Passé - Présent - Futur (avenir) : - Jusqu'à une époque récente toutes les perspectives raisonnables d'avenir restaient enfermées dans le cadre de la nature psychologique et physiologique de l'homme, de notre espace planétaire et de notre temps irréversible, considérés comme des coordonnées invariables à l'intérieur desquelles se modifient la culture et la société. Aujourd'hui les progrès de la connaissance théorique et les possibilités nouvelles de la technique nous conduisent à relativiser tout ce que nous considérons comme absolu. Du même coup, l'avenir à la fois s'éclaire et s'obscurcit : il s'obscurcit parce que nous ne pouvons plus projeter dans le futur ces points de repère stables que sont l'homme, la terre, le réel. Il s'éclaire en tant que possibilité infinie. Ce qu'on peut donc entrevoir aujourd'hui, c'est que l'avenir de l'humanité est une possibilité infinie, ou, si l'on veut, indéfinie. (ARG9-58)

- La prospective des années soixante posait que le passé était archiconnu, que le présent était évidemment connu, que le socle de nos sociétés était stable, et que, sur ces fondement assurés l'avenir se forgeait dans et par le développement des tendances dominantes de l'économie, de la technique, de la science. Ainsi, la pensée techno-bureaucratique croyait qu'elle pouvait prévoir l'avenir. Elle croyait même, dans son optimisme débile, que le XXI siècle allait cueillir les fruits mûrs du progrès de l'humanité. Mais en fait, les prospectivistes ont édifié un futur imaginaire à partir d'un présent abstrait. Un pseudo-présent engraissé aux hormones leur a tenu lieu de futur. Les outils grossiers, mutilés, mutilants qui leur servent à percevoir, concevoir le réel les a rendus aveugles non seulement à l'imprévisible, mais au prévisible.

- Il faut pour concevoir le devenir historique, substituer une conception complexe à la conception simpliste régnante. La conception simpliste croit que passé présent sont connus, que les facteurs d'évolution sont connus, que la causalité est linéaire, et par là, que le futur est prévisible. passé (connu) à présent (connu) à Futur (connaissable : prédictible). En fait, il y a toujours un jeu rétroactif entre présent et passé, où non seulement le passé contribue à la connaissance du présent, ce qui est évident, mais aussi où les expériences du présent contribuent à la connaissance du passé, et par là le transforment. passé ß à Présent.

- Le passé est construit à partir du présent, qui sélectionne ce qui, à ses yeux, est historique, c'est-à-dire précisément ce qui, dans le passé, s'est développé pour produire le présent. La rétrospective fait ainsi sans cesse - et en toute sécurité - de la prospective : l'historien qui traite de l'année 1787-1788 prévoit avec perspicacité ce qui, dans les événements de ces années, prépare l'explosion ultérieure (évidemment totalement ignorée par acteurs et témoins de cette période prérévolutionnaire). Ainsi le passé prend son sens à partir du regard postérieur qui lui donne le sens de l'histoire. D'où une rationalisation incessante et inconsciente, qui recouvre les hasards sous les nécessités, transforme l'imprévu en probable, et annihile le possible non réalisé sous l'inévitabilité de l'advenu. Comme, de plus, le présent se modifie, que les expériences se succèdent, c'est, à chaque nouveau présent, une refocalisation qui modifie le passé…

- Ainsi donc, nous découvrons une brèche dans le passé, à quoi correspond une brèche dans le présent : la connaissance du présent nécessite la connaissance du passé qui nécessite la connaissance du présent. D'autre part, et surtout, la plus grande illusion est de Croire connaître le présent parce que nous y sommes.

- Or, le futur naît du présent. C'est dire que la première difficulté de penser
le futur est la difficulté de penser
le présent. L'aveuglement sur le présent nous rend ipso facto aveugles au futur. […] La perspective sur le présent est donc nécessaire à toute prospective. Mais il ne suffirait pas de penser
correctement le présent pour être capable de prévoir le futur. Certes, l'état du monde présent contient en puissance les états du monde futur. Mais il contient des germes microscopiques, qui se développeront, et qui sont encore invisibles à nos yeux. D'autre part, bien qu'elles dépendent de conditions pré-existantes, donc existant déjà dans le présent, les innovations, inventions, créations à venir ne peuvent encore être conçues avant leur apparition (ce sont seulement les conséquences des créations/inventions actuelles qui peuvent être éventuellement imaginées). Cette part décisive du futur n'a donc pas encore pris forme dans le terreau du présent. Le futur, avant qu'il n'arrive, est là (comme nous le montre l'exemple de notre dépendance énergétique) en même temps qu'il n'est pas encore là. Le futur ce sera un cocktail inconnu entre le prévisible et l'imprévisible.

- L'évolution n'obéit ni à des lois ni à un déterminisme prépondérant. L'évolution n'est ni mécanique ni linéaire. Il n'y a pas un facteur dominant en permanence qui commande l'évolution. Le futur serait effectivement très aisé à prédire si l'évolution dépendait d'un facteur prédominant et d'une causalité linéaire. Il nous faut au contraire partir de l'ineptie de toute prédiction fondée sur une conception évolutive aussi simpliste. La réalité sociale est multidimensionnelle ; elle comporte des facteurs démographiques, économiques, techniques, politiques, idéologiques… Certains peuvent dominer à un moment, mais il y a rotativité de la dominante. La dialectique ne marche ni sur les pieds ni sur la tête, elles tourne, parce qu'elle est avant tout jeu d'inter-rétroactions, c'est-à-dire boucle en mouvement perpétuel.

- Nous sommes dans le devenir, et le devenir comporte passé, présent, futur. Rappelons une dernière fois que chacun vit une pluralité de vies, sa vie propre, la vie des siens, la vie de sa société, la vie de l'humanité, la vie de la vie. Chacun vit pour garder le passé en vie, vivre le présent, donner vie au futur. Il y a, non seulement en chacun, pour chacun, mais aussi pour les autres et pour la société une relation incertaine et antagoniste entre présent et futur. On se voue au présent et au futur, mais la part de l'un et l'autre ne saurait se calculer comme un budget où l'on répartit la part de la consommation et celle de l'investissement. Chacun est livré à soi-même devant ce problème. Mais le sacrifice du présent pour l'avenir radieux prépare en fait un avenir affreux. Il faut de la joie et de l'amour dans le présent pour bien investir dans l'avenir. il faut savoir jouir du présent pour aimer l'avenir. il faut savoir que l'avenir lui-même fait partie du devenir, et passera lui aussi… (PSVS-81)

- La maladie du futur s'immisce dans le présent et induit une détresse psychologique, surtout lorsque le capital de foi d'une civilisation s'est investi dans le futur. La vie au jour le jour peut amortir le sentiment de cette crise du futur et faire qu'en dépit des incertitudes l'on continue à espérer individuellement, pour soi, à mettre au monde des enfants, à projeter leur avenir. Mais, en même temps, la crise du futur détermine un gigantesque reflux vers le passé, et cela d'autant plus que le présent est misérable, angoissé, malheureux. Le passé qui avait été ruiné par le futur, ressuscite de la ruine du futur. D'où ce formidable et multiforme mouvement de ressourcement et de retour aux fondements ethniques, nationaux, religieux, perdus ou oubliés, où surgissent les divers «fondamentalismes». Les effets de ces formidables basculement et tête-à-queue entre passé et futur sont loin d'être épuisés et beaucoup seront imprévus.

- Toute société, tout individu vit en dialectisant la relation passé/présent/futur, où chaque terme se nourrit des autres. Les sociétés traditionnelles vivaient leur présent et leur futur sous les commandements du passé. Les sociétés dites en voie de développement vivaient encore récemment sous la demande du futur tout en essayant de sauvegarder leur passé identitaire et d'aménager tant bien que mal le présent. Les sociétés riches vivaient sous la commande à la fois du présent et du futur et voyaient, avec joie puis mélancolie, s'enfuir leur passé. La relation passé/présent/futur, vécue très diversement selon les moments et selon les individus, s'était donc un peu partout dégradée au profit d'un futur hypertrophié. La crise du futur provoque, dans les sociétés occidentales, l'hypertrophie du présent et des ressourcements dans le passé. Elle suscite un peu partout des ré-enracinements ethniques et/ou religieux ainsi que des fondamentalismes (l'islamique n'est que l'un d'entre eux) répondant à la fois à la crise du futur et à la misère du présent.

- Un peu partout, la relation vivante passé/présent/futur se trouve desséchée, atrophiée ou bloquée. Il nous faut donc une revitalisation de cette relation qui respecte les trois instances sans en hypertrophier aucune. Le renouvellement et la complexification de la relation passé/présent/futur devraient donc être inscrits comme une des finalités de la politique d'hominisation.

- La relation au présent, celle du vivre et du jouir, ne saurait être sacrifiée à un passé autoritaire ou à un futur illusoire. Elle comporte aujourd'hui la télé-participation à la vie de la planète et la possibilité du branchement - turn on - dans les circuits des diverses cultures du monde comme dans la culture et le folklore planétaires eux-mêmes. D'autre part et surtout, c'est bien dans le présent que se jouent les épanouissements du vivre qui transcendent le développement. La circulation dialogique passé/présent/futur restaure l'intensité concrète du vivre qui est la plaque tournante du présent. Comme disait Saint Augustin : «Il y a trois temps : le présent du passé, le présent du présent et le présent du futur». Enfin, la relation au futur doit se trouver revitalisée dans la mesure où la poursuite de l'hominisation est elle-même tension vers le futur. Ce n'est plus le futur illusoire du progrès garanti. C'est un futur aléatoire et incertain, mais ouvert sur d'innombrables possibles, où peuvent se projeter les aspirations et les finalités humaines sans qu'il y ait pour autant promesse d'exaucement. En ces termes nouveaux, la restauration du futur est d'importance capitale et d'urgence extrême pour l'humanité. (TP-93)

- Il ne faut plus opposer un futur radieux à un passé de servitudes et de superstitions. Toutes les cultures ont leurs vertus, leurs expériences, leurs sagesses, en même temps que leurs carences et leurs ignorances. C'est en se ressourçant dans son passé qu'un groupe humain trouve l'énergie pour affronter son présent et préparer son futur. La recherche d'un avenir meilleur doit être complémentaire et non antagoniste avec le ressourcement dans le passé. Le ressourcement dans le passé culturel est pour chacun une nécessité identitaire profonde, mais cette identité n'est pas incompatible avec l'identité proprement humaine en laquelle nous devons également nous ressourcer. (PC-97)

- On a perdu les clés du futur. Comment ouvrir le futur ? Personne ne le sait. Liquider les exploiteurs ne suffit pas, car surgissent de nouveaux exploiteurs. Voyez en URSS. Le progrès doit se faire grâce à l'éducation ? Oui mais qui va éduquer les éducateurs ? Tout est problème. Je le répète, nous n'avons pas les clés du futur. Chaque fois qu'une grande transformation historique s'est réalisée, les clés n'existaient pas avant. C'est la transformation elle-même qui a apporté les solutions. Je pense que nous vivons une époque de métamorphose, incontestablement. Nous assistons à la destruction d'un monde, sans qu'on voie la figure de celui qui va émerger. Peut-être nul monde nouveau n'émergera. Je pense qu'il faut faire nos paris avec un sens aigu de la vigilance stratégique. (ITI-00)

- Nous nous rendons compte que la civilisation occidentale, identifiée à "la" civilisation parce qu'elle est présente partout dans le monde, porte en elle-même des carences et des problèmes. Ainsi, les fameuses méthodes de développement apportées par l'Europe aux pays africains ou du Moyen-Orient ont échoué. Dès lors, si le progrès est mort, alors le futur est vain. Lorsque l'on a perdu le futur et quand le présent est angoissé et malheureux, que reste-t-il à faire ? Le seul moyen d'échapper à cette aporie est de se retourner sur le passé, qui cesse d'être un tissu de superstitions pour devenir un recours. (VM-03)


  PARADIGME  

- Qu'est-ce qu'un paradigme ? C'est un principe de distinctions/liaisons/oppositions fondamentales entre quelques notions maîtresses, qui commandent et contrôlent la pensée, c'est à dire la constitution des théories et la production des discours. Ainsi, si l'on envisage la relation fondamentale nature/culture ou animal /homme, il y a un paradigme de conjonction qui situe la culture dans la nature et inscrit l'humanité dans l'animalité, et tous les divers discours produits à partir de ce paradigme s'efforceront de reconnaître la liaison entre l'humain et le naturel. Il y a, à l'inverse, un paradigme de disjonction qui oppose nature et culture, humanité et animalité, et tous les discours produits à partir de ce paradigme verront l'homme étranger et supérieur à la nature. C'est un grand paradigme de disjonction , opposant science et philosophie, matérialisme et idéalisme/spiritualisme, fait et valeur, qui règne depuis le XVIIIe siècle, et son empire commence seulement à décliner. Tout cela nous indique, une fois de plus, que la connaissance, y compris scientifique, n'est pas le reflet des choses, mais dépend d'une organisation théorique, laquelle est organisée par des facteurs supracognitifs (les paradigmes) et des facteurs infracognitifs (besoins, aspirations), facteurs qui eux-mêmes sont inséparables non seulement du sujet théoricien hic et nunc, mais de déterminations culturelles, sociales, historiques. Ceci vaut pour toute théorie, y compris les théories scientifiques. (PSVS-81)

Mais que veut dire paradigme? Le sens du terme grec paradigma oscille chez Platon autour de l'exemplification du modèle ou de la règle. Pour Aristote, le paradigme est l'argument qui, fondé sur un exemple, est destiné à être généralisé.

Le mot de paradigme a pris un sens vulgatique, bien éloigné de celui de la linguistique structurale, dans le vocabulaire des idées et débats scientifiques anglo-saxons. Il désigne soit le principe, le modèle ou la règle générale, soit l'ensemble des représentations, croyances, idées qui s'illustrent de façon exemplaire ou qu'illustrent des cas exemplaires.

Kuhn a donné au terme " paradigme " un sens à la fois fort et flou. Fort, parce que le paradigme a valeur radicale d'orientation méthodologique, de schèmes fondamentaux de pensée, de présupposés ou de croyances jouant un rôle clé, et porte ainsi en lui un pouvoir dominateur sur les théories. Flou, parce qu'il oscille entre des sens divers, recouvrant in extremis de façon vague l'adhésion collective des scientifiques à une vision du monde. Du reste, sous l'effet des critiques portant sur l'imprécision du terme " paradigme " (voir Shapiro, 1980, p. 293 sq), Kuhn, après avoir cherché à le localiser ou à le fonder socio-culturellement, semble s'être résolu à l'abandonner.

Avant d'aller plus avant, évoquons la notion, en fait cousine, d'episteme de Michel Foucault, ainsi définie par l'auteur : " Ce qui définit les conditions de possibilités d'un savoir. " L'episteme de Foucault a un sens plus radical et plus ample que le paradigme de Kuhn, puisqu'elle se trouve quasi au fondement du savoir et qu'elle recouvre le champ cognitif d'une culture. Mais Foucault a conçu la relation culture /episteme de façon simplifiante (" Dans une culture, à un moment donné, il n'y a qu'une episteme... ") et arbitraire (dans sa conception, sa localisation et sa datation des coupures épistémiques).

Maruyama (1974), de son côté, a défini quatre grands types épistémologiques : chacun détermine ses types de perception, de causalité, de logique, et crée, selon l'expression de Maruyama, son " paysage mental " (mindscape); le premier, homogénéistique-hiérarchique-classificateur ; le second, atomistique ; le troisième, homéostatique ; le quatrième, morphogénétique. L'intérêt de la conception maruyamaienne est dans sa radicalité et son universalité : elle s'applique non seulement à toutes formes de connaissance, mais aussi à l'esthétique, à l'éthique et à la religion.

Je garde la notion de paradigme, non seulement en dépit de son obscurité, mais à cause de son obscurité, parce qu'elle vise quelque chose de très radical, profondément immergé dans l'inconscient individuel et collectif, dont l'émergence toute récente et partielle à la pensée consciente est encore embrumée. Je la garde également, non seulement en dépit de son ambiguïté, mais aussi à cause de son ambiguïté, parce que celle-ci nous renvoie à de multiples racines enchevêtrées (linguistiques, logiques, idéologiques, et, plus profondément encore, cérébro-psychiques et socio-culturelles).

