Technique : - La technique c'est l'appropriation pratique du monde et de l'homme par l'homme. La technique est le produit même de la rencontre des participations et de l'autodétermination individuelle ; elle est stimulée non pas par le besoin brut, qui aurait pu se satisfaire de la cueillette ou de la nourriture de petits animaux, mais par la poussée des besoins humains, qui peuvent apparaître comme du "luxe" par rapport aux besoins animaux, mais qui deviennent nécessaires, comme le sont aujourd'hui le gaz, l'électricité, l'autobus. Le silex, l'arc expriment à l'aube de l'humanité des besoins issus des participations humaines, besoins on seulement du corps qui veut de la nourriture, mais aussi de l'homme total qui veut jouir du feu, de la chasse, de la guerre, qui veut, dans tout son être, s'assimiler le monde, y participer et s'y affirmer. C'est pourquoi, à l'origine, technique, magie, religion, art, sont indifférenciés et renvoient toujours l'un à l'autre.
- La technique permet sans cesse à l'homme de d'ouvrir davantage au cosmos ; elle le fait sans cesse déboucher sur de nouvelles participations : non seulement, en le délivrant de la nécessité brute, elle lui donne "le loisir" du propriétaire, c'est-à-dire la jouissance apaisée, le jeu, l'esthétique, qui est participation à demi repue, mais, dans son mouvement propre, elle est une activité qui, séparant l'homme de la nature, l'émancipant de la nature, le fait analogue à la nature et par là même en "correspondance" avec elle.
- La technique donc ouvre le monde à l'homme et l'homme au monde ; dialectiquement le monde pénètre en lui et l'enrichit. Et en même temps l'homme, ainsi transformé, transforme le monde, lui donne les déterminations humaines, l'humanise. La plante et l'animal domestiques, la hutte, le soc, l'animal attaché au joug, sont les signes du transfert des attributs humains sur la nature. L'homme s'affirme dans la nature. Il s'affirme parce qu'il se l'approprie, et en même temps il s'approprie lui-même : il met au jour ses propres facultés inventives ; il développe son intelligence et sa conscience ; il se produit. (HM-51)
Technologie :
- Vous ne pouvez plus séparer le concept technologie du concept science, du concept industrie, et c'est un concept circulaire puisque dans le fond tout le monde sait qu'un des problèmes majeurs de la civilisation occidentale, c'est que c'est dans ce circuit science --> technologie --> industrie --> science que la société, dans le fond, évolue et se transforme. [...] Ce circuit où la science produit la technique, laquelle produit l'industrie, laquelle produit la société industrielle, c'est un circuit dans lequel effectivement il y a un retour, et chaque terme rétroagit sur le précédent, c'est-à-dire que l'industrie rétroagit sur la technique et l'oriente et que la technique rétroagit sur la science et l'oriente.
- Nous avons inventé avec la technologie des modes de manipulation nouveaux et très subtils, par lesquels la manipulation portant sur les choses nécessite l'asservissement des hommes aux techniques de manipulation Ainsi, on fait des machines au service de l'homme et l'on met les hommes au service de ces machines. Et on voit très bien finalement comment l'homme est manipulé pour et par la machine qui manipule les choses afin de le libérer.
- Maintenant, situons-nous à un autre niveau : je vois l'infiltration de la technique dans l'épistémologie de notre société et de notre civilisation, dans le sens où c'est la logique des machines artificielles qui s'applique de plus en plus sur nos vies et dans notre société. C'est là qu'est justement la source d'une nouvelle manipulation. Autrement dit, nous n'appliquons pas seulement les schémas technologiques sur le travail manuel, voire à la machine artificielle, mais aussi sur nos conceptions mêmes de la société, de la vie et de l'homme.
- Aujourd'hui l'être du troisième type (la société) se développe et quel rôle nouveau joue la technologie ? C'est qu'elle permet de constituer pour cette entité centralisée un appareil nerveux aussi raffiné, peut-être plus encore, que celui qui se trouve en nous pour contrôler nos cellules. Nos cellules échappent au contrôle direct de notre appareil neuro-cérébral, alors qu'aujourd'hui il est possible techniquement pour l'Etat de disposer sur chaque individu d'un fichier total contenant toutes informations le concernant. En bref, la technologie moderne permet le développement d'un appareil de contrôle pouvant contrôler tous les individus. Il faut considérer maintenant l'association de ces deux développements qui vont l'un et l'autre dans le sens de l'hyper-développement de l'Etat-nation : d'une part, celui d'une technologie qui donne des moyens d'information et de contrôle inouïs, d'autre part, celui du Parti-appareil totalitaire, détenteur de la Vérité socio-historique. Voilà le Léviathan qui entre dans notre horizon quotidien..... C'est la rencontre avec un monstre qui s'est créé en nous et par nous, dont nous faisons partie et qui fait partie de nous. Et contre lequel peut-être va s'engager un combat décisif pour toute l'histoire de l'humanité et peut-être de la vie. (SC-90)
Tendance / Contre-tendance :
- Tout écart ne porte pas en lui l'innovation, le changement , l'évolution; il ne porte une virtualité schismogénétique que s'il trouve des conditions d'extension, de développement; il faut qu'il prolifère, résiste aux feed-back négatifs, franchisse des seuils (gates), provoque une résonance , une stimulation (feed-back positif), bref, que naisse une tendance à partir de micro-milieux ou micro-phénomènes (voire à partir de l'individu et de l'accident). Le développement d'une tendance est un phénomène extrêmement important, mais extrêmement complexe : la tendance est d'une part un feed-back positif, une déviation qui s'accroît d'elle-même; mais son développement est contenu, combattu, freiné par les feed-back négatifs, sinon elle serait épidémie, emballement (run-away).
- Quand on considère les tendances dans les sociétés modernes (hypercomplexes), on voit que les notions de feed-back négatif et positif deviennent insuffisantes, car c'est, à partir d'un moment, une dialectique incertaine du négatif et du positif qui commande la tendance. Quand celle-ci devient puissante, dominante, alors se constitue une contre-tendance, laquelle, d'une part, a le visage d'une rééquilibration amenée par un feed-back négatif de degré profond, c'est-à-dire d'un retour à l'ancien et, d'autre part, le visage de la nouveauté et de la rupture, par rapport à la tendance dominante qui fait office de norme.
- Lorsqu'une tendance devient dominante et hégémonique, elle devient consubstantielle au système. La tendance que représentait le développement industriel dans une société rurale devient, par accroissement, consolidation, et enracinement, le trait constitutif des «sociétés industrielles». La tendance devient trait constitutif lorsque son caractère phénoménal s'inscrit dans le dispositif génératif. Dès lors la morphogenèse est accomplie.
- Les vacances, les week-ends, le besoin d'espaces verts, le besoin d'objets, de substances, de symboles «naturels» rustiques, archaïques, doivent être interprétés non seulement comme tentatives ou manifestation de rééquilibration, feed-back négatif, mais aussi comme des symptômes de la formation d'une nouvelle (croissante) et multiforme contre-tendance : la tendance au ressourcement néo-naturaliste et néo-archaïque. (ET-76)
Terre / Terre-Patrie : -
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- Ainsi, au terme de la fantastique aventure commencée au XV siècle, le cri de la vigie de Colomb prend enfin son sens planétaire : terre ! terre ! Encore jusqu'en les années 1950-1960, nous vivions sur une terre méconnue, nous vivions sur une terre abstraite, nous vivions sur une Terre-objet. Notre fin de siècle a découvert la Terre-système, la terre Gaïa, la biosphère, la terre parcelle cosmique, la Terre-Patrie. Chacun d'entre nous à sa généalogie et sa carte d'identité terriennes. Il vient de la Terre, il est de la Terre, il est sur Terre. Nous appartenons à la terre qui nous appartient.
- Nous savons désormais que la petite planète perdu est plus qu'un lieu commun à tous les êtres humains. C'est notre maison, home, heimat, c'est notre matrie et, plus encore, notre Terre-Patrie. Nous avons appris que nous deviendrions fumée dans les soleils et serions congelés à jamais dans les espaces. Certes, nous pourrons partir, voyager, coloniser d'autres mondes. Mais ceux-ci, trop torrides ou glacés, sont sans vie. C'est ici, chez nous, qu'il y a nos plantes, nos animaux, nos morts, nos vies, nos enfants. Il nous faut conserver, il nous faut sauver la Terre-Patrie. [
] Assumer la citoyenneté terrestre, c'est assumer notre communauté de destin. (TP-93)
- Toute aspiration à humaniser la mondialisation nécessite inséparablement la prise de conscience d'une patrie terrestre commune. Une patrie se définit par une origine (mythique ou réelle) commune, une identité commune, un destin commun. Aujourd'hui, nous pouvons savoir qu'il y a une communauté d'origine à tous les êtres humains, qu'il y a une communauté d'identité dans le sens où nous avons tous la même nature - mais qui, dans cette nature même, a des potentialités d'extrêmes diversités -, et nous vivons une communauté de destin qu'a créée et développée l'ère planétaire. La patrie terrestre comporte la sauvegarde des diverses patries. Celles-ci peuvent très bien s'enraciner dans une conception terrestre de «la patrie», plus profonde et plus vaste, à condition qu'elles soient ouvertes - et la conscience de l'appartenance à la terre-Patrie est la condition nécessaire là leur ouverture.
