Consommation : - L'homme producteur est subordonné à l'homme consommateur, celui-là au produit vendu sur le marché, et ce dernier à des forces libidinales de moins en moins contrôlées dans le processus en boucle où l'on crée un consommateur pour le produit et non plus seulement un produit pour le consommateur. Une agitation superficielle saisit les individus dès qu'ils échappent aux contraintes asservissantes du travail. La consommation déréglée devient surconsommation boulimique qui alterne avec les cures de privation ; l'obsession diététique et l'obsession de la ligne multiplient les craintes narcissiques et les toquades agreenntaires, entretiennent le culte dispendieux des vitamines et des oligo-éléments. Chez les riches, la consommation devient hystérique, maniaque du standing, de l'authenticité, de la beauté, du teint pur, de la santé. Ils courent les vitrines, les grands magasins, les antiquaires, les puces. La bibelotomanie se conjugue avec la babiolomanie.

- Les individus vivent au jour le jour, consomment du présent, se laissent fasciner par mille futilités, bavardent sans jamais se comprendre dans la tour de Babioles. Incapables de tenir en place, ils se jettent en tous sens. Le tourisme est moins la découverte de l'autre, la relation physique avec la planète, qu'un trajet somnambulique guidé dans un monde semi-fantôme de folklores et de monuments. Le «divertissement» moderne entretient le vide qu'il veut fuir. (TP-93)


Compétence - Praxis : - Afin de distinguer les actions/transformations/productions qui s'effectuent seulement dans des rencontres au hasard (ce qui je le répète, n'exclut nullement par principe le caractère aléatoire des actions au sein d'une organisation) j'appelle compétence l'aptitude organisationnelle à conditionner ou déterminer une certaine diversité d'actions/transformations/productions, et j'appelle praxis l'ensemble des activités qui effectuent transformations, productions, performances à partir d'une compétence. la praxis concerne des actions qui ont toujours un caractère organisationnel, et c'est pourquoi je qualifie de systèmes praxiques ceux dont l'organisation est active. J'ajoute que ce n'est pas en toute innocence que je prends comme notions premières concernant les êtres-machines, et la compétence, et la praxis, termes qui ne semblent devoir relever que de la sphère anthropo-sociale. J'espère montrer qu'on peut et doit donner à ces termes un fondement physique très archaïque. De toute façon, ils sont ici justifiés dans la définition que j'en ai donnée. Une machine est donc un être physique praxique, c'est-à-dire effectuant ses transformations, productions ou performances en vertu d'une compétence organisationnelle. (M1-77)


Causalité : - Tandis que le principe de déterminisme causal qui commandait la science classique ne cessait de s’assouplir en causalité probabilitaire de caractère statistique, l'idée même de causalité demeurait rigide, linéaire, stable, close, impérative : partout, toujours, dans les mêmes conditions, les mêmes causes produisent les mêmes effets; il ne pouvait être question qu’un effet désobéisse à la cause ; il ne pouvait être question qu’un effet rétroagissant fasse effet sur la cause et, sans cesser d’être effet, devienne causal sur sa cause devenant son effet tout en demeurant cause.
      Or la seule idée de rétroaction affecte, et beaucoup plus profondément qu’il ne le semble au prime abord, l'idée classique, simple, extérieure, antérieure, impériale, de causalité.
      La rétroaction renvoie à l'idée de boucle, c'est-à-dire a l'autonomie organisationnelle de l'être-machine. L'autonomie organisationnelle détermine une autonomie causale, c'est-à-dire crée une endo-causalité, non réductible au jeu « normal » des causes/effets. Dans ces conditions, il nous faut considérer :
      - l’existence d’une causalité qui se génère dans et par le procès producteur-de-soi, que l’on peut appeler causalité générative ;
      - le caractère a la fois disjoint et associé, complémentaire et antagoniste de l'exo-causalité et de l'endo-causalité dans un complexe de causalité mutuelle interrelationnée ;
      - l’introduction dans la causalité d'une incertitude interne.

La disjonction entre la cause externe et l'effet : Tout système, en produisant son déterminisme interne, exerce dans son territoire et éventuellement dans ses environs des contraintes qui empêchent certaines causesextérieures d‘exercer leurs effets normaux. Alors que les systèmes statiquement organisés résistent de façon passive aux aléas et déterminismes de l’environnement, l'organisationdynamique résiste de façon active : la boucle rétroactive, qui assure et maintient son déterminisme interne, éponge ou corrige les perturbations aléatoires qui menacent l‘existence ou/et le fonctionnement du système ; elle réagit par « réponse » qui neutralise l'effet de la cause extérieure. Et, partout où joue la causalité rétroactive, des moteurs sauvages aux êtres vivants, les effets des causes externes sont neutralisés. stoppés, détournés, déformés, transformés. La causalité externe ne peut jouer de façon directe et mécanique, sauf quand son agression dépasse le seuil de tolérance de l'organisation qu’alors elle détruit.
      L'annulation de la déviance (rétroaction négative) est le processus même d‘annulation des effets issus des causalités extérieures. D‘où l'idée, formulée par Bateson (Bateson, l967), d’une causalité négative qui découle logiquement de l‘idéede (rétroaction négative, et se développe partout où il y a régulation. Ainsi, l’abaissement de la température extérieure devrait entraîner l'abaissement de la température interne dans la maison ou dans l'organisme vivant. Or cette température interne demeure constante, en dépit des fluctuations extérieures. La cause n’entraîne pas son effet, et l’important devient, du point de vue de la causalité extérieure, ce qui n'a pas eu lieu. La rétroaction n'a pas annulé la cause, elle a annulé son effet normal.
      L'idée de causalité négative n’a pas seulement le sens d‘annulation (de l‘effet normal), elle a aussi le sens de causalité inversée ou antagoniste. En effet, le maintien de la température dans la pièce ou dans l‘organisme correspond, non à un isolement insensible à la variation extérieure. mais a une activité productrice de chaleur : le refroidissement du milieu déclenche un accroissement de combustion dans la chaudière, stimule chez l’animal homéotherme les centres thermogéniques du thalamus, qui déclenchent la production de chaleur. C'est dire que le refroidissement externe provoque en fait du réchauffement interne. Nous avons donc une causalité qui provoque un effet contraire a celui qu‘elle aurait du provoquer.
      Ainsi, la rétroaction négative est capable d'annuler, détourner, transformer, contrarier, voire inverser les effets d'une causalité extérieure.

