Barbare - barbarie : - La barbarie, ce n'est pas l'animalité, répétons-le : c'est le refus de la culture des autres. (HM-51)

- Il nous faut alors considérer la barbarie, non seulement celle que n'a pas encore pu chasser le progrès de la civilisation, mais aussi celle qu'a produite ce même progrès de la civilisation. On peut même dire que les formes nouvelles de barbarie, issues de notre civilisation, loin de réduire les formes anciennes de barbarie, les ont réveillées et s'y sont associées. Ainsi, il s'est développé une forme de barbarie rationalisatrice, technologique, scientifique, qui a non seulement permis les déferlements massacreurs de deux guerres mondiales, mais a rationalisé l'enfermement sous la forme de camp de concentration, rationalisé l'élimination physique, avec ou sans chambre à gaz, rationalisé la torture, la seule barbarie qui semblait éliminée au début du XX siècle, désormais restaurée et ré-instaurée par nazisme et stalinisme, utilisée par la France au Vietnam et en Algérie, et devenue pratique courante dans de nombreux pays d'Afrique, d'Asie, d'Amérique latine, sous forme réactionnaire ou révolutionnaire, "capitaliste" ou "socialiste".

- Marcuse avait bien vu que notre civilisation industrielle nourrissait en elle sa propre autodestruction. Auparavant, Walter Benjamin avait compris que tout développement de civilisation comportait son envers ou fondement de barbarie. Encore auparavant, avant même qu'Hitler accède au pouvoir, Freud avait vu que le développement de la vie civilisée, en refoulant et inhibant à grande profondeur notre propre barbarie mentale, favorisait l'accumulation souterraine de celle-ci, jusqu'au seuil explosif où elle éclaterait. Ainsi le développement manifeste de la civilisation est le développement d'une barbarie latente. (PSVS-81)

- Aujourd'hui nous nous rendons compte de ce qu'est la barbarie de notre société civilisée. Nous ne pourrons sortir de notre barbarie mentale que lorsque nous serons capables de considérer la complexité des phénomènes. C'est notre façon de voir qui doit changer. (SCC-84)

- La barbarie est dans la civilisation, non seulement au sens de Walter Benjamin pour qui toute civilisation naît de la barbarie, mais dans le sens complexe freudien (refoulement, non-annihilation de la barbarie par la civilisation) et aussi dans le sens organisationnel moderne (les développements conjoints de la science, de la technique, de la bureaucratie créent une barbarie civilisationnelle spécifique). (TP-93)

- Il y a plusieurs barbaries :

- une barbarie venue de fond des âges et qui se manifeste par la haine, le massacre, le mépris, l'humiliation;

- une barbarie proprement anonyme, destructrice d'humanité, de responsabilité et de convivialité, qui se développe avec l'extension du monde techno-bureaucratique;

- une barbarie également destructrice d'humanité qui se développe avec l'extension du profit en tous domaines et de la marchandisation en toutes choses;

- une barbarie proprement politique qui a atteint un apogée contemporain avec le totalitarisme. Cette dernière barbarie est assoupie, mais peut renaître sous de nouvelles formes.

- les autres barbaries sont en pleine activité et se sont entrassociées. (MD-94)

- La plus grande menace qui pèse sur la planète aujourd'hui tient en l'alliance entre deux barbaries : l'une qui, venant du fond des âges historiques, apporte guerre, massacre, déportation, fanatisme, et reproduit à travers des sociétés différentes les hiérarchies, dominations, exploitations des êtres humains dont celles propres au capitalisme ; l'autre qui, venant de notre civilisation techno-industrielle-bureaucratique, impose sa logique mécanique, glacée, anonyme, ignore les individus, leurs chairs, leurs sentiments, leurs âmes, et met au service des pouvoirs les armes de destruction et les moyens de manipulation.

- L'expérience de ce siècle pousse au pessimisme ; la tentative la plus formidable de supprimer l'exploitation de l'homme par l'homme et toutes les formes barbares de domination a créé une nouvelle forme barbare de domination et d'exploitation. Les conquêtes sociales des démocraties européennes, dont le Welfare, sont menacées par la mondialisation du marché, le déchaînement du profit, la précarisation du travail.

- La barbarie loin d'être résorbée, est ascendante en de nombreux points du globe. Un peu partout se décomposent l'éthique civique, le sens de la solidarité, le sens de la responsabilité. Comme dit Octavio Paz "nous ne sommes pas devant une négation critique des valeurs établies, mais devant leur dissolution passive". (Une planète, folio, p.17). (PC-97)

- Ce qui doit être questionné et problématisé aujourd'hui, ce sont non seulement les Barbaries et les Obscurantismes qui subsistent dans le monde contemporain, mais aussi les Barbaries et Obscurantismes nés de la modernité et qui, parfois alliés aux formes anciennes de Barbarie, déferlent sur notre siècle. Ainsi ce ne sont pas seulement les nouveaux déferlements du capitalisme, ce sont la techno-science, l'hypertrophie des Etats, leurs conséquences conjointes dans la technocratisation, la bureaucratisation, l'hyper-spécialisation généralisées comme dans la parcellarisation des existences, l'atomisation des individus, les dégradations écologiques et morales qui ont apportés, à l'intérieur d'abord de leurs progrès réels, puis menaçant de plus en plus ces progrès mêmes, une Barbarie propre à notre civilisation, un obscurantisme propre à nos esprits qui se croient rationnels. (TBF-99)

