Idéologie - Système d'idées : - Pour comprendre les transformations/ dérives de la réalité et les transformations/dérives des idées, il nous faut concevoir que les systèmes d'idées, comme tous systèmes dans notre univers physique, sont soumis à deux principes fondamentaux : le principe d'entropie et le principe d'écologie. Le principe d'entropie nous dit que le temps comporte en lui dégradation, corruption, désintégration, dispersion. Cela signifie qu'un système d'idées doit lutter contre la dégradation, en entretenant les échanges/communications qui le nourrissent, en défendant immunologiquement sa propre intégrité, et, éventuellement, en se figeant et se congelant pour maintenir sa cohérence. Cela signifie également que le temps disjoint et fait dériver l'un de l'autre, l'idée, le réel, qui originairement semblaient s'épouser étroitement. Il dissocie l'idée de son sens originel sans que celle-ci s'en aperçoive, il sépare puis oppose l'idée et l'action qui s'en réclame. Il introduit du bruit, du fading dans le dialogue entre l'idée et le réel jusqu'à ce que le dialogue fasse place au monologue ventriloque. De même, un principe d'entropie de l'action tend à dégrader le sens originaire de l'action , à le faire dériver, puis finalement, à le dissoudre et à dissoudre l'action elle-même dans le jeu des inter-rétroactions qu'elle a suscitées et qui vont la submerger.... Le principe d'écologie de l'action peut être formulé ainsi : toute action entre de façon aléatoire dans un jeu multiple et complexe d'inter-rétroactions dont l'acteur n'a pas le contrôle et, souvent, pas le moindre soupçon. D'une manière générale, toute idée au départ élucidante devient abêtissante dès qu'elle se trouve dans une écologie mentale et culturelle qui cesse de la nourrir en complexité.

- Les systèmes d'idées sont nécessaires pour que les faits puissent nous délivrer leur message. Mais ce sont eux qui, devenus idéologies closes, les font taire. Il nous faut donc tenter le double contrôle : il nous faut accepter que le noyau dur de notre idéologie soit soumis au contrôle de l'information , mais il faut réciproquement que l'information soit contrôlée par la rationalité, c'est à dire le recours conjoint à la vérification empirique et à la vérification logique. Le recours à la vérification logique, lui, risque de se dégrader en rationalisation, qui est l'ennemi intime de la rationalité. Nous devons donc opérer un circuit difficile, aléatoire, mais vital, idéologie -------> information , information -------> idéologie, où ces deux termes deviennent complémentaires sans cesser de demeurer antinomiques et antagonistes.

- Nous avons besoin d'idées pour commercer avec le réel. Nous avons besoin de systèmes d'idées pour donner forme, structure, sens au réel, pour l'arpenter, le mesurer, nous y repérer. Les systèmes d'idées ou d'idéologies permettent de voir le monde et procurent ainsi des visions du monde. Toute insuffisance et inadéquation dans l'idéologie donne alors à voir un monde mutilé et illusoire. Dès lors, l'idéologie déforme en donnant forme.

- Un système d'idées a besoin de lutter contre toutes les forces qui le minent et le menacent. Il n'est pas seulement menacé de l'extérieur par les données et événements auxquels il ne peut donner accueil, qui le mettent en défaut ou le contredisent, par les arguments divers qui essaient d'ouvrir une brèche dans sa protection, voire de faire éclater son noyau ; il est aussi, corrélativement, menacé de l'intérieur par les contradictions qui, s'éveillant sous l'influence des événements nouveaux, risquent de créer fissures et scissions internes. A un certain moment même, sa logique peut se retourner contre lui. Ainsi, la logique du libéralisme politique l'amène à tolérer des idées ou mouvements qui ont pour finalité de le détruire. Dès lors, devant la menace, le libéralisme est condamné, soit à devenir autoritaire, c'est-à-dire se nier - provisoirement ou durablement - lui-même, soit à laisser la place à la force totalitaire portée au pouvoir par les élections légales (Allemagne 1933). Pour lutter contre ces périls chaque idéologie constitue un dispositif immunologique complexe qui, d'une part, détruit/pulvérise, d'autre part, refoule/occulte les données et arguments menaçants. Ajoutons en plus que l'idéologie, comme tout système vivant, a besoin de s'autogénérer sans trêve. Cette action régénératrice, un système "ouvert" l'effectue à partir de l'assimilation/intégration d'éléments externes qui peuvent l'amener à évoluer et à se transformer. Un système doctrinaire clos, lui, s'autorégénère en faisant tout pour se perpétuer de façon strictement invariante. Il se nourrit certes d'informations extérieures, mais soigneusement choisies et triées. Il se réfère surtout sans cesse à l'autorité des Textes fondateurs, qui disposent de l'élixir véritablement régénérateur, et il se nourrit de citations, exégèses, commentaires. Sans discontinuer, il retourne à ses principes et axiomes pour redonner vitalité et efficacité à ses développements. Il consacre une grande part de son activité à éduquer, rééduquer, confirmer ses sectateurs et ses fidèles. L'idéologie du grand parti extralucide est ainsi cette formidable machine à répétition et à confirmation. Et, en même temps, la machine justificatrice désarticule tout événement, le triture et le torture pour qu'il devienne confirmateur et illustrateur.

- Un système d'idées, devenu doctrine et idéologie, se défend de façon logique (rationalisatrice), manichéenne (incarnant la vie et le bien contre les forces de mort et du mal) et magique (provoquant l'hystérie hallucinatoire où l'idéologie apparaît comme la vraie réalité par opposition à la réalité qui devient illusion et mensonge). L'idéologie est ainsi capable de résister à tous les affrontements, et, jusqu'au moment d'effondrement (celui du désabusement du croyant ou de sa conversion à une autre idéologie), elle est capable de triompher de tout et de tous. Merveille de l'idéologie : elle peut devenir totalement insensible à l'expérience, aux faits, au réel. Elle peut paraître non biodégradable, tout en possédant les pouvoirs vitaux d'autodéfense et d'immunologie. Dès lors, si le réel n'obéit pas à l'idéologie, l'idéologie peut répudier le réel. Bien sûr, c'est cette aptitude triomphale à surmonter et vaincre le réel qui constitue sa faiblesse réelle.

- L'idéologie traduit le monde en idées, et par là, s'interpose entre le monde et nous au moment même où elle opère la communication. Nous sommes victimes de l'idéologie quand nous ignorons que nous voyons le monde par le truchement de nos idées, et quand nous croyons voir dans nos idées le monde. Dès lors, nous croyons que nos idées sont le réel, ce qui nous rend méfiants à l'égard de toute donnée ou expérience qui contredit nos idées : c'est le réel qui a tort, quand il contredit l'idée.

- De même, mais non plus biomorphes comme les dieux de salut, les grandes idéologies existent, nous possèdent autant que nous les possédons, et cette existence mythique fait partie de l'existence sociale, ainsi que de nos existences individuelles...