- La conscience et le sentiment de notre appartenance et de notre identité terriennes sont aujourd'hui vitales. La notion de terre-Patrie unit en elle un caractère réaliste, rationnel, laïque, et un caractère mythologique et religieux.
- La terre est le matri-patriotique où nous devons enraciner notre destin. Comme le dit Ricoeur, «la terre est ici plus et autre chose qu'une planète. C'est le nom mythique de notre ancrage corporel dans le monde». L'appel à la matrie terrestre est l'appel laïcisé à cette puissance tellurique forte qu'ont figurée les grandes déesses de la Terre.
- A l'échelle suprême, il y a la nécessité de reconnaître et ressentir la terre comme notre patrie commune, puisque l'humanité y a sa communauté d'origine, sa communauté d'identité et sa communauté de destin. Ce sentiment est déjà vif dans les innombrables mouvements et associations non gouvernementales qui sont les expressions et manifestations d'un véritable civisme planétaire, comme l'AICF (action internationale contre la faim), les associations internationales des droits de l'homme comme Amnesty international, les associations de défense des peuples autochtones comme Survival international, les mouvements écologiques internationaux comme Greenpeace, les réunions internationales de protection de la biosphère comme celle de Rio, les rencontres internationales des femmes comme à Pékin etc. (PC-97)
- Il y a corrélation entre le développement de notre conscience d'humanité et la conscience de notre patrie terrestre. La patrie terrestre comporte la sauvegarde des diverses patries; celles-ci peuvent très bien s'enraciner dans une conception plus profonde et plus vaste de «la patrie», à condition qu'elles soient ouvertes, et la conscience de l'appartenance à la Terre-Patrie est la condition nécessaire à leur ouverture. (TBF-99)
- Il nous faut désormais apprendre à être, vivre, partager, communiquer, communier aussi en tant qu'humains de la Planète Terre. Non plus seulement être d'une culture, mais aussi être terriens. Nous devons nous vouer, non à maîtriser, mais à aménager, améliorer, comprendre. Nous devons inscrire en nous :
- Lunion planétaire est lexigence rationnelle minimale dun monde rétréci et interdépendant. Une telle union a besoin dune conscience et dun sentiment dappartenance mutuelle nous liant à notre terre considérée comme première et ultime Patrie.
- Si la notion de patrie comporte une identité commune, une relation daffiliation affective à une substance à la fois maternelle et paternelle (incluse dans le terme féminin-masculin de patrie), enfin une communauté de destin, alors on peut avancer la notion de Terre-Patrie.
- Il nous faut enseigner, non plus à opposer l'universel aux patries, mais à lier concentriquement nos patries, familiales, régionales, nationales, européennes, et à les intégrer dans l'univers concret de la patrie terrienne. Il ne faut plus opposer un futur radieux à un passé de servitudes et de superstitions. Toutes les cultures ont leurs vertus, leurs expériences, leurs sagesses, en même temps que leurs carences et leurs ignorances. C'est en se ressourçant dans son passé qu'un groupe humain trouve l'énergie pour affronter son présent et préparer son futur. La recherche d'un avenir meilleur doit être complémentaire et non plus antagoniste avec les ressourcements dans le passé. Tout être humain, toute collectivité doit irriguer sa vie par une circulation incessante entre son passé où il ressource son identité en se rattachant à ses ascendants, son présent où il affirme ses besoins et un futur où il projette ses aspirations et ses efforts. (SSEF-00)
- Je compare volontiers la terre à un vaisseau spatial propulsé par ses quatre moteurs très puissant - la science, la technique, le capitalisme, l'industrie - mais sans pilote. Sans aucun contrôle, ces quatre moteurs ont notamment crée deux menaces majeures : la menace de la mort nucléaire et la menace de la mort écologique. Le vaisseau spatial terre est un Titanic en puissance. Il faut d'urgence en reprendre le contrôle car le devoir de précaution s'impose. Porto Alegre réunit ceux qui en ont pris conscience. (AI-03)
Temps :
- Tout système, toute organisation sont soumis au temps. Mais un système fixe, non actif, tant qu’il demeure dans ses formes, se soustrait pour un temps au temps. I1 est né dans le temps, le temps le ronge et finalement le désintégrera, mais, dans son repos et son répit, il se trouve en attente, hors temps, puisque le temps ne contribue pas a son existence ni à son organisation.
Themata :
- Les themata sont des idées-forces obsessionnelles, déterminant une conception du monde (Weltbild). Les convictions ontologiques que sont les themata sont en fait des idées-mythes qui répondent à un choix irrésistible dans les apories fondamentales que rencontrent nos investigations au coeur du réel : ainsi, le paradigme de simplification régnant nous enjoint d'opter entre matière ou esprit, substance ou forme, continu ou discontinu, analyse ou synthèse, mécanique ou organique, déterminisme ou hasard, finalité ou causalité, unité ou pluralité, permanence ou changement, apparence ou essence, et chaque esprit élit le thème qui répond à sa libido intellectuelle. (M4-91)
Tolérance :
- Le tolérant comprend le fanatique et comprend que le fanatique ne le comprenne pas, alors que le fanatique ne comprend même pas que le tolérant le comprenne. (PARC-96)
- La vraie tolérance nest pas indifférence aux idées ou scepticismes généralisés. Elle suppose une conviction, une foi, un choix éthique et en même temps lacceptation que soient exprimés les idées, convictions, choix contraires aux nôtres. La tolérance suppose une souffrance à supporter lexpression didées négatives ou, selon nous, néfastes, et une volonté dassumer cette souffrance.
- La tolérance s'oppose à la purification éthique. (MD-94)
Totalité :
- L'idée de "totalité" qui m'avait tant séduit, perdit son caractère triomphal. Je compris que nul ne pouvait prétendre détenir la vérité du tout, mais je gardai l'idée que dans tout savoir partiel, il faut garder la conscience du tout en tant que tout. La prétention à la totalité était désormais bannie et je me ralliai à la parole d'Adorno "La totalité est la non-vérité". (VS-69)
Tourisme :
- On feint d'admirer des ruines : on traduit ainsi un émerveillement plus profond : ressentir la présence du passé absent, vérifier qu'il a effectivement existé, effleurer le mystère de l'histoire fugitive de la race humaine. (VS-69)
Transdisciplinarité :
- Nous savons de plus en plus que les disciplines se referment et ne communiquent pas les unes avec les autres. Les phénomènes sont de plus en plus morcelés, sans qu'on arrive à concevoir leur unité. C'est pourquoi on dit de plus en plus : "Faisons de l'interdisciplinaire". Mais l'interdisciplinarité n'arrive pas plus à contrôler les disciplines que l'O.N.U. ne contrôle les nations. Chaque discipline entend d'abord faire reconnaître sa souveraineté territoriale, et, au prix de quelques maigres échanges, les frontières se confirment au lieu de s'effondrer. Il faut donc aller plus loin, et ici apparaît le terme de "transdisciplinaire".
Faisons une première remarque. Le développement de la science occidentale depuis le XVII siècle n'a pas seulement été un développement disciplinaire, mais aussi un développement transdisciplinaire. Il faut dire non seulement les sciences , mais aussi «la» science, parce qu'il y a une unité de méthode, un certain nombre de postulats implicites en toutes disciplines , comme le postulat d'objectivité, l'élimination du problème du sujet, l'utilisation des mathématiques comme un langage et un mode d'explication commun, la recherche de la formalisation, etc. La science n'aurait jamais été la science si elle n'avait été transdisciplinaire.
- Le vrai problème n'est donc pas de «faire du transdisciplinaire» mais «quel transdisciplinaire faut-il faire ?» Ici, il faut considérer le statut moderne du savoir. Le savoir est-il fait d'abord pour être réfléchi, médité, discuté, critiqué par des esprits humains responsables, ou bien est-il fait pour être stocké dans des banques informationnelles et computé par des instances anonymes et supérieures aux individus ? Ici, il faut voir qu'une révolution est en train de s'opérer sous nos yeux. Alors que le savoir, dans la tradition grecque classique jusqu'à l'ère des Lumières et jusqu'à la fin du XIX siècle, était effectivement fait pour être compris, pensé, réfléchi, aujourd'hui nous, individus, nous nous voyons privés du droit de réflexion.
