MACHINE
- En mettant entre parenthèses la différence phénoménale évidente entre la machine artificielle la plus perfectionné possible et la machine vivante la plus élémentaire concevable Von Neumann (1966) a mis en évidence leur différence de nature. En effet, la machine artificielle, aussitôt constituée, ne peut que dégénérer, alors que la machine vivante est, ne serait-ce que temporairement, non dégénérative, voire générative, cest-à-dire apte à accroître sa complexité. Or le caractère véritablement paradoxal et révélateur de cette différence apparaît si lon songe quune machine artificielle, bien que beaucoup moins fiable quune machine vivante, est constituée déléments beaucoup plus fiables que celle-ci. Ainsi par exemple un moteur de voiture est constitué de pièces hautement vérifiées, mais les risques de panne sont égaux à la somme des risques de détérioration de chacun de ses éléments (bougie, carburateur etc.); la machine vivante, elle, bien que constituée d'éléments peu fiables (des molécules qui se dégradent, des cellules qui dégérèrent) est extrêmement fiable; d'une part elle est éventuellement capable de régénérer, reconstituer, reproduire les éléments qui se dégradent, c'est-à-dire de s'auto-réparer, d'autre part elle est éventuellement capable de fonctionner malgré la « panne » locale, c'est-à-dire de réaliser ses buts par des moyens de fortune, alors que la machine artificielle est tout au plus capable de diagnostiquer l'erreur puis de s'arrêter. Bien plus : alors que le désordre interne, c'est-à-dire, en termes de communication, le « bruit » ou l'erreur, dégrade toujours la machine artificielle, la machine vivante fonctionne toujours avec une part de « bruit » et l'accroissement de complexité, loin de diminuer la part du bruit toléré, l'accroît. Mieux encore, il semble y avoir, entre certains seuils, une relation générative intime entre l'accroissement de « bruit » ou désordre et l'accroissement de complexité. La complexité apparut à Von Neumann comme une notion clé. Non seulement la complexité signifiait que la machine naturelle met en jeu un nombre d'unités et d'interactions infiniment plus élevé que la machine artificielle, elle signifiait aussi que l'être vivant est soumis à une logique de fonctionnement et de développement tout autre, une logique dans laquelle interviennent l'indétermination, le désordre, le hasard comme facteurs d'une organisation supérieure ou auto-organisation. Cette logique du vivant est sans douteplus complexe que celle que notre entendement applique aux choses, bien que notre entendement soit un des produits de cette logique. (PP - 73)
Qu'est-ce qu'une machine ? Nous pouvons et devons considérer nos machines artificielles comme des instruments fabriqués (par lhomme, la société) et accomplissant des opérations mécaniques. Nous dissocions généralement ces deux traits, renvoyant l'instrument-machine à homo faber et à la société industrielle, la mécanique-machine à la pratique de l'ingénieur.
Toutefois, les progrès effectués par ces machines, notamment avec la cybernétique, dans le sens de l'autonomie opérationnelle, ont permis de s'interroger, non seulement sur ce que produit la machine, mais aussi sur ce qu'elle est. Il était certes évident que la machine est un objet phénoménal. Mais c'est Wiener qui a apporté un nouveau regard en concevant la machine, non pas comme produit social ou instrument matériel, mais comme être physique organisateur.
A la différence des actions sauvages qui s'effectuent au hasard des rencontres entre processus séparés, les actions d'un être-machine, même quand elles comportent un caractère aléatoire, sont produites en fonction des propriétés organisationnelles.
Machine :
essor du concept Machine : arkhe-machine : le soleil
Machine :
protomachine et moteur sauvage
Les tourbillons aériens (cyclones, tornades, typhons) ont existence intense mais éphémère. Les remous aquatiques, comme ceux qui se forment avec quelque durée sur et autour d'une roche sise dans le lit d'une rivière, peuvent, eux, accéder de façon durable à l'existence.
Un remous peut être considéré, non seulement comme un système, mais aussi comme une organisation active et même un moteur sauvage. Il est un système composé d'un très grand nombre d'éléments assemblés et brassés (les molécules d'eau), et constitue une unité globale complexe organisée. Sa forme spiraloïde est constante, bien qu'improbable par rapport au flux qui s'écoule unidirectionnellement ; l'organisation du remous substitue à l'interaction au hasard des molécules au sein du flux indifférencié une répartition spatiale hétérogène et une vitesse différentielle, très rapide au centre, plus lente à la périphérie. Il s'agit donc bien d'un système , de par sa forme globale émergente, son organisation créant de la différence, sa stabilité relative bien qu'il soit traversé par un flux.
Machine :
polymachines vivantes Machine :
mégamachine sociale Machine :
artificielle Maître-mot :
- Se laisser prendre au piège du maître-mot n'est pas seulement l'aboutissement d'un processus d'abstraction et d'identification, c'est aussi un phénomène d'hystérie : fixation jouisseuse.
- Le maître-mot substitue au discours un sur-concept. C'est la fixation sur un concept ultime, intense, géant et vain. Et pourtant il faut trouver des mots-maîtres, c'est-à-dire des concepts fédérateurs (non plus tyranniques) de constellations conceptuelles
. Trouver par exemple le mot qui définisse les sociétés occidentales - techniciennes - industrielles - capitalistes - bourgeoises - salariales - bureaucratique - chrétiennes - étatiques - nationales-laïques-de-consommation-libérales, etc
mais non le mot qui les réduise à une seule dimension. (VS-69)
Majorité/Minorité :
- Etre minoritaire vraiment, ce n'est pas donner une réponse minoritaire à la question posée, c'est se poser la question en termes différents, c'est se poser d'autres questions que la majorité. (JL-81)
Malajustement :
- Le malajustement est étrange : l'homme est trop fort et trop faible, trop violent et trop aimant, trop rêveur dans l'imaginaire et trop réifié dans le réel ; le trop ici n'ayant aucun sens moral, mais indiquant un excès, un excès lui-même particulier puisque par ailleurs il n'y a pas assez d'amour , pas assez de sève. (VS-69)
Mammifère (hyper-super-méta-néo) :
- Nous sommes des hyper-mammifères dans le sens littéral du terme, marqués à jamais par l'enveloppante symbiose à la mère. La chaleur mammaire de la petite enfance constitue le placenta des tendresses, sympathies, sentimentalités, amours de nos vies adultes.
- Nous sommes des super-mammifères parce que nous avons développé les qualités de mémoire, d'intelligence et d'affectivité propres à cette classe. Nous avons poussé à l'extrême l'aptitude à jouir et à souffrir. Nous sommes des super-mammifères parce que nous avons développé et complexifié les relations alternativement ou simultanément rivalitaires/fraternitaires, dominantes/ subordonnées/égalitaires. Nous sommes des super-mammifères parce que les mammifères ont apporté à la vie la jeunesse - le jeu, l'apprentissage - et la vieillesse - l'expérience, la sagacité -, et nous devenons méta-mammifères lorsque nous pouvons vieillir tout en étant jeune et demeurer jeune vieux - c'est-à-dire jouer et apprendre toute notre vie
.
- Nous portons dans notre humanité, ontologiquement et existentiellement, la marque reptilienne, mammifère et néo-mammifère (primatique). Nous sommes dans ce sens des super-animaux de l'embranchement des vertébrés. Nous sommes sans doutemoins véloces et performants que beaucoup de ces animaux, mais, par les moyens de l'artefact, nous avons dépassé tous leurs records terrestres, maritimes et aériens. Nous avons développé de façon inouïe le comportement animal en y introduisant la technique, la stratégie animale en y apportant la conscience. Nous sommes des hyper-animaux parce que nous sommes des êtres de besoins insatiables, de désirs infinis, de recherche ininterrompue
(PP-73)
MARRANISME
Marranisme :
post-marranisme
Mémoire (polyphonie et polylogique cognitive) :
- Le cerveau dispose d'une mémoire héréditaire ainsi que de principes organisateurs de connaissance innés. Mais dès les premières expériences dans le monde, l'esprit- cerveau acquiert une mémoire personnelle et intègre en lui des principes socioculturels d'organisation de la connaissance. Dès sa naissance, l'être humain connaît par lui, pour lui, en fonction de lui, mais aussi par sa famille, par sa tribu, par sa culture, par sa société, pour elles, en fonction d'elles.
Si on peut appeler " logiciel " un ensemble de principes, règles et instructions commandant/contrôlant des opérations cognitives, on peut dire que les activités cognitives de l'être humain émergent d'inter-rétro-actions dialogiques entre un poly-logiciel d'origine bio-cérébrale et un poly-logiciel d'origine socio-culturelle, chacun de ces poly-logiciels comportant lui-même des instances complémentaires, concurrentes et antagonistes. La perception des formes et des couleurs, l'identification des objets et des êtres obéissent à la conjonction de schèmes innés et de schèmes culturels de reconnaissance. Tout ce qui est langage, logique, conscience, tout ce qui est esprit et pensée, se constitue à la rencontre de ces deux poly-logiciels, c'est-à-dire dans le processus ininterrompu d'une boucle bio-anthropo (-cérébro-psycho)-culturelle.
Mensonge à soi-même :
- Sous le problème bien connu et permanent de l'illusion, de la méprise, de la fausse conscience, se cache le problème non moins permanent mais moins bien connu de la self-deception, auto-tromperie ou mensonge à soi-même. Ce problème est certes bien détecté par les psychanalyses, mais celles-ci le simplifient en le réduisant aux pouvoirs de l'inconscient ou à ses ruses. En fait, il s'agit d'un problème anthropologique beaucoup plus fondamental et complexe. Il tient : - à la nature et à la structure du cerveau ; - à l'unidualité esprit/cerveau, c'est-à-dire à la double obscurité réciproque de l'un à l'autre ; - à la nature même de la conscience, toujours épiphénoménale et d'une certaine façon séparée de nous-mêmes, et qui, en dépit de sa sincérité et de son ardeur, peut se tromper et nous tromper, comme on le voit dans Les Confessions de Jean-Jacques Rousseau. En bref la self-deception trouve ses sources dans la multiplicité complexe de l'être connaissant
Mentionnons également un fantastique "trou noir" au cur de notre connaissance, celui de la possession de nos esprits, non seulement par des génies ou des dieux , mais aussi par des doctrines ou idéologies. C'est dire que la "possession" n'est pas seulement un phénomène marginal qui relève de certains rites ou de certaines formes de pathologie mentale. C'est le phénomène normal de la croyance
. self-deception et possession sont des trous noirs qui tendent à se recouvrir l'un et l'autre : toute possession favorise la self-deception, et toute self-deception favorise la possession. Ces trous noirs parasitent tout problème de connaissance et toute recherche de vérité, y compris évidemment la nôtre. (M3-86)
- Légocentrisme, le besoin dautojustification, la tendance à projeter sur autrui la cause du mal font que chacun se ment à soi-même sans détecter ce mensonge dont il est pourtant lauteur.
- L'esprit humain doit se méfier de ses produits idéels, qui en même temps lui sont vitalement nécessaires. Nous avons besoin de contrôle permanent pour éviter idéalisme et rationalisation. Nous avons besoin de négociations et contrôles mutuels entre nos esprits et nos idées. Nous avons besoin d'échanges et communications entre les différentes régions de notre esprit. Il faut prendre conscience du ça et du on qui parlent à travers le je, et sans cesse être en alerte pour tenter de détecter le mensonge à soi-même. (SSEF-00)
Mépris :
- A la différence de beaucoup d'autres, je n'ai pas méprisé l'ethnie, la religion, la race, la classe, la personne de ceux qui méprisaient ou me méprisaient - j'ai méprisé le mépris lui-même. (MD-94)
Métamorphose :
- Il ne s'agit pas de faire table rase pour «révolutionner». Il faut conserver pour révolutionner et révolutionner pour conserver. D'où un inévitable paradoxe : la révolution a besoin de conserver non seulement nos êtres biologiques, mais aussi la nature, la biosphère, la diversité du monde, les cultures qui veulent vivre, l'héritage du passé qui contient les germes du futur. Mais conserver demande de révolutionner l'humanité pour échapper à l'autodestruction et permettre la poursuite de l'hominisation, et accéder à la patrie terrestre. En fait, il faut corrélativement conserver l'idée de révolution et révolutionner l'idée de conservation. C'est la notion de métamorphose qui contient ce double sens, puisqu'une métamorphose - radicalement différente de la révolution de la table rase et de la conservation sans changement - porte en elle la conservation du même dans sa transformation en un autre. Elle sauvegarde en transformant et recompose en décomposant. (PC-97)
- Dans le monde physique, un feed back positif conduit infailliblement ce système à la désintégration. Mais dans le monde humain, comme l'a pointé Magoroh Maruyama, le feed back positif en désintégrant d'anciennes structures pétrifiées, peut susciter l'apparition de forces de transformation et de régénération. La métamorphose de la chenille en papillon nous offre une métaphore intéressante : quand la chenille est entrée dans le cocon, elle opère l'autodestruction de son organisme de chenille, et ce processus est en même temps celui de formation de l'organisme de papillon, lequel sera à la fois le même et autre que la chenille. Cela est la métamorphose. La métamorphose du papillon est préorganisée. La métamorphose des sociétés humaines en une société monde est aléatoire, incertaine, et elle est soumise aux dangers mortels qui lui sont pourtant nécessaires. Aussi l'humanité risque-t-elle de chavirer au moment d'accoucher de son avenir.
(LM-12/03)
Comme elle serait créatrice, on ne peut la connaître avant qu'elle ait lieu. Nul ne pouvait imaginer ce que serait la Neuvième Symphonie de Beethoven avant qu'il l'ait composée. La seule chose que nous pouvons prévoir, c'est que ce serait une société-monde non pas sur le modèle agrandi des États-nations, mais selon une organisation et une structure nouvelles dont le visage est encore imprévisible. Ce serait comme une nouvelle naissance. N'oublions pas que, comme nous l'a indiqué Serge Moscovici, l'humanité a connu plusieurs naissances successives : la naissance de la station debout il y a plus de sept millions d'années, la naissance au interactions et à la culture chez Homo erectus, la naissance d'homo sapiens et des sociétés archaïques, enfin la naissance des sociétés historiques. Les États-nations modernes sont des sociétés historiques apparues il y a cinq siècles en Europe, et leur formule a été mondialisée. L'Histoire, elle, s'est déroulée au travers de l'édification de civilisations multiples, certaines grandioses, mais aussi de guerres, de servitudes, de destructions. Les ultimes développements des armes à feu ont rendu terriblement mortelles les deux guerres mondiales du XXe siècle.
MÉTHODE -
Ce qui apprend à apprendre, c'est cela la méthode.
- Je ne suis ni le présentateur, ni l'inventeur de "ma" méthode et je dirais presque qu'il n'y a pas de méthode bien que ce(s) livre(s) s'appelle(nt) La méthode. J'ai appelé ce(s) livre(s) La méthode parce que ce titre s'est absolument imposé à moi. Dès le début, j'ai eu le sentiment qu'il s'agissait de la recherche d'une méthode. Quand on recherche une méthode, cela suppose un certain esprit anti-méthodique, une mise en question des méthodes qui ont cours. C'est le fameux paradoxe : comment nager alors qu'on a pas appris à nager ? On n'en sort qu'en se jetant à l'eau, en barbotant et en buvant la tasse.
(AEM-80)
- ... le but de ma recherche de méthode n'est pas de trouver un principe unitaire de toutes connaissances, ce serait une nouvelle réduction, la réduction à un principe maître, abstrait, qui effacerait toute la diversité du réel, ignorerait les béances, incertitudes et apories que provoque le développement des connaissances (lequel comble des béances, mais en rouvre d'autres, résout des énigmes, mais révèle des mystères). C'est la communication sur la base d'une pensée complexe. A la différence d'un Descartes qui partait d'un principe simple de vérité, c'est-à-dire identifiait la vérité aux idées claires et distinctes, et par là pouvait proposer un discours de la méthode de quelques pages, je fais un très long discours à la recherche d'une méthode qui ne se révèle par aucune évidence première, et doit s'élaborer dans l'effort et le risque. La mission de cette méthode n'est pas de donner les formules programmatiques d'une "saine" pensée. Elle est d'inviter à penser - Je sais que le mot, au premier abord, crée beaucoup de malentendus. Le mot méthode peut avoir plusieurs sens. Il y a d'abord le sens cartésien, où il s'agit d'une méthode «pour bien conduire sa raison et chercher la vérité dans les sciences». C'est bien dans ce sens que je prends le mot méthode et de plus je l'élargis : il s'agit de conduire notre raison, non seulement dans les sciences mais dans tout ce qui concerne la connaissance, y compris la connaissance de la connaissance., et dans tout ce qui concerne nos relations avec le monde extérieur, avec la vie, avec la société, avec les autres, avec nous-mêmes. Il faut donc distinguer la méthode, entendue dans ce sens de la méthode scientifique qui constitue un ensemble de règles empiriques (vérifications par multiplications d'observations et expérimentations diverses), logiques (cohérence des théories; résistance à la réfutation), et éthiques (recherche de la connaissance la plus objective possible).
- Ce que j'appelle méthode n'est pas cela, mais ne nie en rien cela, et surtout suppose ou souhaite cela, c'est-à-dire suppose ou souhaite que l'on puisse partout objectiver, vérifier, réfuter, théoriser. Au sein de la méthode scientifique, il y a des méthodes scientifiques, spécifiques selon les objets ou les disciplines ; l'astrophysique par exemple est une science d'observation : elle ne peut pas faire des expériences sur les astres et les galaxies mais se sert de données expérimentales des laboratoires de physique atomique ou nucléaire.