- Les idéologies nous possèdent parce que nous les possédons : nous les identifions à nous, nos besoins, nos aspirations, nos espérances, nos expériences, nos vies. Les attaquer, les léser, c'est nous léser. Aussi, nous défendons nos idées. Mais réciproquement, nos idéologies se défendent par nos truchements. Il ne faut pas seulement voir comment nous nous battons avec nos idées. Il faut voir comment les systèmes idéologiques, en tant que systèmes, s'autodéfendent, contre-attaquent, attaquent. Ils se défendent contre toutes perturbations, offenses que peuvent leur apporter les événements, les faits, le réel en somme, ainsi que contre les projectiles que leur adressent les autres idéologies.

- Les idées que nous possédons sont capables de nous posséder : elles nous poussent à œuvrer et, à la limite, à mourir pour elles. Ce qui est vrai pour les dieux l'est aussi pour les idéologies. Les dieux sont les produits de nos esprits. Toutefois les dieux prennent vie, et vie dominatrice, dans les communautés de fidèles qui les implorent, les vénèrent et les servent. Dans ce sens les dieux sont vivants. Les idéologies sont terriblement abstraites par rapport aux dieux , puisqu'elles n'ont pas de caractère biomorphe et anthropomorphe. Ils est d'autant plus remarquable qu'elles s'imposent à nous dans la croyance, et qu'alors nous les servons autant que nous nous servons d'elles.

- C'est sur le terrain des idéologies sociales-politiques que la théorie tend irrésistiblement à devenir doctrine , c'est-à-dire à se clore et à pétrifier ses concepts et articulations. Toutefois, il serait insuffisant de voir, dans clôture et pétrification, les seuls moyens de protection et de lutte. L'idéologie doctrinaire demeure "vivante" non seulement en mobilisant tout son muscle, comme l'huître ou la moule, dans sa fermeture, mais aussi en utilisant un formidable dispositif de rejet, que, par analogie avec celui d'un organisme défendant son intégrité et son identité, j'appelle immunologique. Effectivement, le système immunologique de nos organismes détecte l'intrusion de tout élément étranger en son sein et défend son identité/intégrité en déclenchant la destruction des intrus ou envahisseurs. De même, une idéologie détient en elle l'aptitude à déclencher les arguments et preuves, qui annulent la pénétration de toute donnée ou toute idée, non seulement contestataire, mais même étrangère.

- L'idéologie se défend naturellement contre les idéologies rivales ou ennemies avec son artillerie de preuves décisives et d'arguments propres. De plus, les idéologies/doctrines refoulent, par peur de la contamination et peur de la "récupération", des données ou arguments apparemment neutres, non menaçants, mais qui sont admis ou transmis par des idéologies étrangères/ennemies. Ainsi les deux peurs, celle de la contamination et celle de la récupération, s'associent pour faire un barrage efficace à tout fait, toute idée sur lesquels l'ennemi serait d'accord. La formule commune aux deux peurs est : il ne faut pas faire le jeu de l'adversaire. On craint d'être complice parce qu'on ne sait pas être complexe. Dès lors, nous voyons un phénomène extrêmement courant en politique : celui de l'inaptitude à reconnaître les mêmes faits que l'adversaire.

- La disqualification de l'idéologie adverse, et par conséquent, de ses arguments, de ses porte-parole, de ses appuis, est l'arme imparable de l'idéologie close : tout ce qui vient de l'adversaire, tout ce qui appuie une idée adverse ne mérite même pas d'être examiné. L'adversaire est dans l'erreur, voire dans le mensonge. Tout ce qu'il énonce suscite donc automatiquement le rejet intellectuel et moral. Le rejet intellectuel prend la forme du dédain, du mépris : l'idée adverse est sotte, confusionnelle, insane ; on démontre aisément qu'elle repose sur des contradictions, des paralogismes, de l'ignorance et, bien sûr, de la "mauvaise foi". Ici le mépris moral se mêle intimement au mépris intellectuel . Etant donné que toute pensée honnête ne peut que confirmer notre propre idée, tout ce qui la conteste ne peut qu'être présumé malhonnête. Le saut est franchi dès que la moindre critique est perçue comme ignominie : "vous êtes un menteur, et vous le savez", phrase de partout lancée et qui anéantit sur place le bazooka ennemi. Le rejet de l'adversaire par disqualification fait rejaillir son indignité sur tous arguments, idées, faits qu'il pourrait avancer. Ce qui permet à l'idéologie de pulvériser toutes les positions de départ de ce qui pourrait l'atteindre.

- L'idéologie se place sur un trône autocentrique, à la place de la Terre dans le système de Ptolémée, à la place du soleil dans le système de Copernic. Elle devient le centre de référence absolu. Tout ce qui relève de sa souveraineté est justifié, même apparemment ignoble. Par contre, tout ce qui relève de l'idéologie adverse est condamné, même apparent noble (l'apparente noblesse étant le comble de l'ignoble). Les règles du jeu ne sont pas les mêmes pour soi et pour autrui. Notre idéologie nous montre que, sous son inspiration et sa finalité, le crime devient simple erreur, triste nécessité ou accident de parcours. Mais elle nous montre que, chez l'adversaire, la triste nécessité devient tare ontologique, et que le crime révèle sa vraie nature. Ce qui est une erreur chez moi est crime chez vous : votre crime n'est que mon erreur.

- Qu'est-ce qu'une idéologie du point de vue informationnel ? C'est un système d'idée fait pour contrôler, accueillir, refuser l'information . Si l'idéologie est théorie, elle est dans son principe ouverte à l'information non conforme, qui peut la mettre en question. Si elle est doctrine , elle est dans son principe close à toute information non conforme. L'idéologie politique est beaucoup plus doctrine que théorie. Ici nous arrivons à ce problème capital : la relation répulsive et potentiellement désintégratrice entre information et idéologie politique. C'est parce que l'information est un explosif virtuel pour l'idéologie, que celle-ci à besoin d'entretenir une relation oppressive et répressive à l'égard de l'information . Une information forte, en un point faible de l'idéologie, peut faire brèche et provoquer éventuellement la désintégration partielle ou totale de tout le système d'idées....

- Une idéologie propose une vision structurée de l'univers. La vision ptoléméenne mettait la Terre au centre, le soleil à la périphérie du monde. La vision copernicienne met le soleil au centre, la Terre à la périphérie. Les données restent les mêmes, la structuration a changé et ce qui était principal est devenu secondaire, ce qui était secondaire est devenu principal. Une idéologie tend à renvoyer à la périphérie, c'est-à-dire à considérer comme secondaire toute donnée dont elle doit admettre l'existence, mais dont elle ne peut concevoir le sens, sinon en se mettant en cause elle-même. Ainsi, si à un moment, l'idéologie communiste doit reconnaître l'existence du goulag, celui-ci apparaîtra comme un phénomène non nécessaire, mais contingent (lié aux avatars historiques, à l'arriération de la Russie, à l'encerclement capitaliste), non principal (le principal @?tant globalement positif) mais secondaire. Le remarquable, alors, c'est que l'idéologie se bat sur deux terrains différents, avec deux poids et deux mesures. Les mêmes arrestations, les mêmes prohibitions, les mêmes interdictions qui sont des crimes chez les autres (les capitalistes, impérialistes), sont des "erreurs" ou des "maladresses" chez les siens. C'est une erreur d'arrêter les dissidents, c'est une erreur de mettre les opposants dans des camps, mais Pinochet, les fascistes, eux, commettent, avec les mêmes actes, des crimes. (PSVS-81)

