Raison - Raisonner : - On ne peut plus opposer substantiellement, abstraitement, raison et folie. Il nous faut, au contraire, surimposer au visage sérieux, travailleur, appliqué d'homo sapiens le visage à la fois autre et identique d'homo demens. L'homme est fou-sage. La vérité humaine comporte l'erreur. L'ordre humain comporte le désordre. (PP-73)
- ...l'homme, comme le dit Castoriadis, est un animal fou dont la folie a inventé la raison. (PSVS-81)
- L'être est devenu silence ou béance. La logique apparaît crevassée. La raison s'interroge, s'inquiète.(M3-86)
- Le mot Raison, terme général et synthétique, est, en fait, l'enjeu des conflits entre rationalité et rationalisation ; c'est la position stratégique clé dont veulent s'emparer les adversaires. Aussi la raison pourra devenir l'étendard et le masque de la Folie, et il faudra la dérationaliser pour la rendre rationnelle.... (PE-87)
- On a cru que la raison devait éliminer tout ce qui est irrationalisable, c'est-à-dire l'aléa, le désordre, la contradiction, afin d'enfermer le réel à l'intérieur d'une structure d'idées cohérentes, théorie ou idéologie. Or la réalité déborde de toute part de nos structures mentales : «Il y a plus de choses sur la terre et dans le ciel que dans toute notre philosophie», avait depuis longtemps remarqué Shakespeare. (SC-90)
- La pathologie de la raison est la rationalisation qui enferme le réel dans un système d'idées cohérent mais partiel et unilatéral, et qui ne sait ni qu'une partie du réel est irrationalisable, ni que la rationalité a pour mission de dialoguer avec l'irrationalisable. (IPC-90)
- la raison contient aussi la déraison; l'un contient aussi l'autre; le parfait est monstrueux; l'ordre contient aussi le désordre; les intellectuels critiquent les mythes et produisent les mythes; le progrès de la connaissance fait progresser le mystère etc. (MD-94)
- La folie humaine est source de haine, cruauté, barbarie, aveuglement. Mais sans les désordres de l'affectivité et les débordements de l'imaginaire, sans la folie de l'impossible, il n'y aurait pas d'élan, de création, d'invention, d'amour , de prose">poésie
. Aussi l'être humain est-il animal non seulement insuffisant en raison mais aussi doué de déraison. (APS-97)- La civilisation née en Occident, en larguant ses amarres avec le passé, croyait se diriger vers un futur de progrès à linfini. Celui-ci était mû par les progrès conjoints de la science, de la raison, de l'histoire, de l'économie, de la démocratie. Or, nous avons appris, avec Hiroshima, que la science était ambivalente ; nous avons vu la raison régresser et le délire stalinien prendre le masque de la raison historique ;
- Il y a une relation étroite entre lintelligence et laffectivité : la faculté de raisonner peut être diminuée, voire détruite, par un déficit d'émotion ; l'affaiblissement de la capacité à réagir émotionnellement peut être même à la source de comportements irrationnels. (SSEF-00)
- Assumer la dialogique raison-passion signifie garder toujours la raison comme veilleuse, c'est-à-dire entretenir toujours la petite flamme de la conscience rationnelle jusque dans l'exaltation de la passion. (M6-04)
Rationalité - Rationalisation - Rationalisme :
- La rationalité n'est pas seulement dans la cohérence de l'édifice théorique cherché ou trouvé. Elle est dans la volonté ouverte de dialogue avec l'expérience, et, plus largement, le monde extérieur. Je dis ouverte car la vraie rationalité suppose toujours que notre savoir n'est pas achevé et que du nouveau viendra le modifier. De la lunette galiléenne aux radiotélescopes, de la loupe aux microscopes électroniques, nous avons vu surgir galaxies, quasars, trous noirs, cellule, molécule, atome, particule.... et chacune de ces apparitions a bouleversé notre vision du monde, transformant une ancienne rationalité en rationalisation bornée. Car là gît la différence et l'opposition interne au cur même de l'idée de raison. Il suffit qu'elle se ferme à l'expérience nouvelle et se referme en elle-même pour qu'une rationalité devienne rationalisation. La rationalisation est la cohérence logique qui se construit à partir de prémisses incomplètes ou erronées, et/ou à partir d'un principe discursif mutilant (le paradigme de disjonction /réduction). La raison devenue rationalisation s'érige au-dessus des faits et leur devient supérieure. Par contre, la rationalité remet en cause ses constructions intellectuelles dès que l'expérience semble les infirmer.
- La rationalisation se caractérise à la fois par un excès de logique par rapport à l'empirique et par le refus de la complexité du réel. Elle veut que le réel obéisse aux structures simplifiantes de l'esprit. Aussi, la rationalisation tend toujours, devant des données difficilement conciliables entre elles, voire contradictoire à ses yeux, à rejeter comme fausses ou mensongères une partie des données, et rétablir au plus tôt la cohérence univoque de sa vision du monde. Alors que, dans les sciences, la rationalité ouverte dialogue avec le hasard et l'aléa, la rationalisation hait le hasard parce qu'il fait brèche en elle. Or, le hasard ne fait pas seulement qu'enrichir la causalité, il l'empêche de devenir folle. La rationalisation ne menace pas seulement théories et idéologies. Elle est en uvre dans notre vie quotidienne où notre logique égocentrique sélectionne, dans nos perceptions, événements, rencontres, débats, etc., les données conformes à l'image que nous voulons avoir/donner de nous-mêmes. (c'est bien le terme de rationalisation que Freud a utilisé pour nommer les autojustifications et autres constructions névrotiques). La rationalisation est en uvre, aussi bien au niveau des théories et idéologies, au niveau de la vie quotidienne égocentrique/autojustificatrice, au niveau du délire pathologique. Et, dans la sphère politique, la rationalisation opère à la fois de façon idéologique, autojustificative, quotidienne, pathologique.
- La rationalisation se fonde sur le principe que le réel est à tout prix et totalement rationalisable. De plus la rationalisation asservit le réel à son idée du rationnel. La rationalité est au service du commerce avec le réel. C'est dire que la lutte contre la rationalisation fait partie de l'effort rationnel qui cherche à traduire la complexité du réel. Le plein emploi de la rationalité s'effectue dans le dialogue avec un réel qui n'est pas totalement rationalisable.
- La rationalité doit sans cesse combattre la rationalisation non seulement comme l'ennemi extérieur qui prend le masque de la raison, mais aussi, surtout, comme l'ennemi intérieur qui se développe en cancer dans son sein, par hypertrophie de la cohérence logique au détriment de la vérification empirique.