- Dès lors, il faut comprendre que ce que j'appelle méthode peut être considéré comme une méta-méthode par rapport à la méthode scientifique ; elle n'annule nullement les méthodes scientifiques, au contraire les admet et les reconnaît mais elle interroge, critique, contrôle et parfois dépasse les méthodes scientifiques par sa volonté de réflexivité, étant donné que la carence profonde de l'activité scientifique, c'est non pas l'absence de pensée (parce que les grands scientifiques sont des penseurs dont la liste est aussi longue que celle des grands philosophes), c'est l'absence d'une pensée sur elle-même.... la science souffre d'une carence de pensée réflexive, et il est certain que l'un des problèmes de la méthode en tant que méta-méthode se situe à ce niveau-là. D'autre part la méthode que je cherche est une méta-méthode parce qu'elle s'efforce de poser et renouveler le problème des articulations entre les sciences séparées (ainsi par exemple, il est évident que les sciences physiques sont aussi des sciences humaines, je veux dire que les sciences physiques ont été produites dans un développement socio-culturel et historique donné et que la thermodynamique, par exemple, s'est développée en interactions avec les développements techniques et industriels du XIX siècle occidental). Répétons-le, après Von Foerster : les sciences physiques sont aussi des sciences humaines et d'une certaine façon en relèvent ; réciproquement les sciences humaines relèvent des sciences biologiques puisque nous sommes des êtres biologiques ; elles relèvent aussi des sciences physiques puisque nos êtres biologiques sont aussi des êtres physiques. D'où l'idée d'une «boucle» des sciences qui sont interdépendantes et inter-productrices les unes des autres.
- La méthode dont je parle est aussi une méta-méthode dans le sens où elle renvoie à la stratégie, non à un programme, elle ne fournit pas des règles auxquelles il suffit d'obéir ; dans ce sens, j'insiste sur la différence entre le mot de «méthodologie» qui est programme et le mot de «méthode» qui implique la stratégie. La méthode telle que je l'entends, renvoie à la stratégie mentale et intellectuelle . La formule «aide-toi, la méthode t'aidera» signifie simplement que cette méthode comporte quelque chose d'a-méthodique, de pré-méthodique, de post-méthodique c'est-à-dire l'autonomie de la pensée personnelle. La stratégie est toujours un art et l'art comporte le je ne sais quoi d'individuel irréductible.
- Evidemment, la pensée est très difficile, elle peut échouer lamentablement, mais ce que nous dit la méthode, au sens où je l'entends, c'est que nous devons essayer de penser - Encore un mot sur le sens que je donne au mot méthode. Celle-ci nous fait retrouver les grandes questions de l'enfance parce qu'elle nous incite à problématiser autant qu'à solutionner, et elle nous incite à problématiser les solutions acquises : il ne s'agit pas seulement d'affronter les problèmes qui nous sont donnés ; il nous faut problématiser ces problèmes c'est-à-dire les termes dans lesquels ils se trouveront posés et les énoncés des problèmes eux-mêmes. [...] Quand l'uvre de la méthode sera terminée, ce sera un circuit plus ou moins balisé mais en même temps un itinéraire irréversible vers un objet inconnu ; ce ne sera jamais le «inclusive tour» c'est-à-dire ces voyages «tout compris» où sont programmés et chronométrés les repas, les visites, les monuments, les musées.
(APM-90)
- La méthode n'est pas un super-système qui se veut exhaustif mais un système qui comporte l'aléa, l'incertitude et l'inachèvement, système qui tâche de lier l'empirique et le théorique, le concret et l'abstrait, la partie et le tout, le phénomène au contexte. Il s'attaque moins aux idées générales qu'aux idées génériques, aux idées nucléaires, celles qui sont au noyau des systèmes de pensée et de croyance, celles qui sont capables de désorganiser ou réorganiser ces systèmes, celles qui permettent de générer une pensée, de générer en fait les paradigmes.
- Ce qui s'est imposé à moi, tout au long du travail de "la méthode", ce sont les limites de l'entendement humain, les limites de la logique, les limites de la connaissance, la superficialité et la fragilité de la conscience
Certes notre connaissance est inachevée, mais elle comporte en elle à jamais quelque chose d'inachevable.
(MD-94)
- Je pars du sens grec originel qui signifie cheminement. Or, toute mon élaboration en six volumes fut un parcours où le chemin se fait en marchant, selon le vers d'Antonio Machado : " Caminante, no hav camino, se hace camino al andar " (Toi qui chemines, il n'y a pas de cheminement, le chemin se fait en marchant).
Je pourrais reprendre à mon compte la formule de Descartes sur la méthode qui consiste à bien conduire sa raison dans les sciences. Ma Méthode puise dans les sciences et elle examine les sciences dans les conditions actuelles de leur évolution. Or nous sommes dans une époque critique. Comme je l'ai dit, les principes de simplification qui ont guidé la science classique, si féconds qu'aient été leurs apports, sont devenus de plus en plus aveugles en microphysique, en thermodynamique, en cosmologie. Je récapitule : le principe d'ordre que traduisait le absolu ne règne plus dans l'Univers. Le principe de séparabilité ou disjonction a rencontré ses limites dans toute considération de système. L'isolement de l'objet, en l'extrayant de son contexte naturel et en le plaçant dans un milieu artificiel, ne vaut pas pour tout ce qui est vivant. La valeur de preuve absolue, fournie par les inductions et les déductions, a montré ses limites. Enfin, l'apparition de contradictions n'est plus forcément signe d'erreur, ce qui indique l'émergence d'un nouveau type de vérité.
Jean Tellez : votre grand uvre, La Méthode, vise quelque chose comme une régénération de la pensée scientifique ?
Le projet central de La Méthode, c'était de montrer qu'une pensée répondant au défi de la complexité est capable d'aller plus loin dans la connaissance et l'explication qu'une pensée simple, schématique, linéaire. Pour moi, la pensée complexe c'est le progrès de la pensée humaine. Mais j'ai aussi compris que la pensée complexe ne va pas dissiper toutes les inconnues et tous les mystères de l'univers, ne serait-ce que parce qu'elle comporte en elle l'incertitude incluse dans toute connaissance. Il y a donc de l'inconnu et de l'incertain au sein de la pensée complexe. C'est pourquoi, maintenant je me dis : allons au-delà, au-delà de la complexité. Bien entendu, on entre alors en des demi-ténèbres. Mais il ne s'agit pas d'élucider ce qui s'y passe. Le mot " élucider " donne l'impression que l'on peut dissiper les ténèbres. Or, comme je l'ai souvent dit, toute lumière apporte de l'ombre. Elle éclaire d'un côté, mais produit de l'ombre d'un autre. Voilà, je voudrais aller aux frontières du dicible.
Méthode :
L'a-méthode
Méthode :
Méta-méthode
- Que veut dire le mot «méta-méthode» ? Il exprime la tentative d'établir des méta-points de vue par rapport à nos points de vue cognitifs ordinaires. ... méta-point de vue ne signifie pas méta-système ; je crois que nous ne pouvons pas accéder à une connaissance au-dessus de notre connaissance, à un langage au-dessus de nos langages, à une pensée au-dessus de nos pensées, etc. ; mais je crois que nous pouvons réflexivement établir différents méta-points de vue ; c'est pourquoi je donne l'image du mirador qui, édifié à l'intérieur du camp de concentration, permet de voir l'intérieur et l'extérieur ; ce mirador, à la différence de celui du camp de concentration, n'est pas occupé par un SS, par un garde-chiourme avec mitraillette ; ce mirador, c'est l'uvre de ceux qui sont enfermés dans le camp de concentration et qui veulent regarder vraiment ce qui se passe à l'intérieur et voir le plus possible ce qui se passe à l'extérieur. Du point de vue des connaissances, l'idée de méta-point de vue nous invite à dépasser et englober le point de vue des sciences et disciplines particulières, puisque celles-ci sont en fait interdépendantes. Je dirais de plus que le méta-point de vue doit considérer non seulement la science, non seulement la philosophie, mais la relation science-philosophie, c'est-à-dire surmonter la disjonction qui a rompu les échanges entre l'une et l'autre. Ce qui me ramène à ma difficulté première et permanente de me faire entendre : je me situe dans les trous entre les connaissances instituées, dans ces trous où l'on vidange les déchets inassimilables par les disciplines . Je suis dans les poubelles du savoir comme j'étais déjà dans les poubelles de l'histoire. C'est vrai, je n'ai pas les papiers d'identité du philosophe, ni ceux du scientifique. Je fais la navette, en contrebandier, entre science et philosophie. Je suis à l'interface entre sciences humaines et sciences naturelles, quand j'essaie de considérer «l'unidualité» de l'homme, être à la fois biologique, naturel et cérébral d'une part, culturel, social et spirituel de l'autre, l'un étant inséparable de l'autre.
(MD-94)
Méthode :
La nature de la nature
Ce premier tome a énormément travaillé en moi (c'est-à-dire qu'il m'a obligé à beaucoup travailler). Je dois le considérer comme une uvre à la fois totalement solitaire et totalement solidaire. Solitaire, car, j'ai dû m'y consacrer personnellement de façon intégrale. Solidaire parce qu'il fut stimulé, corrigé, contrôlé par autrui.
Le noyau de ce premier volume est la physis, notre univers matériel, dont la connaissance ouvre des connaissances sur la vie et sur l'humanité. La physis, ici, se confond avec l'idée de la Nature de Spinoza qui y voit la source même de la création et de l'organisation. Contrairement à ceux qui croient que j'ai voulu faire une encyclopédie des sciences physiques, j'ai voulu extraire de chacune d'elles, puis relier tout ce qui éclaire les problèmes fondamentaux de notre univers. En même temps, j'ai voulu tirer les conséquences des connaissances acquises au XXe siècle dans les sciences - ce qui montre que, loin de vouloir abolir les disciplines, je souhaite élaborer une connaissance qui se nourrisse de leurs acquis.
J'ai préféré parler d'organisation plutôt que de système pour bien insister sur ce qui lie le tout et les parties. Et cela m'a conduit à accorder une place capitale à la notion d'émergence. En effet, l'organisation d'un ensemble d'éléments en un tout produit des qualités ou propriétés qui n'existent pas chez les éléments séparés. Ainsi, l'organisation vivante produit des qualités qui n'existent pas chez les macromolécules qui la constituent : l'autoréparation, l'auto-reproduction, une capacité de se nourrir, une aptitude cognitive. Le tout est quelque chose de plus que la somme de ses parties. Mais, en même temps, le tout est moins que la somme de ses parties, car des qualités ou propriétés des parties peuvent être inhibées par des contraintes issues de l'organisation du tout. Ainsi, la société peut inhiber l'expression des droits, aspirations, souhaits des individus. Le problème de l'organisation est comme la colonne vertébrale de La Nature de la nature. J'ai montré que la notion d'organisation est elle-même complexe (l'unité dans la diversité, le tout plus et moins que les parties), puis j'ai traité, plus complexe encore, l'organisation active, comme celle des astres qui est une sorte d'auto-organisation devant consommer de l'énergie pour se maintenir. J'ai ouvert ce livre, dans une ultime partie, sur l'enrichissement et la modification de connaissance qu'apporte la conception complexe de la nature.
(MC-08)
Méthode :
La vie de la vie
Méthode :
L'humanité de l'humanité
Méthode :
L'éthique
Métissage :
- L'unité, le métissage et la diversité doivent se développer contre l'homogénéisation et la fermeture. Le métissage n'est pas seulement une création de nouvelles diversités à partir de la rencontre ; il devient, dans le processus planétaire, produit et producteur de reliance et d'unité. Il introduit la complexité au cur de l'identité métisse (culturelle ou raciale). Certes, chacun peut et doit, en l'ère planétaire, cultiver sa poly-identité, qui permet d'intégrer en elle l'identité familiale, l'identité régionale, l'identité ethnique, l'identité nationale, l'identité religieuse ou philosophique, l'identité continentale et l'identité terrienne. Mais le métis, lui, peut trouver aux racines de sa poly-identité une bipolarité familiale, une bipolarité ethnique, nationale, voire continentale, lui permettant de constituer en lui une identité complexe pleinement humaine. (SSEF-00)
Magie - Mythe - Rite - Sacrifice :
- La magie est une des étoffes dont est faite notre vie mentale, notre vie, notre monde tel que nous le concevons. La magie fait partie des structures humaines. Ces structures tendent à proliférer en polypes, à étouffer la sève qui les a nourris. Alors règne le totem, l'idole, la patrie, l'interdit, le sacré, la terreur mystique, la Fatalité, la Nécessité historique Mais l'homme, névrosé sain, n'est pas pour autant prisonnier totalement de la magie. Sa technique révolutionne les objets et le monde, c'est à dire les déréifie, quoique par un autre mouvement elle concourt à la réification ; sa pensée lui permet de critiquer ; sa conscience lui permet de se dédoubler.
- L'évolution - celle de l'individu comme celle de la race - tend à intérioriser la magie. Certes il subsiste d'énormes pans de magie dans la vie publique comme dans les vies privées, agglutinés autour des tabous du sexe, de la mort, du pouvoir social. Certes sans cesse les régressions psychologiques (névroses individuelles et collectives) ressuscitent l'ancienne magie. Mais, pour l'essentiel, le double se dématérialise, se rabougrit, s'estompe, rentre dans le corps, se localise dans le cur ou le cerveau : il devient l'âme. Les objets animistes deviennent des objets chargés d'âme. La magie n'est plus croyance prise à la lettre, elle est devenue sentiment. La conscience rationnelle et objective fait reculer la magie jusque dans sa tanière. Du même coup, s'hypertrophie la vie "intérieure" et affective. Aussi la magie correspond non seulement à la vision pré-objective du monde, mais aussi à un stade pré-subjectif de flux d'affectivité , d'inondation subjective.
- Entre la magie et la subjectivité s'étend une nébuleuse incertaine, qui déborde l'homme sans pourtant s'en détacher, dont nous repérons ou désignons les manifestations avec les mots d'âme, de cur, de sentiment. Ce magma qui tient de l'une et de l'autre n'est ni la magie, ni la subjectivité proprement dites. C'est le royaume des projections-identifications ou participations affectives. (CHI- 56)
- Si on ne peut échapper à la magie, on peut regarder à travers ses mailles et ses membranes, on doit se laisser soulever par ce qui la fait naître, et non pas se laisser figer et pétrifier par ce qui la fétichise. (AC-59)
- Les mythes apparaissent avec l'homme et accompagnent l'homme. La situation de l'homme, contradiction entre l'affirmation de l'individu et les contraintes de l'espèce, de la mort, de la société, a sans douteengendré des mythes nécessaires pour vivre. L'homme vit enveloppé de fantasmes. La magie est inséparable de sa vie affective et de sa vie rationnelle. Si la névrose témoigne d'une adaptation imaginaire qui répond à une inadaptation profonde, alors tout nous dit que l'homme est structurellement névrosé, et ce que la pathologie appelle névroses et psychoses sont des névroses ou psychoses secondes, rameaux de la grande névrose première. (ARG18-60)
- Magie, rite, mythe sont les réponses névrotiques fondamentales aux incertitudes anxiogènes, aux désordres crisiques, aux débordements et aux parasitismes noologiques que suscite l'hypercomplexité, et ce sont des constituants fondamentaux de l'arkhe-culture sapientale. La formidable colonisation de la vie humaine par le mythe, la magie, la religion témoigne de l'ampleur et de la profondeur du caractère crisique de l'homo sapiens, ainsi que de l'ampleur et de la profondeur d'une solution névrotique, sans laquelle l'humanité n'aurait peut-être pas survécu. La formule de T.S. Eliot n'a pas encore cessé d'être vrai : "human kind cannot bear very much reality" (le genre humain ne peut supporter trop de réalité).
- Le rite, de par sa nature même, est une réponse au désordre. Il l'exorcise déjà, ne serait-ce qu'en constituant une séquence rigide d'opérations verbales et gestuelles qui prend l'aspect minutieux d'un programme. Mais surtout, il s'intègre dans l'ordre rationalisateur du mythe et s'adresse à des puissances mythologiques (esprits, dieux ), de façon à obtenir une réponse ou à provoquer l'événement qui apportera protection, sécurité, solution. La réponse du reste arrive toujours; c'est, au minimum, le sentiment de sécurité ou de protection qui résulte du rite; c'est au maximum soit le comportement favorable de l'environnement (pluie, gibier, récolte, succès etc..), soit une solution psycho-somatique (guérison d'une maladie, exorcisation des mauvais esprits).
- La pratique magique est une mise en résonance du mythe et du rite dont il ne faut pas sous-estimer l'efficacité mystérieuse. La magie, autant que la religion qui constitue son développement historique proprement lié aux dieux , est la "névrose obsessionnelle de l'humanité" (Freud). Un des traits remarquables du compromis névrotique magico-religieux est qu'il s'établit, non seulement avec la réalité extérieure (l'environnement, le monde), mais aussi avec la réalité intérieure. Il n'est pas seulement compromis entre le mythe et le réel, il est aussi compromis avec la réalité mythologique.
- La magie et la religion constituent ainsi une manière d'assurer des relations d'échange, de compromis, de sécurité, d'entraide avec les puissances et les êtres mythologiques qui n'existeraient pas sans nous mais qui nous contrôlent. (PP-73)
- Le problème n'est pas de vivre dans un pur réel débarrassé de mythes, car alors ce réel s'effondrerait. Le problème est de reconnaître et élucider la réalité de l'imaginaire et du mythe, de vivre avec une nouvelle génération de mythes, les mythes reconnus comme mythes, d'entretenir un nouveau commerce, non plus dément, non plus sanglant, avec nos mythes, de les posséder autant qu'ils nous possèdent.
- Nous ne pouvons échapper aux mythes. Le problème, pour nous, est de reconnaître dans les mythes leur réalité, non la réalité. Il est de reconnaître leur vérité, et non d'y reconnaître la vérité. Il est de ne pas y mettre l'absolu. Il est de voir la puissance d'illusion qu'ils sécrètent sans cesse et qui peut recouvrir leur vérité. Il nous faut démythifier les mythes, mais ne pas faire de la démythification un mythe. Nous ne pouvons échapper aux mythes, mais nous pouvons reconnaître leur nature de mythe, et commercer avec eux, à la fois de l'intérieur et de l'extérieur. Nous ne devons pas Croire que nous puissions nous situer au-dessus des mythes. Ce qui entraîne des conséquences. La première conséquence pour moi est que nous devons le respect aux croyances qui nous sont étrangères, ce qui, en retour, nous entraîne à découvrir l'absurdité que comportent nos propres croyances. (PSVS-81)
- Le mythe est inséparable du langage et, comme Logos, Mythos signifie à l'origine parole, discours. Ils naissent ensemble du langage, puis se distinguent ; logos devient le discours rationnel, logique et objectif de l'esprit pensant un monde qui lui est extérieur ; Mythos constitue le discours de la compréhension subjective, singulière et concrète d'une esprit qui adhère au monde et le ressent de l'intérieur. Puis, Mythos et Logos se sont opposés, Mythos apparaissant au Logos comme fable et légende dépourvues de vérité, Logos apparaissant au Mythos comme abstraction décharnée, extérieure aux réalités profondes.