- Aujourd'hui le problème du retour du sujet est un problème fondamental, à l'ordre du jour. Mais à ce moment-là, il faut se poser le problème de cette disjonction totale objet/sujet où le monopole du problème du sujet est livré à la spéculation philosophique. Nous avons besoin de penser/repenser - Il nous faut donc, pour promouvoir une nouvelle transdisciplinarité, un paradigme qui certes permette de distinguer , séparer, opposer, donc disjoindre relativement ces domaines scientifiques, mais qui puisse les faire communiquer sans opérer la réduction. Le paradigme que j'appelle de simplification (réduction/disjonction ) est insuffisant et mutilant. Il faut un paradigme de complexité, qui à la fois disjoigne et associe, qui conçoive les niveaux d'émergence de la réalité sans les réduire aux unités élémentaires et aux lois générales. Considérons les trois grands domaines : physique, biologie, anthropo-sociologie . Comment les faire communiquer ?
- Je suggère de les faire communiquer en circuit : premier mouvement : il faut enraciner la sphère anthropo-sociale dans la sphère biologique, car il n'est pas sans problème ni sans conséquence que nous soyons des êtres vivants, des animaux sexués, des vertébrés, des mammifères, des primates. De même, il faut enraciner la sphère vivante dans la physis, car si l'organisation vivante est originale par rapport à toute organisation physico-chimique, c'est une organisation physico-chimique issue du monde physique et en dépendant. Mais opérer enracinement n'est pas opérer réduction : il ne s'agit nullement de réduire l'humain à des interactions physico-chimiques, il s'agit de reconnaître les niveaux d'émergence. De plus, il faut opérer le mouvement en sens inverse : la science physique n'est pas le pur reflet du monde physique, elle est une production culturelle, intellectuelle , noologique, dont les développements dépendent de ceux d'une société et des techniques d'observation/expérimentation produites par cette société. L'énergie n'est pas un objet visible, c'est un concept produit pour rendre compte de transformations et d'invariances physiques, et qui était inconnu avant le XIX siècle. Donc, nous devons aller du physique au social et aussi à l'anthropologique, car toute connaissance dépend des conditions, possibilités et limites de notre entendement, c'est-à-dire de notre esprit/cerveau d'homo sapiens.
- Il faut donc enraciner la connaissance physique, et également biologique, dans une culture, une société, une histoire, une humanité. Dès lors, vous créez la possibilité de communications entre sciences, et la science transdisciplinaire est la science qui pourra se développer à partir de ces communications, étant donné que l'anthropo-social renvoie au biologique, qui renvoie au physique, qui renvoie à l'anthropo-social. Alors, dans mon livre La méthode, j'essaie de considérer les conditions de formation de ce circuit, d'où son caractère «encyclopédant» puisque je mets en cycle pédagogique ces sphères jusqu'alors non communicantes. (SC-90)
Turbulence :
- La turbulence a un caractère énergétique qui peut devenir moteur : l'étoile est dans un sens une vaste turbulence qui se concentre, s'intensifie et devient après allumage un moteur sauvage qui agreennte une machinerie interne spontanée produisant des atomes et arrosant en énergie photonique son environnement. Nous commençons à entrevoir ici la possibilité de ce qui auparavant semblait inconcevable : le passage de la turbulence à l'organisation . Ce qui s'effectue cosmogénétiquement dans la naissance des étoiles correspond à l'idée qu'a fait émerger la thermodyna-mique prigoginienne (Prigogine 1968), que des phénomènes organisés peuvent naître d'eux-mêmes à partir d'un déséquilibre thermodynamique. (M1-77)
Ubris :
- Nous ne saurons dire si sourire, rire ou larmes ont émergé avec sapiens, mais ce qui est probablement propre à sapiens, c'est l'intensité et l'instabilité que prennent la gaieté et la tristesse. Rires et larmes sont des états violents, convulsifs, spasmodiques, des ruptures, des secousses, et du reste ils se rejoignent et permutent : on rit aux larmes et les sanglots peuvent cascader en rires "déments". L'enfant sapiens exprime ce que l'enfant de nulle espèce vivante n'a exprimé avec une telle intensité : une faiblesse, une détresse inouïe dans ses braillements, et un contentement incroyable dans le gigotement heureux de tous ses membres. Il passe brutalement du désespoir hurleur au rire béat. Sapiens adulte peut être capable de refouler ses larmes, de contenir son rire, mais en lui l'intensité du rire et des larmes demeure, et il faut mettre ce trait en relation avec d'autres traits psychoaffectifs de caractère éruptif singulièrement oubliés dans l'anthropologie rationaliste de l'homo sapiens; son aptitude d'une part à la jouissance, l'ivresse, l'extase, d'autre part à la rage, la fureur, la haine.
- Quand on rassemble tous ces traits, on voit bien que ce qui caractérise sapiens, ce n'est une réduction de l'affectivité au profit de l'intelligence , mais au contraire une véritable éruption psychoaffective et même le surgissement de l'UBRIS, c'est-à-dire la démesure. (cette démesure va s'exercer aussi dans le sens des fureurs, du meurtre, de la destruction). L'homo sapiens est beaucoup plus porté à l'excès que ses prédécesseurs, et son règne correspond un débordement de l'onirisme, de l'éros, de l'affectivité , de la violence. Si l'onirisme chez les primates demeure circonscrit dans le sommeil, il prolifère chez l'homme sous formes de fantasmes, d'imaginaire, d'imagination. L'éros, chez les primates, demeure circonscrit à la période de l'oestrus et déborde peu le champ de la sexualité; il envahit chez l'homme toutes les saisons, toutes les parties du corps, tous les fantasmes, et irrigue même les activités intellectuelles les plus subgreens. (PP-73)
Union - Désunion :
- La vie est l'union de l'union et de la non-union. La vie est un grouillement d'hétérogénéités, de démesures, de dispersions, de désordres, d'antagonismes, d'égoïsmes, d'erreurs, d'aveuglement, où tout devrait "naturellement" se décomposer, se dissocier, se désintégrer, se disperser, et, effectivement, tout se décompose, se dissocie, se désintègre, se disperse naturellement dans et par la mort. Mais aussi, non moins "naturellement" tout se recompose, se réassocie, se réintègre, se rassemble, se solidarise dans les boucles, cycles, circuits innombrables formant une dialogique inséparable, les ontologies sans commune mesure font émerger l'être vivant, le dispersif véhicule la dissémination, l'antagonisme coopère à la complémentarité, l'égoïsme à la solidarité, le désordre à l'ordre, le tout se nourrit de chacun, chacun se nourrit de tout, et la vie recommence, dans un grouillement d'hétérogénéité, démesures, dispersions
dans "l'union de l'union et de la désunion" (M2-80)
Unitas/Multiplex - Unité/Multiplicité (diversité) :
- Chaque être humain est un cosmos, chaque individu est un grouillement de personnalités virtuelles, chaque psychisme sécrète une prolifération de fantasmes, rêves, idées. Chacun vit, de la naissance à la mort, une tragédie insondable, scandée de cris de souffrance, de jouissance, de rires, de larmes, d'accablements, de grandeur et de misère. Chacun porte en soi trésors, carences, failles, gouffres. Chacun porte en soi la possibilité de l'amour et du dévouement, de la haine et du ressentiment, de la vengeance et du pardon. Reconnaître cela, c'est reconnaître aussi l'identité humaine. Le principe d'identité humain est unitas multiplex, l'unité multiple, tant du point de vue biologique que culturel et individuel.
- Les différences nées de la diversité des langues, des mythes, des cultures ethnocentristes ont occulté aux uns et aux autres l'identité bio-anthropologique commune. L'étranger apparaît aux archaïques comme dieu ou démon. L'ennemi des temps historiques est tué ou, transformé en esclave, devient outil animé. Les clôtures protectrices de chaque culture refermée sur elle-même durant la diaspora de l'humanité ont désormais des effets pervers dans notre ère planétaire : la plupart des fragments d'humanité, aujourd'hui communicants, sont devenus inquiétants et hostiles les uns aux autres du fait même de cette communication : des différences jusqu'alors ignorées ont pris forme d'étrangetés, insanités ou impiétés, sources d'incompréhension et de conflits. Les sociétés se perçoivent comme des espèces rivales et s'entre-tuent. Les religions monothéistes exterminent les dieux polythéistes, et chaque dieu souverain combat son concurrent en envoyant ses fidèles à la mort et au meurtre. La nation, l'idéologie ont édifié de nouvelles barrières, suscité de nouvelles haines. Cessent d'être humains l'islamiste, le capitaliste, le communiste, le fasciste. D'ou la nécessité primordiale de désocculter, révéler, dans et par la diversité, l'unité de l'espèce, l'identité humaine, les universaux anthropologiques.