  Causalité :   auto-générée/générative
C'est évidemment parce qu‘il se crée un cycle causal bouclé qu’il y a
disjonction relative entre la cause externe et l‘effet apparu. Il n’y a pas annulation de la cause extérieure mais production, en relation complexe (complémentaire, antagoniste, concurrente) avec la causalité extérieure d‘une causalité intérieure ou endo-causalité. Aussi Bateson aurait pu insister en même temps que sur l‘idée de causalité négative (du point de vue extérieur) sur l‘idée de causalité positive. c'est-a-dire du caractère actif et producteur de l'endo-causalité.
      L‘endo et exo-causalité sont différentes de nature. L'endo-causalité est locale et l’exo-causalité générale. L'exo-causalité provient d’un jeu divers de forces, non nécessairement ni principalement organisées ; l'endo-causalité est liée a une organisation active singulière. L'exo-causalité est statistiquement probable. L’endo-causalité est marginale, improbable par rapport aux déterminismes et aléas physiques extérieurs, et elle résiste probablement a cette probabilité par sa récursivité propre. La causalité circulaire, c'est-à-dire rétroactive et récursive, constitue la transformation permanente d 'états généralement improbables en états localement et temporairement probables.
      La causalité extérieure (qui, répétons-le, se confond avec la causalité classique) ne peut rendre compte que des états d’équilibre ou de déséquilibre. Ce n’est qu’avec la causalité circulaire que se constituent des états stationnaires, des homéostasies, qui refoulent la causalité externe hors de la zone bouclée.
      Enfin, la boucle rétroactive peut produire des réactions, contre-actions, qui, en annulant l’exo-causalité, protègent et entretiennent l’endo-causalité. L’endo-causalité est ainsi capable de produire des effets originaux.
      On voit ici que la carence fondamentale du behaviorisme était d’ignorer, en concevant la réaction comme prolongement mécanique du stimulus, la source causale originale du comportement.
      L’endo-causalité implique production-de-soi. Dans le même mouvement que le soi naît de la boucle, naît une causalité interne qui se génère d’elle-même, c’est-a-dire une causalité-de-soi productrice d’effets originaux. Le soi est donc la figure centrale de cette causalité interne qui se génère et se régénère d’elle-même.
      Or, cette idée centrale de causalité-de-soi, génératrice d’effets propres, a été doublement étouffée, prise en sandwich entre la causalité extérieure classique et l’idée ressuscitée, grâce a Wiener, de finalité. Elle est non seulement plus ample et plus profonde que l’idée de finalité, mais elle en est le fondement. (M1-77)

  Causalité :   endo-éco-causalité



Contextualisation-Globalisation : - L'intelligence parcellarisée, compartimentée, mécanistique, disjonctive, réductionniste brise le complexe du monde en fragments disjoints, fractionne les problèmes, sépare ce qui est relié, unidimensionnalise le multidimensionnel. C'est une intelligence à la fois myope, presbyte, daltonienne, borgne ; elle finit le plus souvent par être aveugle. Elle détruit dans l'œuf toutes les possibilités de compréhension et de réflexion, éliminant aussi toutes chances d'un jugement correctif ou d'une vue à long terme. Ainsi, plus les problèmes deviennent multidimensionnels, plus il y a incapacité à penser
leur multidimensionnalité; plus progresse la crise, plus progresse l'incapacité à penser
la crise; plus les problèmes deviennent planétaires, plus ils deviennent impensés. Incapable d'envisager le contexte et le complexe planétaire, l'intelligence aveugle rend inconscient et irresponsable. Elle est devenue mortifère. (TP-93)

- Je voudrais partir d'une évidence en psychologie cognitive. Une connaissance n'est pertinente que dans la mesure où elles se situe dans un contexte. Le mot, polysémique par nature, prend son sens une fois inséré dans le texte. Le texte lui-même prend son sens dans son contexte. Ainsi une information n'a­t­elle de sens que dans une conception ou une théorie. De même un événement n'est intelligible que si l'on peut le restituer dans des conditions historiques, sociologiques ou autres. On peut donc en déduire qu'il est primordial d'apprendre à contextualiser et mieux, à globaliser, par exemple à situer une connaissance dans un ensemble organisé.

- Le défi de la complexité s'intensifie dans le monde contemporain puisque, justement, nous sommes dans une époque dite de mondialisation, que j'appelle l'ère planétaire. Cela signifie que tous les problèmes fondamentaux qui se posent dans un cadre français ou européen dépassent ce cadre car ils relèvent, à leur façon, des processus mondiaux. Les problèmes mondiaux agissent sur des processus locaux qui rétroagissent à leur tour sur des processus mondiaux. Répondre à ce défi en contextualisant à l'échelle mondiale, voire en globalisant, est devenu absolument vital, même si cela paraît très difficile. (RP-96)

- La prévalence disciplinaire, séparatrice, nous fait perdre l'aptitude à relier, l'aptitude à contextualiser, c'est-à-dire à situer une information ou un savoir dans son contexte naturel. Nous perdons l'aptitude à globaliser, c'est-à-dire à introduire les connaissances dans un ensemble plus ou moins organisé. Or les conditions de toute connaissance pertinente sont justement la contextualisation, la globalisation. (MO-97)

- Comme notre éducation nous a appris à séparer, compartimenter, isoler et non à relier les connaissances, l’ensemble de celles-ci constitue un puzzle inintelligible. Les interactions , les rétroactions, les contextes, les complexités qui se trouvent dans le no man’s land entre les disciplines deviennent invisibles. Les grands problèmes humains disparaissent au profit des problèmes techniques particuliers. L’incapacité d’organiser le savoir épars et compartimenté conduit à l’atrophie de la disposition mentale naturelle à contextualiser et à globaliser.