- Les mythologies sont des récits. De quoi parlent-ils ?Certes, les mythes les plus grands ou les plus profonds racontent l'origine du monde, l'origine de l'homme, son statut et son sort dans la nature, ses relations avec les dieux et les esprits. Mais les mythes ne parlent pas seulement de la cosmogénèse, et pas seulement du passage de la nature à la culture, mais aussi de tout ce qui concerne l'identité, le passé, le futur, le possible, l'impossible, et de tout ce qui suscite l'interrogation, la curiosité, le besoin, l'aspiration. Ils transforment l'histoire d'une communauté, cité, peuple, la rendent légendaire, et, plus généralement, ils tendent à dédoubler tout ce qui arrive dans notre monde réel et notre monde imaginaire pour les lier et les projeter ensemble dans le monde mythologique. (M3-86)
- Nous devons savoir que nos mythes modernes n'ont pas du tout la même forme que les mythes anciens qui se situaient dans un in illo tempore pour reprendre l'expression de Eliade, qui étaient des récits, qui étaient des fables, qui étaient des légendes. Nos mythes aujourd'hui ont pris forme abstraite ; ils s'incarnent dans des idées, ils se cachent, ils se tapissent même à l'intérieur de l'idée de raison, à l'intérieur de l'idée de science. Si, comme je le crois, on ne peut se passer de valeurs, ni de mythes, notre problème est de savoir reconnaître nos valeurs et nos mythes et de dialoguer avec eux. (APM-90)
- Aujourd'hui, dans notre monde occidental, nous consommons de façon seulement esthétique, sous forme romanesque ou cinématographique, les mythes du type archaïque antique ou exotique, qui sont des récits bio-anthropomorphes. Nos mythes profonds et tyranniques, eux, son encapsulés dans les idées abstraites, y compris dans l'idée démythificatrice de Raison. Ils sont inclus et virulents dans nos idéologies. Il y a mythe typiquement moderne quand il y a, dans les idées maîtresses d'une idéologie, coagulation de fortes charges de vérité cognitive et de vérité éthique (valeurs); et quand ces idées deviennent autoritaires, dominatrice, sacralisées, souveraines. Dès lors l'idéologie contient souterrainement en son cur les structures de la pensée symbolique-magique-mythique, cachées sous celles de la pensée logique-empirique-rationnelle.
(M4-91)
- Les mythes sont des récits reçus comme vrais et qui comportent d'infinies métamorphoses (comme le passage d'un état humain à un état animal, végétal ou minéral et vice versa), ainsi que la présence et le pouvoir des "doubles", esprits, dieux. Alors que la logique commande l'univers rationnel, l'analogie commande l'univers mythologique. La formidable omniprésence du mythe dans les sociétés archaïques a pu faire Croire aux simplistes anthropologues du début du siècle que les "primitifs" vivaient dans un monde purement mythologique, alors que leurs stratégies de chasse et leurs acquisitions de connaissances témoignent de leur intelligence et de leurs pratiques rationnelles.
- Les modernes ont cru accéder à l'ère rationnelle et positive. Mais les religions y survivent, le mythe formidable de l'Etat national s'est déployé au XIX et XX siècles, une sphère mythologique/magique demeure dans le soubassement psychique des individus, les croyances aux esprits, fantômes, envoûtements demeurent plus ou moins vivaces, de nouvelles formes de mythologie se sont répandues via les films et les "stars". Enfin et surtout, le mythe s'est introduit dans la pensée rationnelle au moment où celle-ci a cru l'avoir chassé : l'idée de raison elle-même est devenue mythe lorsqu'un formidable animisme lui donna vie et puissance pour en faire une entité omnisciente et providentielle. Le mythe qui s'infiltre dans l'idée abstraite la rend vivante, la divinise de l'intérieur. Les idéologies recueillent le noyau vivant du mythe et parfois même, comme ce fut le cas du marxisme, de la religion du salut.
En fait, dans toute civilisation, il y a à la fois opposition et association de deux pensées : la présence de l'une est récessive dans l'autre; elle s'infiltrent l'une dans l'autre.
Le mythe naît de quelque chose de très profond dans l'esprit humain. Il est attisé par le mystère de l'existence et le gouffre de la mort.
- La magie est une activité opératoire qui agit sur l'univers empirique à partir de l'univers symbolique (posséder le nom, posséder les maîtres mots, c'est agir sur ce qu'ils nomment), à partir de l'univers analogique (percer d'une aiguille une image ou une figurine pour meurtrir l'individu qu'elle représente), à partir de la sollicitation d'esprits, démons ou dieux pour sauver, défendre, frapper. L'universalité de la magie n'est pas limitée aux civilisations archaïques : elle persiste de façon atrophiée dans le monde contemporain (envoûtements, actions à distance) et même y connaît des résurgences.
- Le rituel plonge très profond dans la vie animale : parades de séduction, rites de cour, rites de communication, de pacification, de soumission. Nous-mêmes pratiquons des rites de communication sociale, gestes ou paroles de pacification, serrement de mains, abrazos, formules de courtoise, de respect, rites d'accueil du parent, de l'ami, de l'étranger, rites de cour amoureuse, rites de comportement (rites domestiques du petit matin), rites d'exorcisme de l'angoisse, habitudes se perpétuant en rites.
Mais les rites spécifiquement humains sont liés à la magie, au mythe, à la religion, et en profondeur au sacré et à la mort.
- Il y a une pluralité des rites, mais tous établissent une mise ne résonance, une harmonisation entre l'individu qui les accomplit et la sphère dans laquelle il effectue son intégration rituelle. Le rite opère ainsi une intégration communautaire, religieuse et cosmique. Notre époque redécouvre ce que Neher a appelé la vocation ritualiste de l'homme.
- Détecté dès le paléolithique, le sacrifice est le plus archaïque, le plus répandu, le plus enraciné, le plus révélateur des comportements magico-rituels d'homo sapiens-demens. Le sacrifice est l'immolation d'une être vivant, animal ou humain, qui peut même être l'enfant le plus cher (Isaac, Iphigénie). Encore récemment, il y eut des sacrifices d'enfants au Chili à la suite d'un tremblement de terre. Les sacrifices d'animaux se font sur les plus beaux du troupeau. Parmi les sacrifices humains, le sacrifice de l'innocent doit apporter la purification des péchés, et le sacrifice du coupable doit apporter l'élimination du mal par l'élimination du maléfique. De même, le sacrifice du déviant doit éliminer la source de la perversion. Enfin, le sacrifice de soi doit sauver les autres. (M5-01)
Moi - Moi-je :
- Le moi, la personne, c'est comme l'atome : une unité apparemment simple, irréductible, primaire, en fait un système solaire où le noyau central lui-même n'est pas un, mais une architecture.
- Le moi-je, ce monarque régnant sur un innombrable royaume, est, comme les grands empereurs, un dernier-venu. De fait, le pronom personnel constitue la dernière acquisition du langage enfantin, et la première perte quand commence l'aphasie.
- Il y aurait donc une structure dédoublée-dédoublante au noyau même du moi. C'est une structure que nous allons retrouver à l'origine des phénomènes de multipersonnalité. Le moi n'est pas seulement dédoublé. Il contient (ou détermine ? ou résulte de ?) deux à trois personnalités plus ou moins nettement cristallisées, plus de multiples sous-personnalités, soit superficielles (personnages, rôles sociaux) soit protoplasmiques, larvaires, passagères (fantasme, imaginaire)
"Il y a en chacun de nous deux ou trois êtres qui cheminent sans se faire de confidences" (jouhandeau)
.
Nos personnalités ne vivent pas en démocratie ; les secondes personnalités subissent la tyrannie d'une personnalité dominante, et demeurent enchaînées, dans les bas-fonds, sous des formes inférieures ou inachevées, voire dans un état de semi-virtualité. Les conversions sont des coups d'état qui renversent la personnalité dominante. - Le moi-je, ce monarque régnant sur un innombrable royaume, est, comme les grands empereurs, un dernier-venu. De fait, le pronom personnel constitue la dernière acquisition du langage enfantin, et la première perte quand commence l'aphasie. (VS-69)
MONDE - MONDIALISATION
- Il nous faut changer de monde. L'univers hérité de Kepler, Galilée, Copernic,Newton, Laplace était un univers froid, glacé, de sphères célestes, de mouvements perpétuels, d'ordre impeccable, de mesure, d'équilibre. Il nous faut le troquer contre un univers chaud, de nuage ardent, de boules de feu, de mouvements irréversibles, d'ordre mêlé au désordre, de dépense, gaspillage, déséquilibre. L'univers hérité de la science classique était centré. Le nouvel univers est acentrique, polycentrique. Il est plus un que jamais dans le sens ou c'est un cosmos très singulier et original, mais il est en même temps éclaté et émietté.
(M1-77)
- Non seulement chaque partie du monde fait de plus en plus partie du monde, mais le monde en tant que tout est de plus en plus présent en chacune de ses parties. Cela se vérifie, non seulement pour les nations et les peuples, mais aussi pour les individus. De même que chaque point d'un hologramme contient l'information du tout dont il fait partie, de même désormais chaque individu reçoit en lui ou consomme les informations et les substances venant de tout l'univers. Ainsi l'Européen s'éveille chaque matin en ouvrant sa radio japonaise et en reçoit les événements du monde ; éruptions volcaniques, tremblements de terre, coups d'Etat, conférences internationales lui arrivent pendant qu'il prend son thé de Ceylan, Inde ou Chine, à moins que ce ne soit un moka d'Ethiopie ou un arabica d'Amérique latine ; il plonge dans un bain moussant d'huiles tahitiennes et utilise un after-shave aux senteurs exotiques ; il met son tricot, son slip et sa chemise faits en coton d'Egypte ou d'Inde ; il revêt veste et pantalon en laine d'Australie, traitée à Manchester puis Roubaix-Tourcoing, ou bien un blouson de cuir venu de Chine sur un jean style USA. Sa montre est suisse ou japonaise
.. Il peut écouter chez lui une symphonie allemande dirigée par un chef coréen
. L'Africain dans son bidonville n'est pas dans ce circuit planétaire de confort, mais il est également dans le circuit planétaire. Il subit dans sa vie quotidienne les contrecoups du marché mondial qui affectent les cours du cacao, du sucre, des matières premières que produit son pays. Il a été chassé de son village par des processus mondialisés issus de l'Occident, notamment les progrès de la monoculture industrielle ; de paysan autosuffisant il est devenu un suburbain en quête d'un salaire ; ses besoins sont désormais traduits en termes monétaires. Il aspire au bien-être. Il utilise la vaisselle d'aluminium ou de plastique, boit de la bière ou du Coca-Cola. Il couche sur des feuilles récupérées de mousse polystyrène, et porte des tee-shirts imprimés à l'américaine
. Cet africain, devenu objet du marché mondial, est devenu aussi sujet d'un Etat formé sur le modèle occidental. Ainsi, pour le meilleur et le pire, chacun de nous, riche ou pauvre, porte en lui, sans le savoir, la planète toute entière. La mondialisation est à la fois évidente, subconsciente, omniprésente.
(TP-93)
- Le monde où nous vivons est peut-être un monde d'apparences, l'écume d'une réalité plus profonde qui échappe au temps, à l'espace, à nos sens et à notre entendement. Mais notre monde de la séparation, de la dispersion, de la finitude, est aussi celui de l'attraction, de la rencontre, de l'exaltation. Nous sommes pleinement immergés dans ce monde qui est celui de nos souffrances, de nos bonheurs et de nos amours. Ne pas ressentir est éviter la souffrance mais aussi la jouissance. Plus nous sommes aptes au bonheur, plus nous sommes aptes au malheur.
(APS-97)
- Le monde est né dans l'imperfection. Il porte en lui le principe de corruption et de mort. Mais dans cette imperfection, il porte la possibilité d'amélioration; non pas d'arriver à la perfection !
(NCJN-00)
- Nous sommes entrés depuis le XVI siècle dans lère planétaire et nous sommes depuis la fin du XX siècle au stade de la mondialisation. La mondialisation, comme stade actuel de lère planétaire, signifie d'abord, comme l'a très bien dit le géographe Jacques Lévy : " l'émergence d'un objet nouveau, le monde en tant que tel ". Mais, plus nous sommes saisis par le monde, plus il nous est difficile de le saisir. A l'époque des télécommunications, de l'information, d'Internet, nous sommes submergés par la complexité du monde et les innombrables informations sur le monde noient nos possibilités d'intelligibilité.
- Le monde devient de plus en plus un tout. Chaque partie du monde fait de plus en plus partie du monde, et le monde, en tant que tout, est de plus en plus présent en chacune de ses parties. Cela se vérifie non seulement pour les nations et les peuples mais aussi pour les individus. De même que chaque point d'un hologramme contient l'information du tout dont il fait partie, de même désormais chaque individu reçoit en lui ou consomme les informations et les substances venant de tout l'univers.
- La mondialisation est certes unificatrice, mais il faut immédiatement ajouter qu'elle est aussi conflictuelle dans son essence. L'unification mondialisante est de plus en plus accompagnée par son propre négatif qu'elle suscite par contre-effet : la balkanisation. Le monde devient de plus en plus un, mais il devient en même temps de plus en plus divisé. [
] Les antagonismes entre nations, entre religions, entre laïcité et religion, entre modernité et tradition, entre démocratie et dictature, entre riches et pauvres, entre Orient et Occident, entre Nord et Sud sentrenourrissent, ce à quoi se mêlent les intérêts stratégiques et économiques antagonistes des grandes puissances et des multinationales vouées au profit. Ce sont tous ces antagonismes qui se rencontrent dans des zones à la fois d'interférences et de fracture comme la grande zone sismique du Globe qui part dArménie/Azerbaïdjan, traverse le Moyen-Orient et va jusqu'au Soudan. Ils sexaspèrent là où il y a religions et ethnies mêlées, frontières arbitraires entre Etats, exaspérations de rivalités et dénis de tous ordres, comme au Moyen-Orient. Ainsi, le XX siècle a à la fois créé et morcelé un tissu planétaire unique ; ses fragments se sont isolés, hérissés, entre-combattus. Les Etats dominent la scène mondiale en titans brutaux et ivres, puissants et impuissants. En même temps, le déferlement technico-industriel sur le Globe tend à supprimer bien des diversités humaines, ethniques, culturelles. Le développement lui même a créé plus de problèmes qu'il nen a résolu, et il conduit à la crise profonde de civilisation qui affecte les sociétés prospères d'Occident.
(SSEF-00)
- Dans les croyances religieuses, il y a un Dieu créateur. Moi, je suis plutôt spinoziste, je vois le monde comme un processus d'auto-création. Aujourd'hui, étant donné que nous savons que notre univers matériel ne représente que 2 à 4 % de la totalité réelle, le reste étant constitué par une matière noire invisible, une énergie noire encore inconnue, je pense de plus en plus, j'y pensais déjà lorsque je parlais de " chaos-mos " dans le premier tome de la méthode que notre univers, qui est né du vide semble-t-il, mais d'un vide très bizarre, continue en sous-main à s'appuyer sur du vide.
(HU-01)
- Depuis le XVI siècle et la conquête des Amériques, nous vivons deux mondialisations en une, inséparables et antagonistes. La première a mis en relation de plus en plus étroite toutes les parties de la planète par la conquête, la colonisation, l'esclavage. La seconde a mis en relation de plus en plus étroite toutes les parties de la planète par la prise de conscience de l'unité de l'humanité. [...] L'invention du forum de Porto Alegre représente à mes yeux une nouvelle étape de cette seconde mondialisation. S'y réunissent des avant-gardes, les précurseurs d'une '"société civile mondiale" que nous espérons, mais qui n'existe pas encore. C'est un laboratoire de recherche de l'alternative.... Depuis Seattle, les opposants à la mondialisation libérale se sont rendu compte qu'à problème mondial, il fallait une réponse mondiale. Et ils ont décidé de passer du simple refus à la recherche de propositions. Une autre mondialisation cherche à prendre corps, ce que les Italiens appellent "l'altermondialisation". Avec ce message très fort : "Le monde n'est pas une marchandise"
(AI-03)
- Depuis le XVI siècle et la conquête des Amériques, nous vivons deux mondialisations en une, inséparables et antagonistes. La première a mis en relation de plus en plus étroite toutes les parties de la planète par la conquête, la colonisation, l'esclavage. La seconde a mis en relation de plus en plus étroite toutes les parties de la planète par la prise de conscience de l'unité de l'humanité. [...] L'invention du forum de Porto Alegre représente à mes yeux une nouvelle étape de cette seconde mondialisation. S'y réunissent des avant-gardes, les précurseurs d'une '"société civile mondiale" que nous espérons, mais qui n'existe pas encore. C'est un laboratoire de recherche de l'alternative.... Depuis Seattle, les opposants à la mondialisation libérale se sont rendu compte qu'à problème mondial, il fallait une réponse mondiale. Et ils ont décidé de passer du simple refus à la recherche de propositions. Une autre mondialisation cherche à prendre corps, ce que les Italiens appellent "l'altermondialisation". Avec ce message très fort : "Le monde n'est pas une marchandise" (AI-03)
- Aujourd'hui, l'état du monde est le suivant : riche et pauvre. Le phénomène fondamental n'est pas dans la pauvreté matérielle, la faiblesse des revenus. Elle est dans la situation d'inégalité profonde où se trouvent les démunis par rapport à l'accès aux soins médicaux, mais aussi à l'humiliation que leur infligent sans arrêt ceux qui ont le pouvoir. L'injustice la plus grave n'est pas matérielle mais morale : elle ne se mesure pas en dollars, mais dans le fait que certains hommes sont privés des droits fondamentaux dont jouissent les puissants.