- Les idéologies sont des systèmes beaucoup plus abstraits que les mythologies parce qu'il n'y a pas de personnages, d'aventures, de dieux (en dehors des cultes de la personnalité qui fonctionnent alors mythologiquement ou religieusement). Les idéologies sont des chaînes d'idées organisées de façon interdépendante et complémentaire, bref, une idéologie est un système d'idées ayant sa vie propre, doué d'homéostasie, éventuellement d'agressivité, capable de s'autoreproduire et de s'autodévelopper. Un système idéologique lui aussi vit . Un rapport fondamentalement ambigu nous lie à un système idéologique; certes, nous utilisons nos idéologies comme masque pour camoufler aux autres et à nous-mêmes nos intérêts et nos problèmes réels : mais nous pouvons aussi devenir esclaves de nos idéologies. (ET-76)

- Un système d'idées est constitué par une constellation de concepts associés de façon solidaire, dont l'agencement est établi par des liens logiques (ou apparemment tels), en vertus d'axiomes, postulats et principes d'organisation sous-jacents; un tel système produit dans son champ de compétence des énoncés ayant valeur de vérité et éventuellement des prédictions sur tous les faits et événements devant s'y manifester.

- Les idéologies ont une espérance de vie plus grande que les humains. Leur biodégradabilité est plus grande que celle des dieux , mais certaines peuvent vivre plusieurs siècles. Celles qui se prétendent "scientifiques" et assurent réaliser sur Terre leur promesse de Salut, comme le marxisme stalinien, sont finalement fragiles après leur victoire, qui est en même temps leur échec. Toutefois, le marxisme stalinien a été capable de posséder l'esprit de très grands scientifiques, où il a pu refouler durant des dizaines d'années, comme autant "d'ignobles calomnies", les preuves multipliées et accumulées de son mensonge. C'est dire la force des idéologies, face au réel et contre lui. Les faits sont têtus disait Lénine. Les idées sont encore plus têtues, et les faits se brisent sur elles plus souvent qu'elles ne se brisent sur eux. (M4-91)


Imaginaire : - On peut penser que l'imaginaire puisse être une sorte de tropisme vers l'anti-matière, ou bien une zone d'échanges ou de frottements entre matière et anti-matière, ou bien une zone de fissure entre matière et anti-matière, ou bien encore une des possibilités, un des secteurs, le plus étroit peut-être, de l'anti-matière. (ARG5-57)

- (Je me rends compte maintenant à quel point l'imaginaire fait aussi partie du noyau de mon être ; c'est de façon inconsciente, impérative que mes premiers travaux se sont orientés d'eux-mêmes vers la réalité de l'imaginaire, dans laquelle je me suis senti de plain-pied, et que la double polarisation du réel et de l'imaginaire n'a cessé de travailler en moi, jusqu'à cette méditation y compris.) (VS-69)


Imprédictibilité - Imprévisibilité - Inattendue : - Certes, les événements importants ont toujours été imprévisibles, et les "experts" ont été les premiers stupéfaits d'événements comme le rapport Krouchtchev, la révolution hongroise, la rupture Chine/URSS, Mai 68, etc. Mais en plus de l'imprévisibilité de principe des événements futurs, on est entré dans une imprévisibilité essentielle et fondamentale. (APM-90)

- Une grande conquête de l’intelligence serait de pouvoir enfin se débarrasser de l’illusion de prédire le destin humain. L’avenir reste ouvert et imprédictible. (SH-99)

- Les siècles précédents ont toujours cru en un futur, soit répétitif soit progressif. Le XX siècle a découvert la perte du futur, c’est-à-dire son imprédictibilité. Cette prise de conscience doit être accompagnée par une autre, rétroactive et corrélative : celle que l’histoire humaine a été et demeure une aventure inconnue. Une grande conquête de l’intelligence serait de pouvoir enfin se débarrasser de l’illusion de prédire le destin humain. L’avenir reste ouvert et imprédictible. Certes, il existe des déterminations économiques, sociologiques et autres dans le cours de l’histoire, mais celles-ci sont en relation instable et incertaine avec des accidents et aléas innombrables qui font bifurquer ou détourner son cours.

- L'on peut certes envisager ou supputer les effets à court terme d'une action , mais ses effets à long terme sont imprédictibles. Ainsi les conséquences en chaîne de 1789 ont-elle été toutes inattendues. La Terreur, puis Thermidor, puis l'Empire, puis le rétablissement des Bourbons et, plus largement, les conséquences européennes et mondiales de la révolution française ont été imprévisibles jusqu'en octobre 1917 inclus, comme ont été ensuite imprévisibles les conséquences d'octobre 1917, depuis la formation jusqu'à la chute d'un empire totalitaire. Ainsi, nulle action n'est assurée d'œuvrer dans le sens de son intention.

- L’inattendu nous surprend. C’est que nous nous sommes installés en trop grande sécurité dans nos théories et nos idées, et que celles-ci n’ont aucune structure d’accueil pour le nouveau. Or le nouveau jaillit sans cesse. On ne peut jamais le prévoir tel qu’il se présentera, mais on doit s’attendre à sa venue, c’est-à-dire s’attendre à l’inattendu. Et une fois l’inattendu survenu, il faudrait être capable de réviser nos théories et idées, plutôt que de faire entrer au forceps le fait nouveau dans la théorie incapable de vraiment l’accueillir. (SSEF-00)


Indignation : - L'indignation peut venir après l'examen, mais ne peut le précéder, c'est-à-dire l'empêcher. (JL-81)


Individu - Sujet - Objectivité/Subjectivité : - Nous faisons un très lent, très patient, très difficile et très contraint effort pour nous détacher de l'égocentrisme, pour essayer d'arriver à une vision objective impersonnelle, pour Croire à la réalité plus qu'à nous-mêmes. Et ceci accompli, nous devons cette fois faire un effort très difficile et patient pour comprendre qu'il n'y a pas d'objectivité, pas de pensée dépersonnalisée, indépendante de l'observateur, que le réel est douteux, que la magie est en nous, que l'égocentrisme est une composante du système objectif lui-même. Tout ceci serait totalement dément, ce cercle serait totalement absurde, s'il n'y avait pas, dans cette rotation de trois cent soixante degrés, comme la révolution d'une roue, un sillon de tracé, un trait, qu'il faut déchiffrer. Ainsi devons-nous tourner en rond pour avancer. Mais certains tournent leur pignon mental sans embrayer sur la roue. (VS-69)

- Nous sommes des individus-sujets hyper égo-centriques. C'est nous qui vivons pleinement la condition d'individu-sujet, dans l'opposition subjectif-objectif, dans le problème de l'erreur, dans la relation vie-mort. Nous sommes les êtres existentiels par excellence, dans le manque, le besoin, la satisfaction, la plénitude. Nous ressentons plus intensément la vie que les autres vivants, dans nos émotions, sentiments, douleurs, jouissances. Nous atteignons des paroxysmes d'hyper-vie dans nos ivresses, exaltations, extases, et notre organisme n'aspire qu'à l'orgasme (terme issu de la même racine, organ : bouillonner d'ardeur). (PP-73)