- L'identité de l'homme, c'est-à-dire son unité/diversité complexe, a été occultée et trahie, au cur même de l'ère planétaire, par le développement spécialisé/compartimenté des sciences. Les caractères biologiques de l'homme ont été ventilés dans les départements de biologie et les enseignements de médecine ; les caractères psychologiques, culturels et sociaux ont été morcelés et installés dans les divers départements de sciences humaines, en sorte que la sociologie a été incapable de voir l'individu, que la psychologie a été incapable de voir la société, que l'histoire a fait bande à part, et que l'économie a extrait d'Homo sapiens demens le résidu exsangue d'Homo economicus. Plus encore, la notion d'homme s'est décomposée en fragments désarticulés, et le structuralisme triomphant a cru pouvoir éliminer définitivement ce fantasme dérisoire. La philosophie, enfermée dans ses abstractions supérieures, n'a pu communiquer avec l'humain que dans des expériences et tensions existentielles comme celles de Pascal, Kierkegaard, Heidegger, sans pourtant jamais pouvoir lier l'expérience de la subjectivité à un savoir anthropologique.
- L'anthropologie, science multidimensionnelle (articulant en elle le biologique, le sociologique, l'économique, l'historique, le psychologique) qui révélerait l'unité/diversité complexe de l'homme, ne pourra véritablement s'édifier que corrélativement au remembrement des disciplines citées, encore séparées et compartimentées, et ce remembrement nécessite le passage de la pensée réductrice, mutilante, isolante, catalogante, abstractifiante à la pensée complexe. (TP-93)
- Dans tous les domaines, nous vivons aujourd'hui la crise des concepts clos et des explications mécanistes, linéaires, strictement déterministes. Nous commençons à comprendre l'insuffisance des conceptions réductrices qui noient le tout dans les parties qui le constituent ou qui noient les parties dans le tout qui les englobe. Nous devons considérer l'un dans le multiple et le multiple dans l'un, sans que l'un absorbe le multiple et que le multiple absorbe l'un. Nous devons concevoir l'association complexe, qui est faite non seulement de complémentarités, mais aussi de concurrences et d'antagonismes, et comprendre que tout phénomène en devenir requiert, pour sa compréhension, l'association complexe de l'ordre, du désordre et de l'organisation . (PE-87)
- Il est indispensable de pouvoir penser l'unité du multiple et la multiplicité de l'un. On a trop tendance à ignorer l'unité du genre humain lorsque l'on voit la diversité des cultures et des coutumes et à gommer la diversité lorsque l'on perçoit l'unité.(tab-2) Le vrai problème est d'être capable de voir l'un dans l'autre puisque le propre de l'humain résidé précisément dans ce potentiel de diversité, laquelle ne saurait remettre en cause l'unité humaine tout à la fois anatomique, génétique, cérébrale, intellectuelle et affective.
Ainsi, on comprend que le général et le particulier ne sont pas ennemis puisque le général lui-même est singulier. L'espèce humaine est singulière par rapport aux autres espèces, et elle produit des singularités multiples. Notre univers lui-même est singulier, mais il produit de la diversité. Il faut toujours être capable de penser l'un et le multiple, car les esprits incapables de concevoir l'unité du multiple et la multiplicité de l'un ne peuvent que promouvoir l'unité qui homogénéise ou les multiplicités qui se referment sur elles-mêmes. (tab-2) (LFM-97)
- Cest lunité humaine qui porte en elle les principes de ses multiples diversités. Comprendre lhumain, cest comprendre son unité dans la diversité, sa diversité dans lunité. Il faut concevoir l'unité du multiple, la multiplicité de l'un.
- Dans le domaine individuel, il y a unité/diversité génétique. Tout humain porte génétiquement en lui l'espèce humaine et comporte génétiquement sa propre singularité, anatomique, physiologique. Il y a unité/diversité cérébrale, mentale, psychologique, affective, intellectuelle , subjective : tout être humain porte en lui cérébralement, mentalement, psychologiquement, affectivement, intellectuellement, subjectivement, des caractères fondamentalement communs et en même temps il a ses propres singularités cérébrales, mentales, psychologiques, affectives, intellectuelles , subjectives
- Lêtre humain est lui-même à la fois un et multiple. Nous avons dit que tout être humain, tel le point d'un hologramme, porte le cosmos en lui. Nous devons voir aussi que tout être, même le plus enfermé dans la plus banale des vies, constitue en lui-même un cosmos. Il porte en lui ses multiplicités intérieures, ses personnalités virtuelles, une infinité de personnages chimériques, une poly-existence dans le réel et l'imaginaire, le sommeil et la veille, l'obéissance et la transgression, l'ostensible et le secret, des grouillements larvaires dans ses cavernes et des gouffres insondables. Chacun contient en lui des galaxies de rêves et de fantasmes, des élans inassouvis de désirs et d'amours, des abîmes de malheur, des immensités d'indifférence glacée, des embrasements d'astre en feu, des déferlements de haine, des égarements débiles, des éclairs de lucidité, des orages déments...
- Dans le domaine de la société, il y a unité/diversité des langues (toutes diverses à partir dune structure à double articulation commune, ce qui fait que nous sommes jumeaux par le langage et séparés par les langues), des organisation s sociales et des cultures.
- La culture est constituée par l'ensemble des savoirs, savoir-faire, règles, normes, interdits, stratégies, croyances, idées, valeurs, mythes qui se transmet de génération en génération, se reproduit en chaque individu, contrôle l'existence de la société et entretient la complexité psychologique et sociale. Il n'est pas de société humaine, archaïque ou moderne, qui soit sans culture, mais chaque culture est singulière. Ainsi, il y a toujours la culture dans les cultures, mais la culture n'existe qu'à travers les cultures. [
] Ceux qui voient la diversité des cultures tendent à minimiser ou occulter l'unité humaine, ceux qui voient l'unité humaine tendent à considérer comme secondaire la diversité des cultures. Il est au contraire approprié de concevoir une unité qui assure et favorise la diversité, une diversité qui s'inscrit dans une unité. (SSEF-00)
- Le paradoxe de l'unité multiple est que ce qui nous unit nous sépare, à commencer par le langage : nous sommes jumeaux par le langage et séparés par les langues. Nous sommes semblables par la culture et différents par les cultures. Ce qui permettrait la compréhension provoque l'incompréhension entre cultures, lorsqu'on ne voit que la différence et non le fond anthropologique commun. De même entre individus : nous sommes incapables de nous comprendre tant que nous ne voyons que l'altérité et non l'identité. Le comble du paradoxe est de traiter un humain de chien, de rat, de veau, de serpent, d'ordure, d'excrément, c'est-à-dire de le rejeter hors de l'espèce humaine.
- Il y a une unité humaine. Il y a une diversité humaine. Il y a une unité dans la diversité humaine, il y a diversité dans l'unité humaine. L'unité n'est pas seulement dans les traits biologiques de l'espèce homo sapiens. La diversité n'est pas seulement dans les traits psychologiques, culturels, sociaux de l'être humain. Il y a aussi une diversité proprement biologique au sein de l'unité humaine, et il y a une unité mentale, psychique, affective. Cette unité-diversité va de l'anatomie au mythe.
- En toutes choses humaines, l'extrême diversité ne doit pas masquer l'unité, ni l'unité foncière masquer la diversité : la différence occulte l'unité, mais l'unité occulte les différences. Il faut éviter que l'unité disparaisse quand les diversités apparaissent, que les diversités disparaissent quand l'unité apparaît. Ceci est très facile à comprendre, mais difficile à intégrer, car les esprits retombent dans la disjonction qui, au sein de notre culture, domine leur mode de connaissance. Ils ne peuvent que percevoir soit une unité abstraite, soit des diversités en catalogue. C'est le problème épistémologique clé d'une connaissance et d'une compréhension de l'humain ; il y a impossibilité de concevoir le multiple dans l'un et l'un dans le multiple, et pour la pensée disjonctive qui sépare l'homme biologique de l'homme social, et pour la pensée réductrice qui réduit l'unité humaine à un substrat purement bio-anatomique. Ainsi, devenu invisible et inintelligible, l'homme disparaît au profit des gènes pour le biologiste, au profit des structures pour le trop bon structuraliste, au profit d'une machine déterministe pour le mauvais sociologue.