- La raison-idole produit le rationalisme, c'est-à-dire : a) vision du monde postulant l'accord total entre le réel et le rationnel ; b)éthique anthroposociale affirmant que tous les actes humains peuvent et doivent être rationnels dans leur principe, leur conduite et leur finalité.
- La raison doit devenir ouverte, ou plutôt, la vrai rationalité n'est autre que la raison ouverte. La raison ouverte ne fait que combattre l'irrationnel, elle dialogue avec lui et reconnaît l'irrationalisable. A la différence de la raison démente d'un monde totalement rationnel et d'un homme seulement rationnel, elle voit dans le monde jeu d'ordre/désordres/organisation , et conçoit homo non seulement sapiens, mais sapiens/demens. La raison ouverte reconnaît l'a-rationnel, c'est-à-dire ce qui n'est ni rationnel ni irrationnel, comme l'être et l'existence, qui, sans raison d'être, sont. La raison ouverte reconnaît le sur-rationnel et essaie de le concevoir (ainsi toute création comporte quelque chose de sur-rationnel que la rationalité peut éventuellement comprendre après coup). La raison ouverte reconnaît qu'il y a des réalités à la fois rationnelles, irrationnelles, a-rationnelles, sur-rationnelles, comme les mythes, alors que la raison close n'y voit qu'erreurs, sottises, superstitions. La raison ouverte est ainsi le seul mode de commerce entre le rationnel, l'irrationnel, l'a-rationnel, le sur-rationnel, et par là elle nous est absolument nécessaire pour dialoguer avec le réel. Elle est du même coup absolument nécessaire pour combattre ses ennemis intérieurs : la lutte contre rationalisation, réification, déification, instrumentalisation de la raison est la tâche même de la rationalité ouverte. (PSVS-81)
- La Grèce n'a pas inventé la rationalité. Il y a dans toutes les sociétés humaines, y compris les plus archaïques, une pensée empirique/logique/technique qui permet d'élaborer des stratégies de connaissance et d'action , fabriquer des outils et des armes, pratiquer la chasse, etc. C'est ce que l'on peut appeler l'exercice rationnel de l'intelligence . Les pratiques magiques, les conceptions mythologiques et religieuses n'empêchent nullement ces sociétés de produire de la rationalité. Mais la rationalité y est seulement diffuse, éparpillée, imbibée de non-rationalité, et est seulement instrumentale, c'est-à-dire adaptée aux finalités pratiques auxquelles elle est vouée. En revanche, c'est en Grèce que s'est développée une sphère autonome de rationalité vouée, non plus instrumentalement aux fins pratiques de l'activité sociale, mais à la pensée théorique et à la réflexion sur tous problèmes. C'est la sphère philosophique elle-même, où la rationalité se développe dans l'échange d'arguments et la confrontation des idées.
- Dans son exercice même, la rationalité présente une double nature : d'une part, une nature constructive dans l'élaboration des systèmes d'idées ou théories ; d'autre part, une nature critique dans son aptitude à rejeter toute conception qui ne respecte pas le dialogue avec le réel, soit par non-cohérence de la pensée, soit par non-considération des faits. Aussi faut-il définir la rationalité non comme une essence, mais comme un dialogue entre l'esprit et le réel : l'esprit veut correspondre avec le monde en élaborant des conceptions qui lui correspondent.
- La rationalisation a la même source que la rationalité, mais en devient le contraire, parce qu'elle paralyse l'activité critique et chloroforme le dialogue avec le réel au profit de la logique de son système. La rationalisation enferme l'Univers dans un système cohérent, construit à partir de postulats jugés indiscutables, et rejette tout fait, toute idée, tout argument non conforme avec le système. La rationalisation est une machine à justifier de façon cohérente toute croyance ou idée qui veut échapper à la critique rationnelle.
- Le mot Raison, terme général et synthétique, est, en fait, l'enjeu des conflits entre rationalité et rationalisation ; c'est la position stratégique clé dont veulent s'emparer les adversaires. Aussi la raison pourra devenir l'étendard et le masque de la Folie, et il faudra la dérationaliser pour la rendre rationnelle....
- C'est au XVIII siècle que la raison va briser les amarres avec la Foi et prendre le flambeau de toutes Lumières. La raison des philosophes est à la fois pleinement critique et pleinement constructive : d'une part, elle attaque les mythes, religions et pouvoirs arbitraires ; d'autre part, elle édifie une philosophie complète qui sera appelée plus tard rationalisme. Le rationalisme est assuré que le Monde, obéissant à un Ordre rationnel, est totalement perméable à la raison : tout ce qui existe est intelligible et a sa raison d'être. Ce rationalisme s'articule sur l'Humanisme, qui justifie la souveraineté rationnelle d'Homo Sapiens et s'appuie sur la science, qui dévoile les Lois rationnelles de l'Univers. La raison devient ainsi le guide unificateur du savoir, de l'éthique et de la politique : l'homme peut et doit agir rationnellement ; la société peut et doit être rationnellement organisée et dirigée. En fait, cette raison était aveugle là où elle croyait élucider. Elle était aveugle en retirant toute substance et consistance aux mythes et à la religion dénoncés comme erreurs, superstitions, supercheries. C'est cet aveuglement à l'égard des mythes extérieurs qui va produire ses mythes intérieurs, dont celui de l'Ordre rationnel ; c'est parce que la raison se croit Toute-Vérité qu'elle va s'auto-déifier : et c'est en s'auto-déifiant que la raison va devenir folle. En fait, dans la raison des philosophes, la confusion était originaire entre la raison critique, qui conduit chez Voltaire et Diderot à la tolérance, et la logique rationalisatrice qui élimine comme déraison tout ce qu'elle ne peut comprendre.
- Aujourd'hui, nous commençons à considérer l'aventure de la raison européenne dans ses ambivalences et sa complexité, et à concevoir la multiplicité hétérogène et parfois contradictoire des significations enfermées dans le mot de Raison. Ainsi nous pouvons comprendre que la rationalité s'oppose à la rationalisation, bien qu'elles aient l'une et l'autre la même source. Nous avons vu le mythe et la religion s'introduire en parasites et parfois finir par prendre possession de la raison justement au moment où celle-ci croyait les anéantir. Nous pouvons donc admettre que la raison est non seulement source de pensée critique, mais aussi source de pensée mythologique. Si on ne fait pas ces distinctions et oppositions, on a guère le choix qu'entre mettre en accusation tout ce qui porte le nom de raison ou bien continuer en toutes occasions à sanctifier ce Nom. Heureusement, la raison critique n'a jamais été submergée par l'auto-mythologisation de la raison, la raison ouverte a toujours pu sécréter les antidotes à la rationalisation, et l'aspiration émancipatrice, qui se trouve à la source grecque et humaniste de la raison, a refusé de se laisser étouffer par la raison instrumentale.