- Proposons la définition suivante : un paradigme contient, pour tous discours s'effectuant sous son empire, les concepts fondamentaux ou les catégories maîtresses de l'intelligibilité en même temps que le type de relations logiques d'attraction/répulsion (conjonction, disjonction , implication ou autres) entre ces concepts ou catégories. Ainsi, les individus connaissent, pensent et agissent selon les paradigmes inscrits culturellement en eux. Les systèmes d'idées sont radicalement organisés en vertu des paradigmes. Cette définition du paradigme est de caractère d la fois sémantique, logique et idéo-logique. Sémantiquement, le paradigme détermine l'intelligibilité et donne sens. Logiquement, il détermine les opérations logiques maîtresses. Idéo-logiquement, il est le principe premier d'association, élimination, sélection, qui détermine les conditions d'organisation des idées. C'est en vertu de ce triple sens génératif et organisationnel que le paradigme oriente, gouverne, contrôle l'organisation des raisonnements individuels et des systèmes d'idées qui lui obéissent.

Comme un virus qui, dans un ADN, contrôle en fait tout le programme de la cellule dans le sens de ses propres finalités, le paradigme prend le contrôle du discours ou de la théorie. Comme le virus, il utilise la machinerie génératrice (ici, logique et linguistique) pour exercer son pouvoir. L'analogie s'arrête là, car, à la différence du virus, le paradigme est non pas étranger, mais endogène au discours. Comme un ordinateur obéissant à un logiciel, l'esprit du sujet computant /cogitant obéit à la puissance trans-subjective du paradigme. Le paradigme est à la fois sous-cogitant et sur-cogitant. Au niveau paradigmatique, l'esprit du sujet n'a aucune souveraineté, de même que la théorie n'a aucune autonomie. C'est à ce niveau que ça pense et que on pense dans le je pense.

- Le paradigme joue un rôle souterrain/souverain dans toute théorie, doctrine ou idéologie. C'est le principe de cohésion/cohérence du noyau qui établit les concepts intrinsèques du système d'idées, les hiérarchise, les dispose en constellation, leur fournit l'articulation logique, détermine la relation du système avec le monde extérieur (sélection/rejet des idées, des données, etc.) la paradigme produit la vérité du système en légitimant les règles d'ingérence qui assurent la démonstration ou la vérité d'une proposition. En bref, le paradigme institue les relations primordiales qui constituent les axiomes, déterminent les concepts, commandent les discours et/ou les théories. Il en organise l'organisation et il en génère la génération ou la régénération.

Le paradigme est inconscient, mais il irrigue la pensée consciente, la contrôle et, dans ce sens, il est aussi sur-conscient. C'est ici qu'on peut avancer le terme Arkhe, qui signifie à la fois l'Antérieur et le Fondateur, le Souterrain et le Souverain, le Sous-conscient et le Sur-conscient. Le paradigme a bien ces caractères et c'est très suggestivement que Foucault a nommé " archéologie " la science de l'episteme.
Ainsi donc, défini dans son caractère nucléaire et génératif d'organisateur de l'organisation, on peut situer le concept de paradigme au gouvernail des principes de pensée et au coeur des systèmes d' idées , y compris ( et c'est là que l'apport de Kuhn a été important) des théories scientifiques.

De même, le paradigmatique est présent dans les themata de Holton (1982), mais de façon occulte.

Recensons maintenant les traits caractéristiques de tout paradigme.
     1- Le paradigme est " non falsifiable " c'est-à-dire à l'abri de toute infirmation-vérification empirique, bien que les théories scientifiques qui en dépendent soient " falsifiables ".
     2- Le paradigme dispose du principe d'autorité axiomatique. Bien qu'il ne se confonde pas avec les axiomes, il en est le fondateur, et l'autorité de l'axiome légitime rétroactivement le paradigme.
     3- Le paradigme dispose d'un principe d'exclusion : le paradigme exclut non seulement les données, énoncés et idées qui ne lui sont pas conformes, mais aussi les problèmes qu'il ne reconnaît pas. Ainsi, un paradigme de simplification (disjonction ou réduction) ne peut reconnaître l'existence du problème de la complexité.
     4- Ce qu'il exclut n'existant pas, le paradigme rend aveugle. Ainsi, selon le paradigme structuraliste, le sujet, le devenir n'ont aucune réalité, et, selon le paradigme épistémo-structuraliste de Foucault, l'homme n'est qu'une invention épistémique. Dès lors, tout discours "humaniste" disqualifie celui qui le tient.
     5- Le paradigme est invisible. Situé, comme nous l'avons dit, dans l'ordre inconscient et dans l'ordre sur-conscient, il est l'organisateur invisible du noyau organisationnel visible de la théorie, où il dispose d'une place invisible. Il est ainsi invisible dans l'organisation consciente qu'il contrôle. (Aussi, nos discours conscients sont d'autant moins conscients de leur sens qu'ils s'en croient totalement conscients.) Il est invisible par nature parce qu'il est toujours virtuel ; le paradigme n'est jamais formulé en tant que tel ; il n'existe que dans ses manifestations. C'est le principe toujours virtuel qui sans cesse se manifeste et s'incarne dans ce qu'il génère. On ne peut en parler qu'à partir de ses actualisations, qui, comme le dit le sens grec du mot, l'exemplifient : il n'apparaît qu'à travers ses exemples.
     6- Le paradigme crée de l'évidence en s'auto-occultant. Comme il est invisible, celui qui lui est soumis croit obéir aux faits, à l'expérience, à la logique, alors qu'il lui obéit en premier.
     7- De plus, un paradigme est co-générateur du sentiment de réalité, puisque l'encadrage conceptuel et logique de ce qui est perçu comme réel relève de la détermination paradigmatique. Ainsi, celui qui obéit au paradigme de l'ordre-Roi croit que tous les phénomènes déterministes sont des faits réels et que les phénomènes aléatoires ne sont que des apparences.
     8- L'invisibilité du paradigme le rend invulnérable. Toutefois, il a son talon d'Achille : il y a dans toute société, tout groupe, des individus déviants, anomiques au paradigme régnant. En outre et surtout, si rares soient-elles, il y a des révolutions de pensée , c'est-à-dire des révolutions paradigmatiques.
     9- Il y a incompréhension et antinomie de paradigme à paradigme, c'est-à-dire entre pensées, discours, systèmes d' idées commandés par des paradigmes différents. (…)
Le mode de raisonnement relevant d'un autre paradigme semble " exotique ", selon l'expression de Maruyama, c'est-à-dire étrange et bizarre. Les idées issues de ce paradigme étranger contredisent les évidences, et semblent dès lors confuses, délirantes, ou mensongères. (…) Enfin, les arguments contraires se retournent contre le contradicteur par leur caractère scandaleux, profanateur, absurde, incohérent. Au sein même de la communauté scientifique, les difficultés à se comprendre sont d'autant plus grandes que les paradigmes s'opposent derrière les théories. (…)
     10- Le paradigme est récursivement lié aux discours et systèmes qu'il génère. C'est comme le voussoir qui maintient lié l'ensemble des pièces constituant la voûte, mais qui est maintenu par l'ensemble des pièces qu'il maintient. Il soutient en somme ce qui le soutient. Comme dans toute science récursive vivante, lé générateur a sans cesse besoin d'être régénéré par ce qu'il génère, et a donc besoin de confirmations, preuves, etc., qui démontrent la vérité du système dont il est le voussoir. Il doit sans cesse s'actualiser dans des connaissances, reconnaissances, vérifications.(…)
     11- Un grand paradigme détermine, via théories et idéologies, une mentalité, un mindscape, une vision du monde. C'est pourquoi un changement dans le paradigme se ramifie dans l'ensemble de notre univers. Une révolution paradigmatique change notre monde. Le monde soumis au paradigme de l'opposition capitalisme /socialisme n'est pas le même que celui qui est soumis à l'opposition démocratie/totalitarisme. Ceci nous confirme que nos visions du monde ont toutes une composante quasi hallucinatoire. Plus largement, comme l'a bien indiqué Maruyama, un grand paradigme commande la vision de la science, de la philosophie, de la raison, de la politique, de la décision, de la morale…
     12- Invisible et invulnérable, un paradigme ne peut être attaqué, contestée, ruiné directement. Il faut qu'il y ait lézardes, effritements, érosions, corrosions dans l'édifice des conceptions et théories qu'il sous-tend, puis qu'il y ait échec dans les restaurations et réformes secondaires ; il faut qu'il y ait enfin surgissement de nouvelles thèses ou hypothèses n'obéissant plus à ce paradigme, puis multiplication des vérifications et confirmation des thèses nouvelles là où échouent les thèses anciennes ; il faut, en somme, une navette corrosive/critique allant des données, observations, expériences aux noyaux des théories, puis de ceux-ci aux données, observations, expériences, pour que, alors, puisse s'effectuer l'écroulement de tout l'édifice miné, entraînant dans sa ruine le paradigme dont la mort pourra, comme sa vie, demeurer elle-même invisible... (M4-91)

- Un paradigme peut être défini par :
La promotion/sélection des concepts maîtres de l'intelligibilité. Ainsi l'Ordre dans les conceptions déterministes, la Matière dans les conceptions matérialistes, l'Esprit dans les conceptions spiritualistes, la Structure dans les conceptions structuralistes sont les concepts maîtres, sélectionnés/sélectionnants, qui excluent ou subordonnent les concepts qui leur sont antinomiques (le désordre, l'esprit, la matière, l'événement). Ainsi, le niveau paradigmatique est celui du principe de sélection des idées qui sont soit intégrées dans le discours ou la théorie, soit écartées et rejetées. La détermination des opérations logiques maîtresses. Le paradigme est caché sous la logique et sélectionne les opérations logiques qui deviennent à la fois prépondérantes, pertinentes et évidentes sous son empire (exclusion-inclusion, disjonction -conjonction, implication-négation). C'est lui qui accorde le privilège à certaines opérations logiques aux dépens d'autres, comme la disjonction au détriment de la conjonction ; c'est lui qui donne validité et universalité à la logique qu'il a élue. Par là même il donne aux discours et théories qu'il contrôle les caractères de la nécessité et de la vérité. Par sa prescription et sa proscription, le paradigme fonde l'axiome et s'exprime en l'axiome (" tout phénomène naturel obéit au déterminisme ", " tout phénomène proprement humain se définit par opposition à la nature "...).

- Ainsi donc, le paradigme effectue la sélection et la détermination de la conceptualisation et des opérations logiques. Il désigne les catégories fondamentales de l'intelligibilité et il opère le contrôle de leur emploi. Ainsi, les individus connaissent, pensent et agissent selon les paradigmes inscrits culturellement en eux.

- Le paradigme joue un rôle à la fois souterrain et souverain dans toute théorie, doctrine ou idéologie. Le paradigme est inconscient, mais il irrigue la pensée consciente, la contrôle et, dans ce sens, il est aussi surconscient. En bref, le paradigme institue les relations primordiales qui constituent les axiomes, détermine les concepts, commande les discours et/ou les théories. Il en organise l'organisation et il en génère la génération ou la régénération. (SSEF-00)

Terme emprunté à Thomas Kuhn (La Structure des révolutions scientifiques).
     Un paradigme contient, pour tout discours s'effectuant sous son empire, les concepts fondamentaux ou les catégories maîtresses de l'intelligibilité, en même temps que le type de relations logiques d'attraction/répulsion (conjonction, disjonction, implication ou autres) entre ces concepts ou catégories.
     Ainsi, les individus connaissent, pensent et agissent selon les paradigmes inscrits culturellement en eux.
     Cette définition du paradigme est de caractère à la fois sémantique, logique et idéo-logique. Sémantiquement, le paradigme détermine l'intelligibilité et donne sens. Logiquement, il détermine les opérations logiques maîtresses. Idéologiquement, il est le principe premier d'association, élimination, sélection qui détermine les conditions d' science des idées . C'est en vertu de ce triple sens génératif et organisationnel que le paradigme oriente, gouverne, contrôle l' science des raisonnements individuels et des systèmes d' idées qui lui obéissent.
     Prenons un exemple : il y a deux paradigmes dominants concernant la relation homme/nature. Le premier inclut l'humain dans le naturel, et tout discours obéissant à ce paradigme fait de l' homme un être naturel et reconnaît la " nature humaine ". Le second paradigme prescrit la disjonction entre ces deux termes et détermine ce qu'il y a de spécifique en l' homme par exclusion de l' idéede nature. Ces deux paradigmes opposés ont en commun d'obéir l'un et l'autre à un paradigme plus profond encore, qui est le paradigme de simplification, qui, devant toute complexité conceptuelle, prescrit soit la réduction (ici de l'humain au naturel), soit la disjonction (ici entre l'humain et le naturel), ce qui empêche de concevoir l'uni-dualité (naturelle et culturelle, cérébrale et psychique) de la réalité humaine, et empêche également de concevoir la relation à la fois d'implication et de séparation entre l' homme et la nature. Seul un paradigme complexe dialogique d'implication /distinction/ conjonction permettrait une telle conception. (M5-01)

  Paradigme :   Nature du paradigme
La nature d'un paradigme peut être définie de la façon suivante :
     1. La promotion/sélection des catégories maîtresses de l'intelligibilité. Ainsi, l'
ordre dans les conceptions déterministes, la Matière dans les conceptions matérialistes, l'Esprit dans les conceptions spiritualistes, la Structure dans les conceptions structuralistes, etc., sont les concepts maîtres sélectionnés et sélectionnants, qui excluent ou subordonnent les concepts qui leur sont antinomiques (le désordre ou hasard, l'esprit, la matière, l'événement).
     2. La détermination des opérations logiques maîtresses. Ainsi, le paradigme simplificateur concernant l'ordre ou l'Homme procède par disjonction et exclusion (du désordre pour l'un, de la nature pour l'autre).
     Par cet aspect, le paradigme semble relever de la logique (exclusion-inclusion, disjonction-conjonction, implication-négation). Mais en réalité il est caché sous la logique et sélectionne les opérations logiques qui deviennent à la fois prépondérantes, pertinentes et évidentes sous son empire. C'est lui qui prescrit l'utilisation cognitive de la disjonction ou de la conjonction. C'est lui qui accorde le privilège à certaines opérations logiques aux dépens d'autres, et c'est lui qui donne validité et universalité à la logique qu'il a élue. Par là même, il donne aux discours et théories qu'il contrôle les caractères de la nécessité et de la vérité. Ainsi donc, le paradigme opère la sélection, la détermination et le contrôle de la conceptualisation, de la catégorisation, de la logique. Il désigne les catégories fondamentales de l'intelligibilité et il opère le contrôle de leur emploi. C'est à partir de lui que se déterminent les hiérarchies, classes, séries conceptuelles. C'est à partir de lui que se déterminent les règles d'inférence. Il se trouve ainsi au nucleus non seulement de tout système d' idées et de tout discours, mais aussi de toute cogitation.
     Il se situe effectivement au noyau computique/cogistique (cf. Méthode 3, p. 115-125) des opérations de pensée , lesquelles comportent quasi simultanément :
     - des caractères prélogiques de dissociation, association, rejet, unification ;
     - des caractères logiques de disjonction/conjonction, exclusion/inclusion, concernant les concepts maîtres ;
     - des caractères prélinguistiques et présémantiques qui élaborent le discours commandé par le paradigme.