- L'occultation de notre subjectivité est le comble de la subjectivité. Inversement la recherche de l'objectivité comporte, non l'annulation, mais le plein emploi de la subjectivité. (M2-80)

- Ces deux phrases, presque pareilles, relèvent de deux univers antagonistes : «X est un mauvais peintre» «Moi, je trouve que X est un mauvais peintre». La première transforme le sentiment subjectif en décret objectif, et le locuteur se dissimule derrière la pseudo-universalité de son jugement. La seconde fait intervenir le «moi aimable» qui n'est pas de vanité, mais de relativité, qui n'est pas d'égocentrisme mais de décentration. La première apporte l'arbitraire, la seconde apporte la réflexivité. La première est du premier niveau, la seconde est du second niveau, complexe, où l'observateur se voit s'observant. (JL-81)

- Une grande tradition philosophique occidentale s'est fondée sur la notion de sujet, mais sans pouvoir fonder celle-ci dans le monde de la vie. La science déterministe a dissous le sujet, la philosophie positiviste et la philosophie structurale lui ont fait la chasse. Pourtant, celui-ci revient, ici et là, mais toujours infondé. Etre sujet suppose un individu, mais la notion d'individu ne prend son sens que si elle comporte la notion de sujet. La définition première du sujet doit être d'abord bio-logique. C'est une logique d'auto-affirmation de l'individu vivant, par occupation du centre de son monde, ce qui correspond littéralement à la notion d'égocentrisme. Etre sujet, c'est se situer au centre du monde aussi bien pour connaître que pour agir. L'occupation du site égocentrique comporte un principe d'exclusion et un principe d'inclusion. Le principe d'exclusion : nul autre que soi ne peut l'occuper, même son jumeau homozygote, qui pourtant lui ressemble à s'y confondre et dispose exactement de la même identité génétique. Des jumeaux homozygotes peuvent tout avoir en commun, sauf le même Je. Le Je n'est pas partageable. C'est la qualité du sujet qui rend chaque jumeau unique et non ses caractères particuliers. Ainsi, la différenciation décisive par rapport à autrui n'est pas d'abord dans la singularité génétique, anatomique, psychologique, affective, elle est dans l'occupation du siège égocentrique par un Je qui unifie, intègre, absorbe et centralise cérébralement, mentalement et affectivement les expériences d'une vie.

- Nul autre individu ne peut dire Je à ma place, mais tous les autres peuvent dire Je individuellement. Comme chaque individu se vit et s'éprouve comme sujet, cette unicité singulière est la chose humaine la plus universellement partagée. Etre sujet fait de nous des êtres uniques, mais cette unicité est ce qu'il y a de plus commun.

- L'individu n'a pas d'identité physique stable ; ses molécules se dégradent et sont remplacées par d'autres, ses cellules meurent et d'autres naissent plusieurs fois dans la plupart des tissus ou organes ; mais l'identité de son Je demeure. De plus, si dissemblable aux différents âges qu'un étranger ne saurait l'identifier à travers ses photographies, le Je reste lui-même à travers les transformations d'enfant en adolescent, d'adolescent en adulte, d'adulte en vieillard. Ainsi, la qualité de sujet transcende les modifications de l'être individuel.

- L'individu vit pour soi et pour autrui de façon dialogique, l'égocentrisme pouvant refouler l'altruisme et l'altruisme pouvant surmonter l'égocentrisme. Bien entendu, le sujet subit parfois l'affrontement de deux injonctions contradictoires puissantes, l'une émanant de son égoïsme, l'autre de son altruisme , et se trouve alors soit contraint à une décision douloureuse, soit paralysé.

- Si grande soit notre possibilité de nous intégrer dans un Nous, l'équation subjective Moi-Je est personnelle et inaliénable. On peut partager et vivre par empathie la joie et la douleur d'autrui, mais la joie et la souffrance, bien que partageables, sont intransférables.

- La qualité du sujet assure l'autonomie de l'individu. Toutefois, celui-ci peut être assujetti. Etre assujetti ne signifie pas être asservie de l'extérieur, comme un prisonnier ou un esclave. Cela signifie qu'une puissance subjective plus forte s'impose au centre du logiciel égocentrique et, littéralement, subjugue l'individu, qui se trouve alors possédé à l'intérieur de lui-même. Ainsi le sujet (au sens autonome du terme) peut devenir sujet (au sens dépendant du terme) lorsque le Sur-Moi de l'Etat, de la Patrie, du Dieu ou du Chef s'impose à l'intérieur du logiciel d'inclusion, ou lorsque l'Amour assujettit le professeur Unrath à Lola Lola dans L'Ange bleu. Nous pouvons être possédés subjectivement par un Dieu, un Mythe, une Idée, et c'est cette idée, ce mythe, qui, inscrits comme un virus au sein du logiciel égocentrique, vont nous commander impérativement alors que nous croyons les servir volontairement. (M5-01)

- L'individualisation est à la fois cause et effet des autonomies, libertés et responsabilités personnelles, mais elle a pour envers la dégradation des anciennes solidarités, l'atomisation des personnes, l'affaiblissement du sens de la responsabilité envers autrui, l'égocentrisme et, tendanciellement, ce qu'on a pu appeler la métastase de l'ego. Levine parle de la déliaison entre famille et école, parents et enfants (le nourrisson d'abord couvé, puis placé à la crèche), la déliaison entre les savoirs, la perte du dialogue avec soi-même, le déverrouillage du ça, la disjonction surmoi-moi-ça. Il y a crise dans la relation fondamentale entre l'individu et sa société, l'individu et sa famille, l'individu et lui-même. (PPC-02)

- Le côté positif de l'individualisme moderne est de donner à chacun plus de responsabilité et d'autonomie ; son côté négatif est de dégrader les solidarités et d'accroître les solitudes. Il est très difficile d'influencer tout le monde, mais chacun a en soi des forces de résistance. Cela explique sans douteque la marque des propagandes intenses, comme le communisme stalinien, le maoïsme, le nazisme, s'est dissoute dès que ces régimes ont cessé d'exister. A mon avis, il faut reconstituer de nouvelles solidarités. Les êtres humains ne peuvent pas vivre dans un monde fondé uniquement sur la quantité, le calcul, le profit : ils ont besoin de rapports affectifs, d'amour . (DSC-02)

- Ainsi tout se passe comme si chaque individu-sujet comprenait en lui-même un double logiciel, l'un commandant le "pour soi", l'autre commandant le "pour nous" ou "pour autrui". L'un commandant l'égoïsme, l'autre l'altruisme. La fermeture égocentrique nous rend autrui étranger, l'ouverture altruiste nous le rend fraternel. Le principe d'égocentrisme porte en lui la potentialité de concurrence et d'antagonisme à l'égard du semblable, voire du frère et conduit Caïn au meurtre.(M6-04)


Information : - Information, code, message, programme, communication, inhibition, répression etc., sont des concepts extraits de l'expérience des relations humaines, et ils semblaient jusqu'alors indissociables de la complexité psycho-sociale. Il n'était pas extraordinaire qu'ils puissent être appliqués à des machines artificielles, puisqu’enfin de compte, le contrôle, la commande, le programme, étaient produits et fabriqués par l’homme, intégrés dans ses relations sociales. L’extraordinaire était de concevoir cette haute organisation à la source de vie elle-même, comme si la cellule était une société complexe de molécules régies par un gouvernement. (PP-73)

- Il est étonnant que l'on puisse déplorer une surabondance d'informations. Et pourtant, l'excès étouffe l'information quand nous sommes soumis au déferlement ininterrompu d'événements sur lesquels on ne peut méditer parce qu'ils sont aussitôt chassés par d'autres événements. Ainsi au lieu de voir, de percevoir les contours, les arêtes de ce qu'apportent les phénomènes, nous sommes comme aveuglés dans un nuage informationnel. Et, si les fortes images de famines, détresses, ruines, désastres, nous reviennent quotidiennement, alors elles se saturent, nous saturent, se banalisent. Alors que l'information apporte forme aux choses, la sur-information nous plonge dans l'informe.