(VM-03)
- Il faut comprendre que c'est en se désintégrant que le monde s'organise et que c'est en s'organisant que le monde se désintègre ; cela détermine corrélativement la cruauté du monde et la possibilité de résistance à cette cruauté.
(M6-04)
- La globalisation des années 1990 est l'étape actuelle de la mondialisation propre à l'Ère planétaire. L'implosion de l'URSS et l'ouverture au capitalisme de la Chine et du Vietnam font que le marché est devenu véritablement mondial. Cette mondialité est favorisée par l'essor concomitant des techniques de communication - téléphone, fax, mail, internet - qui font que l'on peut immédiatement être en relation d'un point de la planète à un autre. À travers ce processus s'accélère l'occidentalisation du globe, c'est-à-dire l'extension de la civilisation et des murs issus de l'Occident. En même temps s'opère, certes de façon incomplète et incertaine, une démocratisation qui se manifeste dans les nations qui furent soumises à l'ex-URSS et en Russie même, ainsi qu'en Amérique latine et dans certains pays africains.
Monde :
La deuxième mondialisation
- La mondialisation a évidemment un aspect très destructeur, d'anonymisation, de ratissage des cultures, d'homogénéisation des identités. Mais elle représente aussi une chance unique de faire communiquer et se comprendre les hommes des différentes cultures de la planète, et de favoriser les métissages
.. Cette prise de conscience de la communauté de destin terrestre est la condition nécessaire de ce changement qui nous permettrait de copiloter la planète, dont les problèmes sont devenus inextricablement mêlés. Faute de quoi, on connaîtra l'essor des phénomènes de "balkanisation", de repli défensif et violent sur des identités particulières, ethniques, religieuses, qui est le négatif de ce processus d'unification et de solidarisation de la planète.
- Ce que je crois, c'est qu'il faut incontestablement espérer que se mette en place une confédération à l'échelle des continents, dont l'Europe pourrait être un modèle et un exemple. Il faudrait créer des instances mondiales pour réguler des problèmes vitaux comme l'écologie, le nucléaire, et le développement économique qui, en raison de ses conséquences socio-culturelles, ne devrait pas échapper au contrôle politique.
(LFM-97)
- Les sociétés actuelles sont incapables de traiter les problèmes planétaires fondamentaux. Il est vital qu'elles s'associent, d'où l'alternative association ou barbarie. Mais cette association devrait faire émerger une société d'un type nouveau, une société monde.
(LF-02)
- La décolonisation a laissé place à une autre hégémonie, celle de l'économie. Aujourd'hui, la question est de savoir si le règne de la marchandise, de la monnaie et du profit va tout déterminer. A mon avis, une deuxième mondialisation a commencé en même temps que la première, beaucoup plus modeste, contradictoire et jusqu'à présent secondaire. Et il est intéressant de la suivre
les principes des droits de l'homme et de la révolution française se sont étendus, certes pas totalement, mais sur toute la planète. Après beaucoup de régressions, l'idée de démocratie a progressé au XX siècle. Des associations s'activent actuellement sur le terrain de l'humanitaire. Amnesty international défend des prisonniers victimes d'arrestations arbitraires et de torture ; Survival international s'occupe des petits peuples, écrasés et menacés de destruction par les grandes nations, en Amazonie, en Afrique, en Asie, en Amérique ; Greenpeace s'attache à sauvegarder la biosphère, menacée par la dégradation écologique. C'est cela la deuxième mondialisation ! L'idée que j'ai défendue dans Terre-Patrie est l'émergence d'une forme de pensée fondée sur la solidarité, capable de s'opposer à la mondialisation basée sur le calcul et le profit. Aujourd'hui nous sommes tous en proie aux mêmes menaces globales, nucléaires, écologiques, du sida, des nouveaux virus. Nous essayons d'avoir une vie civilisée qui puisse dépasser les états de guerre, de violence et de barbarie qui règnent sur la terre. Pendant longtemps, on a confondu cette deuxième mondialisation avec ce que les médias appellent l'antimondialisation. Elle est pourtant la seule manière de répondre au défi actuel. Tans qu'on n'a pas la conscience de cette communauté de citoyens de la terre, ce que j'appelle la terre-Patrie, les forces dominantes d'aujourd'hui continueront à faire la loi.
(DSC-02)
Morale :
- Ce n'est pas une norme arrogante, ni un évangile mélodieux qu'annonce l'anthropo-morale, c'est la difficulté de penser - La morale, la seule morale qui survive à la lucidité, est celle où il y a conflit ou incompatibilité des exigences, c'est-à-dire à la fois une morale toujours inachevée, infirme, comme l'homme, et une morale en problème, en combat (intérieur ou extérieur), en mouvement, comme l'homme. (VS-69)
- La morale est devenue pour moi le siège de l'incertitude, du tourment. J'ai formulé "l'écologie de l'action", c'est-à-dire l'idée qu'une fois lancée dans le monde, l'action échappe aux intentions de l'acteur et peut même aller dans le sens contraire. D'autre part, je suis très sensible au fait que dans la complexité des situations et de nos vies, il n'y a pas une morale, mais plusieurs morales qui peuvent simultanément s'imposer de façon contradictoire. Ainsi, déjà pour la femme bédouine ç qui l'assassin de son mari demande refuge, il y a conflit entre deux morales absolues, celle de l'hospitalité et celle de la vengeance. La femme bédouine peut résoudre ce conflit : elle accorde refuge pour la nuit au meurtrier, puis elle va le pourchasser avec ses beaux-frères le lendemain. Mais il y a des cas où l'on ne peut faire de compromis et où il faut choisir.
- Nous avons des devoirs de proxémie à l'égard des nôtres et des proches ; nous avons des devoirs plus larges envers nos communautés ; nous avons des devoirs universels, envers tout être humain, envers l'humanité et je dirai même aujourd'hui envers les vivants et la vie elle-même que notre déchaînement technique met en péril. Entre ces devoirs, il existe des conflits potentiels qui s'actualisent dans telle ou telle situation et nous posent des cas de conscience. La morale, c'est le cas de conscience généralisé, dirais-je ; puisque nous devons choisir de façon aléatoire ou arbitraire qui nous devons aider, secourir, sauver... Il y a aussi le risque, dans le cas des devoirs universels d'avoir une morale abstraite envers l'humanité qui se retourne en son contraire et finalement nous fait oublier les nôtres, les gens avec qui nous vivons. Bref, moi je vois la morale comme siège permanent de cas de conscience. (APM-90)
Mort :
- La mort se situe exactement dans la charnière bio-anthropologique. C'est le trait le plus humain, le plus culturel de l'anthropos. Mais si, dans ses attitudes et croyances devant la mort, l'homme se distingue le plus nettement des autres êtres vivants, c'est là même où il exprime ce que la vie a de plus fondamental. Non pas tant le vouloir-vivre, ce qui est un pléonasme, mais le système même du vivre. En effet, les deux mythes fondamentaux, mort-renaissance et "double", sont des transmutations, des projections fantasmatiques et noologiques des structures de la reproduction, c'est-à-dire des deux façons dont la vie survit et renaît : la duplication et la fécondation. La mort-renaissance est certes une vague métaphore du cycle biologique végétal; pourtant elle exprime non plus l'analogie mais la "loi" du cycle animal marquée par la mort des individus et la renaissance permanente des espèces. Le double, lui, correspond de façon extrêmement précise au mode fondamental et universel de reproduction.
- L'idée de la mort proprement dite est une idée sans contenu, ou si l'on veut dont le contenu est le vide à l'infini. Elle est la plus creuse des idées creuses puisque son contenu, c'est l'impensable, l'inexplorable, le "je ne sais quoi" conceptuel qui correspond au "je ne sais quoi" cadavérique. Elle est l'idée traumatique, par excellence.
- Quand on songe que la guerre, depuis les origines de l'humanité, a régné à l'état endémique de clan à clan, de tribu à tribu, de peuplade à peuplade, de nation à nation (d'après Novicow, en 3357 années, de 1496 av. J.C. à 1861, il y a eu 227 années de paix et 2130 de guerre, soit 13 années de guerre pour une année de paix), quand on songe également que des civilisations entières ont eu leur paix déterminée par l'état de guerre, ont vécu obsidionalement, quand on songe à l'importance des structures de la guerre au cur de la paix (armée permanente, budget de guerre, orientation militaire de l'appareil de production, littérature patriotique, etc), on ne peut sous-estimer la puissance du refoulement de l'idée de la mort, que suscite continuellement à doses plus ou moins fortes la "patrie".
- La conscience humaine de la mort ne suppose pas seulement la conscience de ce qui était inconscient chez l'animal, mais une rupture au sein du rapport individu-espèce, une promotion de l'individualité par rapport à l'espèce, une décadence de l'espèce par rapport à l'individualité.
- Comme le dit Briem : "Si différentes qu'aient été les religions de mystères aux diverses époques et parmi les divers peuples, on y trouve cependant une préoccupation fondamentale commune : le problème de la mort... Tous ont apporté aux hommes un message : celui de la victoire de la vie sur la mort." Que le dieu du salut soit mâle ou femelle, animal ou humain, extra-terrestre ou terrestre, le thème fondamental, le drame même du mystère reste identique : c'est la lutte contre la mort. Lutte terrible : les forces de mort remportent toujours un premier succès (mort d'Osiris, de Perséphone, de Sérapis, d'Orphée, de Jésus), mais la victoire se renverse et devient victoire sur la mort. Quoique dépecé par les bacchantes, dévoré par les Titans (Orphée) quoique coupé en morceaux et dispersé aux quatre coins de l'univers (Osiris), le dieu de salut renaîtra et prouvera que la mort la plus horrible, la plus désintégrante, peut être vaincue. Victoire inoubliable qui ruisselle sur les humains. Que les hommes miment le dieu qui meurt, qu'ils participent à sa passion, qu'ils se remettent à lui, au cours des cérémonies de mystère où le drame divin est représenté et vécu : alors ils connaîtront, par-delà la mort, la jeunesse éternelle, le corps glorieux et impérissable, la véritable immortalité. (HM-51)
- L'irruption de la mort, chez sapiens, est à la fois l'irruption d'une vérité et d'une illusion, l'irruption d'une élucidation et du mythe, l'irruption d'une anxiété et d'une assurance, l'irruption d'une connaissance objective et d'une nouvelle subjectivité, et surtout leur lien ambigu. C'est un nouveau développement de l'individualité et l'ouverture d'une brèche anthropologique.
- Ce dont témoigne la sépulture néanderthalienne, c'est non seulement une irruption de la mort dans la vie humaine, mais aussi des modifications anthropologiques qui ont permis et provoqué cette irruption. Tout d'abord, incontestablement, cette période marque un progrès de la connaissance objective : la mort est non seulement reconnue en tant que fait, mais elle n'est pas seulement ressentie comme perte, disparition, lésion irréparable, elle est aussi conçue comme transformation d'un état en un autre état. De plus la mort est sûrement pensée comme une contrainte quasi inévitable qui pèse sur tous les vivants. De toute façon, on peut déjà déceler chez l'homme du Neandertal une pensée qui n'est pas totalement investie dans l'acte présent, c'est-à-dire qu'on peut déceler la présence du temps au sein de la conscience. La liaison d'une conscience de transformations, d'une conscience de contraintes, d'une conscience du temps indiquent chez sapiens l'émergence d'un degré plus complexe et d'une qualité nouvelle de la connaissance consciente.
- En même temps que la conscience réaliste de la transformation, la croyance que cette transformation aboutit à une autre vie où se maintient l'identité du transformé nous indique que l'imaginaire fait irruption dans la perception du réel et que le mythe fait irruption dans la vision du monde. Désormais ils vont devenir à la fois les produits et les co-producteurs du destin humain. En même temps que la tombe nous signale la présence et la force du mythe, les funérailles nous signalent la présence et la force de la magie. Les funérailles, en effet, sont des rites qui contribuent à opérer le passage à l'autre vie de façon convenable, c'est-à-dire en protégeant les vivants de l'irritation du mort. Ainsi c'est tout un appareil mythologico-magique qui émerge chez sapiens et se trouve mobilisé pour affronter la mort.
- Tout nous indique que la conscience de la mort qui émerge chez sapiens est constituée par l'interaction d'une conscience objective qui reconnaît la mortalité, et d'une conscience subjective qui affirme sinon l'immortalité, du moins une transmortalité. Les rites de la mort à la fois expriment, résorbent et exorcisent un trauma que provoque l'idée d'anéantissement
. Tout nous indique également que cet homme non seulement refuse cette mort, mais qu'il la récuse, la surmonte, la résout dans le mythe et la magie. Or ce qui est profond et fondamental, ce n'est pas seulement la coexistence de ces deux consciences, c'est leur union trouble en une double conscience. Tout se passe comme si l'homme était un simulateur sincère à l'égard de lui-même, un hystérique selon l'ancienne formule, transformant en symptômes objectifs ce qui provient de sa perturbation subjective. Avec sapiens s'amorce donc la dualité du sujet et de l'objet, rupture insurmontable, que par la suite, de mille manières, toutes les religions et philosophies vont tenter de surmonter ou d'approfondir. (PP-73)
- Le XX siècle a semblé donner raison à la formule atroce selon laquelle lévolution humaine est une croissance de la puissance de mort. La mort introduite par le XX siècle nest pas seulement celle des dizaines de millions de tués des deux guerres mondiales et des camps exterminateurs nazis et soviétiques, elle est aussi celle de deux nouvelles puissances de mort.
Les armes nucléaires : La première est celle de la possibilité de la mort globale de toute lhumanité par larme nucléaire. Cette menace ne sest pas dissipée au début du troisième millénaire ; au contraire, elle saccroît avec la dissémination et la miniaturisation de la bombe. La potentialité d'auto-anéantissement accompagne désormais la marche de l'humanité.
Les nouveaux périls : La seconde est celle de la possibilité de la mort écologique. Depuis les années 70, nous avons découvert que les déjections, émanations, exhalaisons de notre développement technico-industriel urbain dégradent notre biosphère et menacent d'empoisonner irrémédiablement le milieu vivant dont nous faisons partie : la domination effrénée de la nature par la technique conduit lhumanité au suicide.
Par ailleurs, des forces de mort que lon croyait en cours de liquidation se sont rebellées : le virus du SIDA nous a envahis, premier en date de virus inconnus qui surgissent, tandis que les bactéries que l'on croyait éliminées reviennent avec de nouvelles résistances aux antibiotiques. Ainsi, la mort s'est réintroduite avec virulence dans nos corps que l'on croyait désormais aseptisés.
Enfin, la mort a gagné du terrain à l'intérieur de nos âmes. Les puissances d'autodestruction, latentes en chacun d'entre nous, se sont particulièrement activées, avec laide de drogues dures comme lhéroïne, partout où se multiplient et s'accroissent les solitudes et les angoisses.
Ainsi, la menace plane sur nous avec l'arme thermonucléaire, elle nous enveloppe avec la dégradation de la biosphère, elle est potentielle dans chacune de nos étreintes ; elle se tapit en nos âmes avec lappel mortifère aux drogues.
- La civilisation née en Occident, en larguant ses amarres avec le passé, croyait se diriger vers un futur de progrès à linfini. Celui-ci était mû par les progrès conjoints de la science, de la raison, de l'histoire, de l'économie, de la démocratie. Or, nous avons appris, avec Hiroshima, que la science était ambivalente ; nous avons vu la raison régresser et le délire stalinien prendre le masque de la raison historique ; nous avons vu qu'il n'y avait pas de lois de l'histoire guidant irrésistiblement vers un avenir radieux ; nous avons vu que le triomphe de la démocratie n'était nulle part définitivement assuré ; nous avons vu que le développement industriel pouvait entraîner des ravages culturels et des pollutions mortifères ; nous avons vu que la civilisation du bien-être pouvait produire en même temps du mal-être. Si la modernité se définit comme foi inconditionnelle dans le progrès, dans la technique, dans la science, dans le développement économique, alors cette modernité est morte. (SSEF-00)
- C'est en la mort que se trouve la plus grande rupture entre l'esprit humain et le monde biologique. C'est en la mort que se rencontrent, se heurtent, se lient l'esprit, la conscience, la rationalité, le mythe.
- La mort humaine comporte une conscience de la mort comme trou noir où s'anéantit l'individu. Elle comporte en même temps un refus de cet anéantissement qui s'exprime dès la préhistoire par les mythes et rites de la survie du double (fantôme) ou ceux de la renaissance en un être nouveau. Les sépultures néandertaliennes et celles de la préhistoire de sapiens semblent nier la mort, puisque le mort est accompagné par ses armes et de la nourriture, et que, dans certaines tombes, il est disposé en position ftale, comme s'il devait renaître.
- La mort comme idée de l'anéantissement de soi-même introduit la contradiction, la désolation et l'horreur au cur du sujet, être égocentrique qui est tout pour lui-même, mais se sait en même temps un être de la mort, c'est-à-dire voué au rien ; cette contradiction entre le tout et le rien devient la source la plus profonde de l'angoisse humaine : chacun porte, avec sa mort minuscule, un cataclysme de fin du monde. Mais cette contradiction devient en même temps la source la plus profonde de la mythologie humaine et va susciter les exorcismes magiques, religieux, philosophiques, contre la mort. Rites, funérailles, enterrements, crémations, embaumements, cultes, tombeaux, prières, religions, salut, enfers, paradis vont marquer les cultures et les individus. Ils nous révèlent à la fois le traumatisme profond et la marque désormais capitale de la mort dans la vie humaine.
- ... la mort est notre destin cosmique, physique, biologique, animal. Et en même temps elle est notre rupture psychologique, mythologique et métaphysique radicale avec ce destin.