La science classique s'est fondée sur un paradigme de simplification qui conduit à privilégier les démarches de réduction, d'exclusion et de disjonction et à considérer toute complexité comme apparence superficielle et confusion à dissoudre. (M4-91)

  Paradigme :   Les paradigmes maîtres
On peut différencier les paradigmes selon leur sphère de compréhension ou d'extension, selon les champs où ils opèrent, et nous pouvons penser, avec Maruyama (1974, p. 138), que plusieurs paradigmes peuvent coexister (belliqueusement ou pacifiquement) au sein d'une même
culture.
     Aussi faut-il considérer les grands paradigmes maîtres : ils ne font pas que dominer la noosphère et la culture d'une époque, ils concernent aussi l'infratexture sociale. C'est ce que nous suggère le principe tripartite dégagé par Dumézil et Benveniste à partir de l'examen des langues indo-européennes. Ce principe est en fait de nature paradigmatique, car il institue à la fois la séparation, la hiérarchie et la complémentarité entre trois notions maîtresses, la Souveraineté spirituelle, la Force physique, la Fécondité. Or, le paradigme tripartitionnel se déploie non seulement dans la mythologie et la cosmologie des Indo-Européens, avec les dieux qui correspondent à chacun d'entre ces termes, il détermine également une structure sociale tripartite hiérarchisée entre les sacerdotes, les guerriers, et les producteurs (agriculteurs, éleveurs, artisans, commerçants). En fait, donc, voici un paradigme noologique qui est en même temps un principe d'organisation de la société. Il règle à la fois l'organisation sociale, l'ordre culturel, le mythe, la cosmologie, le rite, le langage. On peut dès lors supposer qu'un grand paradigme se trouve en même temps au coeur de l'organisation socio-politique et au coeur de l'organisation noo-culturelle d'une civilisation. (M4-91)

  Paradigme :   Le grand paradigme d'Occident
J'ai déjà souvent évoqué le " grand paradigme d'Occident " formulé par Descartes, et imposé par les développements de l'histoire européenne depuis le xvne siècle. Le paradigme cartésien disjoint le
sujet et l'objet, avec pour chacun leur sphère propre, la philosophie et la recherche réflexive ici, la science et la recherche objective là. Cette dissociation se prolonge, traversant de part en part l'univers :
          sujet           Objet
          Ame              Corps
          Esprit           Matière
          Qualité        Quantité
          Finalité        Causalité
          Sentiment     Raison
          liberté        déterminisme
          Existence     Essence
Il s'agit bien d'un paradigme : il détermine les concepts souverains et prescrit la relation logique : la disjonction. La non-obéissance à cette disjonction ne peut être que clandestine, marginale, déviante. Ce paradigme détermine une double vision du monde, en fait un dédoublement du même monde : d'une part, un monde d'objets soumis à observations, expérimentations, manipulations. D'autre part, un monde de sujets se posant des problèmes d'existence, de communication, de conscience, de destin.

Le grand paradigme commande la double nature de la praxis occidentale, l'une fondée sur l'auto-adoration du sujet individuel (individualisme), humain (humanisme, anthropo-centrisme), national (nationalisme), ethnique (racisme) ; l'autre fondée sur la science et la technique objectives, quantitatives, manipulatrices et glacées dès qu'il s'agit de l'objet (y compris quand un individu, une ethnie, une culture sont considérés comme objet). Or, les développements antagonistes de la subjectivité, de l'individualité, de l'âme, de la sensibilité, de la spiritualité et ceux de l'objectivité, de la science, de la technique dépendent du même paradigme.

En fait, le grand paradigme a eu des effets complexes, tout en produisant ses effets mutilants. En dissociant le monde de la culture humaniste du monde de la culture scientifique, en opposant le domaine de l'âme, du cœur, de la sensibilité, de la poésie au monde de la raison, de la technique, de l'efficacité, de la manipulation, il a créé la possibilité d'une dialogique où le conflit même entre les termes antagonistes devient producteur et créateur. Ainsi en fut-il dans le domaine des idées, où s'opèrent sans cesse ruptures et synthèses entre les philosophies antinomiques de la Raison et du Sentiment, de l'idée et de l'Existence. Mais, en dehors de quelques exceptions, la complexité ne fut jamais prise en compte ni en charge par les participants à la dialogique, chacun prenant pour le tout et pour l'universel son point de vue partiel et particulier. Plus largement, à considérer notre société, notre civilisation, notre culture, tout y est hyper-simplificateur, vu sous l'angle du particulier, et hyper-complexe, vu sous l'angle du global...
     Mais sans doute arrive-t-on à l'ère où le grand paradigme subit érosion et usure, et où les processus qu'il a déterminés dans l'univers scientifique-technique-bureaucratique provoquent trop de manipulations, de dessèchements, de menaces. Peut-être le fait même que le grand paradigme surgisse maintenant pour quelques-uns, comme un Sphinx émergeant des brouillards, signifie-t-il qu'un nouveau paradigme s'élabore. Où? Ici, là, à la surface, dans les profondeurs... (M4-91)

  Paradigme :   Le paradigme d'exclusion/disjonction
La
science se sépare de la philosophie au cours du XVIIe siècle non seulement parce qu'elle introduit en elle la mesure et la précision, l'observation systématique et l'expérimentation, mais aussi parce qu'elle se fonde sur le paradigme disjonctif écartant tout jugement de valeur dans ses jugements de fait et dans ses théories.
     En fait, le développement de la science obéit à une dialogique complexe entre l'imagination théorique et la vérification expérimentale, entre le rationalisme qui cherche à établir les lois de l'univers et l'empirisme qui subordonne tout au respect des faits. Toutefois, la science classique va obéir au grand paradigme d'Occident en sécrétant un paradigme de simplification propre, apte à établir une vision déterministe parfaite d'un univers obéissant à quelques grandes lois impeccables. " La science doit remplacer du visible compliqué par de l'invisible simple ", selon la formulation que Jean Perrin croyait toujours pertinente au milieu de ce siècle.
     Le paradigme qui va triompher en physique, science première et reine, jusqu'au début du xxe siècle, trouve à la fois sa fécondité et sa carence dans le rejet de toute subjectivité. C'est effectivement dans sa recherche obsédée d'objectivité, c'est-à-dire le recours conjoint à tout ce qui est vérification et critique, que s'est trouvée et se trouve encore la source des développements et des progrès non seulement passés mais futurs de la science occidentale. Mais cette science a confondu l'atteinte d'une objectivité réelle avec la scotomisation de l'observateur/concepteur et, en deçà, l'ignorance de-ses conditions culturelles, sociales et historiques d'émergence ; elle a éliminé toute possibilité de réflexivité sur elle-même, toute possibilité de connaître le processus incontrôlé qui l'entraîne vers la manipulation et la destruction effrénées...
     Nous avons maintes fois, dans ce travail, décrit les traits caractéristiques de la science classique :
- révélation de l'ordre souverain de la nature et expulsion des désordres et hasards comme épiphénomènes ou effets d'ignorance ;
- simplicité et fixité de l'ordre naturel (se manifestant selon un mécanisme universel) et des objets premiers de la nature (unités élémentaires simples), dont l'assemblage constitue les divers corps qui obéissent tous au mécanisme universel ;
- inertie de la matière soumise aux " lois de la nature ", spatialisation et géométrisation de la connaissance, qui ignore ou exclut l'irréversibilité du temps ;
- substantialisation, " réification ", clôture, isolement de l'objet par rapport à son environnement et son observateur ;
- pertinence de la formulation d'intelligibilité cartésienne, pour qui la clarté et la distinction des idées sont critères de vérité, et dont l'ultime écho se trouve dans l'aphorisme de Wittgenstein, proféré au moment où tout a cessé d'être clair : " Ce qui peut être dit peut être clairement dit, et, ce dont on ne peut parler, il faut le passer sous silence " ;
- élimination du non-mesurable, non-quantifiable, non-formalisable, réduction de la vérité scientifique à la vérité mathématique, qui sera elle-même réduite à l'ordre logique.
     Tous ces traits ont en commun un paradigme d'exclusion, qui exclut purement et simplement de la scientificité, et par là même de la " vraie " réalité, tous les ingrédients de la complexité du réel (le sujet, l'existence, le désordre, l'aléa, les qualités, les solidarités, les autonomies, etc.). Le paradigme d'exclusion est associé à un principe de réduction qui enjoint de désintégrer les entités globales et leurs organisations complexes au profit des unités élémentaires qui les constituent, et qui deviennent source et fondement de toute intelligibilité. Dès lors, la vision atomistique (qui ne voit que des unités élémentaires) et la vision mécanique (qui ne voit qu'un ordre déterministique simple) parfois se conjuguent, parfois s'opposent, mais chassent l'une et l'autre l'organique et le complexe. Toutes ces simplificarions sont entre-soudées et entre-justifiées par la cohérence logique, en fait rationalisatrice, qui se donne à elle-même l'image de la rationalité. La conception du monde de la science classique se fonde en effet sur deux postulats rationalisateurs : 1) la coïncidence entre l'intelligibilité logicomathématique et les structures de la réalité objective ; 2) le principe de raison suffisante 1, qui donne à tout ce qui est une raison d'exister.
     A cela s'est ajouté un paradigme interne de disjonction, qui a isolé les sciences les unes des autres et, au sein de ces sciences (physique, biologie, sciences humaines), les disciplines les unes des autres, découpant, de façon abstraite et arbitraire, leur objet dans le tissu solidaire du réel. (M4-91)

  Paradigme :   La plaque tournante
Comme nous l'avons vu, ce qui est paradigmatique est profondément inscrit dans l'
organisation cognitive des esprits/cerveaux humains, profondément inscrit dans l'organisation noologique, profondément inscrit dans les processus linguistiques et logiques, profondément inscrit dans une culture, où il détermine les visions du monde, les mythes et les idées, les activités et les conduites. De plus, un grand paradigme est profondément inscrit dans l'organisation d'une société : il la détermine autant qu'elle le détermine.
     Rappelons que toute société est le produit des inter-computations et inter-cogitations entre individus qui la constituent, et que cette société rétroagit de façon méga-computante sur les individus en leur apportant normes, patterns, schèmes qui s'inscrivent dans l'imprinting culturel de ces individus et guident leurs computations/cogitations. Si nous comprenons cela, alors nous pouvons comprendre que l'instance paradigmatique se situe au nucleus commun et obscur où les normes, patterns, schémas guident les computations et cogitations qui les actualisent.
     C'est parce qu'il y a une souche commune à la façon dont s'organise la connaissance et à la façon dont la société s'organise que la notion de paradigme présente une grand ambiguïté. Elle peut être conçue soit dans un sens idéaliste, soit dans un sens matérialiste. Le sens idéaliste fait du paradigme l'idée maîtresse qui commande en somme toute l'organisation sociale, laquelle serait comme un produit des puissances organisatrices de l'esprit ; le sens matérialiste fait du paradigme l'expression ou le résultat en termes symboliques et idéels des réalités sociales matérielles que sont les relations entre les forces productives.
     Mais il faut être précisément sous l'emprise du grand paradigme pour se trouver dans l'alternative du choix matière/esprit. De fait, les deux sens sont vrais l'un et l'autre, c'est-à-dire relativement faux l'un et l'autre. Etant donné que le paradigme se situe dans le nucleus organisationnel, il nous faut rappeler que le nucleus de la matérialité de toute organisation vivante, individuelle, sociale est de nature computationnelle donc immatérielle, mais que les opérateurs de toutes les computations vivantes, individuelles, sociales, de même que les opérateurs de toutes pensées, idéologies, mythologies sont toujours physiques, biologiques, cérébraux, c'est-à-dire matériels.
     Ici, nous devons encore rappeler dans toute son intensité le terme Arkhe, déjà invoqué plus haut. Est Arkhe ce qui est antérieur, préalable, fondateur, modélisateur, générateur. Le grand paradigme est le noeud arkheologique de l'organisation du cognitif, du noologique, du culturel, du social.
     L'instance paradigmatique lie en un noeud gordien l'organisation primordiale du cognitif
     L'instance paradigmatique lie en un nœud gordien l'organisation primordiale du cognitif et l'organisation primordiale du social. Elle organise l'organisation des computations qui organisent les différentes sphères (psychosphère, sociosphère, noosphère). Elle établit et maintient les interactions fortes qui donnent unité au nucleus qui contrôle les dimensions diverses de l'organisation sociale, de la culture, des idées. Elle est un proto-noyau noo-socio-culturel, d'où sont générés les autres nuclei divers. Ainsi, dans et par un grand paradigme, il y a une profondeur noologique inouïe dans le sociologique, et il y a une profondeur sociologique inouïe dans le noologique. Il y a une profondeur telle dans le paradigme qu'elle en est obscure, et que même elle semble vide. Effectivement, dans un sens, le trône du paradigme est toujours vide, car le paradigme n'est jamais formulé, n'est nulle part inscrit. Il est, rappelons-le, toujours virtuel. Il n'existe que dans ses actualisations et ses manifestations. Il n'existe que " paradigmatiquement " : dans l'exemple qui signale sa paternité.
     C'est dire que le paradigme dépend de l'ensemble des instances cérébrales, spirituelles, computantes, cogitantes, logiques, linguistiques, théoriques, mythologiques, culturelles, sociales, historiques qui dépendent de lui. Il dépend des actualisations qui dépendent de lui.
     Comme tout principe génératif, il dépend de la réalité phénoménale qu'il génère et il a besoin de cette réalité phénoménale pour être régénéré. Toute générativité a besoin d'être régénérée par ce qu'elle génère, et qui devient alors co-génératrice. Le processus phénoménal est indispensable au protes- 1 sus générateur, il fait dans ce sens partie de lui, comme le processus générateur dans ce sens fait partie du processus phénoménal. C'est dire qu'il ne faut pas substantialiser, essentialiser, réifier le paradigme. (M4-91)

  Paradigme :   De la révolution paradigmatique
     - Un
changement de paradigme est révolutionnant. Une révolution affectant un grand paradigme modifie les nuclei organisateurs, et de la société, et de la civilisation, et de la culture, et de la noosphère. C'est une transformation du mode de pensée, du monde de la pensée et du monde pensée. Changer de paradigme, c'est à la fois changer de croyance, d'être et d'univers.
     La révolution copernicienne est remarquable comme révolution paradigmatique. Certes, le système géo-centrique du monde, millénairement établi, ne constituait pas un paradigme : c'était une doctrine . Mais cette doctrine cachait un paradigme de centration/hiérarchie qui privilégiait l'homme et son site en les mettant au centre du monde, et c'est ce paradigme qui fut atteint. La révolution copernicienne n'affecta aucun des constituants planétaires du système antérieur : elle opéra seulement une permutation hiérarchique entre la Terre et le soleil, elle immobilisa le soleil et mobilisa la Terre, et cela a suffi pour changer à la fois le monde et la place de l'homme dans le monde. Les vérités anthropo-centriques ont été ébranlées. Les vérités religieuses ont été atteintes. L'autorité et l'infaillibilité du pouvoir spirituel ont été entamées.

- Comme toute révolution, une révolution paradigmatique attaque d'énormes évidences, lèse d'énormes intérêts, suscite d'énormes résistances. Les doctrines qu'un paradigme a suscitées sont ses chiens de garde qui attaquent avec fureur tout ce qui menace leur maître. Une doctrine mortellement blessée peut se faire remplacer par une autre doctrine , qui sauve le paradigme menacé. La résistance du paradigme est la plus têtue de toutes, car elle se confond, pour ses assujettis, à l'évidence logique et empirique. […] Toutes théories, idées ou opinions incompatibles au paradigme apparaissent de toute évidence contraires à la logique, imbéciles, délirantes ou absurdes.

- La révolution paradigmatique menace non seulement des concepts, des idées et des théories, mais aussi le statut, le prestige, la carrière de tous ceux qui vivaient matériellement et psychiquement de la croyance établie. Les initiateurs doivent braver non seulement des censures et des interdits, mais la haine. D'abord déviante et rejetée, l'idée nouvelle doit se faire un premier nid, avant de pouvoir se fortifier et devenir une tendance reconnue, puis éventuellement triompher en orthodoxie intouchable. De Copernic (1473-1543) à Kepler (1571-1630) et Galilée (1564-1642), la révolution mit quasiment un siècle à s'opérer. […] Ceci nous enseigne qu'un paradigme maître est si profondément enraciné dans la réalité sociale-culturelle-noologique-psychique que les conditions de son dépérissement et de son remplacement nécessitent de grandes transformations sociales, culturelles, qui elles-mêmes ne peuvent s'accomplir qu'avec le concours d'une transformation paradigmatique.

