Haine :
- Je ne hais personne parce que la haine est un sentiment continu, et que, aussitôt après la giclée de haine, je me rends compte de l'absurdité et de la bassesse du sentiment haineux. (VS-69)
Hasard :
- Depuis un siècle, dans tous les secteurs, la physique reconnaît le hasard et travaille avec le hasard. Nous voyons désormais l'Univers en termes de probabilité et d'improbabilité, et nous avons découvert que c'est dans les zones d'improbabilité que surgissent les innovations, poissons pilotes du devenir. En fait, donc, notre univers physique, biologique, anthropo-social, celui de nos entendements, est un mélange/combinat d'ordres (lois, régularités, constances, structures, probabilités) et de désordres (hasards, agitations, rencontres aléatoires, collisions, dispersions). Cet Univers apparemment incohérent est toutefois le seul où l'on puisse concevoir le devenir et l'innovation. On ne voit pas comment surgirait le nouveau, le changement dans un univers totalement déterministe; on ne voit pas comment pourraient s'établir les organisation s et les structures dans un Univers totalement aléatoire. (PSVS-81)
- Le hasard m'a poussé alternativement dans le sens de mes différents tropismes, et finalement j'ai un peu obéi à chacun et à tous. (MD-94)
HISTOIRE - HISTORIEN  
- Faire le point, c'est essayer de concevoir où va le monde. Il s'agit d'abandonner les futurologies assurées qui projettent sur l'avenir les tendances actuelles. Il faut savoir que l'histoire progresse, non pas frontalement comme un fleuve, mais latéralement comme un crabe, à partir de déviances qui deviennent tendances, s'imposent comme norme, laquelle norme sera attaquée, corrodée, remplacée par de futures déviances/tendances. Il faut savoir que dans l'évolution, la création, l'invention n'ont jamais pu être prévues avant et que le nouveau c'est l'improbable. (JL-81)
- Tout est historisé, c'est un changement radical. Avant on pensait qu'il n'y avait que l'aventure humaine. Depuis Darwin, même avec Lamarck, on a appris que la matière était historique, que le cosmos était historique. Nous sommes dans un évolutionnisme généralisé. L'évolution n'est pas le privilège d'une espèce ; c'est ce qui existe dans tout ce qui est créé dans l'univers. (SCC-84)
- L'histoire impitoyable pour les civilisations historiques vaincues, a été atroce sans rémission pour tout ce qui a été préhistorique. La préhistoire ne s'est pas éteinte, elle a été exterminée. Les fondateurs de la culture et de la société d'Homo sapiens sont aujourd'hui définitivement génocidés par l'humanité elle-même qui a progressé ainsi dans le parricide.
- L'histoire, c'est le surgissement, la croissance, la multiplication et la lutte à mort des Etats entre eux ; c'est la conquête, l'invasion, l'asservissement, et c'est la résistance, la révolte, l'insurrection ; c'est batailles, ruines, coups d'Etat et conspirations ; c'est le déferlement de la puissance et de la force, c'est la démesure du pouvoir ; c'est le règne terrifiant des grands dieux assoiffés de sang ; c'est l'asservissement de masse et le massacre de masse ; c'est l'édification de palais, temples, pyramides grandioses, c'est le développement des techniques et des arts ; c'est l'apparition et le développement de l'écriture ; c'est le commerce par mer et par terre des marchandises, puis des idées ; c'est aussi ici et là un message de pitié et de compassion, ici et là une pensée qui interroge le mystère du monde.
- L'histoire traditionnelle nous a conté le bruit et la fureur des batailles, coups d'Etat, ambitions démentes. Elle s'est mise à la crête des vagues et tourbillons, là où la «nouvelle histoire» n'a vu que l'écume événementielle. Cette nouvelle histoire, aujourd'hui fort vieillie, a cru déceler la vérité du devenir dans le déterminisme économico-social. Puis elle a commencé à se faire ethnographique, polydimentionnelle. Aujourd'hui, l'événement, l'aléa, qui ont fait irruption partout dans les sciences physiques et biologiques, reviennent dans les sciences historiques. Ce n'est plus l'écume, mais ce sont les chutes, les rapides, les changement s de cap du torrent historique.
- Il nous faudrait une histoire multidimentionnelle et anthropologique, comportant ses ingrédients de bruit et de fureur, de désordre et de mort. L'histoire des historiens est en retard anthropologique sur les tragiques grecs, les élisabéthains, et singulièrement Shakespeare, qui ont montré que les tragédies de l'histoire étaient les tragédies de la passion, de la démesure, de l'aveuglement humains. Grandeur, horreur. Sublimités, atrocités. Splendeurs, misères. Les réalités ambivalentes et complexes de la «nature humaine» s'expriment de façon fabuleuse dans l'histoire, dont l'aventure continue, se déploie, s'exaspère dans l'ère planétaire où nous sommes toujours. Aujourd'hui, le destin de l'humanité nous pose avec une insistance extrême la question clé : pouvons-nous sortir de cette histoire ? Cette aventure est-elle notre seul devenir ? (TP-93)
- Nous sommes dans une histoire instable et incertaine où rien n'est encore joué. Nous avons à prendre conscience de l'aventure folle qui nous entraîne vers la désintégration, et nous devons chercher à l'orienter afin de provoquer la métamorphose vitalement nécessaire.
- Dans l'histoire, nous avons vu souvent, hélas, que le possible devient impossible, et nous pouvons pressentir que les plus riches possibilités humaines demeurent encore impossibles à réaliser. Mais nous avons vu aussi que l'impossible - écroulement du mur de Berlin, autodestruction du totalitarisme - devient possible et se réalise. Nous avons écrit souvent que la seule espérance est dans l'improbable. Héraclite, dans la même phrase où il reconnaissait que l'inespéré est «introuvable et inaccessible», ajoutait : «Si tu n'espères pas, tu ne trouveras pas l'inespéré.»
- L'histoire contemporaine a montré que l'esclavage et la colonisation pouvaient disparaître, que la citoyenneté pouvait être étendue à tous les ressortissants d'une nation, que la démocratie pouvait garantir les sécurités et droits des individus, que la recherche du profit capitaliste pouvait être tempérée ou contrebattue par l'action des syndicats ouvriers. Mais ces acquis ne sont pas irréversibles et sont mêmes fragiles. Le problème de la domination et de l'exploitation demeure et peut même s'aggraver à l'occasion d'une crise. Nous savons que les libres citoyens des sociétés policées peuvent se conduire de façon infâme à l'égard des peuples qui veulent se libérer de leur domination, où à l'égard de leur voisin devenu ou redevenu ennemi. C'est le pays le plus civilisé du monde qui a produit le nazisme, c'est dans une terre multicentenaire de convivialité entre orthodoxes, catholiques, musulmans, que s'est déchaînée la purification ethnique. (PC-97)
- L'histoire est devenue une science multidimensionnelle, en fait polydisciplinaire. L'histoire a désormais englobé l'économie, la démographie, les murs, la vie quotidienne etc. Elle a importé des conceptions issues d'autres sciences ou disciplines . Si l'histoire, pendant un certain temps, a oublié l'événement, croyant qu'il n'était que l'écume des choses, aujourd'hui elle le réintroduit. L'histoire en somme est la science qui situe dans le temps tout ce qui est humain.
- Nous sommes dans l'histoire. Nous ne pouvons nous comprendre hors de l'histoire. Nous ne pouvons concevoir l'historien au-dessus de l'histoire, car l'historien est lui-même historisé. [...] chaque fois l'expérience du présent rétroagit sur l'histoire.