- Un événement porteur d'information est un événement qui, soit met un terme à une incertitude, soit apporte du nouveau, c'est à dire de la surprise. L'information qui résout une incertitude peut éliminer une inquiétude et rasséréner. L'information qui apporte une surprise peut au contraire inquiéter et provoquer l'incertitude sur notre aptitude à concevoir la réalité. On comprend que le contrôle totalitaire de l'information s'emploie à censurer les informations qui inquiètent et à dispenser
les informations qui rassérènent.

- Tous les événements survenant en désordre, sans signification pour nous, constituent, dans le jargon de la théorie shanonnienne, du bruit. Nos vies baignent dans un "bruit de fond"; toutefois, ce qui est bruit pour l'un peut être information pour un autre, et vice versa. Il y a des informations "faibles" qui apportent confirmation du prévisible et du probable, comme la victoire du candidat bien placé. Par contre l'information devient forte si l'outsider obtient le siège. L'information devient peut être non seulement forte mais riche. L'information riche apporte du nouveau, c'est à dire de l'inattendu, c'est à dire de la surprise : attaque japonaise sur Pearl Harbor etc..

- Notre relation avec le monde extérieur passe, non seulement par les médias informationnels, mais aussi par nos systèmes d'idées qui reçoivent, filtrent, trient ce que nous apportent les médias. Là où nous n'avons pas d'opinion ou de préjugé préalable, nous sommes extrêmement ouverts aux informations. Là où nous n'avons pas de structure mentale ou idéologique capable de l'assimiler ou de l'inscrire, l'information devient du bruit. En revanche, là où nous disposons d'idées fermes et arrêtées, nous sommes très accueillants pour toutes informations qui les confirment mais fort méfiants pour celles qui les contrarient. Mieux encore, nous sommes capables de résister aux informations non conformes à notre idéologie, en percevant ces informations non comme informations, mais comme duperies ou mensonges. Nos systèmes mentaux filtrent l'information : nous ignorons, censurons, refoulons, désintégrons ce que nous ne voulons pas savoir : les communistes qui ont voulu ignorer le goulag l'ont ignoré ; les Français qui ont voulu ignorer la torture en Algérie, l'ont ignorée. Ainsi on s'arrange pour ne pas voir ce qu'on voit, on cesse de voir ce qu'on ne cesse de voir (saturation) ; une conviction bien assurée détruit l'information qui la dément. Ce qui agit en nous c'est la volonté d'empêcher l'information d'atteindre l'idéologie. Alors elle détourne l'information, c'est à dire s'en détourne. L'idéologie fait exploser l'information (bobard ! mensonge ! calomnie !) pour que l'information ne la fasse pas exploser.

- Nous ne pouvons pas être totalement ouverts à l'information. Un esprit sans idées préconçues subit, via les médias, une pluie incohérente d'informations qui se dissipent en bruits. Il faut une théorie qui puisse accueillir l'information, c'est à dire qui puisse la contester aussi. Mais cette idéologie ne doit pas se refermer sur elle-même, sinon nous serions incapables de recevoir la moindre leçon du réel ni d'accueillir le nouveau. Or la vertu irremplaçable de l'information, c'est l'irruption du réel dans l'idéalité qui tend à se prendre pour la réalité. C'est l'irruption du nouveau dans le système, qui tend à enfermer le monde dans sa propre règle et ne peut qu'être dérangé par la nouveauté. Il faut noter par conséquent que le réel et le nouveau font toujours irruption dans la théorie et la croyance sous forme de dérèglement et de rupture. Ils font toujours irruption dans une rationalité close sous forme d'irrationalité. Et la vertu de l'information c'est cela : son aptitude à détruire la rationalisation (système cohérent d'idées qui prétend enfermer en lui le réel) et à créer une rationalité nouvelle (nouveau système cohérent intégrant l'information). L'information est l'antidote à la tendance naturelle de l'idéologie à se clore en elle-même c'est à dire à la tendance de la théorie à se fermer en doctrine , à la doctrine de se blinder en dogme.

- L'événement - l'information - doit être capable de nous enrichir, de nous changer, de nous convertir, simplement parce qu'il nous a permis de voir ce qui nous était invisible, de savoir ce que nous ignorions, d'admettre ce qui nous était incroyable. (PSVS-81)


INTELLECTUEL  
- Si l'on peut définir l'intellectuel par son mode de production propre, nous dirons que l'intellectuel est celui qui travaille sur des idées, et particulièrement sur les idées d'importance
humaine, sociale et morale. Cette définition semble très restrictive puisqu'elle semble exclure d'un côté les artistes (qui travaillent sur forme et matière) et les techniciens (qui travaillent des idées, avec des idées, mais pour, par, sur des machines). En fait, cela semblerait aussi exclure les écrivains qui, selon la distinction de Roland Barthes, écrivent pour faire de l'art avec de l'écriture, à la différence des écrivants lesquels écrivent pour exprimer une idée. Toutefois, nous voyons que depuis Montaigne, les moralistes du XVII siècle, et surtout les "philosophes" du Siècle des Lumières, très nombreux sont les écrivains/écrivants, les écrivants/écrivains, et ce sont surtout eux qui symbolisent ou guident les intellectuels.

- En somme, la qualité d'intellectuel n'est pas strictement liée à la profession, elle vient d'un usage de la profession, ou du dépassement du cadre de la profession par et pour les idées. L'intellectuel se définit donc par son travail sur les idées, par les idées, pour les idées il travaille les idées.

- La sphère des intellectuels se définit par une double et contradictoire activité : 1 - la production de mythes et d'idéologies à fonction culturelle, sociale et politique ; 2 - la critique des mythes et idéologies. Les intellectuels ne voient d'eux-mêmes que la fonction critique. Ils voient moins qu'ils sont les principaux producteurs ou formulateurs des idéologies, voire des mythes, que, par ailleurs, ils se donnent mission de critiquer. Ils voient encore plus difficilement l'idéologie camouflée sous la critique.