- La mort travaille l'esprit humain. La certitude de la mort liée à l'incertitude de son heure est une source d'angoisse pour la vie. La rencontre entre la conscience de soi et la conscience du temps détermine la conscience de vivre dans le temps et de devoir subir la mort. Cette conscience implique les êtres aimés. L'idée de la mort des aimés et des aimées accroît l'angoisse et sa venue apporte en plus une douleur insondable. (M5-01)
- Beaucoup de sociétés historiques ont considéré comme vital de se relier au cosmos dans des cultes aux souverains célestes, soleil et lune, et dans des rites accomplis, non seulement pour bénéficier de l'aide et de la protection des dieux, mais aussi pour renouveler les énergies cosmiques, comme les rites aztèques sacrifiant des centaines d'adolescents pour aider le soleil à se régénérer. Le lien entre mort et régénération est profondément inscrit dans nos mythes et les sacrifices sont des rites où l'on met à mort pour régénérer.(M6-04)
Méga-mort :
- Eveiller l'humanité, aujourd'hui, se confond avec la nécessité de réveiller l'humanité, c'est-à-dire de provoquer le «sursaut d'humanité» qui puisse arrêter la marche à la mort. Arrêter la mort ! Ce n'est pas seulement contribuer à la lutte permanente et multiforme de toute vie contre la mort. C'est lutter contre la nouvelle mort, la mort massive par millions ou méga-mort. C'est au cours de ce siècle que la méga-mort est apparue. Les deux guerres mondiales ont tué par millions. Les camps staliniens et nazis ont tué par millions. Mais ces morts étaient encore étalées dans le temps et l'espace : il fallait des milliers de massacreurs pour des millions de massacrés, des millions d'entre-massacreurs pou des millions d'entre-massacrés, Hiroshima et Nagasaki ont produit la méga-mort dans sa dimension concentrée et anéantissante.
- Le problème de la "folle" violence est un problème inséparable de la nature même d'homo sapiens/demens, mais elle se déploie véritablement dans l'ère historique, qui est l'ère des Etats et des guerres, avec massacres énormes, sévices cruels, tortures insensées qui dépassent et débordent toute portée stratégique. Les fanatismes religieux, les croyances messianiques et apocalyptiques ont accru et multiplié les déchaînements de folle violence. Loin de les réduire, le XX siècle ouvre une ère nouvelle de folle violence en même temps qu'il ouvre l'ère de la méga-mort. (PSVS-81)
Moyen :
- Je sais que les moyens pervers contaminent les fins, mais je sais aussi que des moyens vertueux peuvent avoir des effets pervers. (MD-94)
Moyen Age planétaire :
- Ce que j'appelle "le nouveau Moyen Age planétaire", c'est que nous sommes dans une époque où tous les éléments sont prêts pour civiliser la planète. Mais, en même temps, nous sommes loin d'une civilisation civilisée. Il y a des problèmes d'une urgence capitale comme, par exemple, l'état de la biosphère. C'est notre survie ! On est encore aux balbutiements pour essayer de trouver les moyens d'empêcher que l'excès d'oxyde de carbone dans l'atmosphère provoque, dans quelques années, des phénomènes mortellement nuisibles
. Moyen Age, il faut prendre le mot dans son sens littéral. Parce qu'une fois que nous avons conçu les Temps modernes, nous avons décidé qu'il y avait un Moyen Age parce qu'il y avait eu une Antiquité, et que nous étions dans les Temps modernes. Temps futurs ? Je prends donc cette image comme métaphore non pas pour assimiler notre époque au Moyen Age, mais pour dire que c'est une époque où les phénomènes de dislocation, d'embouteillage, prédominent. Il y a quelque chose qui se trouve bloqué. Nous entrons peut-être dans un Moyen Age planétaire. Mais là-dessus, personne ne peut en prédire la durée ni dire la forme qu'il pourra prendre. (NCJN-00)
Multidimentionnalité - Multiréférentialité :
- Il est évident que la multiréférentialité ne vaut pas seulement pour une personne qui étudie un objet quel quil soit ; elle suppose une pluralité d'individus, de cultures considérant la même réalité avec lexigence de la communication de cette réalité. D'ailleurs, nous devons considérer que tout ce qui est divers et pluriel est dune valeur inestimable. Nous le savons en biologie où la diversité des espèces et celle des individus permet les éco-systèmes et la biosphère. Aussi, il est devenu vital de sauver la diversité biologique. Nous savons aussi que la démocratie n'est rien sans l'exercice de la pluralité, sans la profusion d'idées même contradictoires et conflictuelles. Nous savons donc que le trésor de la politique est la démocratie dans le respect de la pluralité y compris des idées et des opinions minoritaires et marginales. Enfin, sur le plan de la connaissance, la philosophie na pu être instituée quà partir du moment où lon admettait le libre affrontement de plusieurs thèses et elle ne sest accomplie que par le respect de cette pluralité. (EAP-95)
- Les unités complexes, comme lêtre humain ou la société, sont multidimensionnelles : ainsi lêtre humain est à la fois biologique, psychique, social, affectif, rationnel. La société comporte des dimensions historique, économique, sociologique, religieuse
La connaissance pertinente doit reconnaître cette multidimensionnalité et y insérer ses données : on ne saurait non seulement isoler une partie du tout mais les parties les unes des autres ; la dimension économique, par exemple, est en inter-rétroactions permanentes avec toutes les autres dimensions humaines ; de plus, léconomie porte en elle de façon hologrammique besoins, désirs, passions humaines qui outrepassent les seuls intérêts économiques.
- Lintelligence parcellaire, compartimentée, mécaniste, disjonctive, réductionniste, brise le complexe du monde en fragments disjoints, fractionne les problèmes, sépare ce qui est relié, unidimensionnalise le multidimensionnel. Cest une intelligence myope qui finit le plus souvent par être aveugle. Elle détruit dans luf les possibilités de compréhension et de réflexion, réduit les chances dun jugement correctif ou dune vue à long terme. Aussi, plus les problèmes deviennent multidimensionnels, plus il y a incapacité à penser Musique :
- Jean Tellez : La musique, en particulier celle de Beethoven, vous a-t-elle servi d'illumination pour votre grande enquête sur la connaissance ?
JT : Vous classez même Beethoven parmi les philosophes...
Mystique :
- La mystique est une expérience à la fois de perte et d'accomplissement de soi. Au fond, il y a deux états mystiques celui qui naît du vide, de la pacification, une sorte de mystique zen où l'on se perd et où l'on oublie son moi dans une sorte de plongée cosmique ; l'autre état mystique est, au contraire, celui de la surexcitation, de l'intensité, de la fusion presque érotique comme chez Thérèse d'Avila. Ces deux états mystiques sont très importants. L'extase par exemple est une chose fondamentale pour l'être humain et on peut y arriver par l'érotisme, la mystique, la transe musicale, etc.
(HU-01)
- Si je me réfère au Petit Robert, voici comment on y définit le mysticisme : " Union intime avec le principe de l'être. " Dans les monothéismes, ce principe est Dieu, et le mysticisme se manifeste par des contemplations quasi extatiques de l'Être divin, ou par une communion profonde avec Lui. Bien que sans-Dieu, je suis frappé par les visions des mystiques : l'émouvante sur Faustina, la religieuse polonaise qui conversait avec le Christ et la Vierge, Sabbataï Zevi, ce messie juif du xviie siècle qui voyait réellement des kyrielles d'anges. Je suis touché par Thérèse d'Avila qui a tissé une relation d'amour intense, y compris au sens physique du terme, avec Jésus. Mais c'est la poésie mystique de Jean de la Croix qui résonne profondément en moi quand il évoque la " source obscure " : " Son origine, je l'ignore, elle n'en a pas. Mais je sais que tout être tire d'elle son origine, bien qu'elle soit de nuit. " Ou bien, ce qui montre les limites de la pensée : " Plus on s'élève, moins on comprend ce qu'est la nuée ténébreuse qui fait resplendir la nuit. Voilà pourquoi celui qui le connaît reste toutefois sans savoir, ce qui surpasse toute . " Oui, je sens "mystiquement " le moment où la connaissance débouche sur l'ignorance, où le savoir débouche sur le mystère. En même temps, je suis rationnellement convaincu que plus notre avance, plus elle approche l'Inconnaissable. Mais je ne nomme pas cet Inconnaissable, Dieu. Ici encore, j'unis mon démon de la rationalité et celui du mysticisme.
- (Parlant du communisme) : J'ai cru que mes convictions étaient fondées ration-nellement, alors que je rationalisais, autrement dit j'avais une vision cohérente et optimiste à partir d'une occultation des données empiriques. Dans le fond, un profond mysticisme était caché sous le rationalisme, je l'ai bien reconnu en faisant mon Autocri-tique. Je dois dire que non seulement dans ma période communiste, mais aussi par la suite, dans mon idée de Terre-Patrie et mon espoir en une métamorphose de l'humanité, il y a un mysticisme messianique. Il y a peut-être en moi, hérité de l'ascendance juive, un germe de messianisme. C'est le même messianisme, mais amoindri et transformé, que celui qui anima Marx, ce petit-fils de juif converti. Il annonçait la réconciliation de l'humanité dans une sorte de fin des temps, avec une apocalypse qui serait la lutte finale, et un messie, le prolétariat industriel. Je sais qu'il n'y a pas de messie, qu'il n'y a pas de fin des temps. J'ai perdu la foi dans le salut terrestre. Mais je porte en moi l'espérance insensée, la recherche, le rêve d'harmonie qui traverse l'humanité depuis les temps historiques. Oui, je suis traversé par ce messianisme tout en étant ironique à son égard, c'est-à-dire à l'égard de moi-même. Je secrète des contre-forces de scepticisme et de rationalité. Mais, surtout, j'en ai inversé le sens en un " évangile de la perdition " : " Soyons frères parce que nous sommes perdus. " C'est donc un messianisme devenu antimessianique sans cesser d'être messianique. C'est un messianisme complexe...
- Le phénomène mystique n'est pas le monopole des religions classiques, celles qui postulent un Dieu. Il existe aussi dans les religions séculières. Le culte de la Nation, l'amour de la Patrie peuvent susciter des états mystiques : le drapeau, l'hymne national mettent les fervents de ce culte dans un état second de caractère mystique. Les fidèles de la grande religion de salut terrestre qu'a été le communisme au XXe siècle connaissaient un état mystique quand ils pénétraient dans l'édifice sacré où siégeait le Comité central du Parti, ou quand ils communiaient dans la parole exaltante du dirigeant, ou au moment de chanter L'Internationale. Les états mystiques existent en dehors même de ces religions terrestres que sont la religion de la Nation ou la religion communiste. Ils sont des moments de poésie qui nous rendent adorable une vie par ailleurs horrible. Il y a des moments mystiques dans notre vie quotidienne : dans un verre de vin entre amis, dans un visage d'amour, dans une promenade merveilleuse comme celle de Jean-Jacques Rousseau dans l'île Saint-Pierre, dans les danses modernes qui ressuscitent les danses archaïques de possession. En ce sens, soyons mystiques !
- L'état mystique est une expérience de non-séparation. Des examens neurologiques menés sur des moines bouddhistes en état de méditation ont révélé que la " clé " du mysticisme serait l'inhibition des dispositifs cérébraux qui maintiennent la séparation entre soi et l'Univers. La grande vertu du mysticisme est de bannir cette séparation. La levée de la séparation nous plonge et nous noie dans un Grand Tout qui est à la fois Vide et Plénitude. Elle nous unit avec ce qui est indicible, inconcevable, mais qui est, comme dit le Littré, " le principe de l'être ", et comme dit Jean de la Croix, " la source obscure ".
- Pour nous formuler une première notion de machine, il nous fallait accomplir la
révolution wienerienne : considérer la machine comme un être physique. Mais nous voyons déjà que, pour véritablement autonomiser cette notion, il nous faut une autre révolution, qui nous délivre du modèle cybernétique de la machine artificielle.
De même que le concept de production, aujourd’hui mécanisé et industrialisé, le concept de machine est aujourd'hui lourdement grevé par ses rétrécissements et ses pesanteurs techno-économiques. Il dénote seulement, dans son acception courante, la machine artificielle et connote son environnement industriel. Aussi donc, pour bien concevoir la machine comme concept de base, il faut nous déshypnotiser des machines peuplant la civilisation dans laquelle nous sommes immergés. Il ne faut pas être prisonnier de ces images qui surgissent en nous : axes, balances, barres, bielles, boutons, butées, cames, cardans, carters, chaînes, chariots, clapets, courroies, crémaillères, culasses, cylindres, engrenages, hélices, manettes, manivelles, pignons, pistons, ressorts, robinets, rouages, soupapes, tourillons, tringles, tuyères, valves, volants... Ne soyons pas prisonniers de l’idée de répétition mécanique, de l’idée de fabrication standard. Le mot de machine,
il faut le « sentir » aussi dans le sens pré-industriel ou extra-industriel on il désignait des ensembles ou agencements complexes dont la marche est pourtant régulière et régulée: la « machine ronde » de La Fontaine, la machine politique, administrative... I1 faut surtout la sentir dans sa dimension poïétique, terme qui conjugue en lui création et production, pratique et poésie. I1 ne faut pas gommer la possibilité de création dans 1'idée de production. Pensons que 1'idée de production dépasse de beaucoup son sens techno-économistique dominant, qu’elle peut signifier aussi, comme je l’ai dit d’entrée à donner existence, être source de, composer, former, procréer, créer. Dans la machine, il n’y a pas que le machinal (répétitif), il y a aussi le machinant (inventif). L'idée d’organisation active et 1'idée de machine (qui l’incarne et la carène) ne doivent pas être vues a 1’image grossière de nos machines artificielles (bien que ce soit grâce a la machine artificielle qu’elles ont émergé à notre conscience). I1 faut songer à la production de la diversité, de 1’altérité, de soi-même... Ainsi entendue, dans le sens fort du terme de production, la machine est un concept fabuleux. Elle nous amène au cœur des étoiles, des êtres vivants, des sociétés humaines. C’est un concept solaire; c’est un concept de vie. Les idées clés de travail, praxis, production, transformation traversent la physis, la biologie, et viennent fermenter au cœur de nos sociétés contemporaines.
- le rayonnement solaire et la rotation de la terre déclenchent des flux éoliens, qui, avec les différences de température et les inégalités du relief prennent des directions diverses, parfois contraires, et, de même que la boucle solaire s'est constituée dans et par la rencontre de deux séquences d'actions antagonistes, de même se constituent à partir de rencontres, heurts, affrontements, détournements, les formes tourbillonnaires des cyclones. Aux flux éoliens se combinent les flux, évaporations, précipitations aquatiques, et ainsi se constituent les cycles de l'eau qui peuvent être considérés comme des processus machinaux sauvages de caractère thermo-hydro-éoliens.
l'association en boucle de processus distincts, chacun lié à un contexte propre tout en constituant un moment du cycle. C'est un processus machinal à la fois thermique (évaporation de l'eau de mer et formation du nuage) éolien (transport des nuages), hydraulique (chute de l'eau de la source à la mer) dont la rivière, en creusant un lit, une vallée, transportant et transformant des matériaux, est le moment le plus producteur. Ce cycle, n'étant pas différencié et autonome par rapport à tous les processus qui le constituent, n'a pas véritablement d'être physique, d'existence propre, et c'est pourquoi je dis « cycles ou processus machinaux » et non pas être-machine.
- L’idée de machine vivante n’est pas nouvelle. La théorie des animaux-machines a été formulée par Descartes, et le matérialisme d’un La Mettrie l’a généralisée à l'homme. Mais cette idée de machine était mécanique et horlogère. Aujourd’hui nous devons concevoir la machine non comme mécanisme, mais comme praxis, production et poïesis. Dans ce sens les êtres vivants sont des existants auto-poïétiques (Maturana, Varela, 1972), formulation ou la
vie ne se réduit pas a l'idée de machine mais comporte l'idée de machine, dans son sens le plus fort et le plus riche : organisation à la fois productrice, reproductrice, auto-reproductrice.
Ainsi pouvons-nous concevoir 1’être vivant, depuis l’unicellulaire jusqu'à 1’animal — moteur animé — et l'homme, à la fois comme moteur thermique et machine chimique, produisant tous les matériaux, tous les complexes, tous les organes, tous les dispositifs, toutes les performances, toutes les
émergences de cette qualité multiple nommée vie.
L’idée de machine cybernétique s’est glissée dans le sillage de la biologie moléculaire pour devenir en fait l’armature de la nouvelle conception de la vie. La biologie moléculaire s’est emparée du modèle organisationnel de la machine cybernétique pour inscrire les processus chimiques qu’elle mettait a jour. Certes, elle manipulait les notions cybernétiques comme des outils pour envisager les molécules, et non les molécules comme des matériaux pour envisager l'organisation. L'idée de machine n’était a ses yeux que la doublure du nouvel habit moléculaire de la vie. En fait, elle en était devenue le patron. L'intégration de la cybernétique dans la biologie constituait une intégration de la biologie dans la cybernétique. L’être vivant pouvait dès lors, et il le fut, être conçu comme la plus accomplie des machines cybernétiques et même le plus accompli des automates (von Neumann, 1966), dépassant en complexité, perfection et efficacité, déjà dans la moindre bactérie, la plus moderne des usines automatiques (de Rosnay, 1966).
Bien plus : il faut concevoir la vie comme complexe polymachinal. Cela reste généralement inaperçu parce que l’on disjoint une conception organismique de la vie et une conception génético reproductive. Tantôt, on met en gros plan l’organisme et celui-ci occulte le cycle des reproductions; tantôt, au contraire, on fait travelling arrière, on embrasse le cycle des reproductions, tandis que l’organisme s’amenuise et disparaît. Or la vie est une combinaison complexe d’un processus machinal cyclique (le cycle génétique des reproductions), a partir de quoi se produisent des êtres-machines, les organismes individuels, eux-mêmes nécessaires à la continuation du cycle machinal sans lequel il n’y aurait pas d’individus. La vie est donc un procès polymachinal qui produit des êtres-machines, lesquels entretiennent ce procès par auto-reproducion.
Nous voyons du coup que le vivant accomplit et épanouit pleinement l'idée de machine (tout en la débordant existentiellement et la dépassant biologiquement). L’artefact dès lors n’apparaît plus comme le modèle de la machine vivante, mais comme une variété dégradée et insuffisante de machine.