- L'historien est quelqu'un qui doit, si j'ose dire, s'auto-épistémologiser. Si, dans toute science, dans toute connaissance, il faut essayer de réfléchir sur les présupposés de son savoir, je crois que l'historien est le plus proche de cette conscience aujourd'hui. Il faut abandonner le grand déterminisme historique au profit de multiples déterminations, il doit abandonner la causalité linéaire pour une causalité inter-rétroactive, il doit abandonner la vision occidentalocentrique qui semblait évidente et rationnelle il y a cinquante ans. Il doit faire copuler Marx et Shakespeare. (RC-99)
- .... l'histoire n'obéit pas à des processus déterministes, soumise à une logique technique-économique inéluctable, ou guidée vers un progrès nécessaire. L'histoire est sujette aux accidents, perturbations et parfois terribles destructions de masse de populations ou civilisations. Il n'y a pas de «lois» de l'histoire, mais une dialogique chaotique, aléatoire et incertaine, entre déterminations et forces de désordre, et un jeu souvent rotatif entre l'économique, le sociologique, le technique, le mythologique, l'imaginaire. Il n'y a plus de progrès promis, par contre des progrès peuvent advenir, mais ils doivent être sans cesse régénérés. Aucun progrès n'est acquis à jamais. L'histoire, bien qu'un temps vidée de la notion d'événement, d'aléa et de «grands hommes», s'est enrichie en profondeur. Ainsi la tendance illustrée en France par l'école des Annales a eu pour vertu, non comme elle l'a cru, de se débarrasser de l'événement et du contingent, mais de devenir multidimensionnelle en intégrant en elle le substrat économique et technique, la vie quotidienne, les croyances et rites, les attitudes devant la vie et la mort. Elle commence à peine à reconnaître l'événement et le contingent, qui paradoxalement avaient été depuis trente ans retrouvés en cosmologie, physique, biologie.
- L'incertitude historique est liée au caractère intrinsèquement chaotique de l'histoire humaine. L'aventure historique à commencé il y a plus de 10 000 années. Elle est marquée par des créations fabuleuses et des destructions irrémédiables. Il ne reste rien des empires égyptien, assyrien, babylonien, perse, ni de l'empire romain qui avait pu sembler éternel. De formidables régressions civilisationnelles et économiques ont suivi de temporaires progressions. L'histoire est soumise aux accidents, perturbations et parfois terribles destructions de masse de populations et civilisations.... Il n'y a pas de lois de l'histoire. Il y a au contraire échec de tous les efforts pour congeler l'histoire humaine, en éliminer événements et accidents, lui faire subir le joug d'un déterminisme économico-social et/ou la faire obéir à une ascension télécommandée. (TBF-99)
- Lhistoire humaine a commencé par une diaspora planétaire sur tous les continents, puis est entrée, à partir des temps modernes, dans lère planétaire de la communication entre les fragments de la diaspora humaine. La diaspora de l'humanité n'a pas produit de scission génétique : pygmées, noirs, jaunes, indiens, blancs relèvent de la même espèce, disposent des mêmes caractères fondamentaux dhumanité. Mais elle a produit une extraordinaire diversité de langues, de cultures, de destins, source d'innovations et de créations dans tous les domaines. Le trésor de l'humanité est dans sa diversité créatrice, mais la source de sa créativité est dans son unité génératrice.
- L'histoire ne constitue donc pas une évolution linéaire. Elle connaît des turbulences, des bifurcations, des dérives, des phases immobiles, des stases, des périodes de latence suivies de virulences comme pour le christianisme, qui incuba deux siècles avant de submerger l'Empire romain ; des processus épidémiques extrêmement rapides comme la diffusion de l'Islam. C'est un chevauchement de devenirs heurtés, avec aléas, incertitudes, comportant des évolutions, des involutions, des progressions, des régressions, des brisures. Et, lorsqu'il sest constitué une histoire planétaire, celle-ci a comporté comme on l'a vu en ce siècle deux guerres mondiales et les éruptions totalitaires. L'histoire est un complexe d'ordre, de désordre et d'organisation . Elle obéit à la fois à des déterminismes et à des hasards où surgissent sans cesse le " bruit et la fureur ". Elle a toujours deux visages contraires : civilisation et barbarie, création et destruction, genèses et mises à mort...
- Dans l'histoire, nous avons vu souvent, hélas, que le possible devient impossible, et nous pouvons pressentir que les plus riches possibilités humaines demeurent encore impossibles à réaliser. Mais nous avons vu aussi que l'inespéré devient possible et se réalise ; nous avons souvent vu que l'improbable se réalise plutôt que le probable ; sachons donc espérer en l'inespéré et uvrer pour l'improbable. (SSEF-00)
- N'est-ce pas la médiocrité qui serait à la fois le jouet et l'exécutant des plus basses oeuvres de l'histoire humaine ?(M6-04)
Histoire :
les extases de l'histoire
Hologramme - Principe hologrammatique :
- Dans un hologramme physique, le moindre point de l'image de l'hologramme contient la quasi-totalité de l'information de l'objet représenté. Non seulement la partie est dans le tout, mais le tout est dans la partie. Le principe hologrammatique est présent dans le monde biologique et dans le monde sociologique. Dans le monde biologique, chaque cellule de notre organisme contient la totalité de l'information génétique de cet organisme. L'idée donc de l'hologramme dépasse, et le réductionnisme qui ne voit que les parties et le holisme qui ne voit que le tout. C'est un peu l'idée formulée par Pascal : «Je ne peux pas concevoir le tout sans concevoir les parties et je ne peux pas concevoir les parties sans concevoir le tout.» cette idée apparemment paradoxale immobilise l'esprit linéaire. Mais, dans la logique récursive, on sait très bien que ce qu'on acquiert comme connaissance des parties revient sur le tout. Ce qu'on apprend sur les qualités émergentes du tout, tout qui n'existe pas sans organisation , revient sur les parties. Alors on peut enrichir la connaissance des parties par le tout et du tout par les parties, dans un même mouvement producteur de connaissances. Donc l'idée hologrammatique est elle-même liée à l'idée récursive, qui elle-même est liée à l'idée dialogique en partie. (APM-90)
- Principe hologrammatique : Il signifie que dans un système, dans un monde complexe, non seulement une partie se trouve dans le tout (par exemple, nous êtres humains, nous sommes dans le cosmos), mais le tout se trouve dans la partie. Non seulement l'individu est dans une société mais la société est à l'intérieur de lui puisque dès sa naissance, elle lui a inculqué le langage, la culture, ses prohibitions, ses normes; mais il a aussi en lui les particules qui se sont formées à l'origine de notre univers, les atomes de carbone qui se sont formés dans des soleils antérieurs au nôtre, les macro-molécules qui se sont formées avant que naisse la vie. Nous avons en nous le règne minéral, végétal, animal , les vertébrés, les mammifères etc. Nous sommes, en quelque sorte, non pas, à la façon ancienne, microcosmes du macrocosme, miroirs du cosmos; c'est dans notre singularité que nous portons la totalité de l'univers en nous, nous situant dans la plus grande reliance qui puisse être établie. (MO-97)
Homme - Homo sapiens - Hominisation - Humain - Humanité :
- L'homme ressemble davantage au ftus de l'anthropoïde que l'anthropoïde lui-même, et davantage à l'ancêtre anthropoïde qu'aux anthropoïdes. L'on peut considérer, chez l'homme, comme caractères régressifs, l'absence de pigmentation des races blanches (les anthropoïdes et les races humaines pigmentées ont à leur naissance la peau blanche) ; la disparition ou la réduction de la pilosité (le revêtement pileux du gorille et du chimpanzé est, à la naissance, limité à la tête ; chez le gibbon, le revêtement pileux du nouveau-né recouvre la tête et le dos ; il n'est complet dès la naissance que chez les singes proprement dits) ; la grosse tête, le crâne et le cerveau volumineux, l'absence d'arcades sourcilières et de crête sagittale, la réduction du museau et des mâchoires, le faible développement des muscles masticateurs et des canines. Dès 1915, il avait été constaté par ailleurs que le pénis humain était lui-même ftal, par rapport à celui du singe, du fait de la conservation du prépuce : «L'homme conserve toute sa vie le caractère ftal caractérisé par la présence du frein prénuptial» (Retterer et Neuville)
- La ftalisation qui transforme l'anthropoïde en homme, en fait donc un être indéterminé, puisqu'il est fort peu éloigné de la forme type indéterminée de ses ancêtres. Elle en fait un être général, puisque cette indétermination se traduit par une non-spécialisation physiologique. Elle en fait enfin un être juvénile, un ftus adulte, ignorant le savoir de l'espèce, c'est-à-dire ignorant l'adaptation préétablie.