- Aujourd'hui, nous sommes arrivés au stade où il nous faut reconnaître qu'il n'y a pas d'harmonie totale entre le rationnel et le réel. Bien entendu, il y a des adéquations multiples, partielles, locales, régionales, mais il n'y a pas d'adéquation absolue et universelle. Nous devons désormais savoir que la raison est insuffisante à embrasser toute l'épaisseur et toute la multidimensionnalité du réel. Nous devons donc prendre le parti de la raison ouverte, qui développe un dialogue, non seulement avec l'irrationalisé, mais aussi avec l'irrationalisable. (PE-87)
- La rationalité c'est le jeu, c'est le dialogue incessant entre notre esprit qui crée des structures logiques, qui les applique sur le monde et qui dialogue avec ce monde réel. Quand ce monde n'est pas d'accord avec notre système logique, il faut admettre que notre système logique est insuffisant, qu'il ne rencontre qu'une partie du réel. La rationalité, en quelque sorte, n'a jamais la prétention d'épuiser dans un système logique la totalité du réel, mais elle a la volonté de dialoguer avec ce qui lui résiste. Comme le disait Shakespeare : «Il y a plus de choses dans le monde que dans toute notre philosophie.» L'univers est beaucoup plus riche que ne peuvent le concevoir les structures de notre cerveau, si développé soit-il.
- Qu'est-ce que la rationalisation ? La rationalisation, ce mot est employé très justement en pathologie par Freud et par beaucoup d psychiatres. La rationalisation consiste à vouloir enfermer la réalité dans un système cohérent. Et tout ce qui, dans la réalité, contredit ce système cohérent est écarté, oublié, mis de côté, vu comme illusion ou apparence. Ici, nous nous rendons compte que rationalité et rationalisation ont exactement la même source, mais qu'en se développant elles deviennent ennemies l'une de l'autre. Il est très difficile de savoir à quel moment nous passons de la rationalité à la rationalisation; il n'y a pas de frontière; il n'y a pas de signal d'alarme. Nous avons tous une tendance inconsciente à écarter de notre esprit ce qui va le contredire, en politique comme en philosophie. Nous allons minimiser ou rejeter les arguments contraires. Nous allons avoir une attention sélective sur ce qui favorise notre idée et une inattention sélective sur ce qui la défavorise. Souvent la rationalisation se développe dans l'esprit même des scientifiques. (IPC-90)
- Le processus de rationalisation peut commencer au cur même de la rationalité. C'est la résistance de la cohérence logique à la réalité empirique qui constitue le délire rationalisateur. Vous savez très bien que la folie dangereuse, c'est pas le délire d'incohérence, c'est le délire de cohérence : c'est le délire qui menace principalement l'intellectuel . L'antidote, c'est la réalité empirique ; c'est la vertu même de la science de maintenir le dialogue avec le monde empirique, de chercher celle-ci dans tous les domaines ; aussi la connaissance scientifique s'est développée, pas seulement par l'élaboration des théories, mais la démolition de rationalisations [...] la rationalité doit combattre quelque chose qui est en elle-même et qui tend à la transformer en son contraire ; ainsi la raison s'auto-détruit en s'idolâtrant, comme le montre le culte «de la déesse raison» constitué par Robespierre.... c'est par l'esprit qu'on peut lutter contre les délires de l'esprit. C'est pourquoi la raison doit être autocritique, et corrélativement, elle doit être ouverte. La raison ouverte dialigue avec ce qui est irrationalisable, aussi bien dans le réel que dans l'esprit humain lui-même. C'est pourquoi la raison doit dialoguer avec les Valeurs et les Mythes. (APM-90)
- rationalité et rationalisation ont le même tronc commun, qui est la recherche de cohérence. Mais alors que la rationalité est ouverte à ce qui résiste à la logique et demeure en dialogue avec le réel, la rationalisation intègre de force le réel dans la logique du système et croit alors le posséder. Cette tendance rationalisatrice rejoint ici la tendance "idéaliste" profonde de tout système d'idées, qui est d'absorber en lui la réalité qu'il nomme, désigne, décrit, explique. Sous l'angle de vue noologique, les systèmes d'idées ne se nourrissent pas seulement des énergies et passions des humains. Ils sucent et pompent la réalité dont ils rendent compte. En dévoilant les "lois" qui gouvernent le monde, les théories scientifiques aspirent en elles la souveraineté universelle de ces lois. (M4-91)
- La rationalité n'est pas une propriété (dans les deux sens du terme : 1° la qualité dont sont dotés certaines esprits - scientifiques, techniciens - et dont sont dénués les autres, 2° le bien dont les techniciens et les scientifiques sont propriétaires). En devenir conscients nous invite à rompre avec l'illusion, proprement occidentale, de se Croire propriétaire de la rationalité, et avec l'habitude de juger toute culture à la mesure de ses performances technologiques. Dans toute société, même archaïque, en même temps que mythes, magie, religion, il y a présence de rationalité dans la confection d'outils, la tactique de chasse, la connaissance des plantes, des animaux, du terrain. Dans nos sociétés modernes, il y a aussi présence de mythes, de magie, de religion, y compris un mythe providentialiste se camouflant sous le terme de raison, et y compris une religion du progrès. La pleine rationalité elle, rompt avec la raison providentialiste et avec l'idée rationalisatrice du progrès garanti. Elle conduit à considérer dans sa complexité l'identité terrienne de l'être humain. (TP-93)
- La rationalité est le meilleur garde-fou contre lerreur et lillusion. Dune part, il y a la rationalité constructive, qui élabore des théories cohérentes en vérifiant le caractère logique de lorganisation théorique, la compatibilité entre les idées composant la théorie, laccord entre ses assertions et les données empiriques auxquelles elle sapplique : une telle rationalité doit demeurer ouverte à ce qui la conteste, sinon elle se refermerait en doctrine et deviendrait rationalisation ; dautre part, il y a la rationalité critique qui sexerce particulièrement sur les erreurs et illusions des croyances, doctrines et théories. Mais la rationalité porte aussi en son sein une possibilité derreur et dillusion quand elle se pervertit, nous venons de lindiquer, en rationalisation. La rationalisation se croit rationnelle parce quelle constitue un système logique parfait, fondé sur déduction ou induction, mais elle se fonde sur des bases mutilées ou fausses, et elle se ferme à la contestation darguments et à la vérification empirique. La rationalisation est close, la rationalité est ouverte. La rationalisation puise aux mêmes sources que la rationalité, mais elle constitue une des plus puissantes sources derreurs et dillusions. Ainsi, une doctrine obéissant à un modèle mécaniste et déterministe pour considérer le monde n'est pas rationnelle mais rationalisatrice.