- L'intellectuel a toujours pensé comme évidence qu'il luttait pour la vérité. Aussi bien dans son activité critique que dans l'affirmation idéologique, il pensait qu'il dénonçait l'erreur et énonçait le vrai. C'est toutefois le rapport à la vérité qui était vicieux. Il était de double appartenance : j'appartiens à la vérité, ergo la vérité m'appartient. Il faut rompre avec cette double possession, où l'on est possédé par l'idée que l'on possède. Il y a certes, sur le plan des faits, des vérités dont on est dépositaire, et qui nous obligent à témoigner pour elles. Mais, sur le plan de la croyance, il n'y a pas de vérité "objective". Il ne peut y avoir que l'infinie recherche subjective de la vérité. Il nous faut donc redéfinir la problématique de la vérité, de l'erreur, de l'illusion, comme il faut nous redéfinir devant ces nouvelles définitions.

- L'intellectuel doit non seulement se savoir intellectuel, non seulement essayer de savoir ce qu'est l'intellectuel (historiquement, sociologiquement, culturellement), mais aussi s'inclure dans sa vision des intellectuels. Jusqu'alors, l'intellectuel qui écrit sur les intellectuels se pose automatiquement en sur-intellectuel. Il décrit, juge, condamne, comme s'il était affranchi de tous les déterminismes qu'il voit peser sur ses pairs. Tel nous explique pourquoi les intellectuels sont des petits-bourgeois aliénés, mais ne nous démontre jamais comment il a pu, lui, fils de bourgeois, échapper miraculeusement au déterminisme de classe. Tel universitaire typique nous montre comment les universitaires sont adonnés à la reproduction culturelle, mais sans pouvoir nous faire comprendre quelle bourde divine l'a affranchi de cette fatalité. Tel tonne contre les média du sein des média, tel dénonce la parisianité du clocher de Saint-Germain-des-Prés. Or c'est là que l'intellectuel doit opérer une rupture capitale. Il doit quitter le site central (hélio-égo-centrique) de la Vérité-soleil pour entrer dans le mouvement de recherche de vérité qui n'a aucun site fixe ni privilégié. Par là, il pourra enfin effectuer la rupture avec le statut de pontife hérité de son ancêtre le prêtre-mage. Certes, nul ne peut échapper totalement ni à jamais à l'hystérie hélio-égo-centrique, mais chacun peut en être conscient, et là commence la rupture.

- L'intellectuel doit quitter le trône du juge, pis, celui du procureur. N'est-ce pas pourtant ce que je recommence, ici, en faisant le procureur anti-procureur ?… C'est effectivement ce que je risque de faire, si je me pose en propriétaire de la vérité, mais je lutte contre ce risque si ma vérité est celle du combat contre l'erreur, celle de la recherche de la pensée complexe… Rappelons-le : il y a chez l'intellectuel, une potentialité de déviance comme d'officialité, qui permet l'apparition de déviances dans l'officialité, et d'officialité dans la déviance . Ainsi, une déviance devenant tendance reconnue cesse d'être déviance , et la tendance devenue dominante parmi les intellectuels y devient une sorte d'officialité de l'intérieur, bien qu'elle s'oppose au pouvoir dominant et se persuade par là de son non-conformisme.

- Nous ne sommes pas en une "nouvelle étape" où l'intellectuel doit simplement apporter plus de mesure dans ses jugements, plus de complexité dans ses idées. Nous sommes en un moment de recommencement où il doit mettre en cause sa façon de penser
et poser de façon radicale les problèmes de conception et d'action . il ne doit pas seulement corriger ses erreurs, il doit se poser en d'autres termes, enfin complexes, le problème de la vérité, de l'erreur, du mythe, et dès lors, reconnaître que le combat pour la vérité est d'abord le combat contre l'erreur. […] Tout cela nécessite une reconversion : passer de la croyance naïve d'être à l'étape de l'ultime révolution, de la lutte finale, à l'idée que nous sommes au cœur des ténèbres, et qu'il nous faut cheminer dans la nuit. Il faut passer de la conquête si dure de certitudes à la convivence encore plus dure avec l'incertitude. De l'élimination des contradictions, au corps à corps avec les contradictions.

- L'existence même de l'intellectuel est tissée de complexités et de contradictions. L'intelligentsia est et n'est pas une classe sociale. Le site de l'intellectuel oscille entre les cimes de la société et ses marges, voire ses bas-fonds. L'intellectuel lui-même oscille entre le rôle de mage et celui du devertisseur/balladin. L'intellectuel a antinomiquement fonction critique et fonction mythologique. Il est polarisé entre l'abstrait et le concret, les idées universelles et les idées communautaires, les idées souveraines et les idées serves, les idées-tout et les idées-rien. L'intellectuel est capable intellectuellement du pire et du meilleur : ainsi, c'est chez les intellectuels que la liberté d'expression a trouvé ses plus fervents défenseurs et ses plus diaboliques ennemis.

- Etre intellectuel, nous l'avons vu, n'est ni métier, ni carrière. L'intellectuel peut être littéraire, philosophe, journaliste, technicien, universitaire, scientifique. Mais il devient intellectuel dès qu'il veut échapper à la clôture de l'esthète, de l'abstracteur, du médiocrate, du technocrate, de l'idéologue, de l'universitaire, du disciplinaire. Il devient intellectuel lorsqu'il prend au sérieux l'éthique des idées. L'éthique des idées s'oppose à l'esthétique des idées (on sélectionne une idée parce qu'elle est originale, on cultive les idées de plus en plus piquantes et paradoxales, dont on se soucie comme d'une guigne qu'elles soient vraies ou fausses) et à la mystique des idées, où les idées nous envoûtent par leur pouvoir de fascination. […] L'éthique des idées nous renvoie aux problèmes fondamentaux des contraintes, servitudes, difficultés, vérifications du problème de l'erreur et de la vérité. (PSVS-81)

… tout d'abord je n'ai pas le mépris élitiste pour la culture populaire. Au cours des années 30, l'intelligentsia méprisait le cinéma, alors qu'il avait déjà produit pas mal de chefs-d'œuvre. Aujourd'hui, je trouve qu'il y a de belles séries télévisées. Certes je pense qu'il y a un crétinisme " du bas ", qui vient des médias, mais je pense aussi qu'il y a le crétinisme " du haut ", celui qui règne dans le monde des spécialistes, des universitaires refermés sur leurs disciplines, chez les technocrates. Je lutte sur deux fronts : contre le crétinisme du bas et contre le crétinisme du haut. Tout en appréciant ce qu'il y a d'intéressant en haut et en bas. (ITI-00)

  Intellectuel :   le méta-intellectuel
C'est ici qu'apparaît la nécessité, non plus d'un sous-intellectuel qui les subordonne, non plus d'un sur-intellectuel qui les sous-estime, mais d'un méta-intellectuel qui reconnaisse les conditions complexes de la
pensée, de la théorie, de l'action . Le méta-intellectuel essaierait sans cesse de lutter contre le prêtre-mage qui tend toujours à revenir en lui. Il devrait sans se souvenir que, professant une des carrières les plus égocentriques de toutes, celles d'un auteur qui engage sa personnalité dans ce qu'il écrit, et qui cherche sans frein la reconnaissance, la consécration, la "gloire", il ne saurait échapper aux mesquineries, vanités, sottises de l'égocentrisme ; dès lors cette conscience l'inviterait à lutter sans cesse contre cet égocentrisme, dans et par l'auto-analyse permanente. Le méta-intellectuel devrait pouvoir lutter contre sa tendance au mépris, à la dénonciation, à l'excommunication. Il devrait se méfier de l'auto-intoxication idéologique (car la maladie propre de l'intellectuel, c'est évidemment de prendre l'idée pour la réalité). Il devrait non plus vouloir l'exorciser avec rage, mais tenter de vivre avec l'incertitude. il devrait enfin lutter contre simplification et arrogance. Ainsi, nous voyons que le combat contre l'erreur coïncide avec le combat contre soi-même lequel coïncide avec le combat pour soi-même.