- Nous devons concevoir une unité qui assure et favorise la diversité, une diversité qui s'inscrit dans une unité. L'unité complexe, c'est cela même : l'unité dans la diversité, la diversité dans l'unité, l'unité qui produit la diversité, la diversité qui reproduit l'unité ; c'est l'unité d'un complexe génératif, ce que le jeune Marx appelait homme générique, qui génère effectivement des diversités illimitées.
Unité <-----> diversité.
Université :
- L'Université conserve, mémorise, intègre, ritualise un héritage culturel de savoirs, idées, valeurs ; elle le régénère en le réexaminant, l'actualisant, le transmettant ; elle génère du savoir, des idées et des valeurs qui vont alors rentrer dans l'héritage. Ainsi, elle est conservatrice, régénératrice, génératrice. A ce titre, l'Université a une mission et une fonction trans-séculaires, qui, via le présent, vont du passé vers le futur ; elle a une mission transnationale qu'elle a gardée en dépit de la tendance à la clôture nationaliste des nations modernes. Elle dispose d'une autonomie qui lui permet d'effectuer cette mission.
- Selon les deux sens du terme «conservation», le caractère conservateur de l'Université peut être soit vital, soit stérile. La conservation est vitale si elle signifie sauvegarde et préservation, car on ne peut préparer un futur qu'en sauvant un passé, et nous sommes dans un siècle où de multiples et puissantes forces de désintégration culturelle sont en uvre. Mais la conservation est stérile si elle est dogmatique, figée, rigide. Ainsi la Sorbonne du 17e siècle à condamné toutes les avancées scientifiques de son temps, et, jusqu'au siècle suivant inclus, la science moderne s'est en grande partie formée hors des universités. L'Université a su répondre au défi du développement des sciences en opérant sa grande mutation au 19e siècle, à partir de la réforme qu'effectua Humboldt à Berlin en 1809. Elle s'est laïcisée, instituant sa liberté intérieur vis-à-vis de la religion et du pouvoir, et elle s'est ouverte à la grande problématisation qui, issue de la Renaissance, interroge le monde, la nature, la vie, l'homme, Dieu. L'Université est devenu le lieu même de la problématisation propre à la culture européenne moderne ; elle s'est inscrite plus profondément dans sa mission trans-séculaire et trans-nationale, en s'ouvrant sur les cultures extra-européennes.... En créant les départements, Humboldt avait très bien vu le caractère trans-séculaire de l'intégration des sciences dans l'Université. Pour lui l'Université ne pouvait avoir pour vocation directe une formation professionnelle (convenant aux écoles techniques) mais une vocation indirecte par la formation d'une attitude de recherche. D'où la double fonction paradoxale de l'Université : s'adapter à la modernité scientifique et l'intégrer, répondre aux besoins fondamentaux de formation, fournir des enseignants pour les nouvelles professions, mais aussi et surtout fournir un enseignement méta-professionnel, méta-technique, c'est-à-dire une culture.
- L'Université doit-elle s'adapter à la société ou la société doit-elle s'adapter à l'Université ? Il y a complémentarité et antagonisme entre les deux missions, s'adapter à la société et adapter la société : l'une renvoie à l'autre en une boucle qui devrait être productrice. Il ne s'agit pas seulement de moderniser la culture : il s'agit aussi de culturiser la modernité. [...] L'Université doit à la fois s'adapter aux besoins de la société contemporaine, et effectuer sa mission trans-séculaire de conservation, transmission, enrichissement d'un patrimoine culturel sans lequel nous ne serions que des machines à produire et à consommer.
- Or... le 20e siècle a jeté plusieurs défis à la double mission. Il y a tout d'abord une pression sur-adaptative qui pousse à conformer l'enseignement et la recherche aux demandes économiques, techniques, administratives du moment, à se conformer aux dernières méthodes, aux dernières recettes sur le marché, à réduire l'enseignement général, à marginaliser la culture humaniste. Or, toujours dans la vie et dans l'histoire, la sur-adaptation à des conditions données a été, non signe de vitalité, mais annonce de sénescence et de mort, par perte de la substance inventive et créatrice. Il y a en même temps la disjonction radicale des savoirs entre disciplines, et l'énorme difficulté pour établir un pont institutionnel entre ces disciplines. Il y a du même coup la disjonction entre culture humaniste et culture scientifique, laquelle comporte la compartimentation entre les sciences et disciplines. La non-communication entre les deux cultures entraîne de graves conséquences pour l'une et pour l'autre. La réforme de l'Université ne saurait se contenter d'une démocratisation de l'enseignement universitaire, et de la généralisation de l'état d'étudiant. Il s'agit d'une réforme, qui concerne notre aptitude à organiser la connaissance, c'est-à-dire à penser - La réforme de pensée exige la réforme de l'Université. (TBF-99)
Utopie : -
Le mot Utopie signifiant absence de ce qui est le plus réel dans la réalité - le lieu (u = non, topos = lieu) -, le réalisme trivial considère comme utopie tout ce qui n'a pas de lieu dans le présent.
On devrait ici distinguer deux utopies.
- La première est celle du meilleur des mondes, où seraient réalisées harmonie, communauté, liberté; cette utopie est à la fois impossible et terrible : le communisme stalinien a violenté la réalité jusqu'à devenir une formidable réalité historique, mais il a révélé finalement son incapacité à faire un homme nouveau, une société sans exploitation, et surtout il a développé les pires aspects de l'être humain dans une domination plus affreuse que celle qu'il prétendait abolir. Ce type d'utopie ne peut réussir qu'en échouant. De toute façon, il nous est interdit d'envisager un monde parfait, cela en vertu du second principe de la thermodynamique pour qui rien ne peut échapper à la décomposition, et en vertu du principe cosmologique que l'on peut ainsi énoncer : l'imperfection est une condition d'existence de notre univers. Il nous est également interdit d'envisager le meilleur des mondes en vertu de l'impossibilité de poser un algorithme d'optimisation dans les problèmes humains. Un algorithme étant un ensemble de règles opératoires ou d'instructions permettant un calcul, la recherche de l'optimisation pour une organisation sociale dépasse toute puissance de calcul disponible, et rend finalement non optimale, voire pessimale la recherche d'optimisation. Une optimisation relative peut être recherchée pour tout système complexe comportant des conflits et de l'aléa. Elle consisterait dans la recherche d'institutions régulant les conflits, et la recherche de tout ce qui développerait à la fois les solidarités et les libertés. Ce qui renvoie au problème démocratique.
- La seconde utopie est celle d'un monde meilleur, sans pour autant qu'y soient abolis les conflits, les douleurs, et les tragédies inhérentes à l'existence humaine ; elle envisage des transformations qui sont irréalisables dans la réalité présente, mais qui sont possibles bien qu'improbables. Ainsi en est-il d'une planète civilisée où les guerres entre les nations seraient dépassées comme ont été dépassées les guerres féodales dans les Etats nationaux. Elle envisage une amélioration des relations entre humains qui inhiberait le pire et favoriserait le meilleur ; elle régulerait les conflits et les concurrences sans pourtant les supprimer. Elle n'abolirait pas le malheur humain, mais pourrait remédier aux formes de malheur tenant aux conditions sociales et politiques.
- Il n'y a pas de frontières nette entre les deux utopies, et l'on peut se demander si l'espoir d'émancipation, c'est-à-dire de dépassement ou dépérissement de formes historiques passées et présentes de domination et d'exploitation relève de la première ou de la seconde utopie. (PC-97)
- La mauvaise utopie est celle qui prétend réaliser le bonheur. Une bonne utopie est une utopie civilisatrice, les pieds sur terre. Puisque les Etats nationaux ont réussi à liquider les guerres entre les féodaux, l'Europe peut réussir à surmonter des siècles de guerre ! Utopie d'une paix générale, pas comme Kant, qui parlait de paix perpétuelle, il n'y a plus de perpétuité... La bonne utopie, c'est une chose qui n'est pas réalisable pour le moment mais qui a une possibilité dans le réel. "Que tous les humains puissent manger à leur faim", cela me semble une utopie très correcte. Avec ou sans OGM, c'est tout à fait réalisable
. Il est difficile de trouver une structure. A Seattle comme à Porto Alegre, ils ont compris qu'il fallait une réponse mondiale à un défi mondial. C'est très bien. Mais lier des gens qui, quand même, ont des intérêts fondamentaux différents, Africains, Européens, etc., c'est difficile ! L'idée de la nécessité de civiliser la Terre, d'en faire une patrie, voilà ce qui manque. J'ai cette idée, et c'est parce que je l'ai que je sens que ça manque. (LM-01)
- Il y a, à mon avis, deux types d'utopie. La «bonne», qui propose un progrès techniquement ou matériellement possible, mais actuellement impossible. La «mauvaise» est une utopie d'harmonie et de perfection qui croit pouvoir s'imposer par la force. Ainsi, pour moi, la suppression des guerres entre nations ou la solution du problème de la faim dans le monde ont des possibilités, mais encore impossibles. Mon utopie personnelle est celle de la Terre Patrie, puisque tous les humains de la planète vivent un destin commun face aux menaces écologiques et nucléaires, face au marché mondial, et la communauté de destin est ce qui définit une patrie, selon la conception d'Otto Bauer. La mauvaise utopie, c'est l'utopie de la perfection, de l'anéantissement des conflits, de l'évacuation du négatif. C'est l'utopie que l'Union soviétique a prétendu réaliser, alors qu'en fait, elle a réalisé une société totalitaire.
