme virtuelle seulement générée
par un effet d'optique.
La même chose vaut pour l'image peinte sur le tableau posé sur
le chevalet dans sa relation avec la vue du paysage réel aperçu
par la fenêtre : les deux ont exactement la même apparence, mais
il s'agit de réalités complètement différentes,
puisque dans un cas il s'agit d'une image peinte sur une surface en deux
dimensions, et puisque dans l'autre cas il s'agit d'un paysage réel
qui s'étage dans un espace en trois dimensions.
Il s'agit dans les deux cas de l'expression s2-2 du "même / différent".
Un même paysage panoramique occupe toute la largeur de la fenêtre,
mais selon les endroits ce même paysage continu correspond à
des réalités différentes : si on le suit des yeux depuis
la gauche vers la droite, d'abord il s'agit d'une partie du paysage extérieur
réel qui est vu depuis la fenêtre, puis il s'agit d'un tableau
peint porté par un chevalet et situé à l'intérieur
de la pièce, puis il s'agit à nouveau d'une partie du paysage
extérieur réel.
Il s'agit de l'expression a5 du "même / différent".
le paradoxe d'état dominant : synchronisé / incommensurable
Le cône du toit de la tour et le cône créé par
illusion d'optique à l'emplacement de l'avenue en perspective, se
synchronisent pour avoir exactement la même forme. Étant donné
que les raisons qui nous font visualiser ces deux cônes n'ont rien
à voir l'une avec l'autre, cette synchronisation de leurs apparences
nous apparaît comme miraculeuse, absolument inattendue.
Il s'agit de l'expression a10 du "synchronisé / incommensurable".
Dans le cas du cône virtuel généré par un effet
d'optique à l'emplacement de l'avenue en perspective, il est tout
à fait étonnant que ce soit par la confrontation d'une surface
triangulaire sombre et d'une surface triangulaire claire, que l'impression
d'un volume en trois dimensions nous soit donnée. Comment, en effet,
une surface peut-elle être en même temps un volume ?
Il s'agit de l'expression a12 du "synchronisé / incommensurable".
Un autre miracle est la coïncidence exacte entre la scène représentée
sur le tableau et la vue réelle du paysage qui la prolonge dans un
synchronisme parfait. Or, le tableau correspond à une représentation
sur une surface en deux dimensions, tandis que le paysage réel s'étage
dans les trois dimensions de l'espace, et il se trouve que, pour parcourir
des yeux une surface, notre perception utilise des moyens qui sont sans rapport
avec ceux qu'elle utilise pour apprécier la profondeur d'un espace
en trois dimensions.
Il s'agit de l'expression a4 du "synchronisé / incommensurable".
En soi, il est déjà étonnant que la vue représentée
sur le tableau se prolonge exactement dans le paysage environnant. Mais ce
synchronise inattendu est encore plus surprenant si l'on considère
que le tableau n'est pas exactement vu de face, mais légèrement
de biais, comme le montre l'angle entre l'appui de la fenêtre et la
traverse du chevalet qui soutient le tableau.
Le paysage vu par la fenêtre est vu de face, et celui qui est représenté
sur le tableau est vu de biais : ces deux angles de vision n'ont rien avoir
l'un avec l'autre et devraient correspondre à des images différentes.
Étonnamment, elles se synchronisent pourtant exactement.
Il s'agit de l'expression s5 du "synchronisé / incommensurable".
premier paradoxe d'état dominé par le synchronisé / incommensurable : continu / coupé
Il a déjà été envisagé en sa qualité de premier paradoxe de transformation secondaire.
deuxième
paradoxe d'état dominé par le synchronisé / incommensurable
: lié / indépendant
Il a déjà été envisagé en sa qualité de deuxième paradoxe de transformation secondaire.
troisième
paradoxe d'état dominé par le synchronisé / incommensurable
: même / différent
Il a déjà été envisagé en sa qualité de troisième paradoxe de transformation secondaire.
dernière mise à jour : 8 octobre 2006