- Ce qui aggrave la difficulté de connaître notre Monde, c’est le mode de pensée qui a atrophié en nous, au lieu de la développer, l’aptitude à contextualiser et à globaliser, alors que l’exigence de l’ère planétaire est de penser
sa globalité, la relation tout-parties, sa multidimensionnalité, sa complexité. (SSEF-00)

- De deux choses l'une : on a soit une absence de connaissances précises, soit une connaissance tellement précise qu'elle n'a finalement aucun intérêt. En fait, il faut partir du problème de la connaissance. Si l'on a une information , mais qu'on est incapable de la situer dans son contexte (brisé à travers les disciplines ), on arrivera forcément à une information sans intérêt. On est d'ailleurs obligé de contextualiser sans cesse - le propre de l'histoire est d'être une science qui contextualise les événements. Comment en sortir ? Des réponses sont déjà données à travers des regroupements scientifiques. Prenons l'exemple de l'écologie, science fondée sur l'idée d'écosystème, mais qui concerne beaucoup de disciplines . Dans un milieu donné, l'ensemble des êtres vivants, végétaux, animaux, microbes, etc., constitue une organisation spontanée, elle-même située dans un cadre physique, géographique et météorologique donné. Pour autant, l'écologue, qui s'intéresse aux mécanismes de formation et de dérèglement des écosystèmes, a des connaissances diverses mais incomplètes. Il devra donc demander de l'aide au botaniste, au zoologiste etc. (DSC-02)


Cruauté : - La vie lutte cruellement contre la cruauté du monde et résiste avec cruauté à sa propre cruauté.

- Enfin, c'est à partir de l'esprit humain que la cruauté du monde apparaît telle, parce qu'elle produit la souffrance en même temps que la conscience de la souffrance.

-Nos nouveaux-nés naissent en hurlant de douleur. Nous sommes nés dans la cruauté du monde et dans la cruauté de la vie, ce à quoi nous avons ajouté nos propres cruautés, mais aussi nos propres bontés. Notre destin est inscrit dans la cruauté du monde. (M6-04)


CULTURE  
- [...] la culture est indispensabe pour produire de l'
homme, c'est-à-dire un individu hautement complexe dans une société hautement complexe, à partir d'un bipède nu dont la tête va s'enfler de plus en plus.

- [...] l'homme est un être culturel par nature parce qu'il est un être naturel par culture. (PP-73)

- fausse évidence, mot qui semble un, stable, ferme, alors que c'est le mot piège, creux, somnifère, miné, double, traite. Mot mythe qui prétend porter en lui un grand salut : vérité, sagesse, bien-vivre, liberté, créativité…

- Le mot culture oscille entre, d'une part, un sens total et un sens résiduel; d'autre part, un sens anthropo-socio-ethnographique et un sens éthico-esthétique. De fait, dans la conversation et dans la polémique, l'on passe sans s'en apercevoir, du sens ample au sens rétréci, du sens neutre au sens valorisé. Ainsi on oppose culture de masse et culture cultivée en omettant d'accommoder le sens du mot culture quand on passe d'un terme à l'autre, ce qui permet par exemple de confronter Sylvie Vartan à Socrate et Fernandel à Paul Valéry, le plus souvent au détriment des premiers. C'est confronter une culture de masse, de nature ethno-sociologique, et une culture cultivée, normative-aristocratisante; il n'est pas possible de concevoir une politique de la culture si l'on ne se rend pas compte, au départ, que ces deux notions ne sont pas de même niveau. (ET-76)

- La culture, qui devrait permettre de penser par soi-même, fait penser culturellement, c'est-à-dire de façon conventionnelle/stéréotypée. (JL-81)

- On a besoin d'une culture plus large que celle de la discipline , je dirais même une culture générale, une culture humaniste. Aujourd'hui même dans les entreprises, dans les lieux mêmes où triomphait le monde technocratique on se rend compte que connaître un peu le monde des idées philosophiques, le monde de la musique, le monde de la littérature n'es pas un simple ornement qui permet de briller dans les déjeuners d'affaire. C'est aussi quelque chose qui peut aider à vivre, donc à travailler. Dans l'Université comme dans la recherche, l'hyperspécialisation conduit des esprits à se considérer comme des propriétaires exclusifs de cette parcelle minable de territoire qu'ils occupent et d'interdire que l'on pense dessus. (SH-90)

- La culture, qui est le propre de la société humaine, est organisée/organisatrice via le véhicule cognitif qu'est le langage, à partir du capital cognitif collectif des connaissances acquises, des savoir-faire appris, des expériences vécues, de la mémoire historique, des croyances mythiques d'une société. Ainsi se manifestent "représentations collectives", "conscience collective", "imaginaire collectif". En disposant de son capital cognitif, la culture institue les règles/normes qui organisent la société et gouvernent les comportements individuels. Les règles/normes culturelles génèrent des processus sociaux et régénèrent globalement la complexité sociale acquise par cette même culture.

- Si la culture contient en elle un savoir collectif accumulé en mémoire sociale, si elle porte en elle des principes, modèles schèmes de connaissance, si elle génère une vision du monde, si le langage et le mythe sont parties constitutives de la culture, alors la culture ne comporte pas seulement une dimension cognitive : c'est une machine cognitive dont la praxis est cognitive.

- Une culture ouvre et ferme les potentialités bio-anthropologiques de connaissance. Elle les ouvre et les actualise en fournissant aux individus son savoir accumulé, son langage, ses paradigmes, sa logique, ses schèmes, ses méthodes d'apprentissage, d'investigation de vérification etc., mais en même temps elle les ferme et les inhibe avec ses normes, règles, prohibitions, tabous, son ethnocentrisme, son auto-sacralisation, son ignorance de son ignorance. Ici encore, ce qui ouvre la connaissance est ce qui ferme la connaissance. (M4-91)

- La culture humaniste séparée et la culture scientifique séparée sont deux sous-cultures. Aujourd'hui je comprends que la culture, c'est la jonction de ce qui est séparé, et j'ose affirmer que je milite ainsi pour la culture, c'est-à-dire pour la communication entre ce qui est fragmenté et dispersé en morceaux de puzzle, enfermé en compartiments hermétiques, que j'œuvre pour une articulation réintégratrice de ce qui est désintégré. En d'autres termes, la culture c'est la polyculture.