- Les sociétés animales peuvent être considérées, non seulement comme des multimachines (constituées d’individus-machines), mais comme des macro-machines sauvages : les interactions spontanées entre individus se nouent en rétroactions régulatrices, et, sur cette base, la société constitue un tout homéostasique qui organise sa propre survie. Certaines sociétés d’insectes (termites, fourmis, abeilles) atteignent un degré d’organisation machinale inouïe et nous apparaissent comme de formidables automata (Chauvin, 1974).
Mais c’est dans l’évolution primatique que s’opèrent avec homo sapiens deux mutations clés dans le développement machinal des sociétés. La première caractérise les sociétés archaïques. La culture apparaît. Mémoire générative dépositaire des règles d’organisation sociale, elle est source reproductive des savoirs, savoir-faire, programmes de comportement, et le langage conceptuel
permet une communication en principe illimitée entre individus membres d’une même société.
Or ce langage, et cela est demeuré inaperçu parce que invisible et apparemment immatériel, est une vraie machine qui ne fonctionne évidemment que lorsqu’il y a locuteur. Ce n’est pas par hasard que j’ai fait appel au couple conceptuel compétence/performance de la linguistique chomskyenne pour caractériser une organisation praxique machinale. Effectivement la machine langagière produit des paroles, des énoncés, du sens, qui eux-mêmes s’engrènent dans la praxis anthropo-sociale, y provoquant éventuellement des actions et des performances. Cette machine langagière joint ces deux qualités productives: la création (poïesis) quasi illimitée d’énoncés et la transmission/reproduction quasi illimitée des messages. Elle est machine à la fois répétitive et poïetique. Aussi peut-on dire que la grande révolution de l’hominisati0n n’est pas seulement la culture, c’est la constitution de cette machine-langage, à l'organisation très hautement complexe (la « double articulation » phonétique/sémantique), et qui, à l’intérieur de la machine anthropo-sociale, totalement et multiplement engrenée à tous ses processus de communication/organisation, est nécessaire a son existence comme a ses développements. Ainsi se constitue une arkhe-machine anthropo-sociale qui comporte quelques centaines d'individus; elle essaime dès lors sur toute la
terre, qu’elle couvrira pendant des dizaines de millénaires, et ne mourra qu’anéantie par les sociétés historiques.
La naissance de ces sociétés historiques, de milliers, de centaines de milliers, de millions d'individus constitue une métamorphose organisationnelle aussi considérable en son ordre que le fut la constitution des organismes polycellulaires par rapport aux unicellulaires. On sait que cette transformation, liée a l’agriculture et a la guerre, est marquée par le développement de la machine langagière qui de parlante devient aussi écrivante, l’apparition de l’appareil d’État, de la ville, de la division du travail, des classes sociales hiérarchisées, avec, au sommet, l’élite du pouvoir (rois) et du savoir (prêtres), et a la base la masse des esclaves réduits a l’état d’outils animes c’est-à-dire de machines asservies. Il a fallu la géniale intuition de Lewis Mumford pour percevoir ans la plus accomplie de ces sociétés historiques une formidable mégamachine (Mumford, 1973). « L'organisation sociale pharaonique (est) la première machine motrice a une large échelle » (Mumford, I, p. 261). Mumford calcule même que le rendement total de cette machine, allant de 25 000 a 100000 « hommes-vapeur » est équivalent a celui de 2 500 CV vapeur. « L’acte unique de la royauté fut d’assembler la main-d’œuvre et de discipliner l'organisation qui permit la réalisation de travail a une échelle jamais connue auparavant » (ibid.). Pour Mumford, l’invention de cette machine constitue non seulement l'arkhe-type de toutes les mégamachines sociales qui se sont constituées jusqu’à aujourd'hui, mais aussi « le plus ancien modèle en état de fonctionnement de toutes les machines complexes qui vinrent ensuite, bien que l‘accent passât lentement des ouvriers humains aux parties mécaniques » (Mumford, I, 1973, p. 251).
La mégamachine, sous la férule de ses appareils (administration d'État, religion, armée) manipule d'énormes masses d'humanité asservie en main-d’œuvre, exécute d'énormes travaux urbains ou hydrauliques, édifie de grandes murailles et de hautes forteresses. Mais tout n‘est pas utilitaire ou défensif dans son déferlement producteur. Sont-ce les rêves effrénés de puissance, de gloire et d'immortalité du souverain, est-ce ubris du Léviathan, la mégamachine transforme son imaginaire en colonnes et statues géantes, matérialise ses délires, génère des monuments fabuleux, des temples
écrasants, des grandes pyramides !...
Au XIX siècle occidental, une métamorphose intéressante survient au sein des mégamachines sociales: celles-ci deviennent industrielles, créant et développant, d'abord en quelques secteurs, puis clans tout le tissu social (Giedion, 1948), des machines artificielles de prothèse. La machine artefact
prend son essor. Elle est donc une production tardive, une portion intégrée et intégrante de la mégamachine sociale; elle ne peut plus être considérée comme la machine matricielle, le modèle idéal de toutes machines.
- On peut donc situer maintenant la machine artificielle : c"est la dernière-née des machines terrestres: elle est née du développement de la mégamachine anthropo-sociale et constitue un des aspects de ce développement.
Toutefois, c'est bien par et dans l’autonomie organisationnelle et la générativité énergétique que les machines artificielles sont proprement machines, c’est-à-dire se distinguent des outils et instruments qui, eux, sont purement appendiciels. Le développement de la générativité énergétique est celui des moteurs. Le développement de l'autonomie organisationnelle est celui de l'automatisme: les deux développements s’entre-conjuguent : les moteurs deviennent automatiques et les automates disposent de leur moteur.
Dans un premier stade, les sociétés historiques ont exploité la force de travail et les compétences productives des moteurs-machines vivants (asservissement des animaux pour le portage et le trait) et humains (esclavagisation puis assujettissement des travailleurs). Ce n’est pas ici le lieu d’essayer de comprendre comment et pourquoi des moteurs et des machines strictement physiques ont été conçus, inventés, utilises, développés dans l'histoire de l‘Occident. du XIIIe siècle a aujourd‘hui (Needham, 1969). Je veux seulement situer les machines artificielles par rapport aux autres machines.
Les moteurs tout d’abord. L’invention du moulin est capitale : moulins à vent et moulins à eau produisent et reproduisent le tourbillon, dont l’énergie sera captée par roue et transmise par arbre. Puis, comme on sait, les moteurs se sont branchés sur toutes les sources de la générativité physique en jouant non plus seulement sur les tourbillons, mais sur la turbulence et l’explosion. Aussi il se crée un lien tout a fait nouveau entre l’humanité et la nature physique.
En fait, sous le couvert de la captation et l’utilisation des énergies, la machine anthropo-sociale s’est branchée sur les forces génésiques et poïétiques de la physis, c’est-à-dire sur ses formes motrices primordiales. Elle les a captées, utilisées, domptées, domestiquées, asservies, reproduites, produites a volonté, et a formidablement développé le contrôle et la manipulation de la puissance.
Dans un sens, le moteur artificiel sert de médiateur entre la mégamachine sociale et les forces machinantes de la physis. Dans un autre sens, il s’agit d’une extraordinaire civilisation des forces motrices qui, a l’état « sauvage », sont inconstantes, fantasques, labiles, ravageuses. Mais l’autre visage de cette civilisation est barbarie et asservissement. Barbarie, car la violence démentielle propre à l’histoire humaine (Morin, 1973), déjà manipulatrice de la puissance explosive pour massacrer et terroriser, est désormais apte a allumer la violence démentielle des protubérances solaires et des explosions d’étoiles. Tandis que les moteurs jouent avec le feu, les machines automatisées jouent a la vie. A partir des mécanismes et dispositifs d’horlogerie (XIII siècle), il s‘est développé un automatisme d’opérations de plus en plus précises, délicates et diversifiées, constituant des chaînes se bouclant sur elles-mêmes de façon réitérative; ainsi on est arrive aux automates du XVIII siècle, qui imitent de façon émerveillante les gestes du comportement animal et humain. Cet automatisme horloger s’est développe dans les mécanismes industriels, jusqu’à ce qu’apparaisse un stade nouveau de complexité dans l’automatisme machinal : le stade cybernétique. Dès lors, une commande jusque-là externe devient interne (programme) et organisatrice (ordinateur), et l’automate cybernétique se met à ressembler au vivant, non plus par l'apparence, comme l’automate horloger, mais par l'organisation du comportement.
Ainsi les machines artificielles ont, en même temps que développé leurs compétences productrices, développé leur compétence organisationnelle, et nécessairement leur autonomie. Bien que ce soient les moins autonomes parmi toutes les familles de machines, elles disposent d’une autonomie phénoménale minimale, nécessaire pour la précision des opérations et performances, pour la double résistance, d‘une part aux aléas et déterminismes externes, d’autre part aux dégradations et usures internes.
Toutefois, si développée soit-elle, la machine artificielle semble, par rapport aux machines vivantes, a la fois une grossière ébauche et une grossière copie. Bien que des artefacts dépassent aujourd'hui en performances et en computation les machines vivantes, bien qu’il existe désormais des ordinateurs effectuant des opérations intellectuelles surhumaines. la plus perfectionnée et la plus avancée des machines artificielles est incapable de se régénérer, de se réparer, de se reproduite, de s’auto-organiser, qualités élémentaires dont dispose la moindre des bactéries. Ses pièces lui sont fournies de l’extérieur; sa construction a été opérée de l’extérieur; son programme lui a été donne de l’extérieur; son contrôle est contrôle de l’extérieur. Ainsi construite, ravitaillée, réparée, révisée, programmée, contrôlée par l‘homme, elle ne dispose d’aucune générativité propre. Elle ne dispose d‘aucune poïesis propre, d’aucune créativité propre. C’est pourquoi, encore aujourd‘hui, le terme de « machinal », conçu en opposition au terme de vivant, signifie la grossièreté et la rigidité de l'organisation et du comportement. De fait la machine artefact demeure une machine pauvre, et insuffisante par rapport aux machines vivantes et aux mégamachines sociales, dont elle dépend directement et étroitement.
Ainsi, considérées en elles-mêmes, les machines artificielles ont certes pu développer de la génératricité énergétique, de la compétence informationnelle, de 1’autonomie organisationnelle. Mais elles n’ont pu développer de la générativité organisationnelle. Elles n’ont pu vraiment développer que de l'organisation phénoménale, qui produit des produits, mais non pas de l'organisation générative, qui produit ses moyens de production, et se produit soi-même.
Cela signifie certainement que notre intelligence, si capable dans l'organisation du pouvoir, de la manipulation, de l'asservissement, est incapable de créer ce qui crée, de générer ce qui génère, de concevoir ce qui conçoit. (…) Cela signifie aussi, et c’est mon propos de maintenant, que nos machines artificielles ne doivent pas être considérées vraiment comme des machines, mais comme des fragments de prothèse dans la mégamachine sociale. Leur générativité, bien sûr, elle est dans la société machiniste !
I1 était certes légitime de concevoir isolement la machine artificielle comme être physique organisateur. A ce titre la machine artificielle est déjà machine. Mais il lui manque l'infrastructure générative dont disposent toutes les autres machines. En ce qui concerne cette générativité, la machine artificielle n’est plus machine — c’est-à-dire organisation active, productrice, praxique —-
mais instrument et appendice dans l’être anthropo-social. Aussi, la cybernétique, en révélant l’être physique de la machine, a totalement occulté, non seulement la mégamachine sociale dont elle n’est qu’un moment et un élément, mais aussi le problème clé de la générativité organisationnelle, propre a toutes les machines, physiques, biologiques et sociales, sauf aux machines artificielles.
Bien entendu, les carences génératives de la machine artificielle, considérée isolement, ne font plus problème si on conçoit son insertion anthropo-sociale. Ainsi, elle ne peut se régénérer, se générer, se réparer, se reproduire, mais elle est régénérée, réparée, renouvelée, changée, reproduite au sein des fabriques, usines, ateliers... Elle ne peut qu’accroître son entropie des qu’elle est née et l’accroît a chaque fois qu’elle fonctionne, mais la néguentropie anthropo-sociale la répare, la restaure, et rétablit l’entropie stationnaire. De plus, en produisant des objets plus complexes et organisés que les matières premières qu’elle reçoit, elle contribue a produire de la néguentropie sociale, et, bien qu’elle ne soit que fabricative, quand elle produit des objets d'un modèle nouveau, la sève poïétique qui irrigue la société traverse son être et s’exprime en ses productions.
Ainsi, il faut concevoir la machine artificielle dans sa bâtardise et son métissage. C’est dans un sens la dernière-née, la plus pauvre, la plus infirme organisationnellement des machines. Mais, en tant que fragment de la mégamachine qui la produit, la reproduit, la fait évoluer, elle accroît la compétence, la puissance productive et performante, elle développe la praxis de la mégamachine anthropo-sociale. Mais ne voyons pas que les aspects riches et complexes de ces développements ; il nous faut voir aussi que, tout en reflétant, exprimant et prolongeant la créativité sociale, les machines artificielles, dans leur pauvreté et leur rigidité, reflètent, expriment et prolongent une pauvreté et rigidité organisationnelle des sociétés qui les ont produites : celle qui régit leur organisation industrielle par division/spécialisation/asservissement du travail. C’est l'organisation esclavagiste des premières mégamachines historiques qui se prolonge et se développe sur, dans et par l'organisation de l’être physique qu’est la machine artificielle. Ce qui nous fait surgir encore une fois le problème de l'asservissement ; (...)
Nous pouvons donc maintenant considérer la machine artificielle de façon multidimensionnelle dans sa relation non seulement a la mégamachine sociale considérée en bloc, mais aussi par rapport aux grands appareils sociaux, aux formes et forces motrices de la physis, aux formes et forces organisatrices de la vie.
C’est donc par une inquiétante aberration que cette machine fondamentalement dépendante, asservie et asservissante, dénuée de toute générativité et de toute poïesis propre, a été promue par la cybernétique comme l’Archétype de toute machine.
Mais ne l’oublions pas : la machine artificielle nous a permis de dégager le concept de machine. Conçue des lors comme rampe de lancement, et non pas modèle réducteur, elle nous a fait découvrir l‘immense et prodigieux univers des machines-soleils, des moteurs sauvages, des machines vivantes et même de la mégamachine anthropo-sociale qui l’a générée. Au cours de ce voyage, le concept de machine s’est transformé, développé, complexifié, enrichi et, revenant a son point de départ, il rétroagit sur la machine artificielle elle-même. En effet, les machines physiques, biologiques, anthropo-sociales nous sont devenues nécessaires pour concevoir, a la fois dans sa pauvreté et dans
sa multidimensionnalité, la machine artificielle, non seulement enracinée dans la société, mais opérant le branchement de la praxis sociale sur la motricité et l'organisation physiques. (M1-77)
Ce qui mérite d'être relevé dans l'émergence de la ratio-nalité autocritique, c'est l'importance méconnue du marranisme. Les marranes étaient en fait principalement d'origine juive, beaucoup de musulmans ayant rejoint le Maghreb après la conquête de Grenade. Parmi les juifs convertis, certains sont restés en Espagne et d'autres se sont installés aux Pays-Bas. Il existe deux types de marranes. Les premiers ont oublié leur ascendance et sont devenus chrétiens. Les seconds ont gardé secrètement la foi et l'identité juives. Ce fut le cas du docteur Fernando Cardoso. homme du xviie siècle, poète de cour, ami des grands dramaturges, auteur de poèmes, notamment sur l'éruption du Vésuve, il semblait parfaitement intégré. Il fait alors un voyage à Venise, va voir les autorités du ghetto, et leur demande d'être reconnu comme juif. Les autorités le lui accordent à condition qu'il devienne médecin des pauvres, ce qu'il accepte. Il écrit à Venise un livre qui sera imprimé en Hollande, De l'excellence des Juifs, pour montrer que la loi de Moïse est supérieure à celle du Christ.
Mais il existe également un troisième visage du marranisme, né à partir d'une double identité, du sentiment d'appartenir à deux modes d'existence différents, à deux communautés antagonistes. Le choc des deux religions contraires est comme la rencontre de deux particules qui s'entrechoquent, se détruisant l'une et l'autre pour former un ensemble nouveau. Ces cas sont rares, mais remarquables. Bartolomé de Las Casas, par exemple, qui a une ascendance de converso, a fait accepter l'idée, auprès de la hiérarchie catholique, que les Indiens d'Amérique étaient des humains comme les autres et qu'ils avaient une âme. L'Église refusait de l'admettre : pouvait-on les considérer comme des hommes puisque Jésus ne s'était jamais déplacé jusqu'en Amérique du Sud ! Les persécutions dont a été témoin Bartolomé de Las Casas lui ont inspiré de la compassion, et il revint à la source paulinienne : " Il n'y a ni hommes ni femmes, ni Juifs ni Grecs, ni hommes libres ni esclaves, vous êtes tous un en Jésus Christ " (Épître aux Galates). Malheureusement, pour des raisons d'opportunité, Bartolomé de Las Casas a mis entre parenthèses le sort des Africains victimes de la traite. La traite des Noirs a commencé en effet dès 1502 sur l'île d'Hispaniola.
L'autre cas qu'il convient de citer est celui de Montaigne. On s'étonnera de l'entendre qualifié de marrane, puisque tout le monde le connaît comme gascon ; mais l'un n'empêche pas l'autre. On sait de source sûre que sa famille maternelle, les Loupe, descend des Lopez, dont on a retrouvé des traces en Espagne. Il semble étrange que cette union, à une époque où les mariages étaient arrangés, ne se soit pas faite entre deux descendants de marranes, encore que l'on ne sache rien de la famille paternelle. Il est intéressant de noter que dans les Essais, les références principales sont grecques et latines, excluant presque les références aux Évangiles, et d'ailleurs à tous textes religieux. Une lettre, écrite à son père pour lui narrer la mort de son ami La Boétie, célébrée dans le cadre de la liturgie catholique, est bien étrange. À la fin, La Boétie dit d'une voix forte : " Je meurs dans cette foi que Moïse a plantée en Égypte, qui de là s'est transportée en Judée et que nos pères ont amenée jusqu'à nous. " J'ai demandé aux spécialistes de La Boétie ce que cela pouvait signifier, mais ils n'ont pas été à même de me répondre.