Le progrès de conscience comporte la reconnaissance de l'existence, de la réalité et du pouvoir du paradigme. Le paradigme est totalement et inévitablement inconscient et invisible dans la conception classique, qui croit que la connaissance scientifique est le miroir du réel, et qui ignore que toute théorieobéit à un noyau non empirique et non vérifiable. Le paradigme est invisible pour toute pensée simplifiant. Répétons-le, la pensée simplifiante ne voit que de l'empirique et du logique là où il y a du paradigmatique. C'est dire du même coup que le paradigme de simplification échappe à toute préhension par la pensée simplifiante qu'il génère. Le paradigme de la science classique ne permet pas de prendre conscience de la notion de paradigme.
     Reconnaître le paradigme, c'est aussi reconnaître le nœud gordien complexe qui lie toutes les instances cérébrales, spirituelles, psychiques, noologiques, culturelles, sociales. C'est déjà être capable de désobéir au principe de réduction/disjonction et savoir à la fois impliquer et distinguer. La conscience de la notion de paradigme signifie qu'on est déjà détaché du paradigme classique. Or, nous l'avons vu, cette conscience est encore bien simpliste, confuse, insuffisante chez Kuhn, à qui nous devons pourtant l'introduction de la notion au cœur de la problématique scientifique. Le Sphinx commence seulement à émerger des brouillards...
     La nature du paradigme ne peut être conçue et comprise que par une pensée apte à reconnaître dialogique, récursivité et multidimensionnalité, c'est-à-dire une pensée complexe. L'accession à la conscience du paradigme signifie donc l'émergence d'un mode de pensée complexe ; mais celui-ci ne s'est pas encore enraciné en paradigme dans la culture. Nous sommes donc dans un entre-deux. Il s'agit d'avancer sans qu'il y ait encore de chemin, "caminante, no hay camino... el camino se hace al andar... ".
     La révolution paradigmatique nous permettrait d'envisager une trans-paradigmatologie (Maruyama), c'est-à-dire une possibilité de communication et de dialogue, jusqu'alors radicalement impossible, entre les conceptions du monde. En effet, on croyait comprendre l'autre conception, l'autre pensée , en la ramenant à notre univers épistémique, c'est-à-dire en ne la comprenant pas. La compréhension réciproque, dont a tant besoin l'humanité, nécessite la prise de conscience de ce qui commande la logique, le discours, les concepts, le raisonnement, c'est-à-dire des paradigmes. C'est une condition de survie de l'humanité, car c'est une condition de la vraie tolérance, qui n'est pas mou scepticisme ou froid relativisme, mais compréhension. (M4-91)

  Paradigme :   Paradigmatologie
Nous sommes aux balbutiements d'une paradigmatologie, et celle-ci ne peut éclairer la noologie, la logique, la linguistique ainsi que les
sciences anthropo-sociales que si celles-ci peuvent l'éclairer en retour. C'est dire qu'il nous faut fonder la noologie, complexifier les autres sciences afin qu'elles puissent progresser en s'articulant les unes les autres et permettre de concevoir le nœud gordien paradigmatique.
     Nous sommes aux préliminaires dans la constitution d'un paradigme de complexité, lui-même nécessaire à la constitution d'une paradigmatologie, il s'agit non de la tâche individuelle d'un penseur, mais de l'œuvre historique d'une convergence de pensées.
     Nous avons appris :
- la tragique difficulté, même dans les sciences, d'incorporer correctement l'expérience dans la pensée et dans l'idée ;
- la tragique difficulté de changer notre vision de l'univers ;
- l'aveuglement aveugle à lui-même inscrit au coeur de la connaissance, d la pensée, de l'idée.
Et pourtant, une tache aveugle est nécessaire dans notre rétine, un nuclei, invérifiable est nécessaire pour organiser l'expérience. Il serait fou de rêver une connaissance-reflet, dépourvue de ce qui lui permet de s'organiser. Mah si on ne peut l'éliminer (puisque le vérifiable a besoin de l'invérifiable), o peut toutefois désocculter l'invérifiable.
     Nous devons apprendre :
la patience dans l'impatience. Plus fondamental est le paradigme, plu grande est son emprise multidimensionnelle, plus grandes sont ses implications dans le devenir humain, plus grande est la difficulté de l'attaquer. Le nœud gordien paradigmatique ne peut être dénoué avec les intelligences seules, ni toutefois tranché avec l'épée. La tâche est à la fois capitale aléatoire et incertaine. Voilà ce qui devrait nous mobiliser. Pour cela, il nous faut comprendre que la révolution d'aujourd'hui se joue non tant sur le terrain des idées bonnes ou vraies opposées dans une lutte de vie et de mort aux idées mauvaises et fausses, mais sur le terrain de la complexité du mode d'organisation des idées. La sortie de l'" âge de fer planétaire " et de la " préhistoire d l'esprit humain " nous demande de penser de façon radicalement complexe. (M4-91)


Paradis : - Il peut, il doit y avoir des progrès, des réformes, des mutations, des révolutions. Mieux, il peut y avoir, s'il y a chance, un grand progrès, une nouvelle forme de société, un épanouissement d'humanité. Mais voilà la mauvaise nouvelle qu'il faut entendre à la veille du troisième millénaire : "Il n'y a pas de paradis passé à retrouver, pas de paradis futur à édifier, sur la terre comme au ciel, pas de fin de l'histoire, pas de terre promise, pas de Messie présent ou à venir". (PSVS-81)


Paradoxe : - Aujourd'hui, tout ce que je pense peut à la fois s'exprimer de façon paradoxale ou antinomique tout en s'explicitant de façon rationnelle. Par exemple : la civilisation contient aussi la barbarie; la raison contient aussi la déraison; l'un contient aussi l'autre; le parfait est monstrueux; l'ordre contient aussi le désordre; les intellectuels critiquent les mythes et produisent les mythes; le progrès de la connaissance fait progresser le mystère etc. (MD-94)


Pardon - Pardonner : - pardonner est un acte limite très difficile, qui n'est pas seulement le renoncement à la punition, il nécessite générosité et bonté et comporte une dissymétrie essentielle : au lieu du mal pour le mal, je rends le bien pour le mal, alors que la clémence consiste seulement à arrêter le mal et à s'abstenir de châtier. C'est un acte individuel alors que la clémence est souvent un acte politique.

- je pense que le pardon n'est pas une notion isolable, ni une notion « folle », parce qu'à mon avis le pardon se base sur la compréhension. Comprendre un être humain signifie ne pas réduire sa personne au forfait ou au crime qu'il a commis. Hegel a fort bien dit : « La pensée abstraite ne voit dans l'assassin rien d'autre que cette qualité abstraite et détruit en lui, à l'aide de cette seule qualité, tout le reste de son humanité. » Je trouve cette phrase absolument fondamentale. Il y a une faute intellectuelle à réduire un tout complexe à un seul de ses composants.

- Il y a un lien entre la compréhension, la non-vengeance, et à la limite le pardon. Victor Hugo dit : «Je tâche de comprendre afin de pardonner.» Et j'en arrive à ce point capital : le pardon c'est un pari éthique, c'est un pari sur la régénération de celui qui a failli, c'est un pari sur la possibilité de transformation et de conversion au bien de celui qui a commis le mal. Car l'être humain, répétons-le, n'est pas immuable : il peut évoluer vers le meilleur ou vers le pire.

- Le pardon est un acte individuel qui suppose une certaine magnanimité ou générosité : si l'on force au pardon, ce n'est plus un pardon. Ce que je propose, c'est de tout tenter pour échapper à la logique de la vengeance et de la haine, ce qui comporterait un système d'éducation que développerait notre capacité de compréhension que je trouve très atrophiée. La compréhension est possible même en cas de guerre, ce que j'ai fait en étant strictement anti-nazi et jamais anti-allemand. Mais on ne peut être magnanime que si l'on est vainqueur. Il faut de toute façon que la personne qui a fait le mal ou le crime soit déjà dans une situation où elle ne soit plus capable de le faire. Je fais la distinction entre une situation de combat ­ la guerre ou la lutte contre le terrorisme ­ et ce qui se passe après. Effectivement, ça n'a pas de sens de pardonner à un gang qui a commis des crimes et qui va en commettre de nouveaux. Le vrai problème se pose ensuite, non plus tellement en termes de pardon, mais de justice.

- Je pense qu'il nous faudra résister à ce besoin revenu en force au XX siècle, qui, j'espère, s'atténuera dans ce siècle nouveau, et qui a été une demande éperdue de châtiment, lequel recouvre souvent l'archaïque demande de vengeance. Or, répétons-le, il n'y a pas que l'alternative pardon ou châtiment. Il y a la non-vengeance, il y a l'« a-pardonnable », il y a la clémence, il y a la miséricorde. Je crois qu'il faut résister au talion, résister à l'implacabilité, résister à l'incompréhension, ne pas céder à la propagation du mal en nous-mêmes. […] L'éthique, qui pour moi est résistance à la cruauté du monde, de la vie, de la société, de l'être humain ne peut se passer de compréhension, de magnanimité, de clémence et, si possible, de pardon. (LMD-00)

- Au-dessus de la punition et de la vengeance, la magnanimité, la mansuétude, la clémence sont les précurseurs du pardon.

- Bien qu'existent dans toutes les civilisations la faute, le sacrilège, la honte de soi-même, la culpabilité, et que dans beaucoup il soit recommandé de pratiquer clémence et magnanimité, le pardon en tant que tel surgit de l'intérieur de la religion de Moïse comme acte divin annuel absolvant le peuple élu de ses péchés.

- J'en arrive à ce point capital : le pardon est un pari éthique ; c'est un pari sur la régénération de celui qui a failli ou défailli ; c'est un pari sur la possibilité de transformation et de conversion au bien de celui qui a commis le mal.

- Faut-il subordonner le pardon au repentir ? Le repentir ouvre la voie au pardon, mais je crois aussi que le pardon peut ouvrir la voie au repentir, et qu'il offre ainsi une chance de transformation.

- Le pardon est un acte de confiance. Les relations humaines ne sont possibles que dans la dialogique de confiance et de méfiance, qui comporte la méfiance de la méfiance. On peut certes tromper la confiance. Mais la confiance elle-même peut vaincre la méfiance. La confiance est incertaine mais nécessaire. C'est pourquoi le pardon, acte de confiance en la nature humaine, est un pari.

- Le pardon comme l'impardonnable ne connaît pas de limite. (M6-04)


Pari - Parier : - Je sais de mieux en mieux que la seule connaissance qui vaille est celle qui se nourrit d'incertitude et que la seule pensée qui vive est celle qui se maintient à la température de sa propre destruction. C'est quasi instinctivement que, devant toute idée, je cherche son contraire. Je vis sans cesse l'assaut des vérités contraires, des impératifs contraires. Parfois je peux dépasser/déplacer la contradiction en trouvant un méta-terrain ou méta-point de vue. Sinon, je fais un choix et un pari. (M1-77)

- Que faire ? Nous savons que l'incertitude, la peur du risque, le surgissement des contradictions nous paralysent et nous vouent à l'impuissance. Mais nous savons aussi qu'une action est inconcevable sans risque. L'incertitude, la contradiction nous incitent aussi à parier. parier, c'est agir, c'est parier. Le pari est dans toute action . Le pari est dans toute idée. La foi religieuse est devenue moderne lorsque Pascal l'a fondée sur le pari. La foi révolutionnaire deviendra moderne lorsqu'elle se fondera sur le pari et non plus sur les "lois de l'histoire". Lukàcs avait, dans sa jeunesse, introduit le pari dans le marxisme, mais, réprimandé, effrayé, il avait fait marche arrière et chanté la certitude. Le pari est dans toute vie, qui est jeu, et le pari politique lie indissolublement le jeu de nos vies personnelles, le jeu de la vie sociale, le jeu de la vérité et de l'erreur.

- parier ? Nous ne savons pas si tout est déjà joué, si rien n'est joué. Rien n'est sûr, surtout pas le meilleur, mais y compris le pire. C'est dans Nuit et Brouillard qu'il nous faut jouer. (PSVS-81)

- Au sein de la gigantesque dépression du siècle, je me sens situé en un tourbillon local et périphérique qui, me charriant parmi des débris d'imprinting, semble tantôt me déporter vers désintégration et dispersion, tantôt m'orienter vers complexité… Suis-je bien boussolé ? Est-ce que je me trompe, comme le font presque tous ceux qui croient être dans le vrai ? Est-ce que je dispose d'une pensée assez juste pour évaluer les enjeux, reconnaître les aléas, détecter les risques et les chances ? Est-ce que je réussis à transformer mon errance en itinérance ? Ici, je ne peux éliminer l'incertitude, et sur ma propre vérité, et sur le destin de toute vérité. Je ne peux que prendre et assumer mon pari.

- Mon pari est que la connaissance de la connaissance nécessite une réforme des principes organisateurs de la connaissance, et qu'une telle réforme nécessite récursivement la connaissance de la connaissance. Un tel pari est moins absurde que l'assurance qui se fonde sur le socle des connaissances acquises sans mettre en question les principes organisateurs de cette connaissance. Le pari, c'est la possibilité corrélative, pour l'esprit, pour l'être humain, pour la société, pour l'histoire, d'épanouir leurs potentialités complexes. (M4-91)

- L'écologie de l'action nous invite, non pas à l'inaction, mais au pari qui reconnaît ses risques, et à la stratégie qui permet de modifier l'action entreprise.(PC-97)

- Une stratégie porte en elle la conscience de l'incertitude qu'elle va affronter et comporte par là même un pari. Elle doit être pleinement consciente du pari afin de ne pas verser dans une fausse certitude. C'est toujours la fausse certitude qui a aveuglé les généraux, politiques, entrepreneurs et les a conduits au désastre.

- Le pari, c'est l'intégration de l'incertitude dans la foi ou dans l'espoir. Le pari n'est pas limité aux jeux de hasard ou aux entreprises périlleuses. Il concerne les engagements fondamentaux de nos vies Ainsi Pascal, conscient qu'il était impossible de donner une preuve absolument certaine de son Dieu, reconnaît l'inévitabilité du pari. C'est ce qui fit le marxiste Lucien Goldmann pour l'avènement d'une société sans classes. La foi incertaine, comme chez Pascal, Dostoïevski, Unamuno, Adorno, Goldmann, est l'un des viatiques les plus précieux qu'ait produits la culture européenne, l'autre étant la rationalité autocritique, qui elle-même constitue notre meilleure immunologie contre l'erreur. (TBF-99)


PENSÉE - PENSER - Toute pensée vigoureuse tend au système, mais tout système tend à scléroser la pensée. On ne peut échapper une fois pour toutes à ces contradictions. Mais il faut les surmonter dès qu'elles deviennent critiques, en revenant à la source naissante, et non en collectionnant les feuilles mortes. (ARG2-57)

- La pensée, on l'oublie trop souvent, est un art, c'est-à-dire un jeu de précision et d'imprécision, de flou et de rigueur. (PP-73)

- Notre pensée doit investir l'impensé qui la commande et la contrôle. Nous nous servons de notre structure de pensée pour penser
. Il nous faudra aussi nous servir de notre pensée pour repenser
notre structure de pensée. Notre pensée doit revenir à sa source en une boucle interrogative et critique. Sinon, la culture morte continuera à sécréter des pensées pétrifiantes. (M1-77)

- Nous sommes apparemment en un moment propice à la réflexion et à la repensée : nous sommes effectivement en un moment de basses eaux mythologiques : les espoirs messianiques investis sur le prolétariat, le parti-du-prolétariat, sur l'URSS la Chine, le Viêt-nam, Cuba, agonisent, mais aussi agonise le prudhommesque espoir techno-économique de voir la société industrielle résoudre les problèmes vitaux de l'humanité.

- Savoir penser présuppose ne pas clore, ne pas refroidir notre système théorique. Cela signifie maintenir les échanges, le dialogue avec les autres théories, les autres pensées. Cela veut dire sans cesse œuvrer à empêcher la théorie de se dégrader en doctrine , la doctrine de se congeler en dogme. Cela veut dire maintenir la vie, c'est-à-dire la biodégradabilité, de notre croyance.

- Savoir penser n'est pas quelque chose qui s'obtient pas technique, recette, méthode.

- Savoir penser ce n'est pas seulement appliquer la logique et la vérification aux données de l'expérience. Cela suppose aussi savoir organiser les données de l'expérience. Il nous faut donc comprendre quelles règles, quels principes commandent la pensée qui nous fait organiser le réel, c'est-à-dire sélectionner/privilégier certaines données, en éliminer/subalterniser d'autres. Il nous faut deviner à quelles pulsions obscures, à quels besoins de notre être, à quelle idiosyncrasie de notre esprit obéit ou répond ce que nous tenons pour vérité.