- Mon message universaliste : il faut être cultivé. Ce que devrait signifier aujourd'hui "être cultivé", c'est ne pas être enfermé dans sa spécialisation, ni se satisfaire d'idées générales jamais soumises à examen critique parce que non raccordables aux connaissances particulières et concrètes. C'est être capable de situer les informations et les savoirs dans le contexte qui éclaire leur sens; c'est être capable de les situer dans la réalité globale dont ils font partie; c'est être capable d'exercer une pensée qui, comme disait Pascal, nourrit les connaissances des parties des connaissances du tout, et les connaissances du tout des connaissances des parties. C'est du coup, être capable d'anticiper, non pas certes de prédire, mais d'envisager les possibilités, les risques et les chances. La culture est en somme ce qui aide l'esprit à contextualiser, globaliser et anticiper.

- La culture n'est pas accumulative, elle est auto-organisatrice, elle saisit les informations principales, sélectionne les problèmes principaux, dispose de principes d'intelligibilité capables de saisir les nœuds stratégiques du savoir. L'aveuglement des esprits parcellaires et unidimensionnels tient à leur défaut de culture.

- Certes, la culture ne peut être que lacunaire et trouée, inachevée et changeante. Elle doit sans cesse intégrer le nouveau à l'ancien, l'ancien au nouveau. D'où la nécessité vitale de principes à la fois organisateurs et critiques de la connaissance pour contextualiser, globaliser, anticiper.

- Se cultiver est une aventure dangereuse. Mais je crois que, dans cette aventure même, j'ai acquis les principes qui me permettent d'intégrer les informations , d'examiner les théories, d'articuler les savoirs, c'est-à-dire de me faire une culture auto-exo-productrice et auto-exo-organisatrice. Ainsi j'essaie d'intégrer, certes partiellement et avec bien des carences, mon savoir dans ma vie et ma vie dans mon savoir. (MD-94)

-Qu’est ce que devrait être la culture ? Ce n’est pas seulement comme disait Edouard Herriot " ce qui reste quand on a tout oublié " : ce qui reste c’est justement la capacité de remonter assez rapidement aux sources de la contextualisation. Qu’est ce qui spécifiait la culture humaniste ? Celle-ci développait une sorte de gymnastique mentale à travers la littérature, la philosophie... permettant de situer les choses et d’élaborer un rapport à soi-même autant qu’un rapport au monde quelque peu élucidés. De nos jours, on se rend bien compte qu’à travers un enchevêtrement de procédures de toutes sortes avec les experts, les spécialistes on a affaire à des gens qui ont perdu tout sens du global ; nous nous rendons compte aussi qu’avec la bureaucratisation ils ont évacué tout sens des responsabilités - c’est à dire, la faculté de se situer par rapport à un ensemble de solidarités disparues.

- La culture ne peut exister de nos jours que sous la forme d’une communication entre la culture humaniste traditionnelle et les données fondamentales des sciences. La culture ne peut être que cela ; sinon il n’y a pas de culture.

- la culture c’est de laisser aller la curiosité et de laisser ouvrir la possibilité de modifier les choses. Evidemment alors, dans le fond, la culture c’est que chacun ait un minimum de conscience de la nécessité de toujours contextualiser ou globaliser son savoir particulier sans qu’il soit nécessaire d’avoir tout en tête…. La culture c’est aussi, aujourd’hui, de pouvoir utiliser la dialogique et la boucle, parce qu’à mon avis on ne peut comprendre les origines de la guerre de 1914 que par une conception en boucle. Il faut entretenir la curiosité sur l’être humain, sur nous-mêmes. (EAP-95)

- La culture est désormais non seulement découpée en pièces détachées mais aussi brisée en deux blocs. La grande disjonction entre la culture des humanités et la culture scientifique, commencée au siècle dernier et aggravée dans le nôtre, entraîne de graves conséquences pour l'une et pour l'autre. La culture humaniste est une culture générique, qui, via la philosophie, l'essai, le roman, nourrit l'intelligence générale, affronte les grandes interrogations humaines, stimule la réflexion sur le savoir et favorise l'intégration personnelle des connaissances. La culture scientifique, de nature tout autre, sépare les champs de connaissance ; elle suscite d'admirables découvertes, de géniales théories, mais non une réflexion sur le destin humain et sur le devenir de la science elle-même. La culture des humanités tend à devenir comme un moulin privé du grain des acquis scientifiques sur le monde et sur la vie qui devrait agreennter ses grandes interrogations ; la seconde, privée de réflexivité sur les problèmes généraux et globaux, devient incapable de se penser
elle-même et de penser
les problèmes sociaux et humains qu'elle pose. Le monde technique et scientifique ne voit que comme ornement ou luxe esthétique la culture des humanités, alors que celle-ci favorise ce que Simon appelait le general problem solving, c'est-à-dire l'intelligence générale que l'esprit humain applique aux cas particuliers. Le monde des humanités ne voit dans la science qu'un agrégat de savoirs abstraits ou menaçants. (TBF-99)

- Il y a des pré-cultures dans le monde animal, mais la culture, comportant le langage à double articulation, la présence du mythe, le développement des techniques, est proprement humaine. Aussi, homo sapiens ne s'accomplit en être pleinement humain que par et dans la culture. Il n'y aurait pas de culture sans les aptitudes du cerveau humain, mais il n'y aurait pas de parole ni de pensée sans culture. L'apparition de la culture opère un changement d'orbite dans l'évolution. L'espèce humaine va très peu évoluer anatomiquement et physiologiquement. Ce sont les cultures qui deviennent évolutives, par innovations, intégrations d'acquis, réorganisations ; ce sont les techniques qui se développent ; ce sont les croyances, les mythes qui changent ; ce sont les sociétés qui, à partir de petites communautés archaïques se sont métamorphosées en cités, nations et empires géants. Au sein des cultures et des sociétés, les individus évolueront mentalement, psychologiquement, affectivement.

- La culture est, répétons-le, constituée par l'ensemble des habitudes, coutumes, pratiques, savoir-faire, savoirs, règles, normes, interdits, stratégies, croyances, idées, valeurs, mythes, qui se perpétue de génération en génération, se reproduit en chaque individu, génère et régénère la complexité sociale. La culture accumule en elle ce qui est conservé, transmis, appris, et elle comporte principes d'acquisition, programmes d'action. Le capital humain premier, c'est la culture. L'être humain serait sans elle un primate du plus bas rang.