- Certes, la domination, l'oppression, la barbarie humaines demeurent et s’aggravent sur la planète. Il s'agit d'un problème anthropo-historique fondamental, auquel il n'y a pas de solution a priori, mais sur lequel il y a des améliorations possibles et que seul pourrait traiter le processus multidimensionnel qui tendrait à civiliser chacun de nous, nos sociétés, la Terre. (SSEF-00)

- (Les nouvelles barbaries) : C'est la conjonction, en une sorte de trinité, de formes de barbarie nées de notre civilisation. D'abord celle qui saute aux yeux des gens de gauche, qui ne voient que celle-ci : le capitalisme - encore ne faut-il pas oublier que le capitalisme a été aussi civilisateur. Le capitalisme n'est qu'un moteur dans cette barbarie qu'est le règne de l'argent et du profit, lié à l'expansion du marché non seulement dans le monde, mais dans tous les domaines de l'existence humaine. Il y a un rétrécissement de la part non monétaire de toute vie humaine. Tout est désormais marchandise. L'eau est devenue marchandise. Les gènes sont en train de devenir marchandise. Deuxième forme de barbarie : la technique, ou la technocratie, c'est-à-dire une forme de pensée qui applique aux humains la logique des machines artificielles. C'est-à-dire une logique déterministe, spécialisée, chronométrée. Les technocrates, les éconocrates jouent un rôle de plus en plus en politique. Or l'esprit de calcul ne s'embarrasse ni de la souffrance, ni de la joie, ni de tout ce qu'il y a d'humain. Le qualitatif est désintégré par le quantitatif.
     Et nous avons enfin une troisième forme de barbarie : la bureaucratie. Bien entendu, nous avons besoin d'administrations. Mais quand on voit comment sont cloisonnés les secteurs, quelles difficultés soulève la demande d'un simple papier d'identité dès lors qu'elle est faite par une personne née hors de France, on se dit qu'il y a encore beaucoup à faire dans ce domaine ! Voici réunis les barbaries qui forment notre trinité : la bureaucratie, la technocratie et le règne du profit. Et cette trinité nouvelle peut très bien s'allier à toutes les barbaries classiques que nous connaissons déjà. (ITI-00)

- Si les aspects les plus pervers, barbares et vicieux de l'être humain ne peuvent être inhibés, au moins régulés, s'il n'advient pas non seulement une réforme de la pensée mais aussi une réforme de l'être humain lui-même, la société-monde subira tout ce qui a jusqu'à présent ensanglanté et rendu cruelle l'histoire de l'humanité, des empires, des nations. (LIB.02)

- Les conceptions manichéennes s'emparent d'esprits faisant profession de rationalité. Les fous de Dieu et les fous de l'or se déchaînent. Les deux folies ont une connexion : la mondialisation économique favorise le financement du terrorisme qui vise à frapper mortellement cette mondialisation. En ce domaine comme en d'autres, la barbarie haineuse venue du fond des âges historiques se combine avec la barbarie anonyme et glacée propre à notre civilisation.

- Les nations ne peuvent résister à la barbarie planétaire sinon en se refermant de façon régressive sur elles-mêmes, ce qui renforce cette barbarie. (LM-12/03)

J'aimerais commencer en esquissant une anthropologie de la barbarie humaine. Tout au long de mes travaux, j'ai essayé de montrer que les idées d'homo sapiens, d'Homo faber et d'Homo economicus étaient insuffisantes : l'homo sapiens, à l'esprit rationnel, peut en même temps être Homo demens, capable de délire, de démence. L'Homo faber, qui sait fabriquer et utiliser des outils, est aussi capable, depuis les débuts de l'humanité, de produire des mythes innombrables. L'Homo economicus, qui se détermine en fonction de son intérêt propre, est aussi l'Homo ludens dont a traité Huizinga il y a quelques décennies, c'est-à-dire l'homme du jeu, de la dépense, du gaspillage. Il faut intégrer et lier ces traits contradictoires. Aux sources de ce que l'on va considérer comme la barbarie humaine, se trouve évidemment ce côté " demens ", producteur de délire, de haine, de mépris et de ce que les Grecs appelaient l'hybris, la démesure.
     On peut penser que l'antidote à " demens " se trouve dans " sapiens ", dans la raison, mais la rationalité ne peut se définir d'une façon univoque. Nous croyons souvent être dans la rationalité alors que nous sommes dans la rationalisation, un système tout à fait logique mais qui manque de l'assise empirique permettant de le justifier. Et nous savons que la rationalisation peut servir la passion, voire aboutir au délire. Il existe un délire de la rationalité close.
      L'Homo faber, l'homme fabricateur, crée aussi des mythes délirants. Il donne vie à des dieux féroces et cruels qui commettent des actes barbares. J'ai repris à Teilhard de Chardin le terme de " noosphère " qui dans ma conception désigne le monde des idées, des esprits, des dieux produits par les humains au sein de leur culture. Bien que produits par l'esprit humain, les dieux acquièrent une vie propre et le pouvoir de dominer les esprits. Ainsi la barbarie humaine engendre des dieux cruels qui, à leur tour, incitent les humains à la barbarie. Nous façonnons des dieux qui nous façonnent. Mais on ne peut réduire cette possession par les idées religieuses au seul aspect barbare. Les dieux qui possèdent les croyants peuvent obtenir d'eux les actes non seulement les plus horribles mais aussi les plus sublimes.
     Comme les idées, les techniques nées de l'humain se retournent contre lui. Les temps contemporains nous montrent une technique qui se déchaîne en échappant à l'humanité qui l'a produite. Nous nous comportons comme des apprentis sorciers. De plus, la technique apporte elle-même sa propre barbarie, une barbarie du calcul pur, froide, glacée, qui ignore les réalités affectives proprement humaines.
     Quant à l'Homo ludens, on peut remarquer qu'il a des jeux cruels, comme les jeux du cirque ou la tauromachie bien que d'innombrables jeux n'aient pas un caractère barbare. Enfin, l'Homo economicus, qui fait passer l'intérêt économique au-dessus de tout, tend à adopter des conduites égocentriques, qui ignorent autrui et qui, par là même, développent leur propre barbarie. Ainsi, nous voyons les potentialités, les virtualités de barbarie apparaître dans tous les traits caractéristiques de notre espèce humaine. (CBE-09)