- L'enfant-homme, plus nu qu'un ver, est l'être le plus déshérité de la nature. Il arrive dans un monde où aucune spécialisation physiologique, aucune habitude héréditaire, ne lui servira d'appui naturel, de système d'auto-défense. Il doit apprendre, non seulement ce qui est proprement humain (le langage, les comportements sociaux), mais l'acquis inné chez l'animal (marcher, nager, s'accoupler, accoucher, etc). C'est le même enfant indéterminé, innocent, qui depuis des millénaires a pu devenir chasseur, pêcheur, paysan, prince, esclave, barbare, civilisé, bon, méchant, sage, fou, savant assassin, géophage, anthropophage, navigateur, mineur, lâche, héros, voleur, policier, révolutionnaire, réactionnaire. Et ces adultes durcis dans leurs déterminations portent encore en eux un Mowgli mal endormi, prêt à recommencer une expérience, une éducation. Ainsi la brèche ouverte par la décadence de l'espèce n'est pas remplie par la société : la société permet anthropologiquement le passage par la brèche ouverte. Et par cette brèche l'individu s'ouvre sur le monde ; il pénètre dans le monde, mais le monde pénètre en lui. Toutes les virtualités biologiques grouillent au sein de l'indétermination humaine et cherchent à se réaliser contradictoirement. L'homme est ouvert à toutes les participations. La participation illimitée est donc le produit de la ftalisation, de la régression des instincts.
- Une classification des caractères humains serait aussi abondante que la classification des espèces par Buffon, et elle remplirait tout le registre de la caractérologie animale, car l'homme est cruel comme un loup, paillard comme un singe, insouciant comme l'oiseau, têtu comme un mulet, féroce comme un tigre, doux comme un mouton, rusé comme un renard... L'homme n'est même pas un être social au sens strict du mot : il est à la fois social, grégaire et solitaire. Ses tendances instables le rendent capable d'extases collectives et de communions violentes inconnues dans le règne animal, comme d'une recherche de l'absolue solitude et de la contemplation. Tout ce qui est dispersé et spécialisé dans les espèces animales, se retrouve en l'homme "omnivore" : tous les goûts sont dans les deux natures, l'humaine et l'autre ; les phobies et les philies, qui sont très déterminées chez les espèces vivantes, en fonction des orientations stables, sont très variables chez l'homme, selon les individus, les lieux et les époques, et nous montrent l'échantillonnage infini d'une sensibilité omnivore, ouverte à toutes les forces de sympathie, de haine, de colère, de peur d'extase.
- Ouvert au monde dans ses participations, et posant dans le monde le noyau irréductible de son individualité, tel est l'homme. C'est parce que l'homme est indéterminé (participant) que ses possibilités de déterminations sont infinies, et parce qu'il s'auto-détermine que ses possibilités d'évolution sont infinies. Et précisément l'homme évoluera, il se produira lui-même dans la dialectique de ses participations et de son individualité. L'individualité humaine, c'est cette dialectique elle-même, c'est, à travers les participations, son enrichissement et son affirmation sur le monde. (HM-51)
- Ce que nous cherchons, c'est de ne pas faire honte à l'adolescent que nous avons été. L'essentiel, pour chacun de nous, est de savoir s'il refuse de s'installer dans la vie, c'est-à-dire dans la mort, s'il a des amis plutôt que des relations, des camarades plutôt que des maîtres et des disciples, de l'amour plutôt que de la famille et s'il ne vend pas son âme dans son travail et ses activités. Je ne prétends nullement être l'homme libre que je voudrais être, je connais assez mes égoïsmes, mes chutes, mes peurs ; mais je ne suis pas devenu celui que j'aurais craint de devenir ; je fais partie de ces petits groupes semi-marginaux, un pied dans le système de la vie quotidienne quand même, l'autre qui gigote. Ce n'est pas brillant, ce n'est pas désolant. (ARG14-59)
- Tout ce qui touche à l'homme nous révèle en même temps l'homme en mouvement et l'homme permanent, l'homme divers et l'homme un.
- Le mystère de l'intériorité de l'homme est dans ses uvres, ses mythes, ses projections. Chercher l'intérieur à l'extérieur.
- Un type d'homme serait mon idéel, à défaut de modèle. Son équilibre se modifie, se détruit et se reforme dans le champ de bataille des contradictions. Il ne veut pas quitter le terrain des contradictions. Il ne veut pas expulser le négatif du monde mais participer à ses énergies. Il ne veut pas détruire le positif, mais résister à la pétrification. Il ne veut ni fuir le réel, ni l'accepter, mais il voudrait que le réel soit transformé et peut-être espère-t-il qu'il sera transfiguré un jour. Il s'efforce de rendre créatrice en lui la lutte des contraires. Tragédie et comédie, épopée et farce sont pour lui indissolublement présentes à chaque instant. Il se sait infirme, particulier, mais ce qu'il ressent est l'universelle misère de chacun et non la solitude. La solitude est la migraine du monde bourgeois. Cet homme ne hait rien ni personne. Ses deux passions sont l'amour et la curiosité. Sa curiosité est une énergie sans frontières. Ses amours ne s'excluent ni ne s'affadissent. Cet homme adulte est en même temps très vieux, enfant et adolescent. Il est toujours en formation. Il s'obstine à chercher l'au-delà. (ARG18-60)
- L'homme "évolué" demeure fondamentalement archaïque, infantile, névrotique. Allons jusqu'à dire que l'homme se définit par ce triple caractère (qui est à la fois son principe d'inachèvement et de dépassement) archaïque, infantile, névrotique.
- Chaque homme est à l'image de la nature : en lui, de façon non moins insensée et cruelle, les virtualités sont massacrées par milliards. Ce massacre, qui permet la réalisation de certaines virtualités, empêche la réalisation, je ne vais pas dire de toutes les virtualités, ce qui est évident, mais peut-être des plus fécondes. (VS-69)
- [...] le mythe humaniste de l'homme sur-naturel s'est reconstitué au coeur même de l'anthropologie, et l'opposition nature/culture a pris forme de paradigme, c'est-à-dire de modèle conceptuel commandant tous ses discours. (PP-73)
- Le règne de sapiens correspond à une massive introduction du désordre dans le monde. Déjà le rêve nocturne de l'homme se différencie de celui des animaux par son caractère désordonné. Par ailleurs, toutes les sources de dérèglement signalées (régression des programmes génétiques, ambiguïté entre réel et imaginaire, proliférations fantasmatiques, instabilité psycho-affectives, ubris) constituent, en elles-mêmes, des sources permanentes de désordres.