- La vraie rationalité, ouverte par nature, dialogue avec un réel qui lui résiste. Elle opère une navette incessante entre linstance logique et linstance empirique ; elle est le fruit du débat argumenté des idées, et non la propriété d'un système d'idées. Un rationalisme qui ignore les êtres, la subjectivité, l'affectivité , la vie est irrationnel. La rationalité doit reconnaître la part de l'affect, de l'amour , du repentir. La vraie rationalité connaît les limites de la logique, du déterminisme, du mécanisme ; elle sait que l'esprit humain ne saurait être omniscient, que la réalité comporte du mystère. Elle négocie avec l'irrationalisé, l'obscur, l'irrationalisable. Elle est non seulement critique, mais autocritique. On reconnaît la vraie rationalité à sa capacité de reconnaître ses insuffisances. (SSEF-00)
Réalité - Réel : -
La réalité n'est ni le réel, ni l'imaginaire, mais leur affirmation et leur négation mutuelles.
- Le réel est pris en sandwich entre les deux imaginaires : le souvenir et l'imagination.
- Il faudrait montrer qu'il y a moins de matérialité dans le réel qu'il ne semble, plus de réalité dans l'imaginaire qu'on ne croit, et par ce rapprochement, essayer de considérer leur étoffe commune : la réalité humaine.
- Le réel est non tant un fait qu'une idée réifiée. Cette idée réifiée polarise nos expériences... Il faut aussi ajouter que le l'irréel est une réification à vide. Seule une dialectique souveraine nous ferait surmonter l'alternative du réel et de l'irréel.
- La réification du réel constitue un des fondements de notre civilisation du XX siècle. Elle est significative de la magie moderne. Nous ne pouvons que réduire cette réification mais non pas l'abolir : nous ne pouvons vivre en nous passant vraiment de l'idée de réel. La réification fait constitutionnellement partie de l'expérience humaine en tant qu'expérience du réel. Il y a un noyau de magie que nous ne saurions faire éclater sans faire éclater la raison elle-même. (ARG18-60)
- La réalité est inachevée (inachevable). C'est par un acte magique que l'esprit humain "achève" la réalité. C'est l'acte magique du "réalisme" qui, du même coup qu'il crée le réel, crée le couple réel-irréel, et oppose la réalité à l'irréalité.
- Ce que nous appelons le monde, la nature, la matière, la vie embrasse une dialectique où réel et virtuel sont réciproquement infrastructure et superstructure l'un de l'autre. C'est-à-dire que l'idée de réel, à elle seule devient insuffisante pour rendre compte de la réalité (c'est-à-dire de la totalité, de la contradiction, de la relativité). C'est-à-dire que l'idée même du réel est marquée par la magie de réification.
- Le mot réalité est plus qu'équivoque. C'est un mot-trappe, qui s'ouvre sur une autre trappe et à l'infini. Si l'on part de la réalité dite du "sens commun", ou dite du "monde sensible", un minimum de réflexion décompose et dissout cette réalité.
- Le réel n'est pas une chose. Il y a, à un moment donné, dans notre conscience, l'émergence d'un couple réel-iréel. Ce qu'il faut comprendre, c'est ce sentiment de réalité qui donne substance, densité, vérité, authenticité (le réel est comme la constellation de ces notions et quelques autres) à une table, un pays, une hallucination. Le sentiment de réalité peut saisir n'importe quoi; le sentiment d'irréalité également. (Moi, je ne peux jamais me défaire totalement de l'idée que tout ce qui est réel est par quelque aspect irréel, que tout ce qui est irréel et par quelque aspect réel.)
- La science, après avoir constitué, institué le réel de la bande moyenne, le ronge et le dissout en grattant au profond de la bande (la bande moyenne n'était donc pas seulement étroite, mais superficielle !). Le réel se pulvérise au niveau micro-physique, et, au niveau macro-physique, le cosmos courbe l'espace et joue de l'accordéon avec le temps. Les bornes cardinales du réel se sont volatilisées. Nous savons que nous sommes sur la bande moyenne comme sur un tapis volant.
- Nous sommes à l'ère de la mythologie du réel. Les anciennes mythologies croyaient en la réalité des légendes. La nouvelle mythologie tisse la légende de la réalité. C'est l'ontologie du réel qui réifie, hypostasie une notion qu'il s'agit plutôt de relativiser, après qu'elle a elle-même relativisé les mythes et les croyances. (VS-69)
- Rien ne suffit, tout est nécessaire. Il nous faut une nouvelle volonté d'intelligence , beaucoup plus exigeante que l'ancienne. Un ancien réel, que l'on croyait sûr, vérifiable, rationnel, agonise. En fait, il contenait du rêve, il était hallucinatoire et hystérique. Il nous faut commencer par découvrir que l'idée est malade, que la pensée est malade, que le réel est malade. C'est non pas perdre l'idée et le réel, mais perdre l'illusion de la lucidité et de la santé. C'est déjà savoir qu'il nous faut élucider ce sur quoi nous sommes aveugles et qui nous aveugle.
- Il nous faut découvrir que penser - La démythification est nécessaire, mais elle doit aussi se réfléchir elle-même et découvrir ce problème énorme : le mythe fait partie de la réalité humaine et politique. La notion même de réel a une composante imaginaire dans le sens où elle comporte une "réification". La réalité de l'homme est semi-imaginaire.
- Le réel excède la rationnel, l'intelligible, on ne peut le bouffer, le digérer qu'en toutes petites parties ; sans trêve, on chie du réel non assimilé ; dans tous ces sens, le réel est énorme. (JL-81)
- Il faut se souvenir que la pensée simplifiante-mutilante laisse tomber entre ces catégories, fait rejeter par ses catégories des lambeaux énormes du réel. (PSVS-81)
- Le réel est plus insondable encore que la mort. (M3-86)
- Nous avons toujours besoin du secours du réel, mais qu'est-ce justement que le réel, sinon ce que l'idée nous désigne tel ? Le réel n'est pas impératif, comme on le croit. Ses apparences sont fragiles et son essence est cachée ou inconnue. Sa matière, son origine, son fondement, son devenir sont incertains. Sa complexité est tissée d'incertitudes. d'où son extrême faiblesse devant la sur-réalité formidable du mythe, de la religion, de l'idéologie et même d'une idée. L'idée de réel est elle-même une idée réifiée qui nous présente un réel trop solide, trop substantiel, trop évident. (M4-91)
- Le paradigme de complexité qui nous aide à reconnaître la complexité des réalités ne donne pas la certitude. Il nous aide au contraire à révéler non seulement les incertitudes inhérentes aux structures mêmes de notre connaissance, mais aussi les trous noirs d'incertitude dans les réalités présentes
. Ainsi : - La réalité n'est pas faite que d'immédiat. - La réalité n'est pas lisible de toute évidence dans les faits. - Les idées et théories ne reflètent pas mais traduisent la réalité, d'une façon qui peut être erronée. - Notre réalité n'est autre que notre idée de la réalité. - La réalité relève, elle aussi, du pari. Alors, dans la difficulté de reconnaître la réalité, on peut poser cette question : est-il réaliste d'être réaliste ? Le petit réalisme qui croit la réalité lisible et qui ne voit que l'immédiat est aveugle. Comme disait Bernard Groethuysen : «Etre réaliste, quelle utopie !»