La barbarie n'est pas seulement un élément qui accompagne la civilisation, elle en fait partie intégrante. La civilisation produit de la barbarie, particulièrement de la conquête et de la domination. La conquête romaine, par exemple, fut une des plus barbares de toute l'Antiquité : sac de Corinthe en Grèce, siège de Numance en Espagne, anéantissement de Carthage, etc. Pourtant la culture grecque s'est infiltrée à l'intérieur du monde romain devenu empire. D'où la parole fameuse du poète latin : " La Grèce vaincue a vaincu son farouche vainqueur. " La barbarie a ainsi produit de la civilisation.
     conquête barbare des Romains a abouti à une grande civilisation. En 212, l'édit de Caracalla donne la citoyenneté romaine à tous les ressortissants de ce vaste empire qui couvre l'Afrique du Nord, une grande partie de l'Europe de l'Est et l'Angleterre.

Il existe également une barbarie religieuse dont il faut parler maintenant. Dans l'Antiquité, les peuples du Moyen-Orient avaient chacun leur dieu de la guerre, impitoyable pour les ennemis. Toutefois, en Grèce comme dans la Rome antique, le polythéisme a permis la coexistence entre différents dieux. Le polythéisme grec a accueilli un dieu apparemment barbare, violent, un dieu de l'ivresse, de l'hybris : Dionysos. La pièce extraordinaire d'Euripide, Les bacchantes, montre l'arrivée destructrice, folle, de ce dieu. Dionysos n'en a pas moins été intégré à la société des dieux grecs. Au xixe siècle, quand Nietzsche pose la question de l'origine de la tragédie, il met en relief le double aspect qui caractérisait la mythologie grecque. D'un côté Apollon, symbole de la mesure, de l'autre Dionysos, symbole de l'excès. C'est cette dualité et complémentarité d'Apollon et de Dionysos qu'illustre le propos d'Héraclite : " Unissez ce qui concorde et ce qui discorde. "
     L'Empire romain se caractérisait, avant le christianisme, par la tolérance religieuse. Les cultes les plus divers, y compris ceux des dieux du salut, tels que le culte d'Osiris, le culte de Mithra, l'orphisme, étaient parfaitement acceptés. Le monothéisme juif, puis chrétien, en même temps que son universalisme potentiel, a apporté son intolérance propre, je dirais même une barbarie propre, fondée sur le monopole de la vérité de sa révélation. Effectivement, le judaïsme ne pouvait concevoir que comme des idoles sacrilèges les dieux romains. Le christianisme, à travers son prosélytisme à volonté universelle, ne pouvait qu'accentuer cette tendance. Alors que le judaïsme avait la possibilité de demeurer à l'intérieur de lui-même dans l'alliance privilégiée qu'il croyait avoir avec Dieu, le christianisme a finalement cherché à détruire les autres dieux et les autres religions. Par ailleurs, dès le moment qu'il a été reconnu comme seule religion d'État, il a entraîné la fermeture de l'école d'Athènes, et ainsi mis fin à toute philosophie autonome. L'une des armes de la barbarie chrétienne a été l'utilisation de Satan. Sous cette figure, il faut bien sûr voir le séparateur, le rebelle, le négateur, l'ennemi mortel de Dieu et des humains. Celui qui n'est pas d'accord et ne veut pas renoncer à sa différence est forcément possédé par Satan. C'est, entre autres, avec une telle machine argumentative délirante que le christianisme a exercé sa barbarie. Bien entendu, celui-ci n'a pas eu l'exclusivité de l'arme satanique. On voit bien aujourd'hui que Satan revient plus que jamais dans le discours islamiste virulent.
     Enfin, le christianisme triomphant a suscité en son sein des courants de pensée divers, des interprétations variées du message d'origine. Au lieu de les tolérer, il a réagi par l'élaboration d'une orthodoxie impitoyable, dénonçant les déviances comme des hérésies, les persécutant et les détruisant avec haine, au nom même de la religion de l'amour.