(LF-02)
Il y a deux utopies. La première qui, certes, répond à l'aspiration d'harmonie qui traverse l'histoire humaine, qui imagine une société parfaite où tous les problèmes humains seraient résolus. Elle est mauvaise lorsqu'on prétend l'imposer par la force et qu'on croit éliminer tous les ferments de divergences et de conflits. Comme me l'a dit un ami russe en 1989 : " On a réussi à imposer ici l'utopie du socialisme de caserne. " En fait, sous couvert du socialisme sont réapparues dominations, exploitations, corruptions. La bonne utopie est fondée sur des possibilités dont la réalisation semble impossible dans les conditions actuelles : ainsi la suppression des famines est matériellement possible, mais empêchée par les conditions internationales actuelles. La disparition de la guerre entre nations est désormais possible en notre Ère planétaire. Rappelons que les guerres féodales ont cessé dès que les nations sont advenues. L'avènement d'une Ère métanationale (qui intégrerait les nations mais supprimerait leur pouvoir absolu) permettrait la fin des guerres : l'impossible d'aujourd'hui, dans la bonne utopie, serait possible demain.
VÉRITÉ - VRAI
- Le lien entre le besoin forcené de vérité et sa propension à l'erreur, voire au mensonge, traduit bien sa nature hystérique. La vérité est une réponse ontologique au peu de consistance de l'homme, à l'insuffisance d'être du monde, et du coup, elle se trouve impliquée dans le double jeu de l'hystérie, y compris dans le double je que trahit le recours au mensonge, lequel avoue le secret de la vérité : sa fragilité.
- L'exigence de vérité était à la fois assouvie et occultée dans la relation anthropo-cosmologique du mythe et de la croyance. Elle ne surgit que quand la magie se dégrade, le mythe devient nuée, la religion se rétrécit.
- La vérité est notre mythe, notre rêve d'unité-plénitude, que reprend et rerate sans cesse la philosophie , jusqu'à la toute dernière philosophie, qui s'interroge sur la béance de l'être. Nous sommes à l'époque de l'éclatement de la vérité, des mille vérités de tailles diverses, des myriades d'informations qui ne portent que des traces de vérité. Et, du coup, nous sommes à l'époque de la recherche de la vérité, nous cherchons partout la vérité, dans le monde, dans le fait, en politique, en amour , en notre âme et conscience
. Et lorsque nous succombons à l'étreinte amoureuse de la vérité, c'est effectivement le coït de la connaissance biblique, mais en fait nous nous sommes fait baiser par la vérité de la vérité, qui est la soif de la vérité.
(VS-69)
- Ce n'est pas la science anonyme qui s'exprime par ma bouche, je ne parle pas du haut d'un trône d'assurance. Au contraire ma conviction sécrète une incertitude infinie, je sais que se Croire possesseur ou possédé par le vrai, c'est déjà s'intoxiquer, c'est se masquer à soi-même ses défaillances et ses carences. Dans le royaume de l'intellect, c'est l'inconscient qui se croit toute conscience.(tab-1)(tab-11)
(M1-77)
- Toute vérité est biodégradable, c'est-à-dire n'existe que dans des conditions données et entre certaines limites d'existence. Elle peut être absolument «vraie» dans ces conditions et limites, mais meurt en dehors de celles-ci. Les vérités non biodégradables, elles, sont illusion ou mensonge. Donner conditions et limites à la vérité c'est d'abord donner la condition/limite anthropologique : il ne peut y avoir de vérité que pour des sujets humains. La vérité a un fondement extérieur à nous, mais n'existe pas hors de nous et sans nous. Aussi double erreur : 1 - La vérité m'appartient ; 2 - J'appartiens à la vérité. Plutôt : je vais vivre la vérité qui me fait vivre.
(JL-81)
- La vérité n'est plus une évidence issue du réel s'imposant absolument, mais est le fruit d'une construction complexe de l'esprit à partir d'une relation dialoguante avec le réel, mettent en uvre perception, mémoire, logique, réflexion critique. Ce n'est pas seulement celui de la relativité de la vérité, qui du coup, nous permet d'accéder à la métavérité de la relativité. C'est surtout celui de la biodégradabilité de la vérité. Toute vérité existe dans des conditions et limites d'existence données. Elle peut être absolument vraie dans ces conditions et limites, mais meurt hors de ces conditions et limites. Les vérités non biodégradables sont illusoires et mensongères dans leur prétention à transcender les conditions mortelles d'existence. enfin, les conditions/limites de la vérité comportent en elles la condition/limite anthropologique d'un sujet-qui-croit-en-la-vérité. L'erreur précède l'homme, mais la vérité surgit avec l'homme. Il ne peut y avoir de vérité que pour un sujet humain.
(PSVS-81)
- Je n'ai cessé d'être soumis à la pression simultanée de deux idées contraires qui me semblent aussi vraies l'une et l'autre, ce qui me conduit tantôt à aller de l'une à l'autre selon les conditions qui accentuent ou diminuent la force d'attraction de chacune, tantôt à accepter comme complémentaires ces deux vérités qui pourtant devraient logiquement s'exclure l'une l'autre. J'ai à la fois le sens de l'irréductibilité de la contradiction et le sens de la complémentarité des contraires. C'est une singularité que j'ai vécue, d'abord subie, puis assumée, puis intégrée.
-
Plus tard, je redécouvris ce que Pascal avait déjà dit : "l'erreur n'est pas le contraire de la vérité, elle est l'oubli de la vérité contraire."
(MD-94)
- Connaître et penser, ce n'est pas arriver à une vérité absolument certaine, c'est dialoguer avec l'incertitude.
(TBF-99)
- Nous devons comprendre que, dans la recherche de la vérité, les activités auto-observatrices doivent être inséparables des activités observatrices, les autocritiques inséparables des critiques, les processus réflexifs inséparables des processus d'objectivation. Ainsi, nous devons apprendre que la recherche de vérité nécessite la recherche et l'élaboration de métapoints de vue permettant la réflexivité, comportant notamment l'intégration de l'observateur-concepteur dans l'observation-conception et comportant l'écologisation de l'observation-conception dans le contexte mental et culturel qui est le sien.
(SSEF-00)
J'ai toujours été allergique au manichéisme. Je répète ce qu'on dit Pascal et Niels Bohr : le contraire d'une vérité profonde, ce n'est pas une erreur, c'est une autre vérité profonde. Je suis sensible aux diverses vérités, y compris à celle de mon adversaire. Je ne pense pas non plus qu'il y ait une solution à tout problème. On a vécu dans une civilisation où l'on pensait que, selon la formule de Marx, l'humanité ne se pose que des problèmes qu'elle peut résoudre. Si l'humanité se pose des problèmes que, finalement, elle peut résoudre - par exemple voler, chose qu'on a vainement tenté pendant des siècles, des millénaires, avant d'inventer l'avion -, elle se pose aussi des problèmes qu'elle est incapable de résoudre. Il n'y a pas de solutions à tout. Au cours de mes premiers exposés, au début des années 8o, la demande était générale : "Alors, quelle solution proposez-vous ?" Je répondais : "Je propose des principes pour mieux affronter la complexité du réel, mais non des solutions. À vous d'élaborer vos stratégies. Aide-toi, la pensée complexe t'aidera." J'essaie toujours de briser cette idée qu'on peut "vendre" des solutions. En politique, l'idée de programme me semble très secondaire, je lui préfère l'idée de "voie". Il y a des finalités. Il faut tenter de cheminer vers nos finalités, mais la voie du futur n'est jamais tracée d'avance. Ce n'est pas une autoroute.