- Dans la lutte entre l'idée et le réel, le réel n'est pas toujours le plus fort. L'idée peut acquérir une force terrifiante en buvant le sang du réel.
- L'incertitude de l'esprit et l'incertitude du réel offrent à la fois risque et chance. L'insuffisance du réalisme immédiat ouvre la porte à l'au-delà de l'immédiat. Le problème est d'être ni réaliste au sens trivial (s'adapter à l'immédiat), ni irréaliste au sens trivial (se soustraire aux contraintes de la réalité), mais d'être réaliste au sens complexe (comprendre l'incertitude du réel, savoir qu'il y a du possible encore invisible dans le réel), ce qui semble souvent irréaliste. (TP-93)
- Je suis conjointement arrivé à l'idée que le surgissement de contradictions et d'antinomies nous signalent les profondeurs du réel. Celles-ci se révèlent là où nos instruments théoriques et logiques échouent, là où notre logique s'affole et se paralyse. La connaissance de la connaissance nous enseigne que nous ne connaissons qu'une mince pellicule de la réalité. La seule réalité qui nous soit connaissable est coproduite par l'esprit humain, avec l'aide de l'imaginaire. Le réel et l'imaginaire sont co-tissés et forment le complexus de nos êtres et de nos vies. La réalité humaine en elle-même est semi-imaginaire. La réalité est seulement humaine, et elle n'est que partiellement réelle.
- Je pense à la fois que tout n'est qu'illusion, et que pourtant cette illusion est notre seule réalité. Je vis la contradiction entre mon sentiment du peu de réalité de la réalité et mon sentiment que notre seule réalité est celle de ce monde phénoménal; je vis tantôt le sentiment d'être comme un fantôme dans le monde des apparences, et tantôt celui de jouir du miracle inouï de la vie. Je sens parfois le néant partout et je ressens parfois une plénitude extatique qui me fait chavirer. Je sais que notre seule réalité se trouve dans les phénomènes fugitifs qui ont si peu de réalité, mais que le plus fragile et le plus éphémère, l'amour , est aussi la réalité le plus sublime.
- Il y a une brèche dans le réel, ouvrant une brèche dans l'intelligibilité, brèche dans la logique, inapte à se refermer démonstrativement sur elle-même; par ces deux brèches s'effectue une hémorragie de ce qu'on continue à appeler le réel, qui suscite la ruine irréparable des fondements de la connaissance. L'idée de fondement doit sombrer avec l'idée de dernière analyse, de cause ultime, d'explication première. La crise des fondements de la connaissance scientifique rejoint la crise des fondements de la connaissance philosophique, l'une et l'autre convergeant sur la crise ontologique du réel pour nous confronter au problème des problèmes, celui de la crise des fondements de la pensée.
- A la place des fondements perdus, il y a une "vase" (Popper) sur laquelle s'élèvent les pilotis du savoir scientifique, une "mer de boue sémantique" à partir de quoi émerge le concevable
Ce que nous indique la physique : notre réel se dissout dans la bouillie subatomique. Le Temps et l'Espace n'occupent que l'aspect phénoménal du réel. Ce réel phénoménal, je ne l'ai jamais dévalué au profit d'un nirvana; nos vies, nos amours, nos souffrances ont une réalité absolue. Je dois assumer la contradiction entre mes deux sentiments, celui de la faible réalité de la réalité et celui que cette faible réalité est pourtant notre seule forte réalité, puisqu'en elle se trouvent nos amours, nos passions, nos souffrances. Le réel est mystère, mystère dans les deux sens : dans le premier sens, c'est l'inconnu/inconnaissable; dans le second sens, c'est une cérémonie profane/sacrée où nos vies jouent et se jouent. (MD-94)
- Ce que nous croyons être la réalité objective est une construction, un découpage. Le réel est rempli d'illusions et de leurres. Le réel est rempli de microbes qui peuvent soudain proliférer, l'envahir, le détruire. Le réel avance en taupe, souterrainement, le réel avance en crabe, latéralement, le réel avance parfois en tortue, comme l'URSS qui sembla immobile pendant des décennies et parfois en lièvre, comme la même URSS de 1989 à 1991.
Aussi que d'obstacles pour arriver à une réalité qui semble si évidente et banale.
- Les idées et théories ne reflètent pas, mais traduisent la réalité qu'elles peuvent traduire de façon erronée. Notre réalité n'est autre que notre idée de la réalité. Aussi importe-t-il de ne pas être réaliste au sens trivial (s'adapter à l'immédiat) ni irréaliste au sens trivial (se soustraire aux contraintes de la réalité), il importe dêtre réaliste au sens complexe : comprendre l'incertitude du réel, savoir qu'il y a du possible encore invisible dans le réel. Ceci nous montre qu'il faut savoir interpréter la réalité avant de reconnaître où est le réalisme.
(SSEF-00)
- Je crois fondamentalement qu'il y a moins de matérialité dans le réel qu'il ne semble, et plus de réalité dans l'imaginaire qu'on ne croît. Le réel est pris en sandwich entre deux imaginaires : le souvenir et l'imagination. Quand à la réalité humaine, elle n'est ni le réel ni l'imaginaire, mais l'un dans l'autre. En somme, il y a toujours une part d'imaginaire dont nous avons besoin pour vivre.