Je voudrais terminer sur une autre forme de la barbarie qui perdure encore aujourd'hui. Les sociétés historiques dont j'ai parlé se sont constituées en éliminant progressivement les petites sociétés archaïques qui les avaient précédées. Mais c'est avec l'essor mondial de la civilisation occidentale que s'opère la destruction génocidaire de l'humanité archaïque et des peuples sans État. En Tasmanie, la population indigène a été anéantie. En Australie, elle est aujourd'hui résiduelle. En Amérique du Sud, dans le sud du Chili, les Alakalufs, le peuple des nomades de la mer, qui accueillaient les navigateurs quand ils passaient au XVIIe ou au XVIIIe siècle, ont été anéantis. En Amérique du Nord, les populations indiennes, après avoir été bafouées - les traités qu'elles avaient passés avec l'autorité politique n'ayant pas été respectés -, sont aujourd'hui parquées, ghettoïsées dans des réserves. L'association Survival International défend leurs droits, du reste fort activement et fort justement. En Asie, les montagnards de la presqu'île indochinoise ont déjà été refoulés par les peuples dominants. En Afrique noire, la population des Bantous exerce une poussée quasi exterminatrice sur les Bochimans, et des grandes zones dans la forêt vierge amazonienne sont en cours de destruction, condamnant les derniers peuples indépendants à s'exiler dans les faubourgs misérables des métropoles ou à disparaître. La barbarie continue et pourtant, il faut souligner la résistance à cette barbarie, ainsi au Brésil où des associations de lutte pour la sauvegarde des populations indigènes et de leurs droits se sont créées.
     La barbarie européenne de conquête ne se termine pas, je le répète après la fin de la Seconde Guerre mondiale. Pour la France, elle ne s'achève qu'avec la guerre d'Algérie, elle se termine plus tard pour le Portugal avec l'Angola et le Mozambique. Les nations d'Europe ont cessé d'être des nations coloniales. De même, en ce qui concerne la barbarie purificatrice, les nations européennes renoncent peu à peu, grâce à la constitution d'un espace européen, au nationalisme basé sur la pureté ethnique. Nous sommes donc dans une époque où la barbarie européenne est en forte régression, et où les antidotes culturels européens, qui ont joué un rôle dans cette régression, pourraient permettre de définir l'Europe. (CBE-09 : extraits de trois conférences prononcées à la Bibliothèque Nationale F. Mitterand en 2005)


Bien-être : - Les besoins de bien-être et de bonheur, dans la mesure où ils s'universalisent au 20e siècle, permettent l'universalisation de la culture de masse. Réciproquement, la culture de masse universalise ces besoins. C'est à dire que la diffusion de la culture de masse ne résulte pas seulement de la mondialisation d'une civilisation nouvelle, elle développe cette mondialisation. Elle éveille les besoins humains sous-développés, mais partout virtuels, elle contribue à l'expansion de la civilisation nouvelle. (ET-62)

- Partout, le développement de la triade science/technique/industrie perd son caractère providentiel. L'idée de modernité demeure encore conquérante et pleine de promesse partout où l'on rêve de bien-être et de moyens techniques libérateurs. Mais elle commence à être mise en question dans le monde du bien-être acquis. La modernité était et demeure un complexe civilisationnel animé par un dynamisme optimiste. Or la problématisation de la triade qui anime ce dynamisme la problématise elle-même. La modernité comportait en son sein l'émancipation individuelle, la sécularisation générale des valeurs, la différenciation du vrai, du beau, du bien. Mais désormais l'individualisme ne signifie plus seulement autonomie et émancipation, il signifie aussi atomisation et anonymisation. La sécularisation signifie non seulement libération par rapport aux dogmes religieux, mais aussi perte des fondements, angoisse, doute, nostalgie des grandes certitudes. La différenciation des valeurs débouche non plus seulement sur l'autonomie morale, l'exaltation esthétique, la libre recherche de la vérité, mais aussi sur la démoralisation, l'esthétisme frivole, le nihilisme.(TP-93)

La politique de civilisation vise à remettre l'homme au centre de la politique, en tant que fin et moyen, et à promouvoir le bien-vivre au lieu du bien-être. Elle devrait reposer sur deux axes essentiels, valables pour la France, mais aussi pour l'Europe : humaniser les villes, ce qui nécessiterait d'énormes investissements, et lutter contre la désertification des campagnes. (LFM-97)

...nous avons vu que la civilisation du bien-être pouvait produire en même temps du mal-être. Si la modernité se définit comme foi inconditionnelle dans le progrès, dans la technique, dans la science, dans le développement économique, alors cette modernité est morte. (SSEF-00)

- Le développement technique et matériel a produit un sous-développement psychique et moral, le bien-être a produit du mal-être, sans pour autant supprimer les zones d'anomie et de misère. Tout individu porte en lui à la fois une propension égocentrique et une propension communautaire. Notre civilisation favorise non seulement l'individualisme, ce qui est une de ses vertus, mais aussi ses excès dans l'égocentrisme et l'hédonisme et elle désintègre les communautés concrètes. (LF.02)


Big-bang - Catastrophe : - Le big-bang est en fait une sous notion qui escamote sous une onomatopée de grand boum la problématique d'une formidable transformation (métamorphose). Certes l'intérêt du big-bang est de nous évoquer une explosion thermique. Son insuffisance est de réduire l'origine à la seule dimension d'explosion. Il nous faut donc dépasser le big-bang dans une notion véritablement théorique : la notion de catastrophe.