- La culture est ce qui permet d'apprendre et de connaître, mais elle est aussi ce qui empêche d'apprendre et de connaître hors de ses impératifs et de ses normes, et il y a alors antagonisme entre l'esprit autonome et sa culture. L'émergence de la culture, qui se produit par la complexification de l'individu et celle de la société, les complexifie en retour. (M5-01)


  Culture :   cultivée
- La culture cultivée a toujours été à la fois seconde, secondaire et essentielle dans l'
histoire de notre société. Seconde dans le sens où la hiérarchie culturelle la fait passer après la culture religieuse ou nationale, secondaire dans le sens où c'est une culture vécue sur le plan esthétique et non porteuse de vérités impérieuses comme celles de la foi ou de la science. De fait, la culture cultivée semble être l'ornement, l'antidote, le masque dans la société aristocratique, bourgeoise, entreprenante, technicienne, guerrière. Et pourtant elle est en même temps essentielle : c'est cette culture que l'on dispensait dans les collèges aux enfants des élites dominantes, et que l'on veut désormais répandre comme si elle devait avoir quelque fonction secrète et merveilleuse au plus intime de la personnalité.

- Le savoir qui la constitue est celui des humanités aux racines gréco-latines; il est de caractère littéraire-artistique. Ce savoir est profane-laïque : il peut, soit compléter le savoir religieux par des connaissances profanes, soit devenir une base de la laïcité, en substituant les humanités à la théologie…. Si le savoir gréco-latin tombe progressivement en obsolescence, il est remplacé par un savoir essayiste, à la fois para-philosophique et para-scientifique, mais non spécialisé, c'est-à-dire se proposant, comme celui des anciennes humanités, de pourvoir à la culture générale d'un «honnête homme».

- Le code constitutif de ce savoir est de nature simultanément cognitive et esthétique. Posséder ses humanités, ce n'est pas seulement connaître ce qui est dit sur la nature humaine par Montaigne, Pascal, La Rochefoucauld, etc., c'est aussi apprécier leur art de dire et pouvoir s'exprimer seolon les statuts d'une langue normale et différente d'elle. Ainsi la possession du code esthético-cognitif donne un double et subtil fondement à l'élitisme (ésotérisme et aristocratisme), plus ou moins grand, plus ou moins raffiné, plus ou moins clos, qui est propre à la culture cultivée. Le caractère esthétique du code permet de lier sa possession au goût et à la qualité personnelle de son détenteur.

- Les patrons-modèles de cette culture se conjuguent pour former l'image idéale de l'homme cultivé, laquelle passe du cadre aristocratique dans celui de l'individualisme bourgeois. Il s'agit, non seulement de schémas esthétiques de goût et de schémas cognitifs humanistiques, mais de patterns culturels au sens plein du terme, qui déterminent et orientent la formation, la structuration et l'expression des perceptions, des sentiments - notamment l'amour -, en un mot et globalement, de la sensibilité et de la personnalité. En même temps, cette culture cultivée assure et aménage une large et profonde esthétisation de la vie; elle ouvre aux plaisirs d'analyse-jouissance dans la relation vécue avec autrui et avec le monde; elle affirme que la relation avec le Beau est une vérité profonde de l'existence, et l'œuvre d'art est dépositaire, sous une forme embryonnaire et résiduelle, de ce qui s'épanouit en sacré dans la religion.

- Ainsi, la culture cultivée est pleinement une culture, dans le sens où elle opère une dialectique communicante, structurante et orientante entre un savoir et une participation au monde; mais elle est restreinte aussi bien par le champ social de son extension - limité à une élite - que par son rôle partiel auprès de cette élite, dont les membres obéissent en fait, dès qu'il s'agit de leurs intérêts ou de leurs passions, à d'autres incitations culturelles ou pulsionnelles. A la moindre querelle avec un critique ou avec sa femme, l'écrivain exquis redevient charretier ou automobiliste. La culture cultivée apparaît comme une sorte de sur-culture quintessenciée, le suc le plus subtil que puisse produire la société. D'où jusqu'aux crises récentes, son extrême valorisation aux yeux tant de ses détenteurs que de ceux qui en sont dépourvus. Elle semble en effet renfermer à la fois une universalité essentielle (une vérité supérieure et générale sur l'homme dans le monde), une exquisité essentielle (de par sa nature artistique-littéraire), et de par là même, la spiritualité qui est le masque, le manque, l'ornement, le besoin d'une civilisation de la force, du pouvoir et de la richesse.

- Cette extrême valorisation est à la fois cause et conséquence de l'extrême élitisme de la culture cultivée. Il faut un apprentissage plus ou moins long, et des qualités plus ou moins subtiles pour s'en approprier le code, dont les ultimes arcanes sont réservées seulement aux doctissimes mandarins et aux génies de l'expression. Aussi voyons-nous très nettement : 1) une distinction globale et brutale opposer les cultivés aux barbares (béotiens, plouks, philistins, b.o.f., concierges, etc.), à qui est interdit l'accès aux champs-élyséens culturels; 2) une hiérarchisation continue au sein de la culture, depuis les bas échelons jusqu'aux plus hauts, qui maintiennent leur marge de supériorité, par un renouvellement constant de la zone ésotérique du code (avec l'avant-garde, l'art vivant, la culture vivante etc.). Ce sont à peu près les mêmes processus que ceux de la mode, où l'élite maintient, dans le renouvellement des formes, une avance de quelques mois sur les cohortes qui s'assimileront les nouvelles formes au moment où l'élite en aura adopté d'autres. De plus, le culte de l'originalité et de l'unicité (hypertrophié notamment dans le domaine de la peinture, où entre deux tableaux identiques l'original vaut une fortune et la copie un pris d'objet manufacturé) permet à une élité restreinte l'appropriation des objets originaux et la fréquentation des artistes.