- En un mot, savoir penser signifie indissociablement savoir penser sa pensée. Nous avons besoin de nous penser pensant, de nous connaître connaissant.

- C'est dans la pensée qu'est notre salut et notre perdition. Partout, toujours, le salut passe par le risque de la perdition. C'est dire qu'il n'existe nulle part une recette pour bien penser
. Ce qui peut, doit exister, ce sont des méthodes qui aident chacun à penser par soi-même. C'est dire, du même coup, que la pensée est art et stratégie permanents : elle ne vit que dans et par la re-pensée permanente, la réflexion permanente. Ce problème n'est pas un problème spéculatif pour philosophes. C'est le problème vital de chacun et de tous. (PSVS-81)

- La pensée mutilée et l'intelligence aveugle se prétendent et se croient rationnelles. En fait, le modèle rationaliste auquel elles obéissent est mécaniste, déterministe et exclut comme absurdité toute contradiction. Il n'est pas rationnel mais rationalisateur. (TP-93)

- Nos modes de pensée séparent les uns des autres les différents aspects de la réalité, isolent les objets ou phénomènes de leur environnement, sont incapables d'intégrer une connaissance dans son contexte et dans le système global qui lui donne sens. Ils produisent des connaissances mutilées qui par là même manquent du réalisme qu'elles croient détenir. (PC-97)

- Nous devons nous opposer à l'intelligence aveugle qui a pris presque partout les commandes, et nous devons réapprendre à penser : tâche de salut public qui commence par soi-même. (M6-04)

  Penser :   La nouvelle difficulté de penser
- c'est que très vite, aussitôt après démarrage, nous arrivons au mur de l'inconcevable, du contradictoire, de l'absurde, de l'incertain, du relatif… Alors que dans les siècles précédents il fallait un gigantesque effort ou cheminement pour arriver au premier
doute. La pensée moderne ouvre partout les brèches, mais les brèches sur le vide… Toutes les pensées rôdent autour de l'inconcevable. Aux frontières de l'inconcevable… L'esprit pourra-t-il jamais franchir ce mur du son ?

- Principe : la saine pensée n'a pas de terminus. Elle ne s'arrête jamais.

- La saine pensée ne cherche pas le dernier mot, ni le point mystique, ni la structure absolue. Elle est dans le mouvement de l'insatisfaction, qui toujours renaîtra ; du dépassement, qui toujours appellera un au-delà. (VS-69)

  Penser :   Réaprendre à apprendre
Tout est solidaire : la transformation du cercle vicieux en circuit productif, celle de l'encyclopédie impossible en mouvement encyclant sont inséparables de la constitution d'un principe organisateur de la
connaissance qui associe à la description de l'objet la description de la description (et le décryptage du descripteur), et qui donne autant de force à l'articulation et l'intégration qu'à la distinction et l'opposition. (Car il faut chercher, non pas à supprimer les distinctions et oppositions, mais à renverser la dictature de la simplification disjonctive et réductrice.) Par là même, nous pourrons approcher le problème des principes premiers d'opposition. distinction, relation, association dans les discours, théories, pensées, c'est-à-dire des paradigmes.
     Les révolutions de pensée sont toujours le fruit d'un ébranlement généralisé, d'un mouvement tourbillonnaire qui va de l'expérience phénoménale aux paradigmes qui organisent l'expérience. Ainsi, pour passer du paradigme ptoléméen au paradigme copernicien, qui, par une permutation terre/soleil, changeait le monde en nous refoulant du centre à la périphérie, de la souveraineté à la satellisation, il a fallu d'innombrables va-et-vient entre les observations perturbant l'ancien système d'explication, les efforts théoriques pour amender le système d'explication, et l'idée de changer le principe même de l'explication. Au terme de ce processus, l'idée au départ scandaleuse et insensée devient normale et évidente, puisque l'impossible trouve sa solution selon un nouveau principe et dans un nouveau système d'organisation des données phénoménales. L'articulation

                                                                
qui mettent en cause un paradigme beaucoup plus fondamental que le principe copernicien, se jouent à la fois sur le terrain des données phénoménales, des idées théoriques, des principes premiers du raisonnement. Le combat se mènera sur tous les fronts, mais la position maîtresse est celle qui commande la logique du raisonnement. En science et surtout en politique, les idées, souvent plus têtues que les faits, résistent au déferlement des données et des preuves. Les faits effectivement se brisent contre les idées tant qu'il n'existe rien qui puisse autrement réorganiser l'expérience. Ainsi, nous expérimentons à chaque instant, en mangeant, marchant, aimant, pensant, que tout ce que nous faisons est à la fois biologique, psychologique, social. Pourtant, l'anthropologie a pu pendant un demi-siècle proclamer diafoiresquement la disjonction absolue entre l'homme (biologique) et l'homme (social).
     Plus profondément encore, la science classique a pu jusqu'à aujourd'hui, et contrairement à toute évidence, être assurée qu'il n'était d'aucune conséquence et d'aucune signification cognitive que tout corps ou objet physique soit conçu par un esprit humain. Il ne s'agit pas ici de contester la connaissance " objective ". Ses bienfaits ont été et demeurent inestimables puisque la primauté absolue accordée à la concordance des observations et des expériences demeure le moyen décisif pour éliminer l'arbitraire et le jugement d'autorité. Il s'agit de conserver absolument cette objectivité-là, mais de l'intégrer dans une connaissance plus ample et réfléchie, lui donnant le troisième œil ouvert sur ce à quoi elle est aveugle.
     Notre pensée doit investir l'impensé qui la commande et la contrôle. Nous nous servons de notre structure de pensée pour penser. Il nous faudra aussi nous servir de notre pensée pour repenser notre structure de pensée. Notre pensée doit revenir à sa source en une boucle interrogative et critique. Sinon, la structure morte continuera à sécréter des pensées pétrifiantes.
     J'ai découvert combien il est vain de ne polémiquer que contre l'erreur : celle-ci renaît sans cesse de principes de pensée qui, eux, se trouvent hors conscience polémique. J'ai compris combien il était vain de prouver seulement au niveau du phénomène : son message est bientôt résorbé par des mécanismes d'oubli qui relèvent de l'auto-défense du système d'idées menacé. J'ai compris qu'il était sans espoir de seulement réfuter : seule une nouvelle fondation peut ruiner l'ancienne, c'est pourquoi je pense que le problème crucial est celui du principe organisateur de la connaissance, et ce qui est vital aujourd'hui, ce n'est pas seulement d'apprendre, pas seulement de réapprendre, pas seulement de désapprendre, mais de réorganiser notre système mental pour réapprendre à apprendre. (M1-77)

  Penser :   Pensée simplifiante/Mutilante
- La pensée simplifiante s'est voulue supérieur à la pensée "naïve" qui s'accommode du flou, de l'
incertitude, de l'ambiguïté. Elle a éliminé par principe le flou, l'incertain l'ambigu et, bien sûr, le contradictoire. Elle s'est voulue et montrée supérieure en rigueur. Mais, au-delà d'un certain seuil - incertain -, elle est devenue rigide, donc inférieure, et elle a occulté la complexité du réel que la pensée naïve, qui est, en fait, naïvement complexe, tolère sans pouvoir l'expliciter. La pensée simplifiante élimine la contradiction parce qu'elle découpe la réalité en fragments non complexes qu'elle isole. Dès lors, la logique fonctionne parfaitement sur des propositions isolées les unes des autres, sur des propositions suffisamment abstraites pour qu'elles ne soient pas contaminées par le réel, mais qui, justement, permettent les arraisonnements particuliers sur le réel, fragment par fragment.

- La pensée simplifiante croit obéir à la logique alors qu'elle fait obéir la logique à son paradigme disjonctif-réducteur. En fait, elle se sert de la logique pour ses propres fins. Ce n'est pas la logique qui contrôle la pensée simplifiante : c'est cette pensée qui manipule la logique pour simplifier. Or, il est un autre mode d'utiliser la logique, qui est de la mettre au service d'une pensée qui veut rendre compte des complexités du réel et singulièrement de la vie. La pensée complexe part des phénomènes à la fois complémentaires, concurrents, antagonistes, respecte les cohérences diverses qui s'unissent en dialogiques et polylogiques, et par là affronte la contradiction par des voies logiques. Dans ce sens, la pensée complexe est la pensée qui veut penser
ensemble les réalités dialogiques/polylogiques tressées ensemble (complexus) (M2-80)

- La pensée mutilante ravage aujourd'hui tous les secteurs de la connaissance et de l'action . Mais c'est en politique qu'elle devient désastre, parce qu'elle s'unit étroitement à la naïveté, à l'ignorance, à la magie, au mythe, à l'éthique manichéenne. Elle convie à la liquidation de ce qu'elle ignore, méprise ou ne comprend pas. (PSVS-81)

- La rigidité se donne l'illusion de la rigueur en éliminant le flou, l'incertain, le contradictoire. Mais en fait elle mutile le réel. La pensée non-mutilante travaille avec l'incertitude et affronte la contradiction. (JL-81)

- La pensée simplifiante est incapable de concevoir de concevoir la conjonction de l'un et du multiple (unitas multiplex). Ou bien, elle unifie abstraitement en annulant la diversité. Ou, au contraire, elle juxtapose la diversité sans concevoir l'unité. Ainsi, on arrive à l'intelligence aveugle. L'intelligence aveugle détruit les ensembles et les totalités, elle isole tous ses objets de leur environnement. Elle ne peut concevoir le lien inséparable entre l'observateur et la chose observée. Les réalités clés sont désintégrées. Elles passent entre les fentes qui séparent les disciplines . Les disciplines des sciences humaines n'ont plus besoin de la notion d'homme. Et les pédants aveugles en concluent que l'homme n'a pas d'existence, sinon illusoire. Tandis que les média produisent la basse crétinisation, l'Université produit la haute crétinisation. L a méthodologie dominante produit un obscurantisme accru, puisqu'il n'y a plus d'association entre les éléments disjoints du savoir, plus de possibilité de les engrammer et de les réfléchir.

- Malheureusement, la vision mutilante et unidimensionnelle, se paie cruellement dans les phénomènes humains : la mutilation tranche dans les chairs, verse le sang, répand la souffrance. L'incapacité de concevoir la complexité de la réalité anthropo-sociale, dans sa micro-dimension (l'être individuel) et sans sa macro-dimension (l'ensemble planétaire de l'humanité), a conduit à d'infinies tragédies et nous conduit à la tragédie suprême. On nous dit que la politique «doit» être simplifiante et manichéenne. Oui, certes, dans sa conception manipulatrice qui utilise les pulsions aveugles. Mais la stratégie politique, elle, requiert la connaissance complexe, car la stratégie se mène en travaillant avec et contre l'incertain, l'aléa, le jeu multiple des interactions et rétroactions.

- L'ancienne pathologie de la pensée donnait une vie indépendante aux mythes et aux dieux qu'elle créait. La pathologie moderne de l'esprit est dans l'hyper-simplification qui rend aveugle à la complexité du réel. La pathologie de l'idée est dans l'idéalisme, où l'idée occulte la réalité qu'elle a mission de traduire et se prend pour seule réelle. La maladie de la théorie est dans le doctrinarisme et le dogmatisme, qui referment la théorie sur elle-même et la pétrifient. La pathologie de la raison est la rationalisation qui enferme le réel dans un système d'idées cohérent mais partiel et unilatéral, et qui ne sait ni qu'une partie du réel est irrationalisable, ni que la rationalité a pour mission de dialoguer avec l'irrationalisable. (IPC-90)

  Penser :   Paradigme de simplification
- Nous vivons sous l'emprise de principes de
disjonction , de réduction et d'abstraction dont l'ensemble constitue ce que j'appelle le «paradigme de simplification». […] Ce paradigme, qui contrôle l'aventure de la pensée occidentale depuis le XVII siècle, a sans doutepermis les très grands progrès de la connaissance scientifique et de la réflexion philosophique; ses conséquences nocives ultimes ne commencent à se révéler qu'au XX siècle. Une telle disjonction , raréfiant les communications entre la connaissance scientifique et la réflexion philosophique, devait finalement priver la science de toute possibilité de se connaître, de se réfléchir, et même de se concevoir scientifiquement elle-même. Plus encore, le principe de disjonction a isolé radicalement les uns des autres les trois grands champs de la connaissance scientifique : la physique, la biologie, la science de l'homme. la seule façon de remédier à cette disjonction était une autre simplification : la réduction du complexe au simple (réduction du biologique au physique, de l'humain au biologique). Une hyperspécialisation devait de plus déchirer et morceler le tissu complexes des réalités, et donner à Croire que le découpage arbitraire opéré sur le réel était le réel lui-même. (IPC-90)

  Penser :   Pensée tourbillonnaire
Jean Tellez : L'expression de " pensée tourbillonnaire " vous paraît-elle convenir pour qualifier votre pensée ?
E.M. : Oui, à condition de préciser ce qu'est un tourbillon. L'un des phénomènes les plus intéressant de la
nature. Qu'est-ce qu'un tourbillon? Dans une rivière, il peut se produire à partir d'une grosse pierre ou de l'arche d'un pont. C'est une forme stable, auto-organisée qui apparaît dans les turbulences produites, et qui a besoin d'être agreenntée par une énergie extérieure, par le cours de la rivière. C'est un circuit qui revient à son commencement. Mais le commencement est un nouveau commencement, puisque les molécules d'eau ont changé entre temps. Il s'agit d'un processus de récursion organisationnelle. Qu'est-ce à dire? C'est un processus où les produits et les effets sont en même temps causes et producteurs de ce qui les produit. Ceci dit, le tourbillon est un processus extraordinaire. Une nébuleuse spirale est un tourbillon au ralenti... Nous-mêmes, en tant qu'êtres biophysiques, avons quelque chose de tourbillonnaire. Ainsi, le cycle du sang qui revient sur le cœur. Le sang n'est plus le même que celui qui a jailli du coeur, puisqu'il s'est déchargé de l'oxygène pour détoxiquer les cellules. Mais, chargé de nouveau d'oxygène, il est le même sang et il n'est plus le même... De même, nos cellules sont remplacées par d'autres dans un circuit incessant qui ne s'arrête qu'à la mort. C'est un circuit de régénération, de juvénilisation incessante. D'où cette idée : ce qui ne se régénère pas dégénère...
     C'est une nécessité de toute vie. Tout ce qui est vivant se régénère en permanence. C'est vrai des sociétés. Par exemple, une entreprise d'automobiles produit des voitures. Elle a besoin de s'agreennter en matières premières, en pièces détachées. Mais en même temps, elle s'autoproduit sans cesse par la fabrication des voitures. Ainsi sa finalité n'est pas seulement dans cette production. Si elle produit des voitures, c'est pour continuer à vivre, à se développer. On peut prendre de même l'exemple de l'université. La finalité de l'université n'est pas seulement de produire des étudiants diplômés. Elle entretient aussi un cycle : en transmettant, elle entretient une culture qui vient du passé, mais qu'elle régénère sans cesse dans le présent. (PT-09)


Perception : - Je sais que la perception d'un événement peut comporter sélection de ce qui semble principal, occultation ou oubli de ce qui gêne, et je sais que le souvenir peut altérer gravement ce qu'il remémore. (MD-94)

- L'affaiblissement d'une perception globale conduit à l'affaiblissement du sens de la responsabilité, chacun tendant à n'être responsable que de sa tâche spécialisée, ainsi qu'à l'affaiblissement de la solidarité, chacun ne percevant plus son lien organique avec sa cité et ses concitoyens. (TBF-99)


Personnalité - Multi-personnalité : - Le moi n'est pas seulement dédoublé. Il contient (ou détermine ? ou résulte de ?) 2 à 3 personnalités plus ou moins nettement cristalisées, plus de multiples sous-personnalités soit superficielles (personnages, rôles sociaux) soit protoplasmiques, larvaires, passagères (fantasmes, imaginaire). Nos personnalités ne vivent pas en démocratie; les secondes personnalités subissent la tyrannie d'une personnalité dominante, et demeurent enchaînées, dans les bas-fonds, sous des formes inférieures ou inachevées, voire dans un état de semi-virtualité. Les conversions sont des coups d'état qui renversent la personnalité dominante. La cyclothymie, alternance de dépression et d'exaltation selon un rythme intérieur, peut être perçue comme un changement brutal d'humeur, mais aussi comme la succession de personnalités déjà structurées. Enfin la psycho-sociologie des rôles sociaux a mis en relief ce qu'on peut appeler ici les formes superficielles et socialisées de la multipersonnalité. Le rôle taking et le rôle playing constituent les aspects sociologiquement cristallisés et personnellement vécus d'une succession rituelle de personnages que l'on endosse dans vie quotidienne, selon les circonstances. : ainsi Untel devient Monsieur, Totor, pépé, chéri, camarade ou Dupont selon qu'il passe du rôle de voisin de palier à celui de l'époux, du grand-père, de l'amant, du militant, de l'employé. Les toilettes, la garde-robe, constituent la panoplie des petits rôles que multiplie la société moderne et où chacun peut régulièrement ou éphémèrement se constituer des personnalités-masques, qui comme les masques non seulement occultent, mais surtout signifient et expriment. (VS-69)

- Je pense que chacun a plusieurs personnalités en lui, personnalités qui émergent selon les conditions, selon les circonstances.