- Le terminus de l'hominisation est en même temps un commencement. L'homme qui s'accomplit en homo sapiens est une espèce juvénile et enfantine ; son cerveau génial est débile sans l'appareil culturel ; ses aptitudes ont toutes besoin d'être nourries au biberon. Ce sur quoi s'achève l'hominisation, c'est sur l'inachèvement définitif, radical et créateur de l'homme.
- Ce qui meurt aujourd'hui, ce n'est pas la notion d'homme, mais une notion insulaire de l'homme, retranché de la nature et de sa propre nature ; ce qui doit mourir, c'est l'auto-idolâtrie de l'homme, s'admirant dans l'image pompière de sa propre rationalité. (PP-73)
- L'être humain n'est pas physique par son corps. Il est physique par son être. Son être biologique est un système physique. Nous sommes des super-systèmes, c'est-à-dire que nous produisons sans cesse des émergences. Nous sommes des super-systèmes ouverts, c'est-à-dire que nul être vivants n'a plus de besoins, de désirs et d'attente que nous. Nous sommes des systèmes refermés à l'extrême, nul n'est aussi clos en sa singularité incommunicable. Nous sommes des machines physiques. Notre être biologique est une machine thermique. Cet être-machine est lui-même un moment dans une mégamachine qu'on appelle société, et un instant dans un cycle machinal qu'on appelle l'espèce humaine.
- L'histoire humaine apparaît comme une grande turbulence cosmogonique, Niagara d'événements, torrent tumultueux de destructions et de production, une praxis folle, une dépense inouïe d'énergie, avec transmutations incroyables, de la néguentropie imaginaire à la néguentropie praxique. Conquêtes, invasions, constructions, mises à sac, mises à feu, asservissements, massacres, grands travaux, désirs fous, haines et fureurs, excès existentiels, pestilentiels, et, dans ce délire, tandis que toujours, partout, les machines désirantes et délirantes continuent à produire et se reproduire, ce sont les idées, êtres informationnels proliférants, qui sont les plus folles, les plus barbares, mythes, croyances, idéologies, religions.
- L'histoire humaine a quelque chose de barbare, d'horrible, d'émerveillant, d'atroce qui évoque la cosmogénèse. Comme pour la cosmogénèse, on peut méditer à l'infini sur l'ambiguïté d'un processus où mort, ruptures, désintégration, gaspillages, destructions irréparables ont un tronc commun, et en même temps un antagonisme inexpiable, avec les naissances, les développements, les métamorphoses. La référence à la cosmogénèse nous indique sans douteque l'histoire humaine est génésique. Le chaos et l'ubris se sont réveillés en elle : tout se passe comme si, depuis l'émergence des mégamachines historiques, avait commencé une nouvelle genèse monstrueuse, ouranienne
Nous sommes encore dans l'anthropogénèse, nous sommes dans une société incertaine, l'âge de fer planétaire, et non déjà aux portes de l'âge d'or. (M1-77)
- L'homme doit cesser d'être le Gengis Khan de la banlieue solaire pour devenir le berger des existants nucléoprotéinés.(M2-80)
- L'humanité a toujours connu l'interrogation et le doute, mais elle a toujours vécu avec des certitudes et avec une idée non biodégradable de la vérité. Elle a toujours eu besoin de construire des pyramides d'absolu sur les gouffres de la mort. Les idéologies de certitude, en nous protégeant du désespoir, n'ont-elles pas valeur de survie plus fondamentale que les effets mortels de leurs fanatismes ? Le temple, la pyramide, la promesse, ne sont-ils pas des remèdes vitaux, des antithanatiques nécessaires contre l'angoisse insupportable de l'incertitude et la béance insensée du néant ? Cette folie-là n'est-elle pas indispensable pour supporter la vie ? Notre ancêtre sapiens/demens n'avait-il pas fort raisonnablement compris qu'il ne pourrait vivre qu'enveloppé et protégé par des mythes déments ? Ou bien l'humanité pourrait-elle, à partir précisément de sa propension au doute et de son besoin de croyance, sécréter, entretenir, développer une autre pensée, capable d'associer doute/croyance, incertitude/certitude, et pourrait-elle vivre, convivre, se nourrir de cette pensée ? Je crois en cette possibilité : voilà mon credo.
- L'humanité n'est pas seulement une notion idéale : elle est devenue une communauté de destin, qui, forgée dans et par deux guerres mondiales, est devenue depuis Hiroshima une communauté de vie ou de mort. L'humanité a vécu sa mort potentielle avant d'avoir pu naître. C'est la menace d'anéantissement qui a vertu génésique pour l'humanité et transforme l'idée abstraite en réalité concrète. Cette concrétude s'enveloppe d'une autre concrétude planétaire, dont la science écologique nous a fait prendre conscience : la biosphère, ensemble auto-éco-organisateur constitué par les inter-rétroactions entre tous les êtres vivants, dont nous-mêmes, sur notre planète. Enfin, l'aventure spatiale est beaucoup plus qu'une aventure russe ou américaine, elle est aussi aventure humaine. C'est l'esprit d'entreprise, de curiosité d'homo qui anime l'exploration de l'univers, et pas seulement la mégalomanie de deux empires. La Terre est devenue vaisseau spatial.
- II est pratiquement aisé que l'humanité se fédère, devienne une, sans cesser d'être diverse. Chacun de nos organisme est une république de trente milliards de cellules. Pourquoi une fédération de quelques centaines de nations et de trois à six milliards d'homo sapiens, ne parviendrait-elle pas à s'auto-organiser ? Il est non seulement raisonnable, il est vital de l'envisager : le péril mortel que font courir à tous les humains les affrontements entre empires et puissances nous pousse à concevoir une confédération d'humanité qui, englobant les Etats-nations, respectant leur originalité et leur singularité, leur supprimerait leur omnipotence, les freinerait et les régulerait.
- Chacun, dans son ici et maintenant, se sent bien loin de l'humanité, notion abstraite qui se dilue dans l'ailleurs dans l'avenir. Mais en fait, le tissu d'humanité se constitue, non seulement à partir de la nébuleuse spirale planétaire en gestation, mais aussi à partir des individus, lorsque chacun reconnaît en tout autrui qui entre dans le champ de sa communication un prochain, c'est-à-dire un ego-alter potentiellement alter-ego. L'humanité se tisse à partir de l'alter-ego et du méta-ego. Mais l'humanité n'est pas du super-ego, je veux dire une entité supérieure à l'individu. Ce ne peut être l'ultime idole, l'ultime religion. L'humanité, c'est le nouveau terme accomplissant et développant la nature propre d'homo devenant dès lors tétralogique : individu/espèce/société/humanité (individu ß à société, individu ß à espèce, individu ß à humanité, société ß à individu, société ß à espèce, société ß à humanité etc.). Nous voyons donc bien la complexité, la multiplicité constitutive de l'ultime éthique : faire émerger l'humanité. Elle comporte aussi, nécessairement, l'éveil en chacun de l'humanité. (PSVS-81)
- Nous devons être bien conscients que, dès l'aube de l'humanité, le langage, la culture, les normes de pensée ont saisi le genre humain et ne l'ont pas lâché. Dès cette aube, s'est levée la noosphère, avec le déploiement des mythes, des dieux , et le formidable soulèvement de ces êtres a poussé, entraîné, Homo sapiens à des délires, massacres, cruautés, adorations, extases, sublimités inconnus dans le monde animal . Depuis cette aube, nous vivons au milieu de la forêt des symboles, et nous ne pouvons en sortir. Encore à la fin de notre second millénaire, comme les daimons des Grecs et parfois comme les démons de l'évangile, nos démons idéels nous entraînent, submergent notre conscience, nous rendent inconscients en nous donnant l'illusion d'être hyper-conscients.