- Si le big-bang est un moment ponctuel, l'idée de catastrophe, elle, tout en accueillant l'idée d'un événement explosif, s'identifie à l'ensemble du processus métamorphique de transformations désintégratrices et créatrices. Or, ce processus se poursuit encore aujourd'hui. Aussi nous n'allons pas circonscrire la catastrophe comme un pur commencement. C'est l'origine, explosive ou non, de notre univers, qui fait partie d'une catastrophe, et celle-ci se poursuit encore aujourd'hui. L'idée de catastrophe est inséparable de tout notre univers.

- Tout le devenir est marqué par le désordre : ruptures, schismes, déviances sont les conditions des créations, naissances, morphogénèses. Rappelons que le soleil, né en catastrophe, mourra en catastrophe. Rappelons que la Terre, tout en tournant sagement et régulièrement autour du soleil, a une histoire faite de cataclysmes, effondrements, plissements, éruptions, inondations, dérives, érosions…

- Il n'y a pas de principe systémique antérieur et extérieur aux interactions entre éléments. Par contre, il y a des conditions physiques de formation où certains phénomènes d'interactions , prenant forme d'interrelations, deviennent organisationnels. S'il y a principe organisateur, il naît des rencontres aléatoires, dans la copulation du désordre et de l'ordre, dans et par la catastrophe c'est-à-dire le changement de forme. C'est bien cela la merveille morphogénétique où le surgissement de l'interrelation, de l'organisation, du système sont les trois faces d'un même phénomène. (M1-77)

- La conscience est la conquête ultime de l’humanité et par là même, la chose la plus fragile, la plus vacillante, capable d’égarements épouvantables... Donc nos sens peuvent s’égarer, mais notre conscience peut s’égarer encore plus . Pourtant c’est désormais ce dont nous avons sans doutebesoin pour survivre, ou pour éviter la catastrophe. (EAP-95)

- Chaque année expose nos sociétés hypertechnologiques, vouées à la rentabilité et au profit effrénés, à des catastrophes comme la crise très révélatrice de la vache folle. (LF-02)

- Il faudrait une montée soudaine et terrible de périls, la venue d'une catastrophe pour constituer l'électrochoc nécessaire aux prises de conscience et aux prises de décision. A travers régression, dislocation, chaos, désastres, la Terre-Patrie pourrait surgir d'un civisme planétaire, d'une émergence de société civile mondiale, d'une amplification des Nations unies, non se substituant aux patries, mais les enveloppant. (LIB-02)


Bonne-mauvaise foi : - Comment échapper à cet état second, cette hystérie, ce mensonge sincère de la bonne-mauvaise foi qui naît continûment de notre insécurité et de notre agressivité, de nos carences et de nos égoïsmes ; nous vivons dans un état de duplicité totale avec nos fantasmes, et c'est cela la "bonne-mauvaise" foi. C'est toute l'éducation qui serait à faire - à refaire là-dessus.

- Le processus le plus courant de la bonne-mauvaise foi est de considérer autrui comme un "con" ou "salaud". J'ai sans cesse - non pas sans cesse - réagi contre D. et R. qui abusaient de "salaud" et "con". J'ai toujours voulu me refuser à employer ces deux mots. Je n'ai pas toujours réussi. Mais le mot, lorsqu'il m'échappe, déclenche en moi le signal d'alerte.

- La démarche typique de la bonne-mauvaise foi, c'est de percevoir la démarche d'autrui - de l'adversaire - comme celle même de la mauvaise foi. Dire "il faut être de mauvaise foi pour…", c'est déjà être soi-même de (bonne) mauvaise foi. (VS-69)




Boucle - Rétroaction - Récursivité : - Nous pouvons dégager de la cosmogénèse la boucle tétralogique :

La boucle tétralogique signifie que les interactions sont inconcevables sans
désordre, c'est-à-dire sans inégalités, turbulences, agitations, etc. qui provoquent les rencontres. La boucle tétralogique signifie aussi que plus l'organisation et l'ordre se développent, plus ils deviennent complexes, plus ils tolèrent, utilisent, voire nécessitent du désordre. Autrement dit, ces termes ordre/organisation/désordre, et bien sûr interactions, se développent mutuellement les uns les autres. La boucle tétralogique signifie donc qu'on ne saurait isoler ou hypostasier aucun de ces termes. Chacun prend son sens dans sa relation avec les autres. Il faut les concevoir ensemble, c'est-à-dire comme termes à la fois complémentaires, concurrents et antagonistes).