(ITI-00)
Vérité :
Vérité /certitude
- La certitude de connaître la vérité est loin d'être une garantie contre l'erreur. Comme disait Romain Gary : "Méfiez-vous de la vérité, elle commet toujours des erreurs." Les évidences reconnues ne sont pas nécessairement telles ; seul l'esprit non conforme discerne que les évidences reçues son illusoires, et perçoit des évidences auxquelles la plupart sont aveugles. (M5-01)
Vide :
- Ce prodigieux mouvement moderne, la maison de campagne, le jardinage, la pêche, la chasse, est le retour déréglé, imbécile, des anciennes activités vitales : chercher sa nourriture, se construire un abri. C'est le grand vide moderne - le vide de la nécessité surmonté - qui ressuscite, dans un sens qui est littéralement l'inverse de leur sens primitif - alors besoin, maintenant jeu - les gestes millénaires
Comme si on luttait contre le vide moderne par un réenracinement dans l'archaïque. (VS-69)
VIE - VIVRE -
Et chaque vie est tissée de cette façon, avec toujours un fil de hasard mêlé à un fil de nécessité. (PP-73)
- Le vrai cordon ombilical tourbillonne de remous en remous, remonte vers le soleil. Née dans un placenta marin, la vie cesse d'être orpheline. Elle a un hermaphrodite père/mère, qui la nourrit du miel rayonnant de ses entrailles; elle est cousine d'êtres physiques innombrables, les uns éphémères, comme les tourbillons éoliens, les remous liquides, les flammes, les autres à souffle très long comme les étoiles
.
Vie : poly-super-méta-machine - Accepter que la vie ne soit pas justifiée, c'est accepter vraiment la vie. (M2-80)
- La vie ne se réduit pas à la politique, bien que rien dans la vie n'échappe à la dimension ou détermination politiques. Mais rien non plus n'échappe à la dimension subjective, affective, ludique. Toute vie est, ne peut être, que, doit être, multidimensionnelle. Ce qui ne signifie pas pour autant harmonie et complétude. Il y a entre les diverses dimensions de la vie, entre les diverses vies qui peuplent chaque vie, non seulement complémentarité, mais concurrences, antagonismes, déchirements... (JL-81)
- Tout le problème de la vie, c'est à la fois la participation et le détachement. Alors on peut dire que la vieillesse favorise le détachement, mais je crois qu'à tout âge de la vie, il faut savoir se détacher et (en même temps) participer. (RF-91)
- Né sur une minuscule planète au sein d'une violence extrême d'orages, éruptions et tremblements de terre, la vie, fruit d'associations entre myriades de macro-molécules, lutte cruellement contre la cruauté du monde et résiste avec cruauté à la cruauté de la vie. Tout vivant tue et mange du vivant. Les végétaux eux-mêmes se nourrissent des sels minéraux issus des résidus cadavériques. Tout cycle écologique de vie est en même temps un cycle de mort, ce cycle de mort est en même temps un cycle de solidarité, ce cycle de solidarité est en même temps un cycle de destruction. Les espèces luttent contre la mort, les unes, insectes et poissons, en multipliant leurs ufs, les autres, oiseaux et mammifères, en protégeant leur progéniture. Sans ses forces faibles de résistance à la cruauté, il n'y aurait pas la vie. Sans ces forces faibles, il n'y aurait que désolation. Mais sans l'intégration de la cruauté par la vie, il n'y aurait pas de vie non plus. Les forces faibles d'association qui constituent la vie intègrent et combattent cette cruauté. (MD-94)
- Chacun doit être pleinement conscient que sa propre vie est une aventure, même quand il la croit enfermée dans une sécurité fonctionnaire ; tout destin humain comporte une incertitude irréductible, y compris dans lacertitude absolue, qui est celle de sa mort, puisqu'il en ignore la date. Chacun doit être pleinement conscient de participer à l'aventure de l'humanité qui est, désormais avec une rapidité accélérée, lancée dans l'inconnu. (TBF-99)
- Nous vivons prosaïquement quand nous faisons ce que nous sommes obligés de faire pour survivre. vivre vraiment, c'est vivre dans l'intensité de la passion, de l'amour, du jeu, de la communauté.
(LF-02)
Vie :
Maxime de vie
Visage :
- Quand je songe à tout ce que ces visages croisés dans la rue, ces visages fermés, figés, cachent d'espoir et de désespoir, de rêves et d'échecs, de bonheurs perdus, d'amour gâté, dénaturé, d'inéluctable vieillissement, de mort des parents, d'inachèvement fondamental, alors ces visages deviennent des Rembrandt illuminés de l'intérieur, et un flux de tendresse me traverse. Tandis que ces mêmes visages, perçus dans l'indifférence, me semblent tristement laids. (VS-69)
Vivant :
- Un vivant est un être qui est en même temps un existant. Je dirais qu'un existant vit de façon aléatoire, soumis à l'incertitude et aux périls, aux contingences, et, comme vivant, il dispose d'un certain nombre de qualités et de propriétés qui tiennent à son organisation . Les premières qualités concernent l'auto-éco-organisation , c'est-à-dire que le vivant trouve en lui-même la capacité permanente de se réparer, de se régénérer, ce qui suppose, à son tour, deux traits spécifiques. D'abord, comme le vivant est toujours en activité, il doit puiser de l'énergie dans son environnement. C'est pour cela que je parle d'auto-éco-organisation , car il n'y a pas d'autonomie sans dépendance. L'auto-organisation signifie alors une relative autonomie qui dépend cependant de l'environnement. Ceci, et c'est le second trait, donne des qualités émergentes qui n'existeraient pas sans cette organisation , ce sont les qualités qu'on appelle vie (métaboliser, se reproduire, être en relation active avec son environnement); l'organisation vivante produit et est produite par un certain mode de connaissance organisatrice que j'appelle computation. Ce mode de connaissance est fondé sur un computo capable de traiter objectivement à la fois les éléments dont il est constitué et le monde extérieur en fonction de son propre intérêt de " vivant". Celui-ci concerne au premier chef sa capacité à se reproduire, soit tout seul, soit de façon sexuelle - les premiers vivants se reproduisaient par dédoublement - et il se développe avec l'évolution des végétaux et des animaux une forme de sensibilité à l'égard de ce qui arrive. (HU-01)
- Nous avons objectivé la Terre, bleue comme une orange, comme le prévoyait Eluard, à partir des images retransmises de la lune sur nos écrans de télévision. Nous devons la subjectiviser, y enraciner l'idée de patrie. Nous devons y fonder notre religion, qui reprend l'héritage de toutes religions universelles : nous sommes frères. Mais la religion terrestre nous dit, à la différence des religions célestes : nous devons être frères, non parce que nous serons sauvés, mais parce que nous sommes perdus, perdus dans cette planète d'un soleil de banlieue, dans une galaxie diasporée d'un univers sans centre, perdus parce que promis à la mort individuelle et à l'anéantissement final de la vie, de la Terre, du soleil. Aussi devons-nous ressentir une infinie compassion pour tout ce qui est humain et vivant, pour tout enfant de la Terre
(LM-88)
La conscience anthropologique, qui reconnaît notre unité dans notre diversité.
La conscience écologique, c'est-à-dire la conscience d'habiter, avec tous les êtres mortels, une même sphère vivante (biosphère) ; reconnaître notre lien consubstantiel avec la biosphère nous conduit à abandonner le rêve prométhéen de la maîtrise de l'univers pour nourrir l'aspiration à la convivialité sur terre.
La conscience civique terrienne, c'est-à-dire de la responsabilité et de la solidarité pour les enfants de la Terre.
La conscience spirituelle de lhumaine condition qui vient de l'exercice complexe de la pensée et qui nous permet à la fois de nous entre-critiquer, de nous autocritiquer et de nous entre-comprendre.
Par contre, le temps fait partie de la définition interne de toute organisation active. L’activité est évidemment un phénomène dans le temps. Mais le temps, dés qu’i1 s’introduit dans l'oorganisation active, devient bifide, se dissocie a 1’entrée en deux temps sans cesser de demeurer le même temps et se retrouve un a la sortie. C’est le temps séquentiel, qui effectivement traverse et parcourt le système, et c’est le temps de la boucle, qui se referme sur lui-même. C’est dire que le temps fait doublement partie de la définition de l'oorganisation active puisqu’il est a la fois temps irréversible et temps circulaire (de Rosnay, 1975, p. 212).
Reconsidérons remous et tourbillons où le temps s'identifie a la fois au flux irréversible et à la forme tourbillonnaire. Dans le même mouvement que le flux se précipite, tournoie et s'écoule dans le remous, le temps ne cesse de le traverser, de s’y enrouler, de s‘en échapper. Ce temps travaille pour la génération et la régénération (du remous), mais il travaille aussi pour le désordre : il va entraîner les eaux dans la grande confusion océane, disperser vents et fumées. Une fois encore, les deux visages antagonistes du temps sont un: le temps irréversible et le temps circulaire s’enveloppent l’un l’autre, s’entrelacent et s'entrebrisent, s'entreparasitent : ils sont le même. Le temps irréversible et désintégrateur, tout en restant irréversible et désintégrateur, se transforme dans et par la boucle en temps du recommencement, de la régénération, de la réorganisation, de la réintégration.