- L'humanité n'a pas souffert d'insuffisance d'amour . elle a produit des excès d'amour qui se sont précipités sur les dieux , les idoles et les idées, et sont revenus sur les humains, transmutés en intolérance et terreur
. Tant d'amour et de fraternité - Depuis longtemps, depuis Autocritique (1958), je suis persuadé que nous ne sommes pas à la fin de l'histoire et que l'histoire humaine n'a pas épuisé toutes ses formes et ses possibilités de création. Nous ne sommes pas aux dernières étapes de la connaissance, comme les physiciens l'on cru à la fin du siècle dernier ou comme certains l'on pensé en découvrant la psychanalyse ou le marxisme. Nous Sommes tout au contraire dans la préhistoire de l'esprit humain et dans l'âge de fer planétaire. Si on accepte ce point de départ, nous - pas notre génération, mais l'espèce humaine - avons le monde devant nous. Nous avons toutes les possibilités ouvertes du futur, mais sans aucune promesse. (LM-91)
- Nous avons appris depuis Lamarck et Darwin que nous sommes le rameau avancé d'une évolution animale issue des vertébrés, des mammifères, des primates. Ce à quoi il faut ajouter que nous sommes demeurés des vertébrés, des mammifères et des primates, et cela non seulement anatomiquement ou physiologiquement, mais aussi génétiquement, caractériellement, cérébralement, psychologiquement, et même socialement.
- Il nous faut insister sur le double enracinement de l'homme, et dans le Cosmos physique et dans la sphère vivante, en même temps que sur son double déracinement, par rapport à l'un et à l'autre. L'homme est à la fois pleinement physique et métaphysique, pleinement naturel et méta-naturel. Il est devenu étranger à ce dont il est issu et qui lui demeure en même temps intime. La vie est née marginalement dans le monde physique, et son développement l'a marginalisée davantage ; l'homme s'est marginalisé dans le monde biologique et son développement l'a marginalisé davantage. Sa pensée, sa conscience, qui lui font connaître le monde, l'en éloignent d'autant. Le fait même qu'il puisse considérer rationnellement et scientifiquement l'Univers l'en sépare. Il faut un certain éloignement au sein de ce monde pour le connaître. Ajoutons que pour pouvoir connaître l'Univers, il faut être un monstre cérébral et mental, ce qu'est l'homme. (EP-93)
- Si diverses soient ses appartenances de gènes, de sols, de communautés, de rites, de mythes et d'idées Homo sapiens a une identité fondamentale commune à tous ses représentants. Qu'il soit issu ou non d'un ancêtre unique, il relève d'une unité génétique d'espèce qui rend l'inter-fécondation possible entre tous hommes et femmes, quelle que soit leur race. Cette unité génétique, mise en évidence aujourd'hui, se prolonge en unité morphologique, anatomique, physiologique ; l'unité cérébrale d'Homo sapiens se manifeste dans l'organisation singulière de son cerveau par rapport aux autres primates ; il y a enfin une unité psychologique et affective : certes, rires, larmes, sourires sont diversement modulés, inhibés ou exhibés selon les cultures, mais, en dépit de l'extrême diversité de ces cultures et des modèles de personnalité qui s'y imposent, rires, larmes, sourires sont universels et leur caractère inné se manifeste chez des sourds-muets-aveugles de naissance qui sourient, pleurent et rient sans avoir pu imiter quiconque.
- L'homme a transformé la Terre, il a domestiqué ses surfaces végétales, il s'est rendu maître de ses animaux. Mais il n'est pas le maître du monde, ni même de la Terre. Tsigane du cosmos, itinérant de l'aventure inconnue, c'est cela le destin anthropologique qui se dévoile et surgit des profondeurs au cinquième siècle de l'ère planétaire, après des millénaires d'enfermement dans le cycle répétitif des civilisations traditionnelles, dans les croyances de l'éternité, dans les mythes surnaturels : l'homme jeté là, dasein, sur cette Terre, l'homme de l'errance, du cheminement sans chemin préalable, du souci, de l'angoisse, mais aussi de l'élan, de la poésie - Cet homme doit réapprendre la finitude terrienne et renoncer aux faux infini de la toute-puissance technique, de la toute-puissance de l'esprit, de sa propre aspiration à la toute-puissance, pour se découvrir devant le vrai infini qui est innommable et inconcevable. Ses pouvoirs techniques, sa pensée, sa conscience doivent désormais être voués non à maîtriser, mais à aménager, améliorer, comprendre.
- La poursuite de l'hominisation opérerait une nouvelle naissance de l'homme. La première naissance fut celle des débuts de l'hominisation, il y a quelques millions d'années ; la seconde naissance fut apportée par l'émergence du langage et de la culture, probablement dès Homo erectus ; la troisième naissance fut celle d'Homo sapiens et de la société archaïque ; la quatrième fut la naissance de l'histoire, comprenant simultanément les naissances de l'agriculture, de l'élevage, de la ville, de l'Etat. La cinquième naissance, possible, mais non encore probable, serait la naissance de l'humanité, qui nous ferait sortir de l'âge de fer planétaire, de la préhistoire de l'esprit humain, qui civiliserait la Terre et verrait la naissance de la société/communauté planétaire des individus, des ethnies, des nations.
- La poursuite de l'hominisation doit être conçue comme le développement de nos potentialités psychiques, spirituelles, éthiques, culturelles et sociales.
- L'humanité doit élaborer la co-régulation de la biosphère terrestre. Certes, elle dispose de pouvoirs considérables, et qui s'accroîtront; mais il s'agit de devenir non le pilote, mais co-pilote de la Terre. Le double pilotage s'impose : homme/nature; technologie/écologie; intelligence consciente/intelligence inconsciente
La Terre doit commander par la vie, l'homme doit commander par la conscience.
- Sortir de l'âge de fer planétaire, sauver l'humanité, co-piloter la biosphère, civiliser la Terre sont quatre termes liés en boucle récursive, chacun étant nécessaire aux trois autres. L'agonie planétaire deviendrait alors gestation pour une nouvelle naissance : nous pourrions passer de l'espèce humaine à l'humanité. C'est pour et sur l'humanité terrestre que la politique pourrait effectuer un nouvel acte fondateur. La lutte contre la mort de l'espèce humaine et la lutte pour la naissance de l'humanité sont la même lutte. (TP-93)
- La cruauté dans les relations entre humains, individus, groupes, ethnies, religions, races est terrifiante. L'être humain contient en lui un grouillement de monstres qu'il libère à toute occasions favorables. La haine déferle pour un rien, un oubli, la chance d'autrui, une faveur dont on se croit privé. La haine abstraite pour une idée ou une religion se mue en haine concrète pour un individu ou un groupe; la haine démente se déchaîne sur une erreur de perception ou d'interprétation. L'égoïsme, le mépris, l'indifférence, l'inattention aggravent partout et sans trêve la cruauté du monde humain. Les seules résistances sont dans les forces de coopération, communication, compréhension, amitié, communauté, amour , à condition qu'elles soient accompagnées de perspicacité et d'intelligence , dont l'absence risque au contraire de favoriser les forces de cruauté
Nous devons résister à ce qui sépare, à ce qui désintègre, à ce qui éloigne, tout en sachant que la séparation, la désintégration, l'éloignement gagneront la partie. Sourire, rire, blaguer, jouer, caresser, étreindre, c'est aussi résister. Résister, résister d'abord à nous-mêmes, à notre indifférence et à notre inattention, à notre lassitude et à notre découragement, à nos vilaines pulsions et mesquines obsessions. (MD-94)
- Le monde est dans les douleurs agoniques de quelque chose dont on ne sait si c'est naissance ou mort. L'humanité n'arrive pas à accoucher de l'Humanité. (PC-97)
- L'idée qu'on puisse définir homo en lui donnant la qualité de sapiens, c'est-à-dire d'un être raisonnable et sage, est une idée peu raisonnable et peu sage.