- Rétroaction et récursion : la boucle rétroactive n’est pas une forme, mais demeure liée à des formes rotatives, c’est-à-dire comporte toujours des circuits et/ou des cycles. C’est un processus clé d’organisation active, à la fois génésique, générique et générateur (d’existence, d'organisation, d’autonomie, d’énergie motrice). Le bouclage rétroactif, dans les exemples précités, est un processus physique (remous, tourbillons), physico-chimique (étoiles) mais non informationnel. Chez les êtres vivants, le bouclage physico-chimique s’0pére par la circulation de l'information. C’est du reste sous sa forme communicationnelle, avec le premier dispositif cybernétique, que la boucle rétroactive a émergé a notre conscience. Mais cette émergence, an lieu d'extraire de l’ombre l’idée de boucle générative, l’a au contraire immergée encore plus profondément.
     En effet, 1'idée de boucle se trouve ainsi ramenée a l’idée informationnelle : c’est un dispositif d’élimination de la déviance par correction d'erreur : effectivement, dans les artefacts cybernétiques, il n’y a de boucle qu'informationnelle. Or cette vision occulte le caractère primordial de la boucle et brise ce qu’elle comporte d’activité totalisante et intégrative. Elle est donc superficielle et atomisante. Il faut donc approfondir et désatomiser l’idée de boucle, ce qui nécessite, une fois de plus, une inversion de perspective : la boucle ne procède pas d’une entité nommée « information»; la boucle précède généalogiquement l'information. I1 faut introduire l'information dans la boucle, et non pas rétrécir la boucle dans l'infom1ation.
     Récapitulons les caractères organisationnels de la boucle rétroactive. Dire qu’elle est génésique, c’est dire qu’elle transforme des processus turbulents, désordonnes, dispersés, ou antagonistes en une organisation active. Elle opère le passage de la thermodynamique du désordre à la dynamique de l'organisation. Les interactions deviennent rétroactives, des séquences diver- gentes ou antagonistes donnent naissance a un être nouveau, actif, qui continuera son existence dans et par le bouclage. La boucle rétroactive rend circulaire des processus irréversibles, qui ne cessent pas d’être irréversibles, mais prennent forme organisationnelle ; par là elle transforme le disparate en concentrique. Ainsi la boucle devient générative en permanence, liant et associant en organisation ce qui sinon serait divergent et dispersif.
     A ce niveau, l’idée de boucle rétroactive se confond avec l’idée de totalité active, puisqu’elle articule en un tout, de façon ininterrompue, des éléments/événements, qui, livres a eux-mêmes, désintégreraient ce tout. Ainsi la totalité active signifie l’immanence et la surdétermination du processus total en et sur chaque processus particulier. Le bouclage est par la même la constitution, en permanence renouvelée, d’une totalité systémique, dont la double et réciproque qualité émergente est la production du tout par le tout (générativité) et le renforcement du tout par le tout (régulation). En effet, le bouclage du tout sur le tout effectue de lui-même régulation, en résorbant sous forme d’oscillations et fluctuations les déviances que provoquent perturbations et aléas. Ainsi toute totalité, dans un système praxique autre que la machine artificielle (qui n’est praxique que dans l'organisation de son fonctionnement, non la génération de son être) prend nécessairement forme de boucle rétroactive.
     Une telle totalité peut comporter en son sein d’autres boucles rétroactives qu’elle génère et régénère autant qu’elles la génèrent et la régénèrent. Ainsi la forme vraie d’un être vivant n’est pas tellement celle, architecturale, d’un édifice de composants, elle est celle d’un multiprocessus rétroactif se bouclant sur lui-même a partir de multiples et diverses boucles (circulation du sang, de l’air, des hormones, de la nourriture, des influx nerveux. Etc.). Chacune de ces boucles génère et régénère l"autre. La boucle globale est le produit en même temps que le producteur de ces boucles spéciales. Ici s'impose 1"idée de récursion.
     La récursion : l’idée de boucle ne signifie pas seulement renforcement rétroactif du processus sur lui-même. Elle signifie que la fin du processus en nourrit le début, par retour de l’état final du circuit sur et dans l’état initial : l’état final devenant en quelque sorte l’état initial, tout en demeurant final, l’état initial devenant final. tout en demeurant initial. C’est dire du même coup que la boucle est un processus où les produits et les effets ultimes deviennent éléments et caractères premiers. C’est cela un processus récursif : tout processus dont les états ou effets finaux produisent les états initiaux ou les causes initiales.
     Je définis donc ici comme récursif tout processus par lequel une organisation active produit les éléments et effets qui sont nécessaires a sa propre génération ou existence, processus circulaire par lequel le produit ou l'effet ultime devient élément premier et cause première. Il apparaît donc que la notion de boucle est beaucoup plus que rétroactive : elle est récursive.
     L’idée de récursion ne supplante pas l’idée de rétroaction. Elle lui donne plus encore qu'un fondement organisationnel. Elle apporte une dimension logique tout a fait fondamentale a l’organisation active. En effet, l'idée de récursion, en termes de praxis organisationnelle, signifie logiquement production-de-soi et ré-génération. C’est le fondement logique de la générativité. Autrement dit, récursivité, générativité, production-de-soi, régénération et (par conséquence) réorganisation sont autant d’aspects du même phénomène central.
     L'idée de récursion renforce et éclaire l’idée de totalité active. Elle signifie que rien isolement n’est génératif (même pas un « programme »); c’est le processus dans sa totalité qui est génératif a condition qu’il se boucle sur lui-même. En même temps l’action totale dépend de celle de chaque moment ou élément particulier, ce qui dissipe toute idée brumeuse ou mystique de la totalité.
     L’idée d’organisation récursive va prendre un développement tout a fait remarquable dans l’organisation géno-phénoménale propre a la vie. Ici il faut seulement indiquer que le concept de récursion sera le concept solaire à l'égard de quoi le concept de rétroaction sera dérivé et satellite. Ce qui signifie que la planète wienérienne, qui semble soleil, doit être conçue en fonction de l’éclairage foersterien. C’est à von Foerster que 1’on doit d’avoir mis au centre des processus auto-organisateurs (vivants) l’idée récursive. J e veux montrer qu’on peut la trouver déjà au niveau d'organisation-de-soi, de réorganisation permanente, de production-de-soi. C'est-a-dire. pas seulement au niveau de l’organisation biologique, mais déjà au niveau de l’organisation des êtres-machines physiques non artificiels.
     Production-de-soi : le terme signifie que c‘est le processus rétroactif récursif qui produit le système, et qui le produit sans discontinuer, dans un recommencement ininterrompu qui se confond avec son existence.
     Régénération : ce terme signifie que le système, comme tout système qui travaille, produit un accroissement d’entropie, donc tend a dégénérer, donc a besoin de générativité pour se régénérer. La production-de-soi permanente est sous cet angle une régénération permanente.
     Réorganisation permanente : alors que le terme de régénération prend sens en fonction de la générativité, le terme de réorganisation prend sens par rapport a la désorganisation qui travaille le système en permanence : dés lors, l'organisation phénoménale de l’être même nécessite une réorganisation permanente. (M1-77)