- Une phrase clef pour moi est celle de Hegel : traiter de criminel quelqu'un qui commet un crime, c'est l'enfermer dans ce crime et ne pas comprendre les autres aspects de sa personnalité, c'est le réduire à l'acte nocif qu'il a commis et il est certain que nous avons tendance dans un monde d'agressivité psychique à pratiquer ce genre de réduction. Nous réduisons alors quelqu'un à l'acte nuisible qu'il a commis, parfois même en lui attribuant un acte qu'il n'aurait pas commis. Pratiquer la compréhension, c'est aussi pratiquer la multi-personnalité. (EAP-95)


Politique : - La politique est une chose générale, pour qui les connaissances générales sont inefficaces, les connaissances spécialisées trompeuses, l'expérience toujours insuffisante. Donc la politique c'est le plus grand défi à la connaissance. (JL-81)

- La politique jette le plus grand défi à l'action. Toute action est incertaine et nécessite une stratégie, c'est à dire un art d'agir dans des conditions aléatoires et adverses. Mais l'action politique est un jeu particulièrement incertain où les actions peuvent déterminer des réactions qui la détruisent, où l'effet peut tromper l'intention, où les fins peuvent se transformer en moyens et les moyens en fins. Ce qui est le plus frappant, le plus fréquent en politique, c'est la dérivation, la perversion, le détournement de l'action . Aussi la remarque de Saint-Just vaut plus que jamais : "Tous les arts ont produit des merveilles, seul l'art de gouverner n'a produit que des monstres."

- La politique traite ce qu'il y a de plus complexe et de plus précieux : la vie , le destin, la liberté des individus, des collectivités et désormais de l'humanité . Et pourtant, c'est dans la politique que règnent les idées les plus simplistes, les moins fondées, les plus brutales, les plus meurtrières. C'est la pensée la moins complexe qui règne sur cette sphère qui est la plus complexe de toutes. Ce sont les structures mentales les plus infantiles qui y imposent une vision manichéenne où s'opposent Vérité /Mensonge, Bien/Mal. C'est dans la sphère politique que règnent la pensée close, la pensée dogmatique, la pensée fanatique, le tabou, le sacré... Elle produit des idées de plus en plus simplifiantes pour des sociétés de plus en plus complexes. Elle produit des visions de plus en plus unidimensionnelles pour des sociétés de plus en plus multidimensionnelles . Elle produit des idéologies de plus en plus rationalisatrices pour une réalité de plus en plus incertaine. Elle produit des mythes inconscients d'être mythes . Elle produit un réalisme inconscient de la fragilité et de la mobilité du réel , en même temps qu'un irréalisme qui brouille et obscurcit la réalité .

- Il nous faut enfin formuler le principe spermatique de l'action politique. L'action politique n'est pas dotée de l'efficacité de l'action physique où chaque coup de marteau, s'il est bien assené, enfonce un peu plus le clou. Ce n'est pas seulement que, en politique, vous défoncez le mur en croyant enfoncer le clou. C'est que l'efficacité politique, comme l'efficacité biologique de la sexualité a besoin d'innombrables efforts infructueux, d'un gaspillage inouï d'énergie et de substance vitale pour arriver enfin à une fécondation. Des myriades de spores et pollens s'envolent des plantes et meurent pour la plupart avant de naître. Michelet avait imaginé que les baleines, pour s'accoupler, devaient s'élancer dans les airs verticalement et se projeter l'une vers l'autre, de sorte qu'en un éclair, par chance, le sexe du mâle pénètre celui de la femelle et lui lance sa semence. Que d'efforts infructueux, inlassables avaient donc besoin les baleines de Michelet pour se reproduire. L'action politique est à l'image de ce mythe . Elle nécessite des ardeurs répétées, des essais/erreurs ininterrompus, jusqu'à ce qu'un jour, par chance, la fécondation s'opère. (PSVS-81)

- Au lieu de concevoir la politique comme un art de souveraineté sur les hommes et sur la société , reconnaissons-la comme un art de navigation dans un milieu, dans une écologie qui est faite de l'ensemble des conditions sociales, culturelles et naturelles dans lesquelles elle agit.

- Il faut concevoir l'écologie de la politique. En effet, si la politique sait qu'elle n'est pas maîtresse du résultat de ses actions , alors elle peut avoir une pratique beaucoup plus raisonnable et intelligente, et elle sait prendre consciemment des risques. Assumer les risques est inévitable. Toutes les idéologies qui promettaient la certitude - de la révolution, de la société industrielle, du développement - ont failli. On n'est pas obligé de passer de la certitude imbécile à l'incertitude radicale, au scepticisme généralisé et à la passivité totale. On est dans l'entre-deux dont a toujours été tissée la vie . (LM-91)

- Aujourd’hui un des grands problèmes de la politique, c’est que la politique s’est abîmée dans l’économique et n’est plus capable de contextualiser. Or un tel repérage s’impose pour tous les événements (que ce soit la guerre de Bosnie ou le génocide du Rwanda), et devient même impératif dans la mesure où nous évoluons désormais dans un cadre européen, qui lui même n’est qu’une province du monde et on voit mal comment on pourrait se mouvoir dans cet universsi difficile à comprendre sans cultiver en nous cette aptitude à la contextualisation.

- La politique est non seulement quelque chose de multidimensionnel mais est devenue, de surcroît, quelque chose qui s’est gonflé de toutes les dimensions qui auparavant n’étaient pas politiques. Aujourd’hui, la biologie est devenue politique avec les manipulations génétiques, les procréations démographiques... Au cours du siècle, beaucoup de préoccupations de " bien être " sont devenues politiques avec le " welfare state ", l’écologie est entrée dans la politique, le problème de pollution de la biosphère... Alors finalement tout entre dans la politique, mais tout ce qui y est ne se réduit pas à la politique ; c’est à dire, tout désormais a une dimension politique mais garde aussi d’autres dimensions. Alors le danger, c’est que l’on ait ou bien une politique en miettes c’est à dire qui confie à des techniciens, des spécialistes le soin de traiter ses divers aspects et qui n’arrive jamais à dominer l’ensemble ou bien une politique totalitaire qui va prétendre qu’elle peut dominer. Donc, je défends une conception de la politique qui navigue entre l’émiettage technocratique et la totalisation impérative. Et c’est en ce sens là que, considérant aujourd’hui les problèmes disons des sociétés occidentales dites développées, je me dis désormais que les processus qui ont révélé leurs bienfaits comportent leurs méfaits. Que ce soit l’individualisme qui donne aux gens l’autonomie, la responsabilité qu’ils n’avaient pas et qui conduit à l’atomisation ; que ce soit la technique qui permet d’asservir les énergies aux machines mais qui en même temps asservit les individus à ces mêmes machines ; que ce soit l’administration qui permet de fournir, comme disait Max Weber, une équité pour tous mais qui devient une bureaucratisation aveugle ; que ce soit la science elle même qui est très dangereuse tout en étant très bénéfique ; que ce soit l’industrie qui provoque ces pollutions qui menacent l’humanité... Donc, je vois que tout a un double effet ... Finalement tout concourt à un bien-être, mais ce bien-être crée un mal-être, qui est plus et autre chose que le Malaise de la civilisation dont parlait Freud. Alors, c’est ce mal-être que la politique ne pense pas, qu’il faut essayer de penser
afin de tenter de faire quelques propositions, d’ouvrir une voie. Aujourd’hui, la politique doit se préoccuper de la civilisation. (EAP-95)

- La pensée politique est en détresse : elle a perdu l'univers déterministe et l'avenir assuré. Le progrès humain est toujours possible, mais il est incertain, et peut-être improbable. Depuis le XIX siècle, la foi dans le progrès était guidée par la certitude que les développements de la science, de la technique, de l'économie ne pouvaient qu'éliminer la barbarie de l'histoire humaine et assurer le triomphe de la civilisation. Aujourd'hui il apparaît de plus en plus clairement que les développements de la science, de la technique, de l'industrie sont ambivalents, sans qu'on puisse décider si le pire ou le meilleur l'emportera.

- Le XX siècle a été le théâtre de gigantesques crises se liant les unes aux autres : crises économiques, crise de la démocratie, crise de l'Europe. Partout, sous l'effet des crises et des guerres, la recherche d'une autre voie historique, ou «troisième voie», a été détruite dès sa phase embryonnaire. Or la pensée politique à gauche comme à droite, est encore incapable de concevoir une causalité inter-rétroactive qui puisse expliquer l'entre-déclenchement des réactions en chaîne du XX siècle. Elle demeure incapable de saisir à la fois l'unité et la différence entre les deux totalitarismes. Le nazisme, mort depuis cinquante ans, n'a pas encore été vraiment diagnostiqué en profondeur ; le communisme n'a pas été vraiment pensé, ni comme système politico-policier, ni comme religion de salut terrestre, ni - tout comme le nazisme - comme expérience anthropologique qui nous en dit long sur l'homme, sur son besoin de foi, sur ses possibilités d'aveuglement, sur son aptitude à se dépasser, à se corrompre et à se renier soi-même.

- De la critique des fondements et des modes cognitifs du socialisme, et plus largement de la pensée politique, il se dégage une gigantesque et multiple problématisation.
- En quel monde nous situer ?
- Sur quelle anthropo-sociologie fonder notre conception politique ?
- Comment repenser
et complexifier la notion de développement ?
- La conduite consciente de l'économie est-elle possible ?
- Quid de l'Etat-nation ?
- Notre civilisation est-elle en crise profonde ?
- La mondialisation est-elle l'ultime chance ou l'ultime malchance de l'humanité ?
- Notre devenir court-il à la catastrophe ou à la métamorphose ?
De plus, nous sommes confrontés au paradoxe du possible-impossible : il est possible techniquement, aujourd'hui, de nourrir chacun, d'assurer une vie décente à tous, de réguler l'économie, de trouver des solutions à tous les problèmes matériels, de confédérer pacifiquement toutes les nations de la terre. Et pourtant, ce réalisme est utopique. Ce qui semble possible se heurte à d'autres réalités qui vont en sens contraire. Et l'on trouve normal qu'on détruise les excédents agricoles européens alors que la famine frappe un quart de l'humanité.

- S'il s'agit aujourd'hui de récuser tout salut par la politique, celle-ci doit pourtant prendre en charge la sauvegarde et le destin de l'humanité. Ainsi, il y a politisation de ce qui était infra, extra, supra politique, y compris la vie et la mort du monde de la vie. D'ou le double blind que doit affronter la politique. Ou bien elle considère que tout est désormais politique - au lieu de considérer que tout a désormais une dimension politique sans pourtant se réduire au politique - et, du coup, la possibilité de tout politiser tend au totalitarisme. Ou bien elle se fragmente en ses divers domaines, et la possibilité de les concevoir ensemble s'amenuise ou disparaît. [...] Or, entre le Charybde de la politique totale et le Sylla de la politique dépolitisée, il y a la mission nouvelle, grandiose et terrifiante de la politique : endosser la multidimensionnalité des réalités anthropo-sociales et assumer le destin historique de l'humanité.

- La politique est à la fois trop chargée de problèmes et trop vidée de pensée.

- C'est tragiquement, dans le vide de la pensée politique, qu'ont surgi les formidables défis que nous lance notre fin de millénaire. Et ces défis sont si déroutants pour la pensée dominante qu'ils entretiennent son vide.

- L'absence d'investissements intellectuels , le train-train de la politique myope, au jour le jour, le règne de la pensée parcellaire rendent invisibles les gigantesques défis. Tout cela entretient l'impuissance d'une politique où l'au jour le jour accroît l'impuissance et l'impuissance accroît l'au jour le jour, selon une boucle récursive.

- La politique en miettes perd la compréhension de la vie, des souffrances, des détresses, des solitudes, des besoins non quantifiables. Tout cela contribue à une gigantesque régression démocratique, les citoyens étant dépossédés des problèmes fondamentaux de la cité. (PC-97)

- Nous sommes dans une situation à la fois précrisique et polycrisique. Mais aucune crise ne jaillit véritablement, mis à part quelques éruptions violentes qui permettent une évacuation temporaire des gaz volcaniques, puis leur reformation. Et ainsi les choses continuent. Elles continuent d'autant plus que, chaque fois qu'un politique s'efforce de considérer l'ampleur - c'est-à-dire la complexité des problèmes -, il ne sait que faire et recule épouvanté. (PPC-02)

- C'est une banalité creuse d'affirmer qu'il faut moderniser la politique française. L'urgence est en fait beaucoup plus ambitieuse: elle est, si j'ose dire, de Ia post-moderniser, d'envisager un au-delà de la modernité. Je suis persuadé qu'on ne peut continuer sur la voie dite du développement avec l'obsession de l'efficacité-rentabilité économique et de la primauté de la technique. Nous devons comprendre que la qualité doit primer sur la quantité, que ce qui est proprement humain échappe au calcul. Nous verrons la revanche d'Ivan Illich, prophète de la convivialité. Chaque année expose nos sociétés hypertechnologiques, vouées à la rentabilité et au profit effrénés, à des catastrophes comme la crise très révélatrice de la vache folle. (LF-02)

Politique planétaire : - Si l'Etat-nation est devenu assez fort pour détruire massivement hommes et sociétés, il est devenu trop petit pour s'occuper des grands problèmes devenus planétaires, tout en étant devenu trop gros pour s'occuper des problèmes singuliers concrets de ses citoyens. Le changement d'échelle posé par le développement de la mondialisation économique a opéré le dépassement de facto des pouvoirs de l'Etat-nation. Celui-ci est de plus incapable de sauvegarder les identités culturelles qui sont provinciales et se défendent justement en demandant la diminution des pouvoirs étatiques. […] Le dépassement de l'Etat-nation n'est pas sa liquidation, mais son intégration dans des associations plus vastes, la limitation de son pouvoir absolue de vie et de mort sur les ethnies et sur les individus - c'est dans ce sens que l'on pourrait concevoir un «droit d'ingérence» -, mais avec le maintien de toutes les compétences pour les problèmes qu'il peut régler à son niveau (principe de subsidiarité). Le dépassement de l'Etat-nation vers des associations plus vastes ne peut être vécu, donc effectif, que si les Européens reconnaissent une qualité matri-patriotique à l'Europe, les Africains à l'Afrique, les Latino-Américains à leur Amérique, etc… et si chacun et tous reconnaissent cette qualité à la Terre, elle-même matrie et patrie de tous les humains.

- L'association planétaire est l'exigence rationnelle minimale pour un monde rétréci et inter-dépendant. Il faut même déjà, au sein de cette association, envisager la citoyenneté planétaire, qui donnerait et garantirait à tous des droits terriens. Cette idée, qui semble aujourd'hui utopique, fut pourtant réalisée par l'édit de Caracalla (212), qui accorda la citoyenneté romaine à tous les habitants d'un empire qui était alors à ses propres yeux le monde lui-même.