Ce qui importe, c'est que ce marrane qu'est Montaigne soit un véritable aérolithe dans une époque de guerres de religions. Il l'est par son scepticisme et son refus de considérer les Amérindiens comme inférieurs. " Ceux qu'on nomme barbares, écrit-il, sont des êtres d'une autre civilisation que la nôtre. " Il ajoute : " Je trouve [ ] qu'il n'y a rien de barbare et de sauvage dans cette nation... sinon que chacun appelle barbarie ce qui n'est pas de son usage. " L'un des aspects de la barbarie européenne a été de traiter de barbare l'autre, le différent, au lieu de célébrer cette différence et d'y voir l'occasion d'un enrichissement de la connaissance et de la relation entre humains.
Montaigne représente cette pensée d'une liberté inouïe qui a su s'émanciper des préjugés barbares de son temps. Je pense que la source de sa liberté est dans cette liberté intérieure d'un esprit qui se meut au-delà du judaïsme et au-delà du christianisme. Il ne subit pas l'antagonisme entre juif et chrétien, musulman et juif, fidèle et infidèle. Bien entendu, les origines marranes de Montaigne pouvaient être assez lointaines. C'est plutôt l'esprit du marranisme qui s'épanouissait en lui. Sur le plan politique, il reste extrêmement prudent, mais toujours dans la lignée de son éthique de tolérance. Il soutient le roi dans tous les efforts de modération qu'il déploie pour éviter une guerre de religion.
J'aimerais aborder aussi le cas de Spinoza. Dans son uvre, le Dieu extérieur, créateur du monde, est chassé, alors qu'il est encore très présent chez Descartes ou chez Newton et que l'idée d'un monde autocréé, " cause de soi " comme dit Spinoza, ne s'imposera qu'à partir de Hegel. La force créatrice est dans la nature, comme l'indique la célèbre formule Deus sive natura. Ce qu'on peut entendre ainsi : Dieu ou, si vous voulez, la nature, je ne fais pas de différence. Chez Spinoza, la raison est souveraine, mais il ne s'agit pas d'une raison froide et glacée, c'est une raison profondément compassionnelle, " aimante " si l'on peut dire. Il rejette l'idée de peuple élu, selon lui inactuelle, il laïcise ainsi l'identité juive, et par là même, au-delà du christianisme, il renoue avec l'idée d'universalité. On retrouve donc chez lui le même esprit d'indépendance que chez Montaigne. Il vit certes dans l'Amsterdam tolérante d'alors, mais n'échappe pas pour autant aux attaques de l'intolérance. Chassé de la Synagogue, échappant de peu à un attentat contre sa vie, il devra vivre dans une quasi-misère.
(CBE-09)
Il serait intéressant aussi d'évoquer un phénomène apparu dans l'Empire ottoman et qui relève du post-marranisme, le mouvement messianique de Sabbataï Tsevi. Après s'être présenté comme un nouveau messie, Sabbataï Tsevi avait fini par se convertir à l'islam. Ses disciples ont secrètement maintenu le culte de ce messie juif tout en devenant officiellement musulmans. On donnait à ces apostats le nom de dönme (" ceux qui se sont tournés "). Ils étaient assez influents à Istanbul. Au XIXe siècle, ils ont créé des écoles laïques. Dans ces écoles se sont formés les officiers jeunes-turcs et Mustapha Kemal, qui devait lui-même instituer la laïcité dans les années 1920. Cet épisode montre aussi que les détours de l'histoire sont tout à fait curieux, mais surtout met de nouveau en avant la vertu émancipatrice de l'esprit marrane. Les sabbatéens, en se détournant de la loi juive et adoptant un islamisme de surface, se libéraient à la fois de l'un et de l'autre. C'est pourquoi, on peut les inscrire dans le mouvement de l'humanisme européen.
(CBE-09)
Ainsi, la connaissance d'un individu se nourrit de mémoire biologique et de mémoire culturelle, qui s'associent dans sa propre mémoire ; elle obéit à plusieurs entités de référence qui se trouvent diversement présente en elle.
- L'hypercomplexe machine cérébrale comporte un poly-logiciel parce qu'elle comporte la dialogique bi-hémisphérique (La Méthode 3, 1, p. 88-92), la dialogique " triunique " (ibid., p. 93-95), la dialogique entre deux principes de traduction, l'un continu (analogue), l'autre discontinu (digital, binaire).
- De son côté, l'hypercomplexe machinerie socio-culturelle comporte non seulement un noyau organisationnel profond (paradigmatique) qui commande/contrôle l'usage de la logique, l'articulation des concepts, l'ordre des discours, mais aussi des modèles, schèmes, principes stratégiques, règles heuristiques, pré-constructions intellectuelles, structurations doctrinaires. Enfin, et surtout, les cultures modernes juxtaposent, alternent, opposent, complémentarisent une très grande diversité de principes, règles, méthodes de connaissance (rationalistes, empiristes, mystiques, poétiques, religieuses, etc.).
(M4-91)
Aujourd'hui, la puissance de destruction des armes nucléaires peut anéantir plusieurs fois l'humanité. Donc, il faut en finir avec l'histoire. Non pas, certes, avec les évolutions et les événements, mais avec les guerres entre nations. C'est cela qui serait un des caractères de la métamorphose : la fin de l'histoire. Mais nullement au sens de cette expression chez Fukuyama, pour qui l'histoire a épuisé ses facultés créatrices avec la démocratie parlementaire et l'économie libérale ; mais, au contraire, au sens où la métamorphose produirait de nouvelles créations politiques, culturelles et sociales.
(MC-08)
Je n'apporte pas la méthode, je pars à la recherche de la méthode. Je ne pars pas avec méthode, je pars avec le refus, en pleine conscience, de la simplification. La simplification, c'est la disjonction entre entités séparées et closes, la réduction à un élément simple, l'expulsion de ce qui n'entre pas dans le schème linéaire. Je pars avec la volonté de ne pas céder à ces modes fondamentaux de la pensée simplifiante :
-idéaliser (croire que la réalité puisse se résorber dans l'idée, que seul soit réel l'intelligible),
-rationaliser (vouloir enfermer la réalité dans l'ordre et la cohérence d'un système, lui interdire tout débordement hors du système, avoir besoin de justifier l'existence du monde en lui conférant un brevet de rationalité),
-normaliser (c'est-à-dire éliminer l'étrange, l'irréductible, le mystère).
Je pars aussi avec le besoin d'un principe de connaissance qui non seulement respecte, mais reconnaisse le non-idéalisable, le non-rationalisable, le hors-norme, l'énorme. Nous avons besoin d'un principe de connaissance qui non seulement respecte, mais révèle le mystère des choses.
A l'origine, le mot méthode signifiait cheminement. Ici, il faut accepter de cheminer sans chemin, de faire le chemin dans le cheminement. Ce que disait Machado : Caminante no hay camino, se hace camino al andar. La méthode ne peut se former que pendant la recherche; elle ne peut se dégager et se formuler qu'après, au moment où le terme redevient un nouveau point de départ, cette fois doté de méthode. Nietzsche le savait : " Les méthodes viennent à la fin " (L'Antéchrist). Le retour au commencement n'est pas un cercle vicieux si le voyage, comme le dit aujourd'hui le mot trip, signifie expérience, d'où l'on revient changé. Alors, peut-être, aurons-nous pu apprendre à apprendre à apprendre en apprenant. Alors, le cercle aura pu se transformer en une spirale où le retour au commencement est précisément ce qui éloigne du commencement. C'est bien ce que nous ont dit les romans d'apprentissage de Wilhelm Meister à Siddharta.
(M1-77)
soi-même dans la complexité. Ce n'est pas de donner la recette qui enfermerait le réel dans une boite, c'est de nous fortifier dans la lutte contre la maladie de l'intellect l'idéalisme , qui croit que le réel peut se laisser enfermer dans l'idée et qui finit par considérer la carte de l'I.G.N. comme étant le territoire, et contre la maladie générative de la rationalité, qui est la rationalisation, laquelle croit que le réel peut s'épuiser dans un système cohérent d'idées.
(SC-90)
. C'est pourquoi, quand on me demande si je suis sociologue, scientifique, philosophe, je refuse de me définir, tout en subissant la définition d'autrui. Evidemment, j'aime bien quand on me qualifie de penseur, mais ce n'est pas moi qui vais dire que je suis penseur. Ce n'est pas un métier, c'est une qualité.
De fait, ce chemin a élaboré une méthode de la complexité. Une telle méthode n'a rien à voir avec ce qu'on appelle méthodologie. Une méthodologie définit un programme de travail précis et fixé une fois pour toutes. Ma méthode veut être une aide à l'esprit pour qu'il affronte les complexités et élabore ses stratégies. D'où ma formule : " Aide-toi, la complexité t'aidera. " La méthode de Descartes est proche d'une méthodologie, car elle prescrit les processus à suivre pour arriver à une connaissance pertinente. Moi, j'indique les exigences à satisfaire pour traiter les complexités, exigences comportant les trois principes qui se sont affirmés en cours de route : le principe dialogique, le principe récursif et le principe hologrammatique. Tous trois sont des expressions diverses et complémentaires du principe de reliance. Je ne dédaigne donc nullement les disciplines, puisque je veux les relier ; je conteste leur fermeture et je critique l'hyperspécialisation. J'ajoute que la connaissance est une navigation dans un océan
d'incertitudes entre des archipels de certitudes. Tout savoir complexe comporte une part d'incertitude irrémédiable qu'il faut savoir reconnaître et admettre. La pensée complexe comporte la prise de conscience d'un inachèvement du savoir et, plus fondamentalement, d'une limitation des possibilités de l'esprit humain. Il serait vain de chercher un fondement absolu et indubitable. C'est ce que nous devons savoir depuis Nietzsche. Nous devons éliminer la métaphore architecturale qui a besoin de fondements pour bâtir un édifice. Nous devons utiliser la métaphore musicale où la symphonie prend élan sur elle-même et se construit dans son dynamisme même.
Je dirai que la disjonction et la réduction, qui éliminent toute possibilité de vision globale, constituent une barbarie de la pensée. La science classique avait dissous le Cosmos, la Nature, le sujet humain. Mais le Cosmos a ressuscité dans une cosmologie issue de la découverte de l'expansion de l'Univers. La nature a ressuscité avec la science écologique. Et si le sujet a été chassé de la science objective, je montre que le retour du sujet est indispensable, ne serait-ce que parce que l'objet de la connaissance est coproduit par nos projections mentales sur une réalité extérieure, et par l'introduction, via traduction et reconstruction, de cette réalité extérieure dans notre esprit.
Une zone aveugle au cur de la science classique avait été bien diagnostiquée par Husserl dès 1930 dans sa conférence sur la crise de la science européenne. Celle-ci a développé des instruments subtils, précis et pertinents pour connaître l'objet, mais elle est démunie de tout instrument pour se connaître elle-même. La science n'a pas la connaissance de la connaissance scientifique, et son objectivité n'est pas capable de reconnaître l'existence du sujet de la connaissance. Or, de même que notre galaxie, la Voie lactée, possède en son centre un gigantesque trou noir invisible, notre science comporte en son cur un trou noir qui lui est invisible. La science, coupée de la philosophie, a été privée de la possibilité de se connaître, de se réfléchir, de penser son devenir. Et la philosophie a perdu, en se coupant de la science, la source de connaissances qui incite et agreennte la réflexion. Elle n'a plus de grain à moudre, alors que c'est des avancées des sciences que proviennent toutes les connaissances révolutionnaires sur le cosmos, sur le monde physique, sur la notion de réalité, sur la vie et, bien entendu, sur l'homme. C'est pourquoi nous avons besoin d'une réflexion sur les sciences, et il faut citer ici les apports remarquables de Bachelard et Popper, de Kuhn, Lakatos, Holton, Feyerabend, entre autres. Il faut les intégrer dans une " science avec conscience ". Cela est d'autant plus nécessaire que la science physique a suscité des moyens de destruction inouïs, et que la science biologique élabore des moyens de manipulation inouïs.
(MC-08)
EM :La Méthode était une réflexion sur le devenir des connaissances scientifiques. Des problèmes nouveaux avaient surgi, mais ils n'avaient pas été assimilés et intégrés par les modes de connaissance qui continuaient à dominer. Par exemple, depuis le XIXe siècle on connaît l'existence d'un deuxième principe de la thermodynamique. C'est un principe de dispersion, de désintégration, de désorganisation. Mais il y a aussi un principe d'association, d'organisation... Dans un petit coin de l'univers, sur la planète Terre, il y a même eu des développements inouïs de complexité organisatrice, produisant les êtres vivants, puis l'homme. J'ai essayé d'associer ces deux principes. J'ai formulé ce que j'ai appelé un tétragramme. C'est une conception de ce qui se passe dans l'univers physique, vivant et humain...
C'est un domaine où, de toute façon, je n'apporterai pas de nouvelles lumières. J'irai dans cette zone, cette frange... Il y a de l'inconnu et de l'inconnaissable. Il y a une forme de l'inconnu qui est peut-être connaissable, qui sera connue un jour. Par exemple, les phénomènes télépathiques. Il n'y a actuellement aucune conception scientifique capable de les détecter ou de les connaître. Je pense qu'un jour on pourra découvrir que de telles communications entre les esprits sont possibles. Aujourd'hui, cela paraît relever du paranormal...
Je crois qu'il y a de l'inconnu connaissable. Je crois aussi que nous ne savons à peu près rien de ce qui est fondamental. C'est ça l'inachèvement de la connaissance... Donc, je poursuis. Je recommence...
(PT-09)
Entendons-nous : je ne cherche ici ni la connaissance générale ni la théorie unitaire. Il faut au contraire, et par principe, refuser une connaissance générale : celle-ci escamote toujours les difficultés de la connaissance, c'est-à-dire la résistance que le réel oppose à l'idée : elle est toujours abstraite, pauvre, " idéologique ", elle est toujours simplifiante. De même, la théorie unitaire, pour éviter la disjonction entre les savoirs séparés, obéit à une sursimplification réductrice, accrochant tout l'univers à une seule formule logique. De fait, la pauvreté de toutes tentatives unitaires, de toutes réponses globales, confirme la science disciplinaire dans la résignation du deuil. Le choix n'est donc pas entre le savoir particulier, précis, limité, et l'idée générale abstraite. Il est entre le Deuil et la recherche d'une méthode qui puisse articuler ce qui est séparé et relier ce qui est disjoint.
Il s'agit bien ici d'une méthode, au sens cartésien, qui permette de " bien conduire sa raison et chercher la vérité dans les sciences ". Mais Descartes pouvait, dans son discours premier, à la fois exercer le doute, exorciser le doute, établir les certitudes préalables, et faire surgir la Méthode en Minerve armée de pied en cap. Le doute cartésien était sûr de lui-même. Notre doute doute de lui-même; il découvre l'impossibilité de faire table rase, puisque les conditions logiques, linguistiques, culturelles de la pensée sont inévitablement préjugeantes. Et ce doute, qui ne peut être absolu, ne peut non plus être absolument vidangé.
Ce " cavalier français " était parti d'un trop bon pas. Aujourd'hui, on ne peut partir que dans l'incertitude, y compris l'incertitude sur le doute. Aujourd'hui doit être méthodiquement mis en doute le principe même de la méthode cartésienne, la disjonction des objets entre eux, des notions entre elles (les idées claires et distinctes), la disjonction absolue de l'objet et du sujet. Aujourd'hui, notre besoin historique est de trouver une méthode qui détecte et non pas occulte les liaisons, articulations, solidarités, implications, imbrications, interdépendances, complexités.
Il nous faut partir de l'extinction des fausses clartés. Non pas du clair et du distinct, mais de l'obscur et de l'incertain; non plus de la connaissance assurée, mais de la critique de l'assurance.
Nous ne pouvons partir que dans l'ignorance, l'incertitude, la confusion. Mais il s'agit d'une conscience nouvelle de l'ignorance, de l'incertitude, de la confusion. Ce dont nous avons pris conscience, ce n'est pas l'ignorance humaine en général, c'est l'ignorance tapie, enfouie, quasi nucléaire, au cur de notre connaissance réputée la plus certaine, la connaissance scientifique. Nous savons désormais que cette connaissance est mal connue, mal connaissante, morcelée, ignorante de son propre inconnu comme de son connu. L'incertitude devient viatique : le doute sur le doute donne au doute une dimension nouvelle, celle de la réflexivité; le doute par lequel le sujet s'interroge sur les conditions d'émergence et d'existence de sa propre pensée constitue dès lors une pensée potentiellement relativiste, relationniste et auto-connaissante. Enfin, l'acceptation de la confusion peut devenir un moyen de résister à la simplification mutilatrice. Certes, la méthode nous manque au départ; du moins pouvons-nous disposer d'anti-méthode, où ignorance, incertitude, confusion deviennent vertus.
(M1-77)
L'objet premier de ce premier tome est la physis. Mais la physis n'est ni un socle, ni une strate, ni un support. La physis est commune à l'univers physique, à la vie, à l'homme. L'idée - triviale - que nous sommes des êtres physiques doit être transformée en idée signifiante.
Aussi, dans ce tome, j'évoque l'organisation biologique et l'organisation anthropo-sociale, mais toujours sous l'angle de l'organisation physique. A chaque développement du concept physique d'organisation vont surgir des exemples/références biologiques ou anthropo-sociologiques. Cela semblera tout à fait confusionnel aux esprits pour qui physique, biologie, anthropologie, sociologie sont des essences séparées et incommunicables. Mais ici cela est d'autant plus nécessaire que non seulement tout ce qui est organisation concerne la biologie et l'anthropo-sociologie, mais aussi parce que des problèmes et phénomènes organisationnels, virtuels ou atrophiés au niveau des organisations strictement physiques, se manifestent et se déploient dans leurs développements biologiques et anthropo-sociologiques. C'est dire du même coup que les phénomènes et problèmes biologiques et anthroposociaux nécessitent pour être conçus et compris, une formidable infrastructure organisationnelle, c'est-à-dire physique.