- A vrai dire, il y a deux élitismes qui se disputent et se partagent la culture cultivée : celui de l'intelligentsia créatrice-critique (qui crée les valeurs et les hiérarchies), celui des classes privilégiées qui s'approprient la fortune culturelle. (ET-76)


  Culture :   de masse
- Les besoins de bien-être et de bonheur, dans la mesure où ils s'universalisent au 20e siècle, permettent l'universalisation de la culture de masse. Réciproquement, la culture de masse universalise ces besoins. C'est à dire que la diffusion de la culture de masse ne résulte pas seulement de la
mondialisation d'une civilisation nouvelle, elle développe cette mondialisation. Elle éveille les besoins humains sous-développés, mais partout virtuels, elle contribue à l'expansion de la civilisation nouvelle.

- La culture de masse fait appel aux dispositions affectives d'un homme imaginaire universel, proche de l'enfant et de l'archaïque, mais toujours présent dans l'homo faber moderne. Effectivement un des fondements du cosmopolitisme de la culture de masse est l'universalité des processus du "tronc archaïque" du cerveau humain et l'universalité de l'homme imaginaire. Le cosmopolitisme de la culture de masse est aussi, et, en même temps, la promotion d'un type d'homme moderne qui s'universalise, l'homme qui aspire à une vie meilleure, l'homme qui cherche son bonheur personnel et qui affirme les valeurs de la nouvelle civilisation. La culture de masse unit intimement en elle les deux universels, l'universel de l'affectivité élémentaire et l'universel de la modernité. Ces deux universalités s'appuient l'une sur l'autre, et dans ce double mouvement s'accentue la force de diffusion mondiale de la culture de masse.

- La culture de masse privilégie le présent sur tout son immense front qui épouse et stimule l'actualité. Elle tend à détruire le in illo tempore des mythes pour le remplacer par "c'est arrivé cette semaine". La greffe mythologique sur l'actualité entretient l'épopée quotidienne des olympiens modernes….. Parallèlement la perpétuelle incitation à consommer et à changer (publicité, modes, vogues et vagues), le perpétuel flux des flashes et du sensationnel se conjugent dans un rythme accéléré où tout s'use très vite, tout se remplace très vite, chansons, films, frigidaires, amours, voitures. Une incessante vidange est opérée par le renouvellement des modes, vogues, vagues. Un film, une chanson durent le temps d'une saison, les magazines s'épuisent dans la semaine, le journal sur l'heure. au temps dit éternel de l'art succède le temps fulgurant des succès et des flashes, le flux torrentueux des actualités. Un présent toujours nouveau est irrigué par la culture de masse.

- L'adhésion et l'adhérence au présent font de la culture de masse la culture d'un monde en devenir; mais, culture dans le devenir, elle n'est pas culture du devenir. Elle permet à l'homme d'accepter, non d'assumer sa nature transitoire et évolutive… Elle atomise le temps comme l'individu. La culture de masse tend à ramener l'esprit au présent. Simultanément, elle opère une prodigieuse circulation des esprits vers les ailleurs. Les ailleurs imaginaires ont toujours environné les sociétés et les existences les plus fermées. Mais notre civilisation révèle à sa façon et de façon particulièrement extensive ce caractère fondamental qui fait de l'homme "un être des lointains" dont l'esprit erre toujours aux horizons de sa vie.

- Et l'apport inoubliable de la culture de masse est bien dans tout ce qui est mouvement : le western, le film et roman policier, et mieux, criminel, la grande frénésie comique, et cosmique, la science-fiction, les danses et rythmes américano-africains, le radio-reportage, le fait divers, le flash. Créations non pas faites pour les silences méditatifs, mais pour l'adhérence au grand rythme frénétique et extériorisé de l' "Esprit du temps".

- La culture de masse nous introduit dans un rapport déraciné, mobile, errant à l'égard du temps et de l'espace… D'une part une vie moins esclave des nécessités matérielles et des aléas naturels, d'autres part une vie devenant esclave de futilités. D'une part une vie meilleure, d'autre part une insatisfaction latente. D'une part un travail moins pénible, d'autre part un travail dépourvu d'intérêt. d'une part une famille moins oppressive, d'autre part une solitude plus oppressive. D'une part une société protectrice et un Etat assistantiel, d'autre part la mort toujours irréductible et plus absurde que jamais. D'une part, l'accroissement des relations de personne à personne, d'autre part l'instabilité de ces relations. D'une part l'amour plus libre, d'autre part la précarité des amours. D'une part l'émancipation de la femme, d'autre part les nouvelles névroses de la femme. D'une part moins d'inégalité, d'autre part plus d'égoïsme…… Nous pouvons percevoir que toute positivité nouvelle qui s'établit dans le monde déclenche une nouvelle négativité, que tout plein provoque un creux, que toute satiété appelle une angoisse, que la marche de l'homme s'accomplit dans la dialectique de la satisfaction et de l'insatisfaction, que les progrès déplacent la finitude de l'être humain sans la réduire. (ET-62)

- Une culture est un corps complexe de normes, de symboles, de mythes, d'images. Cet ensemble pénètre l'individu, oriente ses émotions, nourrit la vie imaginaire que chacun secrète et dont il s'enveloppe, façonne sa personnalité. La culture de masse, à travers films, émissions télévisées, magazines, etc., pénètre l'individu, oriente ses émotions, souvent sa vie imaginaire, contribue à façonner sa personnalité.

- Dans nos pays, il existe trois types de cultures qui sont soit ennemies, soit en état de coexistence pacifique, et qui n'ont entre elles que des connexions très faibles : la culture humaniste, la culture scientifique, la culture de masse. La culture humaniste, qui a connu son apogée en France aux XVIIe et XVIIIe siècles, dans laquelle la différenciation est peu marquée entre la littérature et la philosophie, permet de réfléchir sur les grands problèmes fondamentaux : le bien, le mal, Dieu, son existence, sa non-existence, le sens de la vie, la morale. La culture scientifique, qui s'est développée aux XIXe et XXe siècles, a entraîné un formidable accroissement des connaissances. Les découvertes scientifiques révèlent des aspects inconnus de la réalité, mais le développement du morcellement et de la compartimentation disciplinaires a éliminé les grandes questions de la culture humaniste. Et surtout, comme l'a remarqué Husserl, la science ne peut pas réfléchir sur elle-même. La culture de masse, industrialisée dans sa production, médiatique dans sa diffusion, est une culture dont les produits se consomment de façon immédiate, dans la détente, et dont le mode de consommation ne permet guère la réflexivité. Cette culture a produit des chefs-d'œuvre parmi tant d'œuvres médiocres, mais il y a proportionnellement autant d'œuvres médiocres dans la " haute culture ". Certes, la réflexion y est dégradée, mais elle se dégrade partout. Comme le dit Castoriadis, l'insignifiance progresse !