-Une nouvelle géo-politique doit apparaître. La géo-politique de la planète serait non pas centrée sur les intérêts des nations et empires, mais décentrée et subordonnée aux impératifs associatifs ; établissant non des zones d'influence stratégiques et économiques, mais des liens coopératifs entre zones. Elle ne pourrait s'imposer qu'en faisant converger des voies d'approches multiples. L'ONU devrait être le centre de ces décentrations, en même temps qu'un pouvoir de police planétaire intervenant lorsqu'un Etat agresse un autre Etat, un peuple, une ethnie, en attendant de pouvoir disposer d'assez de forces démocratiques mondiales et de forces d'action propres pour rétablir la démocratie partout où elle serait renversée. Il faudrait aussi favoriser la formation de nouvelles entités planétaires, liées à l'ONU, la définition de programmes communs pour les problèmes vitaux, comme Rio en 1992, envisager de multiples entités associatives transnationales, internationales, méta-nationales, en tirant profit d'expériences historiques comme celles des villes de Hanse, du Saint-Empire romain germanique, de l'Empire romain, non pour les imiter, mais pour stimuler, à leur remémoration, l'invention prospective.

- Il y aurait besoin, pour la concrétisation de ces possibilités, selon l'expression de Jean-Marie Pelt, d'une «opinion publique planétaire». Il y aurait besoin d'une citoyenneté planétaire, d'une conscience civique planétaire, d'une opinion intellectuelle et scientifique planétaire, d'une opinion politique planétaire. Nous n'en sommes même pas au débuts. Et pourtant ce sont les préalables à une politique planétaire, laquelle est en même temps une condition à la formation de ces opinions et prises de conscience.

- Il s'agirait d'aller vers une société universelle fondée sur le génie de la diversité et non sur le manque de génie de l'homogénéité, ce qui nous amène à un double impératif, qui porte en lui sa contradiction, mais qui ne peut se féconder que dans la contradiction : 1) partout préserver, étendre, cultiver, développer l'unité ; 2) partout préserver, étendre, cultiver, développer la diversité. D'où ce paradoxe : il faut à la fois préserver et ouvrir les cultures. Cela n'a, du reste, rien de novateur : à la source de toutes les cultures, y compris celles qui semblent les plus singulières, il y a rencontre, association, syncrétisme, métissage. Toutes les cultures ont une possibilité d'assimiler en elles ce qui leur est d'abord étranger, du moins jusqu'à un certain seuil, variable selon leur vitalité, et au-delà duquel c'est elles qui se font assimiler et/ou désintégrer.

- Nous ne sommes pas inéluctablement condamnés. Les forces de barbarie de morcellement, d'aveuglement, de destruction qui rendent utopique la politique planétaire sont tellement menaçantes aujourd'hui pour l'humanité qu'elles nous indiquent a contrario que la politique d'hominisation et la révolution planétaire répondent à un besoin vital. (TP-93)

- La politique de l'humain aurait pour mission la plus urgente de solidariser la planète. Ainsi une agence ad hoc des Nations unies devrait disposer de fonds propres pour l'humanité défavorisée, souffrante, misérable. Elle devrait comporter un office mondial de médicaments gratuits pour le sida et les maladies infectieuses, un office mondial d'agreenntation pour les populations dénuées ou frappées de famine, une aide substantielle aux ONG humanitaires. Les nations riches devraient procéder à une mobilisation massive de leur jeunesse en un service civique planétaire partout où les besoins s'en font sentir (sécheresse, inondation, épidémies). Le problème de la pauvreté est mal estimé en termes de revenus ; c'est surtout celui de l'injustice dont souffrent les indigents, miséreux, nécessiteux, les subalternes, les prolétaires, non seulement devant la malnutrition ou la maladie, mais dans tous les aspects de l'existence où ils sont dépourvus de respect et de considération. Le problème des démunis, c'est leur impuissance devant le mépris, l'ignorance, les coups du sort. La pauvreté est beaucoup plus que la pauvreté. C'est dire que, pour l'essentiel, elle ne se calcule ni ne se mesure en termes monétaires.

- La politique de l'humanité serait corrélativement une politique de justice pour tous ceux qui, non occidentaux, subissent le déni des droits reconnus par l'Occident pour lui-même. La politique de l'humanité serait en même temps une politique pour constituer, sauvegarder et contrôler les biens planétaires communs. Alors que ceux-ci sont actuellement limités et excentriques (l'Antarctique, la lune), il faudrait y introduire le contrôle de l'eau, ses rétentions et ses détournements, ainsi que les gisements pétroliers. (LIB-02)

Politique de civilisation : - Civiliser la Terre ! Mais il faudrait prendre conscience du problème même de la civilisation. Elle n'est qu'une mince croûte à la surface de nos êtres et de nos sociétés. Il faut renforcer la croûte, mais cela suppose une transformation profonde des relations humaines, et c'est cela justement qui fait problème. […] N'est-ce pas reprendre un vœu qui a jusqu'à présent toujours échoué, sous ses formes bouddhistes, chrétiennes, socialistes ? La pensée complexe, consciente des ambivalences, du mal dans le bien, du bien dans le mal, de l'impossible perfection, de l'impossible achèvement de l'écologie de l'action, de l'enchevêtrement toujours inattendu des inter-rétroactions, de l'impossible liquidation du «négatif», est par là même consciente de l'énorme difficulté. (TP-93)

- Tout ce qui a constitué le visage lumineux de la civilisation occidentale présente aujourd'hui un envers de plus en plus sombre. Ainsi, l'individualisme, qui est l'une des grandes conquêtes de la civilisation occidentale, s'accompagne de plus en plus de phénomènes d'atomisation, de solitude, d'égocentrisme, de dégradation des solidarités. Autre produit ambivalent de notre civilisation, la technique, qui a libéré l'homme d'énormes dépenses énergétiques pour les confier aux machines, a dans le même temps asservi la société à la logique quantitative de ces machines.

- S'il y a une crise de civilisation, c'est parce que les problèmes fondamentaux sont considérés en général par la politique comme des problèmes individuels et privés. Cette dernière ne perçoit pas leur interdépendance avec les problèmes collectifs et généraux. La politique de civilisation vise à remettre l'homme au centre de la politique, en tant que fin et moyen, et à promouvoir le bien-vivre au lieu du bien-être. Elle devrait reposer sur deux axes essentiels, valables pour la France, mais aussi pour l'Europe : humaniser les villes, ce qui nécessiterait d'énormes investissements, et lutter contre la désertification des campagnes. (LFM-97)

- Au sein de la civilisation occidentale, l'élévation du niveau de la vie est gangrenée par l'abaissement de la qualité de la vie. Le mal-être parasite le bien-être. Un problème est donc posé par et pour ce qui semblait devoir apporter un progrès généralisé et irréversible de civilisation. Au-delà du malaise dans laquelle, selon Freud, toute civilisation développe en elle les ferments de sa propre destruction, des symptômes spécifiques à la nôtre sont apparus, creusant un nouveau mal de civilisation.

- Les maux de notre civilisation sont ceux qu'ont fait effectivement apparaître l'envers de l'individualisation, de la technicisation, de la monétarisation, du développement , du bien-être. Ainsi la technique est ce qui permet aux humains d'asservir les énergies naturelles. Mais c'est aussi ce qui permet d'asservir les humains à la logique déterministe, mécaniste, spécialisée, chronométrée de la machine artificielle. […] La logique de la machine industrielle dans les entreprises, les bureaux, la vie urbaine, les loisirs impose des critères standardisés et impersonnels qui nuisent aux convivialités. L'essor des nouvelles techniques, notamment informatiques, provoque perturbations économiques et chômage, alors qu'il pourrait devenir libérateur, à condition d'accompagner la mutation technique par une mutation sociale.

- Le problème de notre civilisation est d'une extrême complexité, d'une part parce que cette civilisation comporte en même temps des traits exceptionnellement positifs et des traits exceptionnellement négatifs, dont on ne peut prédire lesquels deviendront dominants, d'autre part parce qu'elle constitue un ensemble inter-relationné en boucle, où chaque élément est à la fois produit et producteur, cause et effet, et où l'on ne peut isoler un déterminant «en dernière instance», qui permettrait à un maître-mot de tout expliquer et, par-là, de trouver aisément une solution simple. Ainsi ce qui est en cause est beaucoup plus que notre idée de modernité : c'est à la fois notre idée de civilisation et notre idée de développement .

- Alors que progressent les tendances dominantes, des contre-tendances sont apparues qui progressent à leur tour. Alors que les processus de dégradation de la vie urbaine et de désertification s'aggravent, de multiples résistances se manifestent et s'accroissent. mais contre-tendances et contre-courants ne se sont pas encore rencontrés, synergisés. Ce sont ces contre-tendances et ces résistances qu'il s'agirait de réunir en faisceau, de stimuler et d'intégrer dans une politique de civilisation. Partout jaillissent des initiatives pour régénérer le tissu social et la vie citoyenne. Mais ces initiatives sont dispersées, locales. Il faut non les systématiser mais les systémiser, c'est-à-dire les relier pour qu'elles constituent un tout, où solidarité, convivialité, écologie, qualité de la vie, cessant d'être perçues séparément, seraient conçues ensemble.

- Nous sommes dans une période préliminaire d'un possible changement de civilisation, où les relations travail/capital, technique/administration, ville/campagne, nature/culture, vie quotidienne seraient transformées. Déjà s'annoncent de multiples débuts de transformation, mais la vraie transformation s'accomplira lorsque tous les termes s'entre-transformeront les uns les autres, opérant ainsi une transformation globale, laquelle rétroagira sur les transformations de chaque terme. Aussi, plus important que tous les plans et projets seront les processus divers formant égrégore (synthèse d'une force collective qui contient les buts, les espoirs et les désirs de l'ensemble des individus qui s'y rattachent) et allant vers leur synergie. Il faut les faire émerger à la politique pour qu'elles revêtent la figure d'une politique de civilisation.

- La politique de civilisation reprend l'aspiration à plus de communauté, de fraternité et de liberté, qui fut la source du socialisme au siècle dernier, tout en y reconnaissant, cette fois, la difficulté anthropologique et sociologique. Aujourd'hui, l'aspiration est moins naïve, mais son ampleur incite à une œuvre historique de longue haleine, qui devrait se confondre avec l'aventure humaine : c'est une tâche essentielle pour améliorer les relations entre humains, depuis les relations interpersonnelles jusqu'aux relations à l'échelle de la planète. Aujourd'hui, on isole les problèmes du chômage, de l'emploi, de l'exclusion hors de leur contexte et on prétend les traiter à partir d'une logique économique close. Il faut au contraire les considérer au sein d'une grande problématique de la société et partir des besoins de civilisation qui, d'eux-mêmes, exigent de nouveaux emplois. Il ne suffit par de partir d'un «social» qui mettrait entre parenthèse le civilisationnel. Bien entendu, il ne s'agit pas, à l'inverse, de réduire ni de dissoudre toute politique dans la politique de civilisation ; les problèmes classiques de gouvernement demeurent, mais il y sont désormais liés.

- Le but de la politique de civilisation est la qualité de la vie, dont la manifestation est le bien-vivre, et non le seul bien-être, lequel réduit à ses conditions matérielles, produit du mal-être. Il ne s'agit évidemment pas de réduire la politique à une politique de civilisation. Il s'agit d'intégrer la politique de civilisation dans la politique. Il ne s'agit pas de réduire la politique de civilisation à une politique d'experts, ni seulement à une politique d'Etat. La politique de civilisation suppose évidemment l'élan, l'adhésion d'une grande partie des citoyens, mais elle est justement capable, en ouvrant une voie et une espérance, de réveiller les bonnes volontés, de susciter et stimuler élan et adhésion des citoyens. (PPC-02)

- Je crois qu'il faut substituer à l'idée de développement , qui se fie au progrès techno-économique pour assurer le progrès humain, l'idée d'une politique de civilisation, qui nous amène à réformer notre civilisation même et à reconsidérer les principes qui la commandent et qui, à mon avis, nous mènent à la sclérose, la régression, voire la catastrophe. Notre civilisation, du reste, ne sécrète plus de l'espérance, comme elle ne sécrète plus de solidarité. L'idée qu'une autre voie est possible susciterait une résurrection de l'espoir. Non pas l'ancien espoir, fondé sur la certitude du progrès, mais un espoir conscient du pari qu'il comporte. (LF-02)

- La politique de civilisation aurait pour mission de développer le meilleur de la civilisation occidentale, d'en rejeter le pire, et d'opérer une symbiose de civilisations intégrant les apports fondamentaux de l'Orient et du Sud. Cette politique de civilisation serait nécessaire à l'Occident lui-même. Celui-ci souffre de plus en plus de la domination du calcul, de la technique, du profit sur tous les aspects de la vie humaine, de la domination de la quantité sur la qualité, de la dégradation de la qualité de la vie dans les mégapoles, de la désertification de campagnes livrées à l'agriculture et à l'élevage industriels qui ont déjà produit bien des catastrophes agreenntaires. Le paradoxe est que cette civilisation occidentale qui triomphe dans le monde est en crise en son cœur même, et son accomplissement est la révélation de ses propres carences. La politique de l'homme et la politique de civilisation doivent converger sur les problèmes vitaux de la planète. Le vaisseau spatial Terre est propulsé par quatre moteurs associés et en même temps incontrôlés : science, technique, industrie, capitalisme (profit). Le problème est d'établir un contrôle sur ces moteurs. Les pouvoirs de la science, ceux de la technique, ceux de l'industrie doivent être contrôlés par l'éthique, qui ne peut imposer son contrôle que par la politique ; l'économie doit non seulement être régulée, mais elle doit devenir plurielle en comportant les mutuelles, associations, coopératives, échanges de services.

- Ainsi, la planète a besoin à la fois d'une politique de l'homme et d'une politique de civilisation. Mais elle a pour cela besoin de gouvernance. Une gouvernance démocratique mondiale est actuellement hors de portée ; toutefois, les sociétés démocratiques se préparent par des moyens non démocratiques, c'est-à-dire par des réformes imposées. Il serait souhaitable que cette gouvernance s'effectue à partir des Nations unies qui ainsi se confédéreraient, en créant des instances planétaires dotées de pouvoir sur les problèmes vitaux et les périls extrêmes (armes nucléaires et biologiques, terrorismes, écologie, économie, culture). Mais l'exemple de l'Europe nous montre la lenteur d'un cheminement qui exige un consensus de tous les partenaires. Il faudrait une montée soudaine et terrible de périls, la venue d'une catastrophe pour constituer l'électrochoc nécessaire aux prises de conscience et aux prises de décision. A travers régression, dislocation, chaos, désastres, la Terre-Patrie pourrait surgir d'un civisme planétaire, d'une émergence de société civile mondiale, d'une amplification des Nations unies, non se substituant aux patries, mais les enveloppant. (LIB-02)


Possible - Impossible : - impossible ? Cela a toujours été le nom que l'ignorance, la peur, le préjugé ont donné au possible. Aujourd'hui nous assistons à la destruction de l'impossible. Le Spoutnik a franchi un des murs de l'impossible. Certaine aujourd'hui se croient d'avant-garde, alors qu'ils rongent un os du passé. L'avant-garde a toujours eu un nom : l'anticipation. (ARG5-57)


Pouvoir : - L'exercice incontrôlé du pouvoir peut libérer le génie de la malfaisance, ce qui fut le cas pour Hitler et Staline. Aussi, les possibilités de génie ou de démence, de cruauté ou de bonté, de sainteté ou de monstruosité, virtuelles en tout être, peuvent se déployer dans des circonstances exceptionnelles. (M6-04)


Primate - Super-primate : - Nous sommes des super-primates. L'hominisation n'est autre que le développement multidimensionnel de la primacité, devenant super-primatisation, qui a donné à homo la primauté sur les primates. (PP-73)

- Nous avons généralisé et développé, en cours d'hominisation, des traits ou des comportements secondaires ou intermittents chez les primates comme l'usage d'instruments et la pratique de la chasse. Nous avons porté à l'hypertrophie le cerveau de nos ancêtres primates. Notre curiosité est fille de la très vive curiosité des singes et anthropoïdes, et c'est à juste titre que les humains y ont toujours vu leur propre curiosité en miroir. Plus que tout animal , mammifère et primate, nous sommes poussés par la recherche, et, au-delà de toutes aventures animales, cette recherche s'est déployée sur la planète. Homo sapiens, avec son gros cerveau, sa juvénilité adulte, est une tête chercheuse tous azimuts, et c'est dans la technique, le voyage, l'exploration, la prospection, la gastronomie, le jeu, l'amour , l'érotisme, la drogue, la mystique, la poésie, la philosophie, la science que se déploient ses recherches, dont celle-ci… (M2-80)