- La folie humaine est source de haine, cruauté, barbarie, aveuglement. Mais sans les désordres de l'affectivité et les débordements de l'imaginaire, sans la folie de l'impossible, il n'y aurait pas d'élan, de création, d'invention, d'amour , de poésie
- L'histoire n'est rien d'autre que le lien aléatoire, complémentaire, concurrent et antagoniste, entre désordre et procès de complexification. (PP-73)
Les extases de l'histoire sont ces moments merveilleux où, brusquement, tout le monde se parle, fraternise, ces moments de libération- comme la libération de Paris, la révolution des illets au Portugal, Mai 68. Je pense qu'il faut vivre ces extases de l'histoire. On ne sait jamais ce que sera le futur. Il faut profiter pleinement de ces moments où les gens communient.
(ITI-00)
- L'être humain nous apparaît dans sa complexité : être à la fois totalement biologique et totalement culturel. Le cerveau par lequel nous pensons, la bouche par laquelle nous parlons, la main par laquelle nous écrivons sont des organes totalement biologiques en même temps que totalement culturels. Ce qui est le plus biologique - le sexe, la naissance, la mort - est en même temps ce qui est le plus imbibé de culture. Nos activités biologiques les plus élémentaires, le manger, le boire, le déféquer, sont étroitement liées à des normes, interdits, valeurs, symboles, mythes, rites, c'est-à-dire à ce qu'il il a de plus spécifiquement culturel ; nos activités les plus culturelles, parler, chanter, danser, aimer, méditer, mettent en mouvement nos corps et nos organes, dont le cerveau.
- Si diverses soient ses appartenances de gènes, de sol, de communautés, de rites, de mythes et d'idées, Homo sapiens a une identité commune à tous ses représentants : il relève d'une unité génétique d'espèce qui rend l'inter-fécondation possible entre tous hommes et femmes, quelle que soit leur «race» ; cette unité génétique se prolonge en unité morphologique, anatomique, physiologique ; l'unité cérébrale d'Homo sapiens se manifeste dans l'organisation singulière de son cerveau par rapport aux autres primates ; il y a enfin une unité psychologique et affective : certes, rires, larmes, sourires sont diversement modulés, inhibés ou exhibés selon les cultures, mais, en dépit de l'extrême diversité de ces cultures et des modèles de personnalité qui s'y imposent, rires, larmes, sourires sont universels et leur caractère inné se manifeste chez des sourds-muets-aveugles de naissance qui sourient, pleurent, rient sans avoir pu imiter quiconque. (TBF-99)
- Lhomme de la rationalité est aussi celui de laffectivité du mythe et du délire (demens). Lhomme du travail est aussi lhomme du jeu (ludens). L'homme empirique est aussi l'homme imaginaire (imaginarius). Lhomme de léconomie est aussi celui de la " consumation " (consumans). Lhomme prosaïque est aussi celui de la poésie
, cest-à-dire de la ferveur, de la participation, de lamour , de lextase. L'amour est poésie. Un amour naissant inonde le monde de poésie, un amour qui dure irrigue de poésie la vie quotidienne, la fin d'un amour nous rejette dans la prose.- Nous sommes des êtres infantiles, névrotiques, délirants, tout en étant aussi rationnels. Tout cela constitue létoffe proprement humaine.
- L'humanité n'arrive pas à accoucher de l'Humanité. Nous ne savons pas encore s'il s'agit seulement de l'agonie d'un vieux monde, qui annonce une nouvelle naissance, ou d'une agonie mortelle. Une conscience nouvelle commence démerger : lhumanité est emportée dans une aventure inconnue.
- L'Humanité a cessé d'être une notion seulement biologique tout en devant être pleinement reconnue dans son inclusion indissociable dans la biosphère ; l'Humanité a cessé d'être une notion sans racines : elle est enracinée dans une " Patrie ", la Terre, et la Terre est une Patrie en danger. L'Humanité a cessé d'être une notion abstraite : c'est une réalité vitale, car elle est désormais pour la première fois menacée de mort ; l'Humanité a cessé d'être une notion seulement idéale, elle est devenue une communauté de destin, et seule la conscience de cette communauté peut la conduire à une communauté de vie ; lHumanité est désormais surtout une notion éthique : elle est ce qui doit être réalisé par tous et en tout un chacun. Alors que lespèce humaine continue son aventure sous la menace de lautodestruction, limpératif est devenu : sauver l'Humanité en la réalisant. (SSEF-00)
- La nécessaire convergence des sciences et des humanités pour restituer la condition humaine ne se réalise pas. Absent des sciences du monde physique (alors qu'il est aussi une machine thermique), disjoint du monde vivant (alors qu'il est aussi un animal), l'homme est découpé en fragments isolés dans les sciences humaines. En fait, le principe de réduction et celui de disjonction qui ont régné dans les sciences y compris humaines (devenues ainsi inhumaines) empêchent de penser
l'humain. [...] Ainsi, c'est le mode de connaissance qui inhibe notre possibilité de concevoir le complexe humain. L'apport inestimable des sciences ne donne pas ses fruits.... L'homme demeure "cet inconnu", plus aujourd'hui par mal-science que par ignorance. D'où le paradoxe : plus nous connaissons, moins nous comprenons l'être humain.
- Il nous faut une pensée qui essaie de rassembler et organiser les composants (biologiques, culturels, sociaux, individuels) de la complexité humaine et d'injecter les apports scientifiques dans l'anthropologie, au sens de la pensée allemande du XIX siècle (réflexion philosophique centrée sur l'être humain). C'est en même temps reprendre la conception de "l'homme générique" du jeune Marx qui sous-tend toute son uvre, mais en complexifiant et approfondissant cette notion, à qui il manquait l'être corporel, la psyché, la naissance, la mort, la jeunesse, la vieillesse, la femme, le sexe, l'agression, l'amour. Il nous faut dans ce sens une approche existentielle, qui donne sa part à l'angoisse, la jouissance, la douleur, l'extase.
- La connaissance de l'humain doit être à la fois beaucoup plus scientifique, beaucoup plus philosophique et enfin beaucoup plus poétique qu'elle ne l'est. Son champ d'observation et de réflexion est un laboratoire très étendu, la planète Terre, dans sa totalité, son passé, son devenir et aussi sa finitude, avec ses documents humains qui commencent il y a six millions d'années.
- L'histoire humaine, torrent tumultueux de créations et de destructions, dépenses inouïes d'énergie, mélange de rationalité organisatrice, de bruit et de fureur a quelque chose de barbare, d'horrible, d'atroce, d'émerveillant, qui évoque l'histoire cosmique, comme si celle-ci s'était gravée dans notre mémoire héréditaire. Le cosmos nous a créés à son image.
- L'être humain, mortel, comme tout vivant, porte en lui l'unité biochimique et l'unité génétique de la vie. C'est un hyper-vivant qui a développé de façon inouïe les potentialités de la vie. Il exprime de façon extrême les qualités égocentriques et altruistes de l'individu, atteint des paroxysmes de vie dans ses extases et ivresses, bouillonne d'ardeurs orgiastiques et orgasmiques. Il est également hyper-vivant dans le sens où il développe de façon nouvelle la créativité vivante. Avec l'humanité, il y a déplacement de la faculté créatrice sur l'esprit.