- Je lutte sur deux fronts, contre la crétinisation du bas, celle des médias, et contre la crétinisation du haut, celle des sommets élitistes. En ce qui concerne la première, je critique les aspects stéréotypés, médiocres, de la culture de masse. Mais je considère aussi la valeur des œuvres créatrices qui en sont issues. Plutôt que d'y voir un nouvel opium du peuple, j'y vois un potentiel à la fois d'éveil et d'endormissement. J'essaie de comprendre pourquoi, au milieu d'œuvres médiocres, elle a pu parfois produire des chefs-d'œuvre. Il ne suffit pas qu'il y ait des méthodes de production quasi industrielles, avec division du travail, pour faire un film, il faut, pour que ce film ait une personnalité, qu'il y ait de la création, c'est-à-dire de l'imagination, de l'invention, de l'originalité. Et toute œuvre de cinéma, de chanson, de rock, est le fruit d'une dialogique entre les exigences de la production, qui tend à détruire l'originalité, et celles d'une création, qui introduit l'originalité. Il y a des chefs-d'œuvre là où la création réussit à s'imposer. Ainsi des chefs-d'œuvre de Howard Hawks, John Ford, Vicente Minelli, sont sortis d'Hollywood. Cela dit, la culture de masse, ce ne sont pas les intellectuels qui l'ont faite. Le jazz, aujourd'hui musique de " cultivés ", a été créé par des marginaux, des laissés-pour-compte, des musiciens de rue. Hollywood, dont on reconnaît aujourd'hui les chefs-d'œuvre, s'est fait grâce à des immigrés, des juifs, des joueurs qui ne pouvaient pas s'intégrer à la haute société de l'Est et qui sont allés chercher fortune à Los Angeles où ils ont accueilli les grands réalisateurs européens chassés par Hitler. Les premiers auteurs de films étaient des amuseurs de baraques, les premiers journalistes de la radio et de la télévision étaient des ratés, rejetés par la presse écrite. Ce ne sont pas des universitaires " cultivés ", mais des avant-gardistes, comme les surréalistes, qui, les premiers, ont aimé Chaplin, le cinéma, le jazz, le rock, les musiques folkloriques, tout ce foisonnement qui se situait loin des conventions de la " haute culture ".
Comme les cultures ethniques, mais de façon propre et plus large, la culture de masse influe sur les savoirs et le savoir-vivre. Elle puise certes dans la culture populaire, mais elle s'empare aussi, même si c'est de manière plus marginale, des thèmes et des contenus de la culture de l'élite, qu'elle démocratise. C'est le cas de certains morceaux de musique classique, des grands romans adaptés en téléfilms, aux standards commerciaux simplifiés mais amenés ainsi à la connaissance d'un vaste public. Je suis le premier à avoir étudié la culture de masse dans sa complexité, en considérant ses aspects multidimensionnels, en intégrant l'observateur dans l'observation, en mettant en relief la dialogique entre production et création, c'est-à-dire leur complémentarité antagoniste. (MC-08)

  Culture :   élargissement et standardisation
1- L'élargissement planétaire - Les grandes sphères culturelles étaient fermées les unes aux autres, et, pour les européens, la culture "universelle" était la culture de l'univers des œuvres européennes, tant en littérature (Cervantès, Shakespeare, Molière, Balzac, Dickens, etc) qu'en poésie et musique. Au cours du 20eme siècle, une sphère vraiment universelle se constitue. Les traductions se multiplient. Les romans japonais, latino-américains, africains sont publiés dans les grandes langues européennes, et les romans européens sont publiés en Asie et dans les Amériques. Les musiques occidentales trouvent des interprètes dans tous les continents et I'Europe s'ouvre aux musiques d'Orient arabe, d'Inde, Chine, Japon, d'Amérique latine, d'Afrique. Certes, cette nouvelle culture mondiale, est encore cantonnée à des sphères restreintes dans chaque nation; mais son développement, qui est un trait marquant de la seconde partie du 20ème siècle, va se poursuivre au 21ème siècle. Alors que les modes de penser occidentaux avaient envahi le monde, les modes de pensée d'autres cultures résistent et se diffusent désormais en Occident. Déjà I'Occident avait traduit I'Avesta et les Upanisads au 18ème siècle, Confucius et Lao Tseu au 19ème, mais les messages d'Asie demeuraient seulement objets d'études érudites. C'est seulement au 20ème siècle que les philosophies et mystiques de I'Islam, les textes sacrés de I'Inde, la pensée du Tao, celle du bouddhisme deviennent des sources vives pour I'âme occidentale entraîné/enchaînée dans le monde de I'activisme, du productivisme, de I'efficacité, du divertissement, et qui aspire à la paix intérieure et à l’harmonie avec soi même. Surgit alors une demande occidentale d'Orient vers laquelle ont accouru les formes vulgarisées et commercialisées du yoga, les messages du bouddhisme.