Problème : - ... les problèmes essentiels ne sont jamais parcellaires, et les problèmes globaux sont de plus en plus essentiels. De plus, tous les problèmes particuliers ne peuvent être posés et pensés correctement que dans leur contexte, et le contexte de ces problèmes lui-même doit être posé de plus en plus dans le contexte planétaire. (TBF-99)


Progrès : - L'idée de progrès semblait évidente à la fois comme direction assurée et comme progression effective. La croissance économique semblait déterminer le développement économique, lequel déterminait le développement social et individuel. L'accroissement quantitatif entraînait de lui-même l'épanouissement qualitatif. Or, cette idée de progrès était métaphysique dans le sens littéral où elle ignorait la loi, ou plutôt, l'anti-loi physique fondamentale : nous sommes dans un universoù joue un principe d'agitation, de dispersion, de désordre, où tout travail comporte déperdition et dégradation d'énergie, où toute organisation comportant du travail - depuis l'organisation des étoiles jusqu'à celle des être vivants - produit par là même sa propre désorganisation , contre quoi elle lutte par autoréorganisation permanente, mais qui finalement, l'emporte et produit la mort : ainsi les étoiles comme les vivants sont promis à la mort. Tout progrès est partiel, local, provisoire, et, de plus, produit de la dégradation, de la désorganisation , c'est-à-dire du régrès. L'évolution biologique peut être considérée comme un progrès buissonnant à partir d'une archaïque vie unicellulaire. Mais ce progrès s'est payé par la dispersion d'espèces de milliers de fois plus nombreuses que les espèces aujourd'hui survivantes. Tout organisme vit, non seulement de la vie, mais aussi de la mort (le renouvellement) de ses cellules. Toute société vit, non seulement de la vie, mais aussi de la mort de ses individus. Ainsi, il n'y a ni progrès définitivement acquis, ni progrès qui n'est que progrès, ni progrès sans ombre. Tout progrès risque de sa dégrader et comporte un double jeu dramatique progression/régression. (PSVS-81)

- ... dans l'univers physique, biologique, sociologique et anthropologique, il y a une problématique complexe du progrès. Dire complexité signifie que l'idée, ici le progrès, comporte de l'incertitude, comporte sa négation et sa dégradation potentielle et comporte du coup la lutte contre la dégradation. Autrement dit, il faut faire un progrès dans l'idée de progrès. Le progrès doit cesser d'être une notion linéaire, simple, assurée, irréversible, pour devenir complexe et problématique. La notion de progrès doit comporter autocritique et réflexivité. (SC-90)

- On doit bien accepter qu’il n’y a pas des rails de l’histoire conduisant vers le mieux être, alors qu’on s’ordonnait jusque là au mythe du progrès.(EAP-95)

- Le mythe du progrès, qui est au fondement de notre civilisation, qui voulait que, nécessairement, demain serait meilleur qu'aujourd'hui, et qui était commun au monde de l'Ouest et au monde de l'Est, puisque le communisme promettait un avenir radieux, s'est effondré en tant que mythe. Cela ne signifie pas que tout progrès soit impossible, mais qu'il ne peut plus être considéré comme automatique et qu'il renferme des régressions de tous ordres. Il nous faut reconnaître aujourd'hui que la civilisation industrielle, technique et scientifique crée autant de problèmes qu'elle en résout. (LFM-97)

- On a pu Croire que le progrès était automatique garanti par l'évolution historique. On a cru que la science ne pouvait être que progressive, que l'industrie ne pouvait apporter que des bienfaits, que la technique ne pouvait apporter que des améliorations. On a cru que des lois de l'histoire garantissaient l'épanouissement de l'humanité et, sur cette base, on a cru qu'il était possible de mettre sur terre le salut, c'est-à-dire ce règne du bonheur que les religions avaient promis dans le ciel. Or on assiste aujourd'hui à l'effondrement de l'idée qu'il puisse y avoir un salut sur terre, ce qui ne veut pas dire qu'il faille renoncer à l'idée d'améliorer les rapports humains et de civiliser l'humanité. L'abandon de l'idée de salut est lié à la compréhension qu'il n'y a pas de lois de l'histoire, que le progrès n'est pas garanti, qu'il n'est pas automatique. Non seulement le progrès doit être conquis, mais, chaque fois qu'il est conquis, il peut régresser et il faut sans cesse le régénérer. (APS-97)

- La démence n'a pas conduit l'espèce humaine à l'extinction (seules les énergies nucléaires libérées par la raison scientifique et seul le développement de la rationalité technique aux dépens de la biosphère pourraient la conduire à sa disparition). Et pourtant, tant de temps semble avoir été perdu, gaspillé à des rites, des cultes, des ivresses, des décorations, des danses, et d'innombrables illusions... En dépit de tout cela, le développement technique, puis scientifique, a été foudroyant ; les civilisations ont produit philosophie et science ; l 'Humanité a dominé la Terre. C'est dire que les progrès de la complexité se sont faits à la fois malgré, avec et à cause de la folie humaine.

- La possibilité anthropologique, sociologique, culturelle, spirituelle de progrès restaure le principe d'espérance, mais sans certitude " scientifique ", ni promesse " historique ". C'est une possibilité incertaine qui dépend beaucoup des prises de conscience, des volontés, du courage, de la chance... Aussi, les prises de conscience sont-elles devenues urgentes et primordiales. (SSEF-00)

- La crise de civilisation est invisible parce qu'on ne voit qu'une myriade de crises individuelles, qu'une myriade de problèmes disjoints les uns des autres. Je la crois profonde. Marx disait que l'histoire progresse par le mauvais côté. Aujourd'hui, on pourrait s'interroger sur la pertinence du terme «progresse». L'idolâtrie de la modernité a empêché d'entrevoir la face cachée du progrès, sa face sombre. Elle empêche de voir que le progrès technique, scientifique, économique n'est pas la locomotive du progrès humain. (LF-02)

- Partout le progrès des sciences, des techniques, de l'économie, de l'urbanisation, de la bureaucratie et même de l'individualisme, qui semblaient être à la fois les moteurs et les effets d'un progrès historique généralisé, révèlent leurs ambivalences. Les solutions sont devenues problèmes dans le monde dit développé ; elles le deviendront dans le reste du monde et aggraveront les problèmes mondiaux. Sans le savoir, nous avons peut-être franchi les seuils au-delà desquels les sous-produits néfastes des processus bienfaisants devenaient les produits principaux. Nous pouvons supposer que l'extension des mégapoles et de l'industrialisation ne peut être illimitée, et que, si les processus ne sont pas décélérés ou modifiés, ils conduiront à des catastrophes irréversibles. D'où la nécessité de remplacer quantité par qualité. (PPC-02)

- Les développements de la science, de la technique, de l'industrie, de l'économie qui propulsent désormais le vaisseau spatial Terre ne sont régulés ni par la politique, ni par l'éthique. Ainsi ce qui semblait devoir assurer le progrès certain apporte certes des possibilités de progrès futur, mais aussi crée et accroît des périls. ( LM-12/03)

- Auparavant, les hommes étaient convaincus que l'avenir du monde serait meilleur grâce à ce qu'on appelait le développement, ou encore le progrès. Ces mots magiques, pour certains, sont synonymes d'une amélioration de l'état du monde apportée par la croissance économique et industrielle. L'URSS annonçait un avenir radieux, l'Ouest assistait avec ferveur au développement des sociétés industrielles. Cette croyance s'est désintégrés, entraînant une prise de conscience de l'incertitude de l'avenir. On s'est rendu compte avec certains événements que le progrès n'arrivait pas, ou pis, qu'apparaissaient des nombreux phénomènes régressifs. .... On a pris conscience que, si la technique permet de domestiquer les énergies matérielles, elle a également implanté massivement une mentalité fondée uniquement sur le calcul. Une logique qui convient parfaitement aux machines artificielles et qui, malencontreusement, est appliquée aux sociétés humaines qui ne sont pas des machines dans le sens déterministe, trivial. De la même manière, l'industrie permet de produire des objets en série accessibles à des couches de plus en plus nombreuses de personnes. Or il a été prouvé que ceux qui travaillent au sein de ces entreprises sont asservis par leur travail. De plus, les sociétés industrielles produisent des pollutions, des dégradations de la nature.

- Si les progrès scientifiques techniques, médicaux, sociaux son admirables, il ne faut pas sous-estimer le redoutable pouvoir destructeur et manipulateur de la science et de la technique. C'est la première fois dans l'histoire de l'homme que, grâce à la science et à la technique, on est capable d'anéantir irrémédiablement toute l'humanité. La biosphère est également menacée de dégradation : ces dangers sont le fruit de notre progrès. Tout progrès, surtout s'il est matériel et technique, se traduit par une régression dans un autre sens. C'est pourquoi il faudrait un nouveau commencement, c'est-à-dire ne plus continuer dans la même direction. A cet égard la phrase de Heidegger prend toute sa dimension : «L'origine n'est pas derrière nous, mais elle est devant nous». Nous sommes dans l'obligation, aujourd'hui, quand nous faisons le bilan de tous les processus planétaires, de ne plus continuer sur la même voie et d'imaginer un commencement, mais la question est de savoir comment. (VM-03)


Prose - Poésie : - … il faut reconnaître que, quelle que soit sa culture, l'être humain produit deux langages à partir de sa langue : un langage qui est le langage rationnel, empirique, pratique, technique ; l'autre qui est symbolique, mythique, magique. Le premier tend à préciser, dénoter, définir, il s'appuie sur la logique et il essaie d'objectiver ce dont il parle. Le second utilise plutôt la connotation, l'analogie, la métaphore, c'est-à-dire le halo de significations qui entoure chaque mot, chaque énoncé, et essaie de traduire la vérité de la subjectivité. Ces deux langages peuvent être juxtaposés ou mêlés, ils peuvent être séparés, opposés, et à ces deux langages correspondent deux états. L'état premier, qu'on peut appeler prosaïque, l'état où nous nous efforçons de percevoir, de raisonner, et qui est l'état qui couvre une grande partie de notre vie quotidienne. Le second état, que l'on peut justement appeler «état second», l'état poétique. L'état poétique peut être donné par la danse, par le chant, par le culte, par les cérémonies et, évidemment, il peut être donné par le poème.

- Donc, prose-poésie, tel est le tissu de notre vie. Hölderlin disait : «Poétiquement, l'homme habite la terre». Je crois qu'il faut dire que l'homme l'habite poétiquement et prosaïquement à la fois. S'il n'y avait pas de prose, il n'y aurait pas de poésie. La poésie ne pouvant apparaître évidente que par rapport à la prosaïté. Nous avons donc cette double existence, cette double polarité, dans nos vies.

- Dans nos sociétés contemporaines occidentales, une séparation, je dirais même une disjonction , s'est opérée entre les deux états, la prose et la poésie. Il y a eu deux ruptures. La première rupture, c'est quand, à partir de la Renaissance, s'est développée une poésie de plus en plus profane. Il y a eu aussi une autre dissociation qui s'est opérée à partir du XVII siècle entre, d'un côté, une culture devenue scientifique et technique et, de l'autre, une culture humaniste, littéraire, philosophique, comportant évidemment la poésie. C'est à la suite de ces deux dissociations que la poésie s'est autonomisée et qu'elle est devenue strictement poésie. Elle s'est séparée de la science, elle s'est séparée de la technique, elle s'est évidemment séparée de la prose. Elle s'est séparée des mythes, je veux dire qu'elle n'est plus mythe, mais elle se nourrit toujours de sa source qu'est la pensée symbolique, mythologique, magique. Dans notre culture occidentale, la poésie, comme la culture humaniste, s'est trouvée reléguée. Elle s'est trouvée reléguée dans le loisir, dans le divertissement, elle s'est trouvée reléguée pour les adolescents, pour les femmes, elle est devenue en quelque sorte un élément infériorisé par rapport à la prose de la vie.

- Qu'est-ce que la vie ? La vie est un tissu mêlé ou alternatif de prose et de poésie. On peut appeler prose les activités pratiques, techniques et matérielles qui sont nécessaires à l'existence. on peut appeler poésie ce qui nous met dans un état second ;: d'abord la poésie elle-même, puis la musique, la danse, la jouissance et, bien entendu, l'amour . Prose et poésie étaient étroitement entretissées dans les sociétés archaïques. Par exemple, avant de partir en expédition ou au moment des moissons, il y avait des rites, des danses, des chants. Nous sommes dans une société qui tend à disjoindre prose et poésie, et où il y a une très grande offensive de prose liée au déferlement technique, mécanique, glacé, chronométré, où tout se paie, tout est monétarisé.

- La poésie a bien sûr essayé de se défendre dans les jeux, les fêtes, les bandes de copains, les vacances. Chacun, dans notre société, essaie de résister à la prose du monde, comme, par exemple, dans les amours clandestines, parfois, éphémères, toujours errantes. Il y a des prêts-à-consommer de poésie qui se vendent dans les clubs de vacances, Club Méditerranée par exemple : on y vit dans un monde sans argent, mais évidemment en payant d'avance. en résumé, la poésie c'est l'esthétique, c'est l'amour , c'est la jouissance, c'est le plaisir, c'est la participation et, dans le fond, c'est la vie ! Qu'est-ce qu'une vie raisonnable ? Est-ce mener une vie prosaïque ? Folie ! Mais nous y sommes partiellement obligés, car si nous n'avions qu'une vie en permanence poétique, nous ne le sentirions plus. Il nous faut de la prose pour ressentir la poésie. (APS-97)

- La prose, ce sont les nécessités, les obligations auxquelles nous devons faire face et qui, évidemment, ne nous intéressent guère, mais qu'il faut effectuer pour survivre. La poésie, en revanche, c'est la vraie vie, c'est-à-dire tout ce qui nous apporte intensité, émotion, jouissance. C'est la fête, c'est la danse, c'est l'amour. C'est d'assister à la finale de la coupe du monde de football. Il y a mille formes de poésie. Certaines personnes trouvent de la poésie dans leur métier, comme l'écrivain, le chercheur, le découvreur. L'épanouissement de l'être humain, est dans la vie poétique, pas dans la vie prosaïque. Or il y a invasion de prose dans notre monde contemporain et, pour ne pas être asphyxiés, nous cherchons l'antidote poétique, notamment les adolescents avec leurs fêtes, leurs raves, leurs jeux, leurs amours, etc. Je propose donc, dans L'Humanité de l'Humanité, une anthropologie ni abstraite, ni mutilée, ni unilatérale, et qui, bien sûr, conçoit la relation au masculin-féminin. Lévi-Strauss disait que le but de l'anthropologie était non de révéler l'homme, mais de le dissoudre. Je pense le contraire. (ITI-00)

- vivre de prose n'est que survivre. Vivre, c'est vivre poétiquement. (M6-04)


Psycho-affectif : - La logique psycho-affective est la branche sauvage de la pensée

- Le système psycho-affectif donne substance et existence à tout ce que les magies et les religions ont considéré comme réel (fantômes, esprits, dieux , miracles, révélations, possessions etc.) mais aussi à la notion moderne de réalité. Il sécrète en somme, le caractère ontologique de l'existence, le caractère existentiel de l'être, le caractère substantiel de la réalité.

- Les échanges psycho-affectifs avec autrui, la société, le monde, s'opèrent selon des processus de projection-identification.

- Le système psycho-affectif commande à la fois le monde des sentiments et le monde de la magie. Le sentiment est vécu comme une réalité subjective, la magie comme une réalité objective…… (VS-69)


Purification : - Ce qui est expérimental est toujours purificateur. Tu prends un corps, tu le soustrais aux facteurs incontrôlables et délétères de son environnement, tu le mets dans un environnement pur et contrôlé etc... Tu purifies toujours en isolant, tu isoles l’objet ou tu isoles la discipline , mais c’est l’équivalent intellectuel de la purification ethnique. (EAP-95)