- L'humanité ne se réduit nullement à l'animalité, mais sans animalité, pas d'humanité. L'hominien devient pleinement humain lorsque le concept d'homme comporte une double entrée : une entrée biophysique, une entrée psycho-socio-culturelle, les deux renvoyant l'une à l'autre. A la pointe de l'aventure créatrice de la vie, l'hominisation aboutit à un nouveau commencement. (M5-01)
- Qu'est-ce qu'être humain ? Aujourd'hui, faute de pédagogie, cette question est complètement désintégrée. Etre humain, c'est bien entendu être un individu, mais qui fait partie d'une société et duquel la société fait aussi partie. Dès que l'on naît, on nous inculque en effet le langage, la culture, ce qu'il faut faire, ne pas faire, etc. En fait, notre être est constitué de trois parties en une : membre d'une société, membre d'une espèce et individu. A mon sens connaître notre nature humaine est donc essentiel. Et cela passe forcément par l'enseignement de l'incertitude. (DSC-02)
- L'histoire de l'humanité nous montre sans cesse que l'amour et la fraternité, expressions suprêmes de la morale, sont faciles à tromper.(M6-04)
Horreur :
- L'horreur milite pour l'indifférence autant que l'indifférence laisse le champ libre à l'horreur. (JL-81)
Humanisme : -
Les humanistes furent les hommes de la Renaissance qui incorporèrent profondément dans leur culture les lettres grecques et latines, lesquelles constituèrent à partir du XVI siècle les «humanités». La notion d'humanisme, elle, fut forgée au XIX siècle et rétroactivement reportée sur son origine, pour désigner le mouvement profond de réhabilitation spirituelle et de promotion morale de l'idée d'homme qui commence à s'affirmer au XV siècle, comme en témoigne le De dignitate hominis de Pic de la Mirandole (1486). Les idées de dignité et de liberté s'entr'appellent : l'homme est digne d'être libre et l'exercice de sa liberté est nécessaire à son épanouissement. L'humanisme, dans ce sens, n'est pas incompatible par principe avec le Christianisme, où l'homme, bien que pêcheur, est à l'image de Dieu et l'élu de la Création. Mais il lui deviendra antinomique dans la mesure où l'homme se posera en fondement de toute valeur, et se donnera mission de prendre en main son destin puis d'exercer sa propre souveraineté sur l'univers. Dès lors, l'Humanisme opère une révolution copernicienne qui fait éclater le christianisme en mettant l'homme éthiquement et intellectuellement au centre du monde et en en faisant le seul sujet de l'Univers.
- L'Humanisme retrouve l'idée de Protagoras : «L'homme est la mesure de toutes choses.» Mais il veut retrouver dans l'homme même le fondement de sa dignité et de ses vertus. D'où l'idée, formulée d'abord par Grotius en 1625 par opposition aux théologies catholique et calviniste, que l'homme détient en lui-même un Droit naturel. Ce droit individuel va désormais s'affronter, non plus seulement à la religion divine, mais à la raison d'Etat. Contrairement à Hobbes qui asservit l'individu au Leviathan (1651), Locke, dans ses Deux traités sur le Gouvernement (1690) demande à l'Etat de garantir les droits privés. Tout cela aboutit en politique à l'Habeas corpus et à la Déclaration des droits de l'homme.
- L'Humanisme atteint son accomplissement philosophique avec le siècle des Lumières et son avènement politique avec la révolution française. Désormais, le progrès de l'histoire et l'épanouissement de l'homme se lieront et se liront l'un dans l'autre. Condorcet annonce le progrès humain indéfini (Esquisse d'un tableau historique des progrès de l'esprit humain, 1794).
- Devenu religion de l'homme, l'Humanisme rompt avec le Christianisme qui, religion pour l'homme, ne saurait se fonder sur l'homme. Il rompt du même coup avec la conception grecque de l'homme. L'idée grecque de l'homme est si laïque, profane, issue de la Physis, dépendante de l'univers qu'elle ne pourrait, même secrètement, être divinisée. Aussi, bien que né de l'accouplement du privilège chrétien offert à l'homme et de la vertu grecque inscrite en l'homme, l'Humanisme est une mutation génétique par rapport à l'un et à l'autre. Il s'est nourri, de plus, d'une gelée royale inconnue jusqu'alors : la Puissance scientifique et technique qui donne maîtrise sur la Nature.
- Au XIX siècle, le socialisme marxiste liera l'idée de conquête de la nature, l'idée d'épanouissement total de l'homme dans l'histoire, et enfin l'idée chrétienne du Salut. Par tous ces aspects, le marxisme est le foyer, non seulement d'un second Humanisme, mais surtout d'une religion seconde, totalement invisible elle aussi à ses fidèles parce que camouflée en «science», et qui sera, à l'image du Christianisme, une véritable religion de Salut, mais à l'inverse du Christianisme, un salut terrestre, disposant d'un Messie (le Prolétariat) et annonçant avec certitude l'Avènement proche d'un monde libéré du Mal, d'une Humanité réconciliée, du bonheur sur terre.
- L'Humanisme est une création originale et typique de la culture européenne, dont il reflète les ambiguïtés et les complexités. Il est en effet totalement laïque dans son fondement qui est l'homme, mais l'homme y est devenu fondement parce que la culture européenne y a coulé la substance mythique et religieuse qui lui donne sa puissance rayonnante, et qui lui fait sécréter ses propres mythes, sa religion première (le progrès) et sa religion seconde (le salut terrestre). L'Humanisme est aussi typiquement européen parce qu'il a été travaillé sans relâche par la contradiction interne, entre son principe manifeste, rationnel et laïque, qui le porte à critiquer mythes et religions, et son principe occulte, mythologique et religieux. Cette contradiction deviendra de plus en plus forte lorsque les développements des sciences réduiront la taille et la place de l'homme dans l'Univers et que le déterminisme et l'objectivité scientifiques, niant toute liberté et tout sujet, saperont les fondements de l'Humanisme.
- L'Humanisme européen atteint son apogée à la fin du XIX siècle. L'Europe impérialiste impose sa domination au monde, mais l'Europe culturelle croit apporter au monde la civilisation et le progrès. C'est le moment où le progrès de la civilisation et le progrès de la science semblent indéfectiblement liés, où le triomphe de la raison et du Droit sont inscrits dans le sens de l'histoire. La crise suit de très près l'apogée et favorise les prises de conscience qui, en retour, accentuent les crises. Du sein même de la culture européenne, il sera alors possible de déceler l'aveuglement européocentrique. Certains européens découvriront que leur Humanisme avait camouflé et justifié une effroyable inhumanité. Ils découvriront de même que leur culture, qui leur avait semblé être la Culture, était une culture, qui avait produit le mépris des autres cultures et la justification de leur extermination.
- Le discrédit de l'Humanisme favorise à la fois le nihilisme et le retour de la religion multimillénaire, qui se régénère sans cesse dans l'effondrement des mythes et religions laïques. Mais, surtout, l'effondrement de l'Humanisme anthropocentrique et sur-naturel ouvre une énorme béance où surgissent les questions primordiales. Quid de l'homme ? Quel est cet être naturel/culturel ? Quelle est sa situation dans le monde ? Qu'est-ce que son esprit ? Sa liberté ? Sa raison ? Peut-on éviter un mythe et une religion de l'homme ? Ne serait-ce pas alors régresser dans l'ancien Humanisme ?