- le méta-intellectuel renoncerait à toute suprématie de mage et à tout monopole de critique. Il essaierait, au-delà de l'alternative entre l'engagement et la tour d'ivoire, d'être présent au jeu de la vérité et de l'erreur, qui est aussi le jeu du monde. (PSVS-81)

  Intellectuel :   intellectuels et penseurs
On avait fait un numéro d'Arguments qui s'intitulait " Intellectuels et penseurs ". Un des thèmes développait ceci : les intellectuels, à une époque donnée, font régner un certain nombre d'
idées qui leur semblent évidentes ; le penseur, lui, s'oppose aux idées évidentes des intellectuels. Premier exemple : Socrate contre les sophistes. Deuxième exemple : Rousseau contre les philosophes des Lumières - qui pensaient que Rousseau voulait les faire marcher à quatre pattes, comme disait Voltaire. Il y a encore Marx contre les philosophes universitaires. Le penseur n'est pas seulement créateur de quelque chose, il est nécessairement en rupture avec ce que la caste d'intellectuels a fini par croire évident à un moment donné. Je pense qu'effectivement le monde des intellectuels en tant que tel est un monde dans lequel la pensée est raréfiée. Le penseur peut naître, il naît souvent chez l'intellectuel, mais il rompt les barrières, il quitte le groupe. Toutefois, l'intellectuel devrait jouer un rôle capital dans la cité. Pourquoi ? Parce que, dans un monde de plus en plus spécialisé, livré aux experts, il est le seul qui porte sur la scène publique les problèmes fondamentaux, généraux, universels. C'est, par exemple, avec Zola et l'affaire Dreyfus, le problème de la raison d'État ou de la vérité. C'est Camus, avec L'homme révolté, qui pose le problème du destin humain. C'est le mérite de l'intellectuel de poser des problèmes dans un monde où ils sont de plus en plus escamotés. Mais les intellectuels, notamment dans la seconde moitié de notre siècle, et même dès sa première moitié, ont de plus en plus manqué d'esprit critique. Ceux qui ont adhéré à l'Union soviétique, croyant à l'avènement du paradis des travailleurs, à une terre de libertés, ont manqué d'esprit critique. L'attitude de Jean-Paul Sartre à l'égard de l'Union soviétique est typique. Par manque d'information, par refus de s'informer ou simplement par besoin de foi ou d'espérance, ces intellectuels ont failli à ce qui devait être leur mission, et qui impliquait, aussi, un devoir d'élucidation. Et puis, autre chose, encore, me paraît très important, dont nous avons déjà dit un mot au début de ces entretiens : c'est que nous sommes possédés par des forces obscures, même si nous croyons juger en toute sérénité et en toute lucidité. Pour ma part, je suis obsédé par le risque permanent d'erreur, c'est le point de départ de La Méthode. C'est aussi l'un des thèmes majeurs des Sept Savoirs nécessaires à l'éducation du futur; que vient de publier l'Unesco. Le premier de ces savoirs fondamentaux, c'est la connaissance de la connaissance. En effet, si l'on enseigne des connaissances, on n'enseigne jamais ce qu'est la connaissance. Et la connaissance, c'est ce qui, partout, toujours, risque l'erreur et l'illusion. Quand nous considérons les idées des gens du passé, elles nous semblent un tissu d'erreurs et d'illusions, mais nous restons aveugles sur nos illusions contemporaines. C'est pourquoi le fait de pouvoir reconnaître le processus de formation d'erreurs et d'illusions m'apparaît comme un devoir fondamental. (ITI-00)


Intelligence : - L'intelligence qui ne sait que séparer brise le complexe du monde en fragments disjoints, fractionne les problèmes, unidimensionnalise le multidimensionnel. Elle atrophie les possibilités de compréhension et de réflexion, éliminant aussi les chances d'un jugement correctif ou d'une vue à long terme. Son insuffisance pour traiter nos problèmes les plus graves constitue un des problèmes les plus graves que nous affrontons. Ainsi, plus les problèmes deviennent multidimensionnels, plus il y a incapacité à penser
leur multidimensionnalité ; plus progresse la crise, plus progresse l'incapacité à penser
la crise ; plus les problèmes deviennent planétaires, plus ils deviennent impensés. Une intelligence incapable d'envisager le contexte et le complexe planétaire, rend aveugle, inconscient et irresponsable. - Le développement de l'intelligence générale requiert de lier son exercice au doute, levain de toute activité critique, qui, comme l'indique Juan de Mairena, permet de «repenser
le pensé» mais aussi comporte «le doutede son propre doute». Il doit faire appel à l'ars cogitandi, lequel inclut le bon usage de la logique, de la déduction, de l'induction - l'art de l'argumentation et de la discussion. Il comporte aussi cette intelligence que les Grecs nommaient métis, «ensemble d'attitudes mentales... qui combinent le flair, la sagacité, la prévision, la souplesse d'esprit, la débrouillardise, l'attention vigilante, le sens de l'opportunité». - Comme le bon usage de l'intelligence générale est nécessaire dans tous les domaines de la culture des humanités ainsi que de la culture scientifique, et bien sûr dans la vie, c'est bien dans tous ces domaines qu'il faudra mettre en relief le «bien penser
» qui ne conduit nullement à devenir bien-pensant. (TBF-99) - On dit justement "l'intelligence humaine", mais celle-ci ne se concrétise qu'à travers des intelligences très différentes les unes des autres. On peut accorder cette unité et cette multiplicité : chaque être humain dispose cérébralement de toutes les potentialités intelligentes, mais des prédispositions héréditaires, des déterminations familiales, culturelles, historiques, des événements ou accidents personnels en limitent, inhibent l'exercice, ou au contraire le stimulent. Pas assez de complexité, pas assez d'adversité atrophient l'intelligence, mais trop de complexité et trop d'adversité l'écrasent. ... Il y a des zones d'aveuglement diverses dans l'intelligence, des zones d'intelligence diverses dans l'aveuglement. (M5-01)


Interaction : - Les interactions sont des actions réciproques modifiant le comportement ou la nature des éléments, corps, objets, phénomènes en présence ou en influence. Les interactions deviennent dans certaines condition des interrelations (associations, liaisons, combinaisons, communication etc.) c'est-à-dire donnent naissance à des phénomènes d'organisation . Ainsi, pour qu'il y ait organisation , il faut qu'il y ait interactions : pour qu'il y ait interactions, il faut qu'il y ait rencontres, pour qu'il y ait rencontres il faut qu'il y ait désordre (agitation, turbulence).