- La rétroaction est le retour d'un effet sur les conditions qui l'ont produit.

- Le propre de l'auto-organisation est d'être récursive, c'est-à-dire de causer/produire les effets/produits nécessaires à sa régénération. L'organisation vivante est une auto-organisation qui se produit et se reproduit à partir d'un patrimoine informationnel inscrit dans les gênes.

- Les êtres auto-organisateurs, qui, sur notre planète, sont au premier chef les être vivants, sont des systèmes non seulement fermés (protégeant leur intégrité et leur identité) mais aussi ouverts sur les environnements où ils puisent matière, énergie, informations et organisation. Les êtres auto-organisateurs sont donc des êtres auto-éco-organisateurs. D'où cette idée complexe capitale : toute autonomie se construit dans et par la dépendance écologique. En ce qui nous concerne, notre dépendance écologique est, non seulement naturelle, mais aussi sociale et culturelles. (PSVS-81)

- Une deuxième notion importante (après celle de système) est celle de circularité ou de boucle. Cette notion a été souvent utilisée mais sans être nommée. Quand Pascal disait "Je tiens pour impossible de connaître le tout si je ne connais les parties ni de connaître les parties si je ne connais le tout", il soulignait avec force que la vraie connaissance, c'est une connaissance qui fait le circuit de la connaissance des parties vers celle du tout et de celle du tout vers celle des parties. On peut en donner un exemple très simple : quand nous faisons une version à partir d'une langue étrangère, nous essayons de saisir un sens global provisoire de la phrase; nous connaissons quelques mots, nous regardons dans le dictionnaire; les mots nous aident à envisager le sens de la phrase, laquelle nous aide à fixer les mots, à les faire sortir de leur polysémie pour leur donner un sens univoque. Par ce circuit nous arrivons, si nous y réussissons, à avoir la bonne traduction. Norbert Wiener a explicité à un niveau déjà assez intéressant, cette idée de boucle : celle de la boucle régulatrice, où le retour de l'effet sur la cause annule la déviance, assurant ainsi une relative autonomie du système. C'est l'exemple du système de chauffage qui, constitué par une chaudière et un thermostat, maintient l'autonomie thermique d'une pièce.

- La notion de boucle est d'autant plus intéressante et féconde qu'elle ne s'en tient pas à l'idée d'une boucle régulatrice, annulant les déviances et permettant de maintenir l'homéostasie d'un système ou d'un organisme ; la notion la plus forte est celle de boucle auto-génératrice ou récursive, c'est-à-dire où les effets et les produits deviennent nécessaires à la production et à la cause de ce qui les cause et de ce qui les produit. Exemple évident de ce type de boucle, nous-mêmes, qui sommes les produits d'un cycle de reproduction biologique dont nous devenons, pour que le cycle continue, les producteurs. Nous sommes des produits producteurs. Ainsi, la société est le produit des interactions entre individus, mais au niveau global, justement, émergent des qualités nouvelles qui, rétroagissant sur les individus - le langage, la culture - leur permet de s'accomplir comme individus. Les individus produisent la société qui produit les individus. On peut en tirer de suite deux conséquences importantes. L'une, en quelque sorte logique, c'est que nous avons affaire à un produit producteur, ce qui, évidemment, est incompatible avec la logique classique. L'autre, c'est que nous voyons apparaître la notion d'auto-production et d'auto-organisation. Je dirais plus : dans cette notion d'auto-production et d'auto-organisation - une notion clé pour beaucoup de réalités physiques et surtout pour les réalités vivantes - non seulement nous pouvons fonder de façon encore plus forte l'idée d'autonomie, mais, plus encore, nous pouvons comprendre le processus ininterrompu qui est celui de la réorganisation ou de la régénération. (MO-97)