(MC-08)
Réflexion :
- Nous sommes apparemment en un moment propice à la réflexion et à la repensée : nous sommes effectivement en un moment de basses eaux mythologiques : les espoirs messianiques investis sur le prolétariat, le parti-du-prolétariat, sur l'URSS la Chine, le Viêt-nam, Cuba, agonisent, mais aussi agonise le prudhommesque espoir techno-économique de voir la société industrielle résoudre les problèmes vitaux de l'humanité. (PSVS-81)
Réforme - Réforme de la pensée - Réforme de l'enseignement : -
La réforme de la pensée enseigne à affronter la complexité à l'aide de concepts capables de relier les différents savoirs qui sont à notre disposition en cette fin de XX siècle. Elle est vitale à l'heure de l'ère planétaire, où il est devenu impossible, et artificiel, d'isoler au niveau national un problème important. Cette réforme de pensée, qui elle-même nécessite une réforme de l'éducation, n'est en marche nulle part alors qu'elle est partout nécessaire. (LFM-97)
- L'Université doit-elle s'adapter à la modernité, ou adapter la modernité à elle. Elle doit faire l'un et l'autre alors qu'elle est violemment entraînée vers le premier pôle. Adapter la modernité à l'Université, c'est rééquilibrer la tendance vers la professionnalisation. La sur-adaptativité est un danger qu'avait bien vu Humbolt puisqu'il disait que l'Université a pour mission de donner les bases de connaissances de la culture et que l'enseignement professionnel doit relever d'écoles spécialisées. L'Université est avant tout le lieu de transmission et de transformation de l'ensemble des savoirs, des idées, des valeurs, de la culture. A partir du moment où l'on pense que l'Université a principalement ce rôle, elle apparaît dans sa dimension trans-séculaire; elle porte en elle un héritage culturel, collectif, qui n'est pas seulement celui de la nation mais de l'humanité, elle est trans-nationale. Il s'agit maintenant de la rendre trans-disciplinaire.
- Sans la compréhension, il n'y a pas de civilisation possible. Nous sommes encore barbares par rapport au processus et à l'éthique de la compréhension. Des phénomènes de barbarie surgissent dans divers points du globe, cela pourrait à nouveau apparaître chez nous. Dans nos pays dits civilisés, nous sentons ou pressentons tous que les conséquences éthiques d'une réforme de pensée seraient incalculables. C'est pour cela qu'effectivement nous nous rendons compte que la réforme de l'Université porte en elle des virtualités qui dépassent la réforme de l'Université elle-même. (MO-97)
Regard écologique :
- Le regard écologique consiste à percevoir tout phénomène autonome (auto-organisateur, auto-producteur, auto-déterminé, etc.) dans sa relation avec son environnement. Aux réductions en chaîne, nous devons substituer des écologisations en chaîne. (M2-80)
Relativité :
- Je constate en moi, et chez beaucoup d'autres, la présence d'un double secteur mental : dans le premier secteur nous adhérons au monde, aux choses, aux passions, aux croyances, nous vivons sur le monde densifié où tout prend une consistance. Dans le second secteur, nous sentons le néant du monde, des choses, des passions, des croyances, tout se vide. Nous sautons de l'un à l'autre, ou nous pensons confusément à la fois dans l'un et l'autre secteur. A vrai dire, la conscience moderne doit tenter cette double saisie : saisir la relativité du nihilisme par rapport à ce qu'il nie, et à la relativité de tout ce qui est par rapport au nihilisme. Alors nous entrons dans le royaume de la relativité généralisée ; elle ne peut résoudre par quelque tour de passe-passe "dialectique" la contradiction qui tisse notre vie mentale ; elle doit donc l'affronter.
- Cela signifie du même coup que la relativité généralisée se fonde sur la contradiction. La dialectique a voulu escamoter les contradictions alors que son importance historique est, au contraire, de nous les avoir révélées à l'origine et au terme de tout commerce de l'homme avec le monde. Ainsi mon révisionnisme généralisée débouche, à travers la nappe nihiliste, sur une relativité généralisée et sur une philosophie de la contradiction. Cette relativité généralisée qui n'est nullement le vieux relativisme sceptique mais qui se voudrait une conception opératoire, remplace le "matérialisme dialectique". Si c'est la même chose, eh bien ! tant mieux. (ARG14-59)
Religion - Religion de la perdition :
- Plus la civilisation sera évoluée, plus la religion tendra de son propre mouvement à s'hypertrophier, à rabâcher l'horreur de la mort lorsque les vivants tendront à l'oublier. Mais dans sa réalité première, elle détourne sur elle le trop plein individuel névrotique, le guérit dans son «psychodrama-sociodrama» collectif ; elle est d'autant plus morbide du point de vue social qu'elle est guérison du point d vue individuel. Le serein équilibre du croyant (quand il existe) se fonde sur le délire pathologique de sa religion. Mais d'un autre point de vue, la religion, c'est la santé sociale, qui calme l'angoisse morbide individuelle de la mort. Il y a réciprocité. La religion est bien une adaptation qui traduit l'inadaptation humaine à la mort, une inadaptation qui trouve son adaptation. (HM-51)
- En fait, la religion à dieu(x) est une religion du premier type. L'Europe moderne a vu apparaître des religions sans dieux qui s'ignoraient comme telles et que l'on peut appeler religions du second type. Ainsi, l'Etat-Nation a sécrété de lui-même sa propre religion. Puis, c'est la sphère laïque, rationnelle, scientifique qui a élaboré des religions terrestres. Robespierre a voulu une religion de la raison, Auguste Comte a cru fonder une religion de l'humanité. Marx a créé une religion de salut terrestre qui s'est proclamée science. On peut même penser - Peut-on envisager une religion terrienne du troisième type qui serait une religion de la perdition ? Si l'évangile des hommes perdus et de la Terre-Patrie pouvait donner vie à une religion, ce serait une religion qui serait en rupture avec les religions du salut terrestre comme avec les religions du salut céleste, avec les religions à dieux comme avec les idéologies ignorant leur nature religieuse. Mais ce serait une religion qui pourrait comprendre les autres religions et les aider à retrouver leur source. L'évangile de l'anti-salut peut coopérer avec l'évangile du salut justement sur la fraternité - La reconnaissance de la Terre-Patrie conflue avec la religion de mortels perdus, ou, plutôt débouche sur cette religion de la perdition. Il n'y a donc pas de salut si le mot signifie échapper à la perdition. Mais si salut signifie éviter le pire, trouver le meilleur possible, alors notre salut personnel est dans la conscience, dans l'amour et dans la fraternité - Je ne peux pas Croire en une religion révélée. J'aimerais bien, mais je ne peux pas. je ne peux pas Croire non plus que le monde soit divin. Parce que dans l'idée de divinité, vous avez l'idée de perfection. Or le monde est imparfait.
- Il y a un lien inséparable entre cette planète, être physique, la biosphère et nous-mêmes - on ne va pas réduire un de ces termes à l'autre - et, à mon avis, c'est ici que le mot "religion" prend un sens minimal : ce qui relie. Nous devons prendre conscience que nous sommes reliés à la vie, que la vie est reliée à la Terre, que la Terre est reliée à son soleil, et que le soleil lui-même est relié à cet immense cosmos. Voilà à mon avis, l'idée fondamentale. Croire qu'un homme est un être supra-naturel est une erreur qui a conduit à l'idée folle de l'homme maître de la nature, qui allait la conquérir et la maîtriser. Isoler la vie de la matière est une idée folle et qui, aujourd'hui, est prouvée fausse. Il n'y a pas de substance biologique différente des substances physico-chimiques.