(PE-87)
C'est au cours de la Renaissance qu'a lieu la gestation de l'humanisme européen. En nous interrogeant sur ce qu'est l'essence de l'humanisme, nous pouvons dégager deux types de réponses absolument divergentes. La première réponse est celle, par exemple, du philosophe polonais Leszek Kolakowski. Pour lui, l'humanisme européen prend sa source dans le judéo-christianisme : dans la Bible, Dieu fait l'homme à son image et, dans l'Évangile, Dieu s'incarne en un être humain. À quoi, le philosophe tchèque Jan Patocka objecte que la source de l'humanisme européen est grecque, car c'est dans la pensée grecque que l'esprit humain et sa rationalité affirment leur autonomie. Et dans la cité démocratique d'Athènes, la déesse Athéna ne gouverne pas, elle protège. La démocratie signifie ceci : les citoyens responsables ont en main le gouvernement de la cité.
Hystérie :
- Le phénomène de l'hystérie est d'une richesse fabuleuse qui a déjà révélé son premier trésor (l'influence du psychique sur le somatique) et qui a ouvert le premier accès (Freud) aux cavernes intérieures. Mais il faut reconsidérer l'hystérie comme phénomène anthropologique global :
1- Pour comprendre l'hystérie, il faut associer les termes antinomiques de simulation et de sincérité, de jeu et de sérieux, d'imaginaire et de vécu. L'hystérie suppose donc une dualité fondamentale, une duplicité structurale au siège même du moi-un.
2- La dualité-duplicité hystérique, d'une part, masque une carence radicale dans la relation avec soi-même, autrui, le monde, d'autre part, exprime et incarne une ardeur affective capable de muer la simulation en son contraire.
3- Magie et hystérie se confondent là où le sentiment de réalité, et parfois même la réalité physiologique, (brûlures, plaies, stigmates, grossesse nerveuse etc.) naissent de l'imaginaire ou de la suggestion.
- La notion d'hystérie se trouve donc à un carrefour anthropologique privilégié : carrefour du psycho-affectif et du somatique, carrefour de l'imaginaire et du réel, carrefour du sentiment et de la magie, carrefour du jeu et du sérieux, carrefour du simulé et du vécu. Ce carrefour n'est autre que le moi, qui doit se définir ici simultanément comme principe d'unité et principe de dualité.
- Si l'on suppose que l'hystérie clinique n'est que le cas extrême d'un phénomène normal, c'est toute notre expérience vécue, toute notre vie affective qui pourraient être définies selon les structures élémentaires ou embryonnaires de l'hystérie. C'est tout notre être personnel, notre moi lui-même qui serait hystérique.
- On voit dès lors l'intérêt d'une théorie de l'hystérie généralisée. L'homme serait structuralement homo duplex. Il serait simulateur dans le même mouvement qu'il exprimerait ses ardeurs et ses passions. La simulation serait beaucoup plus que la simulation. Elle entretiendrait une relation dialectique avec l'authenticité et la sincérité. Elle serait autant assimilation que dissimulation, et devrait être considérée comme l'expression d'une puissance mimétique et poïétique (poiesis : création). Cette puissance bouillonnante serait celle-là même qui se trouverait au foyer du système psycho-affectif. Elle se réaliserait de façon semi-magique, semi-imaginaire et ce caractère semi-imaginaire trahirait la carence constitutive du moi. Ainsi l'hystérie rendrait compte de la névrose existentielle de l'homme - son trop plein d'affectivité , son insuffisance d'être - , ainsi que du phénomène magique-réificateur qui lui fait transformer son affectivité en substance ontologique.
- L'hystérie donne substance. Nous pouvons soupçonner que l'être - y compris sous sa forme moderne, le réel - est en quelque sorte une grossesse nerveuse. Non pas que le réel soit imaginaire. Le réel est un mixte, dont l'armature est constituée par le réseau innombrable des relations et des constances objectives ; mais sa substantialité lui vient de la nature hystérique de l'affectivité
Le mythe biblique illustre la substantialisation et la duplicité hystériques. Dieu crée le monde hystériquement : un Verbe prend corps ; ce qui est conçu, dit, se cristallise pour devenir être, réalité, et le monde semble dès lors avoir apparence d'autonomie et d'objectivité. Le processus inverse et analogue du Dieu que crée l'homme, qui prend substance, majesté, souveraineté à partir de l'homme est également hystérique. Quel que soit le vecteur, la relation Dieu-monde, homme-Dieu, est une relation de duplicité. Le monde se joue la tragi-comédie d'un Dieu créateur extérieur à lui, qui, s'il existe, ne peut que se jouer histrioniquement la tragi-comédie du monde. (VS-69)
On peut considérer qu'en fait les deux sources ne sont pas exclusives et qu'elles se sont liées pour créer l'humanisme européen. Certes, la première source où l'homme est à l'image de Dieu et où Dieu devient humain, si elle entraînera le respect pour la vie humaine, conduira aussi à un anthropocentrisme naïf et sera source de mégalomanie. Débarrassé de Dieu, l'homme va prendre la place de sujet et centre de l'univers. Mais, irrigant l'humanisme européen, il faut indiquer, ce que ne fait aucun de ces deux philosophes, le message même de Jésus. Ce message parle de compassion et de pardon. C'est l'esprit de fraternité qui va se dégager de cette parole et se joindre à la rationalité grecque. Quelque chose d'affectif va se lier au caractère froid de la rationalité pour former l'humanisme européen.
Cet humanisme a deux visages, l'un dominateur, l'autre fraternel, ce qui provoquera une confusion importante sur le terme, notamment au XXe siècle. Le premier visage de l'humanisme, celui qui se révèle illusoire pour ne pas dire délirant, met l'homme à la place de Dieu, en fait l'unique sujet de l'univers, et lui donne pour mission de conquérir le monde. C'est la mission que Descartes confère à la : faire de l'homme le maître et possesseur de la nature. Le message cartésien sera repris par Buffon, puis par Karl Marx, et finalement, ce n'est qu'à partir de 1970, c'est-à-dire très récemment, que ce message de la toute-puissance prométhéenne tombe en miettes. On se rend compte désormais que la maîtrise de la nature, qui est en fait incontrôlée, conduit à la dégradation de la biosphère et, par répercussion, à la dégradation de la vie et de la société humaines : ce type de maîtrise a un caractère suicidaire.
Par ailleurs, nous prenons désormais connaissance et conscience de la petitesse de la planète Terre dans le système solaire, de la petitesse du système solaire dans la Voie lactée, de la petitesse de notre galaxie dans l'univers. Nous devons alors nous tourner vers le deuxième visage de l'humanisme, celui qui pose le respect de tous les êtres humains, quels que soient leur sexe, leur race, leur culture, leur nation.
En fait, si cet humanisme est valable en principe pour tous les hommes, l'Occident européen l'avait restreint à ses seuls ressortissants, considérant que les autres peuples étaient sous-développés, archaïques, primitifs. Lucien Lévy-Bruhl, par exemple, considérait les primitifs comme des êtres infantiles et mystiques, enfermés dans la pensée magique. Il oubliait qu'il existe une rationalité dans toute forme de civilisation, ne serait-ce que dans la fabrication d'outils, dans l'utilisation des armes, dans la pratique de la chasse. Il y a dans toute société à la fois une pensée rationnelle, technique et pratique, et une pensée magique, mythique et symbolique. Il en va de même pour la nôtre. Il me paraît extrêmement important de l'indiquer.
Dans son second visage, l'humanisme s'est lié au déve-loppement de la rationalité critique, voire autocritique. On le voit, par exemple, dans l'Éloge de la folie d'Érasme, exprimé évidemment sous des formes prudentes. Dans le reste de son oeuvre, Érasme, bien qu'esprit très tolérant, se montrait extrêmement réservé aussi bien à l'égard de l'autorité catholique que du luthéranisme.
(CBE-09)