A l'origine des idées que j'y développe, je trouve d'abord Henri Atlan qui m'a réveillé de mon sommeil empirique en m'initiant à l'idée de désordre créateur, puis à ses variantes (hasard organisateur, désorganisation/ réorganisation). Atlan m'a introduit à von Foerster, notre Socrate électronique, à qui je suis redevable pour beaucoup de mes idées-sources; von Foerster m'a fait découvrir Gunther, Maturana et Varela. Chacun à sa façon m'a permis de regarder enfin l'invisible, la notion auto, et de réintroduire le concept de sujet. Cela n'exclut pas ma dette à l'égard d'autres auteurs, penseurs, chercheurs, qui se trouvent cités dans ce texte.
(M1-77)
De plus, leurs progrès mêmes ont fait s'écrouler les principes qui soutenaient l'édifice majestueux de leur vision du monde. Ces principes s'étaient affermis depuis le XVIIe siècle, jusqu'à la fin du XIXe siècle. Ce sont l'ordre (, stabilité, constance, régularité), la réduction (d'un tout à ses éléments de base), la disjonction (entre sciences, disciplines, objets, ainsi qu'entre l'observateur et l'objet observé). Je ne partais pas d'une table rase, mais d'une table qui s'effondrait sous des poussées novatrices et révolutionnaires. Je partais d'un univers qui vole en éclats, à partir d'avancées qui permettent d'envisager un nouvel univers, ce que j'ai tenté de faire.
Un problème fondamental qui s'est posé à moi est celui de la nécessité de faire communiquer deux conceptions contradictoires et pourtant inséparables. D'une part, le second principe de la thermodynamique nous dit que tout est promis à la dégradation et à la dispersion, ce que nous constatons aussi bien dans les étoiles que chez les vivants. Mais, d'autre part, nous constatons qu'un processus d'organisation qui a commencé dès l'origine de l'Univers se poursuit, et se poursuivra encore. C'est cette double réalité que j'ai voulu exprimer dans son unité avec ma formule : " C'est en se désintégrant que notre univers s'organise. " Plus amplement, j'ai voulu relier les processus d'ordre, de désordre et d'organisation dans un tétragramme qui les lie à la fois de façon complémentaire et antagonique :
Ainsi, je crois avoir montré l'inséparabilité de ces notions disjointes. Le cosmos comporte non seulement l'ordre des systèmes solaires et galactiques, l'organisation d'astres par milliards, mais aussi les tamponnements de galaxies, les trous noirs, les explosions d'étoiles. L'évolution biologique s'effectue par des développements inouïs d'organisations végétales et animales, mais elle a connu des catastrophes dont l'une a anéanti la majorité des espèces, et l'histoire humaine est jonchée de cadavres de civilisations. Partout il y a dialogue entre ordre, désordre et organisation. J'ai voulu concevoir l'organisation, notion indispensable pour la connaissance des noyaux, atomes, molécules, étoiles, êtres vivants, sociétés.
Je ne veux pas résumer ici ce livre qui examine les conditions de l'éco-organisation et celles de l'auto-éco-organisation, mais qui interroge aussi ce que signifie vivre, pour un individu, c'est-à-dire naître, exister, mourir. J'ai introduit la notion de sujet, réservée à l'être humain conscient, au cur de l'individualité biologique. Je définis le sujet par une auto-affirmation qui comporte deux principes : un principe égocentrique, équivalent au " moi je ", qui exclut tout autre individu de son site subjectif, et un principe d'inclusion dans un " nous " qui peut être celui de l'espèce, du couple, de la société. J'examine la double identité en une qui est propre à tout individu : l'identité générique, le fait d'appartenir à une lignée, et l'identité strictement personnelle. Ce à quoi peut s'ajouter une troisième identité, d'appartenance à une société.
J'ai aussi été fasciné par la relation à la fois absolument antagonique et absolument complémentaire entre la vie et la mort. Tout être individuel polycellulaire vit de la mort de ses cellules et se régénère en produisant de nouvelles cellules, ce qui donne sens à la formule d'Héraclite : " vivre de mort, mourir de vie. " D'une autre façon, le cycle trophique qui nourrit les écosystèmes est en même temps cycle de mort, puisqu'il s'opère par la mort de végétaux et animaux servant de nourriture, et la mort animale elle-même nourrit vers et insectes nécrophages, tandis que les sels minéraux vont agreennter les racines végétales. Et j'examine finalement les qualités proprement vivantes de tout ce qui est humain.
(MC-08)
vers 1991, au terme d'une rédaction de La Méthode que je croyais achevée avec le volume intitulé Les idées, je me suis rendu compte que mes conceptions anthropologiques avaient évolué et s'étaient enrichies en près de vingt ans, et j'ai ajouté la rédaction d'un tome que j'ai cru final, L'Humanité de l'humanité, paru en 2001. Dans ce livre, je crois que j'ai effectué quatre apports importants.
Le premier est la notion de trinité humaine. Je définis l'humain dans et par une relation en circuit récursif entre l'espèce, l'individu et la société. Un circuit est récursif quand ses produits ou ses effets sont nécessaires à sa production ou à sa causation. Ainsi, le processus de reproduction propre à l'espèce produit les individus, mais les individus sont nécessaires pour produire l'espèce : les individus sont ainsi produits et producteurs. La société est produite par les interactions entre individus, mais la société, avec sa culture et son langage, produit le caractère proprement humain des individus. Ainsi, espèce, individus, sociétés s'entreproduisent. Il n'y a pas un tiers d'individu, un tiers de société, un tiers d'espèce, mais 100 % d'individu, de société et d'espèce. L'espèce est dans l'individu qui est dans l'espèce. La société est dans l'individu qui est dans la société.
Mon second apport réside dans la notion de sujet que je définis de façon nouvelle. Être sujet comporte l'auto-affirmation d'un " moi je " au centre de son monde, d'où un égocentrisme vital qui peut dégénérer en égoïsme, mais comporte en même temps l'aptitude à s'intégrer dans un " nous ", d'où l'aptitude à se vouer au bien commun ou à autrui. Tout se passe comme s'il y avait en chaque individu-sujet deux logiciels à la fois complémentaires et antagonistes.
Mon troisième apport complète les conceptions dominantes d'homo sapiens, d'Homo faber, d'Homo economicus. L'homme est doué de raison et a développé sa rationalité, mais il est capable de délire et de folie. L'affectivité est présente dans toute manifestation rationnelle, comme l'ont montré Damasio et Vincent, mais l'invasion d'affectivité qui élimine toute raison devient délire. Ainsi, homo sapiens est aussi Homo demens. L'homme fabrique des outils et travaille avec des outils, cela dès la préhistoire, mais aussi dès la préhistoire il a cru en la survie ou en la re-naissance des morts et, depuis, la puissance des mythes s'est amplifiée dans les religions et les idéologies. Ainsi, Homo faber est aussi Homo mythologicus. Homo economicus, notion née au XVIIIe siècle en Occident, signifie que l'être humain est mû par son intérêt personnel. Ce qui est souvent vrai dans notre société, mais dans toutes les sociétés, y compris la nôtre, il y a en nous une part qui s'exprime par le don et le jeu. Homo n'est pas seulement economicus, mais aussi ludens. De plus, la réalité humaine nous apparaît à la fois comme prosaïque et poétique. Est prosaïque tout ce que nous faisons par obligation, sécurité, sans plaisir. Est poétique ce qui nous épanouit dans l'amour, la fraternité, la communion, l'exaltation, et qui peut aller jusqu'à l'extase.Hölderlin disait que, poétiquement, l'homme habite la Terre. Je dirai prosaïquement et poétiquement. La prose nous aide à survivre. La poésie est la vraie vie.
Enfin, je montre que nous pouvons reprendre, de façon nouvelle et complexifiée, la grande idée de la Renaissance qui faisait de l'être humain un microcosme au sein du macrocosme : l'Univers. Ce sont les nouvelles connaissances biologiques, physiques et cosmiques qui nous indiquent que l'humain n'est pas seulement issu d'une évolution biologique. D'une part, il porte en lui les soeurs-mères des premiers êtres cellulaires apparus peut-être il y a trois milliards d'années ; d'autre part, ses cellules sont constituées de macromolécules, constituées d'atomes dont le carbone, lui-même produit par la collusion entre trois noyaux d'hélium dans un soleil antérieur au nôtre ; et les particules constituant ces atomes sont nées dans les tout premiers temps de l'Univers. Cela signifie que, dans notre singularité humaine, nous portons en nous toute l'histoire de l'Univers, ses caractères physiques, chimiques, biologiques. Nous sommes les enfants de l'Univers. Mais, en même temps, nous en sommes séparés par notre culture, notre esprit, notre conscience. Et la vision mutilée qui a prévalu en Occident nous a fait étrangers à l'Univers, et même aux autres vivants. En fait, nous portons en nous une double identité, naturelle et culturelle.
Ainsi, dans ce livre, j'accouche de mon projet d'anthropo-bio-cosmologique que j'avais énoncé en 1963 dans Le Vif du sujet. Claude Levi-Strauss disait que le but des sciences humaines est non pas de révéler l'homme, mais de le dissoudre. Mon but, contradictoire mais aussi complémentaire, est de révéler l'humain dans toute la complexité de sa propre nature. Et, comme dans Le paradigme perdu, je réhabilite la notion de nature humaine en la complexifiant.
(MC-08)
Je n'ai pas cherché à fonder l'éthique. J'ai voulu en reconnaître les sources, qui sont inscrites au plus profond de notre humanité, et même de notre animalité : solidarité et responsabilité. Or, notre civilisation tend à tarir la solidarité et la responsabilité, et notre problème est de ressourcer l'éthique. Cela dit, l'éthique est aussi et surtout complexe dans ce sens où elle comporte en elle des incertitudes et des contradictions. Les incertitudes viennent de ce que les résultats d'une action ne correspondent pas nécessairement aux intentions. Dès qu'elle est déclenchée, une action cesse d'obéir à la volonté de son auteur, subit des interactions et rétroactions issues du milieu où elle se déroule, et elle peut même frapper en boomerang son auteur. Cela arrive très souvent en poli-tique, et bien sûr dans une guerre. C'est ce que j'ai appelé l'écologie de l'action. Aussi, l'éthique complexe ne considère pas seulement les bonnes intentions. Elle doit considérer que toute action éthique comporte un pari, et suppose l'intelligence des conditions dans lesquelles elle s'opère. Si l'on utilise des moyens ignobles pour réaliser des fins nobles, ces moyens peuvent pervertir la fin et se substituer à elle.
Les contradictions éthiques peuvent surgir quand deux impératifs contraires s'imposent dans une même conscience. Ainsi, l'éthique tribale des Bédouins comporte deux impératifs : l'un, celui de l'hospitalité, l'autre, celui de la vengeance pour le meurtre de l'un des siens. J'ai donné l'exemple, fourni par Louis Massignon, de la femme bédouine dont le mari a été assassiné au cours d'une vendetta tribale. Au crépuscule, l'assassin de son mari vient à sa tente et lui demande asile. Elle a deux devoirs impérieux : celui de l'hospitalité, celui de la vengeance. Elle trouve le moyen de résoudre cette contradiction en accordant au meurtrier l'hospitalité pour la nuit et, le lendemain, elle part avec ses beaux-frères pour le tuer.
Nous connaissons nous-mêmes des conflits entre deux devoirs contraires, par exemple entre l'intérêt de notre nation et celui de l'humanité, ou, en médecine, entre le respect absolu de la vie et le respect de la demande du malade d'abréger ses souffrances. Ou bien quand il s'agit de soustraire un organe vital d'une personne en état de coma prolongé pour un blessé ou un malade.
(MC-08)
- Ce monde n'est ni horrible, ni merveilleux, mais il est horrible-merveilleux. Le merveilleux et l'horrible sont entre-accroupis dans le noyau de toutes choses
(VS-69)
Il faut lier cela à une mondialisation culturelle. Marx avait prévu que l'essor mondial du capitalisme permettrait une littérature mondiale. Elle l'est devenue dans le sens où nous, Européens, disposons désormais des littératures sud-américaines, chinoises, japonaises. De même il s'est produit un épanouissement d'une culture cinématographique mondiale comportant des apports originaux des productions coréennes, chinoises, iraniennes, africaines. Cette mondialisation culturelle revêt trois aspects simultanés. Le premier est celui d'une tendance homogénéisante qui concourt à détruire les originalités culturelles ou à les intégrer en les banalisant. Le second est celui d'une régénération de certaines cultures dans leur résistance à l'homogénéisation, lesquelles vont bénéficier d'une audience hors de leurs frontières. Le troisième est celui des métissages culturels, certains extrêmement créatifs.
J'explique ces trois processus avec le flamenco. Cet art du chant, de la guitare et de la danse, né en Andalousie, est le produit original d'un riche syncrétisme culturel intégrant des apports indiens, arabes, juifs. Il dépérissait au milieu du XXe siècle, mais une nouvelle génération, soucieuse de sauvegarder ses racines culturelles, a régénéré le flamenco sous la conduite des vieux maîtres, et l'industrie mondialisée du disque a commencé à produire des anthologies qui l'ont propulsé d'abord en France, puis largement jusqu'au Japon. Simultanément se sont créés des genres métis, flamenco-rock, flamenco-raï, qui apportent de nouvelles originalités.
Ainsi donc, il y a plusieurs mondialisations dans la mondialisation. Celle-ci est une et plurielle. Il y a la mondialisation techno-économique, la mondialisation démocratique, la mondialisation culturelle, elle-même une et plurielle. Ces trois mondialisations en une nous emportent dans l'aventure planétaire où tout ce qui est global intervient sur le local, tout ce qui est local intervient sur le global, où tout interfère, interagit et rétroagit.
(MC-08)
et de vivre.
leur multidimensionnalité ; plus progresse la crise, plus progresse lincapacité à penser
la crise ; plus les problèmes deviennent planétaires, plus ils deviennent impensés. Incapable denvisager le contexte et le complexe planétaire, lintelligence aveugle rend inconscient et irresponsable. (SSEF-00)
EM : En tout cas, j'ai vite compris que pour expliquer la connaissance, il fallait se passer de la métaphore architecturale, qui suppose des fondements, des piliers de la certitude, des piliers inébranlables. À partir de Nietzsche, la pensée moderne comprend que la recherche des fondements est vaine. Alors... Oui, la musique a pu m'aider à comprendre ce qu'est une connaissance... La musique produit ses thèmes et les fait se rencontrer dans son propre mouvement. Elle n'a pas de fondement, mais elle a pourtant sa pleine et entière réalité. Et puis la musique, chez moi, a pu faire ressortir un inconscient... ce que les mots n'arrivaient pas à dire.
La musique est elle-même un interactions, un interactions de l'âme, de l'affectivité. La poésie, de son côté, est une façon de parler de ce qui ne peut pas se dire, l'ineffable ou l'indicible. Elle le fait avec des mots, mais des mots qui ont perdu leur sens instrumental et qui deviennent des mots d'évocation. Oui, la musique a révélé quelque chose qui était très profond en moi... J'ai eu des révélations dans ma jeunesse : Anatole France, Tolstoï, Dostoïevski ; au cinéma : L'Opéra de quat' sous, Les Chemins de la vie... Et puis la Symphonie pastorale, le Concerto pour violon de Beethoven...
JT : Et la Neuvième symphonie...
EM : Oui, surtout, surtout ce début de la Neuvième symphonie qui exprime ce processus de naissance vigoureuse de l'univers, ce processus d'une énergie formidable. Après les premiers appels retentissent des moments d'affirmation qui s'imposent de toute leur force. Ça m'a transporté. À partir du stagnant, de l'attente, du désespoir on peut faire jaillir quelque chose qui s'impose, qui crée, quelque chose de tonique. Ce qui m'a frappé, c'est aussi le côté réitératif de cette fin, qui est donc aussi un commencement. Et ce grand thème énergique, créatif revient trois ou quatre fois au cours du mouvement.
EM : Pour moi, Beethoven est un grand philosophe. Dans la Neuvième ou dans le dernier de ses quatuors, il a exprimé quelque chose de très profond, qui est en même temps une grande vérité. Sur la partition de son dernier quatuor il a d'ailleurs explicité sa pensée : " Muss es sein? Es muss sein! " Ce sont pour moi sont des maximes fondamentales. " Muss es sein? " C'est un étonnement, une révolte devant ce qui est. Est-ce que c'est possible ? Cela peut être aussi bien l'émerveillement que la révolte. "Es muss sein! " Oui, c'est ainsi ! Il faut allier l'acceptation à la révolte, la révolte à l'acceptation. C'est une chose qui m'a orienté dans ma vie, et cette chose, c'est un musicien qui me l'a donnée. D'ailleurs toutes les grandes uvres d'art sont des uvres de pensée. Beethoven a dit aussi : " Je ne m'incline que devant la bonté. " Il exprime par là tout ce que donne sa musique. Il y a encore cette sonate Le printemps... C'est le type d'uvre qui, à des moments où tout semble perdu, donne un nouvel élan pour recommencer après le désastre.
(PT-09)
Cette vérité mystique rejoint une autre vérité, je dirais scientifique, que révèle en microphysique l'expérience d'Aspect, et qui est de valeur générale : tout ce qui est séparé est inséparable. Ainsi, biologiquement, nous sommes séparés en tant qu'individus, mais, en même temps, nous sommes inséparables de notre espèce. Nous sommes des individus relativement autonomes, nous sommes inséparables de notre société dont nous sommes des moments. Amoureusement nous devenons inséparés dans la séparation. La relation mystique est, au-delà de la séparation, la réunion avec l'inséparable. D'où ce qui est pour moi une vérité fondamentale : tout ce qui est séparé est inséparable, tout ce qui est inséparable se présente, à nos yeux objectifs, comme séparé.
(MC-08)