- Pour moi, la religion, c'est la religion des hommes perdus. Pour moi, la religion ne doit pas se fonder sur l'idée de salut, comme les religions antérieures, mais sur une idée de perdition. Nous sommes perdus ensemble. (NCJN-00)
Ré-organisation :
- Dès qu’on veut définir le caractère spécifique de l’organisation de tout être-machine, sauf l'artificiel, alors il apparaît que cette organisation est non seulement intégralement active, totalement rétroactive et fondamentalement récursive, mais qu’elle est aussi, toujours ré-organisation. La réorganisation est le visage proprement organisationnel de la boucle récursive. I1 est étonnant que l'idée de réorganisation permanente n’ait été dégagée que si récemment, et, a ma connaissance, par le seul Atlan (Atlan, 1972) a partir de la découverte du rôle organisationnel du « bruit ».
Révision des 2000 :
- Rien ne suffit, tout est nécessaire. Il nous faut une nouvelle volonté d'intelligence , beaucoup plus exigeante que l'ancienne. Un ancien réel, que l'on croyait sûr, vérifiable, rationnel, agonise. En fait, il contenait du rêve, il était hallucinatoire et hystérique. Il nous faut commencer par découvrir que l'idée est malade, que la pensée est malade, que le réel est malade. C'est non pas perdre l'idée et le réel, mais perdre l'illusion de la lucidité et de la santé. C'est déjà savoir qu'il nous faut élucider ce sur quoi nous sommes aveugles et qui nous aveugle. C'est comprendre que nos problèmes vitaux se jouent infra-conscience, dans l'invisible et l'inconnu. Dès lors nous pouvons partir de cette première prise de conscience, et nous mettre en route sans craindre de tout reconsidérer à fond. Ce millénaire se meurt. Ce siècle est prématurément pourri, usé. Il faut de toute urgence opérer la révision des 2000. (PSVS-81)
Révolution :
- J'ai renvoyé et dissipé aux horizons l'idée de révolution conçue comme solution finale ou «fin de l'histoire», mais je n'ai pas cessé de reconnaître la profondeur et la «vérité» des aspirations révolutionnaires de ce siècle. De plus, le processus d'autodestruction de la civilisation et de l'humanité ne saurait être stoppé par les remèdes issus des sources techno-bureaucratico-étatiques du mal. La crise de la culture, comme la crise de la guerre, nous incitent à une transformation profonde dans la relation individu/individu, individu/société, société/humanité. D'où, plus urgente et radicale que jamais, la nécessité qu'exprime le terme pourtant souillé, sali, crétinisé (mais quel grand mot ne l'est pas) de révolution. Mais ici, il ne s'agit plus de la lutte finale, il s'agit d'une nouvelle lutte initiale. Il s'agit d'envisager une nouvelle naissance, qui serait liée à la naissance de l'encore inexistante et potentielle humanité. Il ne s'agit plus d'accomplir les promesses de l'évolution, il s'agit de révolutionner cette évolution même. C'est le changement qui doit changer.
- Le mot de révolution doit être complètement repensé. La nouvelle idée de révolution n'est ni de promesse ni d'achèvement. Ce n'est plus le mot-solution, c'est le mot-problème. La solution : le parti révolutionnaire, la classe révolutionnaire, la conquête du pouvoir, l'appropriation des moyens de production, la connaissance des lois de la société, c'est cela qui justement fait tragiquement problème. Il n'y a plus de parti-messie, de classe-messie, de peuple-messie, d'idée-messie. Il ne s'agit pas seulement d'éliminer l'ancienne classe dominante : sur le sol arasé naît la nouvelle classe et la nouvelle et très vieille domination : il faut donc s'attaquer au problème de la domination dans ses structures mentales et organisationnelles. Il ne s'agit pas tant d'approprier collectivement les moyens de productions, il faut les déproprier collectivement et donner autonomie aux collectivités. La révolution ne doit pas se borner à transformer une supposée infrastructure à partir de quoi se diffuserait le changement sur toutes les superstructures.
- La révolution ne dépend plus d'un opérateur principal (le parti, le prolétariat), d'une action principale (la prise de pouvoir), d'un noyau social principal (les moyens de production); elle nécessite une multiplicité de changement s/transformations/révolutions à la fois autonomes et interdépendants dans tous domaines (y compris nécessairement celui de la pensée). Dès lors, il est vrai qu'une telle révolution semble logiquement et pratiquement impossible. Il n'y a plus de bon bout par où commencer, il faut commencer partout à la fois
Mais toute grande création, dans le domaine de la vie, nous semble logiquement impossible avant et parfois même après qu'elle apparaisse. [
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quel observateur extraterrestre aurait pu imaginer il y a trois milliards de siècles que des interactions tourbillonnaires dans des conglomérats de molécules auraient pu aboutir à la constitution d'un être cellulaire aux propriétés inouïes par rapport à celles de ses constituants, l'aptitude à échanger, s'auto-organiser, s'autoréparer, s'autoreproduire
- La vie est une révolution fabuleuse qui s'est accomplie sur terre. Sur cette terre, est né un premier être polycellulaire, autre révolution. Un poisson a pu vivre hors de l'eau sans s'asphyxier. Des animaux terrestres ont pris leur vol. Les plantes ont fait éclater des fleurs. Homo sapiens/demens est né avec un énorme cerveau de dix milliards de neurones, capable de se penser Rhinocérite :
J'aime tirer de nouveaux substantifs ou de nouveaux verbes à partir de mots qui existent, et cela pour mieux exprimer des réalités qui manquent de mots. Dans Rhinocéros, d'Eugène Ionesco, un habitant d'une paisible ville se transforme soudain en rhinocéros. La contagion se propage de proche en proche, et presque tous les habitants deviennent des rhinocéros furieux. Ce phénomène s'est souvent répété dans l'histoire : dès qu'advient une crise ou une guerre, nationalismes et racismes se déchaînent.
le réel est l'aventure la plus difficile de toutes. C'est naviguer entre mutilation et confusion, entre sclérose et dérive, entre rationalisation et irrationalité, avec et contre raison/folie.
La réalité n'est pas lisible de toute évidence.
La réalité n'est pas que matérielle.
Les idées et théories ne reflètent pas, mais traduisent une réalité de façon parfois erronée.
Notre réalité n'est autre que notre idée de la réalité.
La réalité est incertaine.