2- La standardisation culturelle et ses limites - L'avènement du cinéma, de la grande presse puis de la radio et de la télévision au 20ème siècle ont entraîné le développement de I'industrialisation et de la commercialisation de la culture avec : la division spécialisée du travail, la standardisation du produit, sa chronométrisation, la recherche de la rentabilité et du profit. Mais l'industrie culturelle ne peut pas eliminer I'originalité, I'individualité, ce qu'on appelle le talent. Non seulement elle ne peut pas I'éliminer mais elle en a un besoin fondamental. Même si un film est conçu en fonction de quelques recettes standard (intrigue amoureuse, happy end) il doit avoir sa personnalité, son originalité, son unicité. Autrement dit, il n'en est pas pour la production d'un feuilleton télévisé, d'un film comme pour celle d'une automobile ou d'une machine à laver. Et c'est un symbole qu'Hollywood ait fait appel à William Faulkner qui peut être considéré comme un écrivain extrêmement créateur livré à sa propre passion, sa propre fièvre, ses propres fantasmes, obsessions. Bien entendu, le génie de Faulkner est rarement passé dans les films d'Hollywood mais une partie souvent s'y est exprimée. Ainsi dans tout ce qui relève de l'industrie culturelle il y a un conflit permanent et en même temps une complémentarité permanente entre I'individuel, l'original, la création et le produit standardisé, disons pour simplifier entre Création et Production. II est évident que certaines oeuvres sont stéréotypées, standardisées, plates mais que d'autres ont quelque chose qui transforme le stéréotype en archétype comme les grands archétypes mythologiques. Un genre comme le western, qui a produit des navets comme des chefs d’œuvre, a sa force dans le caractère mythologique et archétypique de la conquête de I'Ouest vécue non seulement comme une épopée singulière mais aussi comme le moment de la fondation de la loi alors qu'il n'y a pas de loi, de l'introduction de I'ordre, de l’introduction de la justice là où règne le déchaînement de la víolence. Les films de samouraïs nous montrent la lutte épique du chevalier solitaire pour la justice et pour le bien dans un monde sans loi. Ainsi de grands auteurs comme John Ford ou Kurosawa ont accompli des chefs d’œuvre. Donc, l'industrie culturelle est animée par une contradiction qui à la fois détruit en elle des germes de créativité et en même temps les suscite. Aujourd'hui la littérature existe par le livre imprimé, qui est un médium de multiplication massive. Toutefois la littérature conserve encore aujourd'hui le principe artisanal. La production de Pieuvre, même avec un ordinateur, garde un caractère individuel. Toutefois la littérature, avec le développement des grandes maisons d'édition, subit de plus en plus les contraintes de I'industrialisation et de la commercialisation. II fut un temps, qui a duré pendant quelques siècles, où on remettait son texte manuscrit à I'éditeur, ce qui supposait bien sûr de nombreuses corrections sur les épreuves. Les manuscrits de Proust comportaient tellement de collages qui se dépliaient sur les côtés, en haut, en bas des pages qu'ils ont été surnommés "paperolles". A présent il faut remettre une disquette définitive a l'éditeur qui interdit d'opérer des corrections d'auteur sur les épreuves à moins que le coût en soit supporté par l'auteur lui-même. Or, une œuvre littéraire mûrit à partir d'objectivations successives qui permettent à I'écrivain de se détacher de cet embryon qui est sorti des ses "entrailles mentales". En le percevant avec de plus en plus de distance, cela lui permet de lui apporter non seulement des petites touches comme fait un peintre qui s'éloigne de sa toile mais aussi parfois des modifications profondes qui sont nécessaires. Pensez que La Recherche du Temps Perdu de Proust ne serait pas ce qu'elle est si Proust n'avait pas eu la possibilité de bouleverser totalement la première impression de son livre. A cela s'ajoutent les contraintes de volume. Les éditeurs n'aiment pas des livres trop courts, il n'aiment pas les livres trop gros, sauf s'ils prévoient d'avance un best-seller; la grosseur et le volume du livre permettent alors un accroissement du prix, donc du profit. Ensuite il y a le processus de présélection chez les éditeurs importants. Un grand éditeur qui édite 15 à 20 volumes par mois, pré-sélectionne ceux qu'il suppose avoir un écho public. L'attachée de presse ne dit pas, bien sûr, aux critiques: " Vous allez recevoir 15 livres qui sont tous des chefs d'oeuvre. " Non, elle va dire : Je vous prie de lire avec attention tel livre, il vous plaira certainement. De plus vous avez noté que je parle des attachées de presse au féminin alors que les critiques sont en majorité du sexe masculin ce qui favorise des pressions de charme qui n'ont rien à voir évidemment avec le contenu intrinsèque des oeuvres. Enfin, effet extrême de cette présélection, le phénomène très connu de la best-sellarisation. II en est pour le livre comme pour le film, il y a des, recettes pour faire un best-seller, il y a un dosage de sang, de viol, d'amour, de violence, de passion, de massacre, de conflit, de jalousie mais il n'est jamais sûr que tout ça prenne et fasse un best-seller. Fort heureusement il y a une part d'aléatoire. Cependant c'est un processus qui, dès qu'il est engagé, est irrésistible, c'est ce qu'on appelle le feed-back positif : I'accroissement de la vente entraîne un super-accroissement de la vente, etc. Il se crée des phénomènes épidémiques de contagion ce qui fait que, dans le monde de la littérature en France, des ouvrages sont tirés à 1000, 1500, 2000 exemplaires, seuil de rentabilité alors que d'autres atteignent et même dépassent les 200 000 exemplaires. Les magazines pratiquent le hit parade des livres comme pour les chanteurs de rock ou les autres produits de l'industrie culturelle. Les livres sont cotés en fonction de leurs chiffres de vente dans un certain nombre de librairies qui varient selon les publics ciblés par les magazines. Les meilleures, cotes - les livres les mieux vendus - ont tendance à vous enjoindre à I'achat, sinon à la lecture. Dernière contrainte, la rotation trés rapide des livres chez les libraires. Les gros éditeurs mettent des livres en dépôt chez les libraires que les libraires ne paient pas quand ils les reçoivent et qu'ils ont le loisir de rendre si les livres ne se sont pas vendus. Si I'éditeur a déjà présélectionné tel livre pensant qu'il aura du succès, il va faire de gros dépôts, il va faire un énorme effort de publicité, un énorme effort auprès des critiques pour que ces livres soient vendus. Mais tous les livres qui échappent à ce système vont tomber dans un gouffre. Des livres de jeunes auteurs, des livres d'auteurs difficiles, des livres qui n'ont pas encore leurs fans, leurs groupies, donc si un tel livre n'est pas signalé ce livre disparaît au bout de deux mois du libraire. Un tel système, si préjudiciable soit-il à la création, ne s'annule pas, les éditeurs ont autant et plus besoin d'originalité que les producteurs de cinéma. Par ailleurs la diversité est le plus puissant antidote à la standardisation : la diversité des éditeurs pour les livres, la diversification des chaînes, dans la radio et la télévision. (EEC-02)