- L'homme ne s'accomplit en être pleinement humain que par et dans la culture. Il n'y a pas de culture sans cerveau humain (appareil biologique doté de compétence pour agir, percevoir, savoir, apprendre), mais il n'y pas d'esprit (mind, mente), c'est-à-dire capacité de conscience et pensée sans culture. L'esprit humain est une émergence qui naît et s'affirme dans la relation cerveau-culture. Une fois que l'esprit a émergé, il intervient dans le fonctionnement cérébral et rétroagit sur lui. Il y a donc une triade en boucle entre cerveau/esprit/culture où chacun des termes est nécessaire à chacun des autres. L'esprit est une émergence du cerveau que suscite la culture, laquelle n'existerait pas sans le cerveau. (SSEF-00)




Brèche - Ouverture : - Entre le cerveau humain et son environnement, il y a une information gap, qui ferait de sapiens l'animal le plus dénué s'il ne pouvait le remplir, partiellement du moins, par l'expérience culturelle accumulée et par l'apprentissage personnel. En effet, il n'y a ni intégration ni adéquation immédiate entre le cerveau et l'environnement, et la communication entre l'un et l'autre est aléatoire, brouillée, soumise toujours à la possibilité d'erreur. Aucun dispositif dans le cerveau ne permet de distinguer les stimuli externes des stimuli internes, c'est-à-dire le rêve de la veille, l'hallucination de la perception l'imaginaire de la réalité, le subjectif de l'objectif. Les ambiguïtés ne peuvent être résolues par l'esprit qu'en faisant appel conjointement au contrôle environnemental (la résistance physique du milieu, l'activité motrice dans le milieu) et au contrôle cortical (la mémoire, la logique). Une telle vérification ne peut être immédiate, car même en rêve le milieu résiste, même en rêve la mémoire parle. Le temps de la vérification est nécessaire, c'est-à-dire qu'en fin de compte, c'est la pratique qui donne la réponse, pratique dont les résultats sont engrangés dans le savoir collectif (la culture).

- Mais même alors, la pratique et la culture peuvent ne pas dissiper l'illusion : une pratique millénaire des mythes, une transmission millénaire de croyances n'apportent aucune certitude sur l'existence des esprits, la toute-puissance de dieu, l'efficacité opérationnelle de la prière. En tout état de cause, il demeure une vaste zone d'ambiguïté, une brèche indécidable entre le cerveau et le monde phénoménal, que comblent les croyances, les "doubles", les esprits, les dieux, les magies et leurs héritières, les théories rationalisatrices. Mais le propre de sapiens est aussi la possibilité de douter de l'existence des esprits et des dieux, de séparer les mots des choses, de contester les théories qui se referment sur le monde comme si celui-ci était transparent à l'entendement. C'est-à-dire qu'il peut découvrir ce qui est indécidable en principe et ce qui est ambigu en fait, et mettre finalement en cause la vérité établie.

- Dans sa béance constitutive, l'esprit humain est amené soit à la refermer mythologiquement et idéologiquement (l'idéologie étant toute théorie fermée qui trouve en elle-même sa propre preuve), soit tout en se sachant condamné à l'inachèvement de la connaissance, à se vouer à la recherche errante de la vérité. (PP-73)




Capitalisme : - On a pu Croire que soit le socialisme, soit le capitalisme étaient les agents véritables du développement, et chacun, pour ses adeptes, fut doté d'un génie providentiel. L'un et l'autre apportaient une formule d'organisation économique (le marché et l'économie privée ici, le plan et l'économie d'Etat là) et prétendirent assurer le développement social et humain. La formule prétendument socialiste, en fait totalitaire, a montré, outre sa barbarie, qu'elle aggravait tous les problèmes qu'elle déclarait vouloir résoudre (comme les inimitiés nationalistes, ethniques et religieuses) et que sa prétendue démocratie rendait difficile toute instauration démocratique. Le capitalisme, qui effectivement, comme l'avait vu Marx, assura le développement des forces productives par des procédés barbares, ne peut être considéré de façon isolée ou démiurgique comme la clé du développement humain. De même, c'est une erreur écomonistique réductrice de croie que le marché porte en lui toutes les solutions au problème de civilisation. Les progrès sociaux du siècle ne furent accomplis que dans une dialogique antagoniste/complémentaire entre entrepreneurs et partis/syndicats ouvriers et dans un contexte démocratique. En fait, les sociétés occidentales ne peuvent être définies seulement par le terme de capitalistes : elles sont à la fois nationales, polyculturelles, démocratiques, pluralistes et capitalistes. (TSC-99)