Il y a plus une relation d'incertitude entre l'idée et le réel. L'idée peut s'imposer au réel, mais celui-ci ne se conformera pas pour autant à l'idée. Les rejetons produits par les copulations entre le réel et l'idée ne sont conformes à aucun des deux géniteurs. Ainsi l'examen préalable de la notion de réalité frappe d'incertitude les réalismes, révèle parfois que des apparents irréalismes étaient réalistes, et il arrive que la révolte éthique détermine une conscience plus lucide que l'acceptation réaliste du fait accompli. Finalement, la question se pose : est-il réaliste d'être réaliste ? Bernard Groethuysen, allait jusqu'à dire : «Etre réaliste, quelle utopie ! »
(PC-97)
que l'esprit républicain de la France de la Troisième République avait quelque chose de religieux, dans le sens où il re-liait ses fidèles par la foi républicaine et par la morale civique. Malraux, en annonçant que le XXI siècle serait religieux, n'avait pas vue que le XX siècle était fanatiquement religieux, mais inconscient de la nature religieuse de ses idéologies. Ainsi, le mot religion ne peut plus être limité aux religions avec dieux .
Et pourtant c'est une idée a laquelle on arrive par de multiples avenues. L'itinéraire le plus simple est encore celui-ci: toute organisation active travaille, donc produit de la chaleur, donc du désordre qui altère nécessairement tôt ou tard les composants de la machine, donc sous-produit nécessairement de 1'usure, de la dégradation, de la désorganisation. D'où la nécessite, pour une machine organisatrice-de-soi, de réorganiser. Or ce problème ne pouvait qu'être occulté dans la machine artificielle, qui est régénérée de l'extérieur, par rénovation, réparation, changement des pièces. I1 n’y a donc pas de régénération-de-soi. I1 n’y a donc pas de réorganisation intrinsèque.
Or la réorganisation est une nécessite fondamentale de l’organisation active, à ce point que cette organisation se confond avec la réorganisation. Cette réorganisation est permanente, parce que la désorganisation est elle-même permanente.
Ainsi, nous entrevoyons le lien nécessaire et actif entre le méta (méta-déséquilibre, méta-instabilité), le rétro (les rétroactions organisatrices et la rétroaction du tout sur les parties), le ré (la récursion permanente et la réorganisation permanente).
La réorganisation permanente comporte en elle la récursivité a l'infini : l’organisation, nous l’avons vu dans les cas exemplaires du remous, du soleil, de 1’être vivant, subit elle-même la désorganisation ; l’organisation doit donc se réorganiser ; comme l’organisation est déjà par elle-même réorganisation, la réorganisation est aussi réorganisation de la réorganisation.
Inséparable de la récursion permanente, la réorganisation permanente est du même coup inséparable de la production-de-soi permanente, c‘est-à-dire la production toujours recommencée du processus par lui-même et, ainsi, de l’être-machine par son propre processus.
Ainsi donc les êtres-machines produisent leur propre existence dans et par la réorganisation permanente. Disons autrement : dans toute organisation active, dans tout système praxique, les activités organisationnelles sont aussi réorganisationnelles, et les activités réorganisationnelles sont aussi des activités de production de soi, lesquelles sont évidemment de régénération. Ces termes sont eux-mêmes dans une relation récursive les uns par rapportvaux autres, ils se génèrent les uns les autres dans un circuit interrompu seulement par la destruction et la mort.
Ainsi donc, l'idée clé-de-voûte ou plutôt clé-de-boucle, qui a visage phénoménal de rétroaction et génératif de récursion, est d'importance cruciale. Elle lie ensemble morphogénèse et morphostase ; elle lie la naissance, l’existence, l’autonomie de tous êtres-machines. Les machines artificielles n’ont pas leur propre boucle générative, mais elles sont intégrées et emportées dans la réorganisation permanente, la production-de-soi, le mouvement récursif des mégamachines anthropo-sociales de l’ère industrielle... (M1-77)
et de se transformer intellectuellement, culturellement, socialement. Avant chacune de ces étapes, la révolution aurait été imprévisible et inconcevable par un observateur doté de notre intelligence et de nos moyens d'observation. C'est dire que l'inconcevable est possible. Certes, la possibilité de la «nouvelle naissance» révolutionnaire de l'humanité demeure une possibilité très improbable, et la probabilité continue à se situer du côté de la régression et de la mort. Mais, si la prévision fait apparaître le pire, l'espoir, lui, va dans le sens de l'improbable et de l'inconçu. La création, avant, est toujours invisible, et il faut parier en cet invisible. (PSVS-81)
En 1914, une grande partie des Français et des Allemands, sous influence socialiste internationaliste, étaient pacifistes ; il a suffi du déclenchement du conflit pour que le nationalisme dévore l'internationalisme et que les pacifistes se ruent dans l'union sacrée et exècrent l'ennemi. De part et d'autre, l'intelligentsia s'est employée à déshonorer l'adversaire et a prétendu être le défenseur exclusif de la civilisation. Romain Rolland, qui avait condamné la guerre fratricide, s'est fait insulter par les deux camps.
Beaucoup d'Allemands se sont transformés en rhinocéros à partir de la grande crise de 1929-1931 qui a porté Hitler au pouvoir. Plus récemment, la Yougoslavie s'est déchirée en une guerre folle, déclenchant des haines inexpiables et des cruautés insensées. Partout où s'installe la rhinocérite, il y a incapacité à comprendre autrui, à considérer son argument qui apparaît comme une ignoble calomnie, il y a criminalisation de l'adversaire, voire du simple contestataire, réduction de l'autre à l'immonde ou à la bestialité : chien, charogne, etc. La compassion, la justification sont à sens unique, et les crimes commis par les siens sont, au plus, considérés comme des erreurs. L'incapacité à penser la complexité, à considérer deux vérités apparemment antagoniques, sévit de plus en plus. Il est très difficile de reconnaître que le Mal est répandu un peu partout, certes de façon inégale, et que le Bien lui-même est dispersé un peu partout, certes de façon inégale aussi. Le cercle infernal s'aggrave à partir d'un traitement inégal, lequel suscite une haine, laquelle suscite une violence, qui à son tour renforce le traitement inégal, lequel se croit justifié.
Ainsi, bien qu'il ne s'agisse pas partout du même type de régression, celle-ci s'opère dans toutes les parties du monde. La rhinocérite progresse, des esprits délicats se transforment en brutes épaisses, des écrivains subtils deviennent des inquisiteurs implacables, des éclectiques des imprécateurs, et les intimidés feignent de ne rien voir. A la fin de la pièce de Ionesco, alors que tous les humains se sont transformés en rhinocéros, le héros, Bérenger, dit : " Je suis le dernier homme, je le resterai jusqu'au bout ! Je ne capitule pas ! " J'essaierai d'être fidèle à cet exemple.
(MC-08)