- Le nombre et la richesse des interactions s'accroissent quand on passe au niveau des interactions, non plus seulement entre particules, mais entre systèmes organisés, atomes, astres, molécules et surtout êtres vivants, sociétés; plus s'accroissent la diversité et la complexité des effets et transformations issues de ces interactions. Une fois que ce sont constituées les organisation s que sont les atomes et les étoiles, les règles du jeu des interactions peuvent apparaître comme Lois de la Nature. L'interaction est donc la plaque tournante entre désordre, ordre et organisation . Cela signifie du coup que ces termes de désordre, ordre et organisation sont désormais liés, via interactions, en une boucle solidaire, où aucun de ces termes ne peut plus être conçu en dehors de la référence aux autres, et où ils sont en relations complexes (dialogiques ), c'est-à-dire complémentaires, concurrentes et antagonistes. (M1-77)


Internet : - Internet s’est développé dans tous les domaines du savoir, de la vie et de la société. Il est désormais à l’image de la complexité humaine. Il sert la connaissance, le mensonge, la vérité, l’illusion, la solidarité et il permet toutes les communications, légales ou non, salutaires ou nocives. Ce qu’Esope disait de la langue, qui sert au bien comme au mal, au vrai comme au faux, vaut d’Internet. Il ne fait pas que porter en lui la complexité humaine. Il est dans un sens en avance sur l’humanité. Nous sommes dans un essor majeur l’ère planétaire... Elle n’a pas encore réalisé la communauté d’institutions et de gouvernance que nécessite sa communauté de destin. Trop peu d’humains ont conscience de cette communauté de destin. Seul Internet constitue la première fondation planétaire où le tout de l’humanité est virtuellement présent en chaque internaute singulier et qui permet à l’humanité d’avoir son premier système de communication commun. L’ensemble constitue déjà un organisme de type nouveau où la symbiose homme-machine permet d’accroître vertigineusement les possibilités de nos esprits C’est encore  une entité sauvage, analogue à la forêt vierge amazonienne où l’on trouve les plus belles fleurs et parures animales ainsi que les pires dangers, où l’on trouve les tribus pacifiques d’indiens et de nombreux prédateurs avides de profit, où travaillent déjà d’innombrables ferments de conscience, de solidarité, de créativité. Notre intention n’est pas d’aller dans le sens d’une moralisation par réglementation et prohibition, mais bien d’encourager, stimuler, favoriser tout ce qui peut développer les meilleures potentialités humaines et les compréhension mutuelles. (entretiens sur internet)


Itinérance : - Nous sommes dans l'itinérance. Nous ne sommes pas en marche sur un chemin balisé, nous ne sommes plus téléguidés par la loi du progrès, nous n'avons ni messie ni salut, nous cheminons dans nuit et brouillard. Ce n'est pas l'errance au hasard, encore qu'il y ait hasard et errance; nous pouvons avoir aussi des idées-phares, des valeurs élues, une stratégie qui s'enrichit en se modifiant. Ce n'est pas seulement la marche à l'abattoir. Nous sommes poussés par nos aspirations, nous pouvons disposer de volonté et de courage. L'itinérance se nourrit d'espérance. Mais c'est une espérance privée de récompense finale; elle navigue dans l'océan de la désespérance.

- L'itinérance est vouée à l'ici-bas, c'est-à-dire au destin terrestre. Mais elle porte en même temps une recherche des au-delà. Ce ne sont pas des «au-delà» hors du monde, ce sont les «au-delà» du hic et nunc, les «au-delà» de la misère et du malheur, les «au-delà» inconnus propres justement à l'aventure inconnue.

- C'est dans l'itinérance que s'inscrit l'acte vécu. L'itinérance implique la revalorisation des moments authentiques, poétiques, extatiques de l'existence, et également, puisque tout but atteint nous relance sur un nouveau chemin et que toute solution ouvre un nouveau problème, une dévalorisation relative des idées de but et de solution. L'itinérance peut pleinement vivre le temps non seulement comme contiuum reliant passé/présent/futur, mais comme ressourcement (passé), acte (présent), possibilité (tension vers le futur).

- Nous sommes dans l'aventure inconnue. L'insatisfaction qui relance l'itinérance ne saurait jamais être assouvie par celle-ci. Nous devons assumer l'incertitude et l'inquiétude, nous devons assumer le dasein, le fait d'être là sans savoir pourquoi. (TP-93)


Je : - L'individu n'a pas d'identité physique stable ; ses molécules se dégradent et sont remplacées par d'autres, ses cellules meurent et d'autres naissent plusieurs fois dans la plupart des tissus ou organes ; mais l'identité de son Je demeure. De plus, si dissemblable aux différents âges qu'un étranger ne saurait l'identifier à travers ses photographies, le Je reste lui-même à travers les transformations d'enfant en adolescent, d'adolescent en adulte, d'adulte en vieillard. Ainsi, la qualité de sujet transcende les modifications de l'être individuel.

- Nul autre individu ne peut dire Je à ma place, mais tous les autres peuvent dire Je individuellement. Comme chaque individu se vit et s'éprouve comme sujet, cette unicité singulière est la chose humaine la plus universellement partagée. Etre sujet fait de nous des êtres uniques, mais cette unicité est ce qu'il y a de plus commun. (M5-01)


Jeune - Jeunesse : - Comment est-ce que je suis arrivé à concevoir "les jeunes" comme notion étrangère à moi ? Comment ? Quand ? (VS-69)


Jugement : - Comprendre n'empêche pas de juger, juger n'empêche pas de comprendre. (MD-94)


Justice : - L'idée de justice, aujourd'hui, est contaminée par le talion. La grandeur de la civilisation, c'est d'échapper au talion. Et comment mieux échapper au talion que par un acte de magnanimité ? Réfléchissons sur quelques crimes odieux. Des crimes horribles ont été commis par des Palestiniens sur des Israéliens et par des Israéliens sur des Palestiniens, comme celui de Goldstein, qui a tué vingt-cinq musulmans palestiniens en prière, au tombeau des Patriarches, à Hébron. C'était au moment même du procès Touvier, d'ailleurs - lequel, semble-t-il, de sa propre main, avait tué moins de personnes. Pourquoi l'un est-il un criminel de guerre, poursuivi sa vie durant, tandis que l'autre, comme s'il n'était l'auteur que d'un " accident ", ne fera sans doute qu'un peu de prison ? Je n'admets pas qu'on fasse deux poids et deux mesures. Et je vais même plus loin. Si Arafat et Rabin, au moment où ils ont entamé le processus de paix, avaient exigé, chacun pour son camp, que fussent condamnés tous ceux qui avaient commis des crimes contre les siens, jamais le processus de paix au Moyen-Orient n'aurait pu s'enclencher. Regardez Mandela. Il a dit : "Pardonner, mais ne pas oublier. " Et Michnik : "Amnistie oui, amnésie non. " Si les Noirs qui, pendant l'apartheid, ont subi tant d'horreurs disaient : "Nous ne pardonnerons jamais ; nous ne voulons pas oublier ; nous exigeons le châtiment des responsables ", ce serait l'enchaînement sans fin de la violence. (ITI-00)