Et pourtant ils sont distincts : l’un est séquentiel, l’autre est répétitif; ils sont antagonistes, l'un travaille pour la dissipation, l'autre pour l’organisation. Il y a boucle précisément parce qu’il y a un double et même temps, sinon ce serait, soit le cercle vicieux du mouvement perpétuel dans un vacuum absolu, soit la dispersion. La récursion, répétons-le, n’est pas annulation, mais production.
Ce double et même temps est celui du changement et celui de la constance, celui de l’écoulement et celui de la stationnarité, celui de l'hémostase et celui de l’homéorrhèse (car il n’y a pas d'homéostase sans homéorrhèse, comme il n'y a pas d‘homéorrhèse sans homéostase). C’est le temps ou le recommencement est aussi répétition, ou tout instant a double identité :
la treizième revient, c'est encore la première et c'est toujours la même...
disait justement Nerval, mais qui oubliait que la treizième heure, en même temps que toujours la même, n 'est jamais la même que la première.
L’unité de ce temps un et double, associe et dissocie, est a l’image du mouvement spiral, a la fois irréversible et circulaire, se retournant sur lui-même, se mordant la queue, se refermant sans trêve dans sa réouverture, se recommençant sans trêve dans son écoulement.
Ce temps spiral est fragile parce qu‘il est lié a une improbabilité physique, et parce qu'il est à la merci de la dépendance écologique. Ce n’est pas le temps de la rigueur horlogère, comme celui de la rotation de la terre autour du soleil, qui effectue une ellipse gravitationnelle, et non un bouclage organisationnel. Certes, le temps rotatif de la terre subit d’innombrables petites variations, il peut être perturbe par collision cométaire, il sera un jour brisé par explosion solaire, mais il n’a pas besoin de se régénérer sans cesse et il a peu à craindre de son environnement. Le temps de la boucle régénératrice connaît les aléas, perturbations, défaillances qui sans cesse menacent l’être et l’existence. C’est dire que le temps spiral charrie en lui du temps événementiel. I1 est haché de mille petits événements perturbateurs dont il corrige l’effet en produisant des événements de réponse. Il intègre donc de l'événement aléatoire, lequel, au-delà d’un certain seuil d’agression, le désintègre.
Déjà, la forme archaïque du remous porte en germe la richesse ramifiée et diverse, multiplié et une, des différents temps complémentaires, concurrents et antagonistes qui constituent ensemble le Temps de la vie. Le temps de la vie est en effet à la fois le temps des naissances, le temps des développements, le temps des déclins et des morts, et le temps des cycles (depuis le cycle écologique du jour et de la nuit, qui commande les cycles du carbone et de l’oxygène, jusqu’au cycle des saisons, qui commande les cycles des reproductions, en passant par le cycle ininterrompu du métabolisme et de la boucle homéostatique de l’organisme). Et, sans arrêt, au hasard des événements, des accidents hachent les fils du temps cyclique, brisent le devenir du temps du développement : les uns, irrécupérables, entraînent la désintégration mortelle, les autres au contraire stimulent une évolution.
(M1-77)
Il y a quatre degrés de tolérance :
le premier, qu'a exprimé Voltaire, nous contraint à respecter le droit de proférer un propos qui nous semble ignoble ; cela n'est pas respecter l'ignoble, c'est éviter que nous imposions notre propre conception de l'ignoble pour prohiber une parole. (Ainsi pour l'orthodoxe, toute hérésie est ignoble; pour le stalinien, la critique de l'URSS était une ignoble calomnie.)
Le second degré est inséparable de l'option démocratique : le propre de la démocratie est de se nourrir d'opinions diverses et antagonistes ; ainsi, le principe démocratique enjoint à chacun de respecter l'expression des idées antagonistes aux siennes.
Le troisième degré obéit à la conception de Niels Bohr pour qui le contraire d'une idée profonde est une autre idée profonde ; autrement dit, il y a une vérité dans l'idée antagoniste à la nôtre, et c'est cette vérité qu'il faut respecter.
Le quatrième degré vient de la conscience des possessions humaines par les mythes, idéologies, idées ou dieux , ainsi que de la conscience des dérives qui emportent les individus bien plus loin et ailleurs que là où ils voulaient se rendre. La tolérance vaut bien sûr pour les idées, non pour les insultes, agressions, actes meurtriers. (SSEF-00)
La diaspora de l'humanité, à partir des temps préhistoriques, n'a pas produit de scission génétique durant cent mille ans ou plus : Pygmées, Noirs, Jaunes, Indiens, Blancs relèvent de la même espèce, disposent des mêmes caractères fondamentaux ; mais la diaspora a permis l'expression des diversités ; la variété des individus, des esprits, des cultures, a été source d'innovations et de créations dans tous les domaines. Le trésor de l'humanité est dans sa diversité créatrice, mais la source de sa créativité est dans son unité génératrice. (M5-01)
Cela dit, ne nous bornons pas à la critique de l'utopie : elle a pour complément la critique du réalisme, et je distinguerai ici deux réalismes. Le mauvais réalisme est celui qui croit que le présent est définitif et qu'il faut accepter ordre établi et fait accompli. En 1940 et 1941, le réalisme imposait l'acceptation de la collaboration, puisque la France était vaincue et que l'Allemagne nazie semblait devoir régner durablement sur l'Europe. L'appel de De Gaulle, le 18 juin 1940, sitôt après l'écrasante défaite, pouvait sembler utopique. Mais il misait sur l'entrée des États-Unis et de l'URSS dans la guerre, et son espérance prenait la forme d'un pari fondé sur des possibilités alors improbables. Le réalisme d'adaptation à l'état présent et à l'ordre établi mérite l'expression de Bernard Groethuysen : " Être réaliste, quelle utopie ! " Le " bon " réalisme sait que le réel est traversé par des courants souterrains, que ce qui meurt peut sembler stable, que ce qui naît est encore presque invisible. Autrement dit, le bon réalisme sait que le réel peut se transformer et se modifier. Il faut donc procéder à la fois à la critique du réalisme et à la critique de l'utopie et, en même temps, introduire une part d'utopie dans un réalisme complexe. Ainsi je crois que la politique doit naviguer entre réalisme et utopie, avec le risque de sombrer tantôt dans le mauvais réalisme, tantôt dans la mauvaise utopie. Ici encore, il faut être conscient du pari que comporte toute action politique, compte tenu de l'écologie de l'action qui tend toujours à la détourner de son but.
(MC-08)
- La vérité peut aisément ignorer et mépriser toute logique, toute expérience, précisément parce qu'elle traduit un besoin ontologique, c'est-à-dire pré-logique, anti-logique, anti-empirique. Plus une vérité se voudra ou se sentira enracinée dans l'être, plus elle sera exigeante d'être, et plus elle sera schizophrène-maniaque, se nourrissant de tout signe de confirmation, expulsant, anéantissant tout signe d'incertitude ; moins elle hésitera, dans l'attaque et la défense, à sécréter des faux pour s'affirmer et réfuter
.Il faut avoir peur de le dire : l'arme principale de la vérité est le mensonge.
- Le sentiment de vérité est inséparable du sentiment de certitude, qu'il faut, lui aussi, distinguer de l'idée decertitude. Celle-ci, comme l'idée de vérité, peut nous être personnellement indifférente. Le sentiment decertitude, par contre, comporte en lui une réponse à l'angoisse de l'incertitude et nous implique personnellement. Le besoin de vérité et le besoin decertitude s'entr"appellent. Le besoin de vérité devrait certes primer sur celui decertitude, et risquer de le contredire, mais le plus souvent, le besoin decertitude submerge et aveugle le besoin de vérité
Le sentiment de vérité/certitude comporte le sentiment de l'évidence.... L'évidence s'impose à soi, s'empare de soi. Il y a des évidences diverses selon les idiosyncrasies et les obsessions cognitives. Il faut "évidemment" distinguer l'évidence qu'impose la preuve logique ou la vérification empirique, des évidences qui n'ont pas d'autre preuve que le sentiment de leur évidence, comme par exemple l'évidence de la Présence Divine, qui saisit soudain l'incroyant, et anéantit son doute par la certitude et la Vérité. (M3-86)
- L‘enracinement physique de tout ce qui est vie n'est pas seulement dans le caractère chimique de toutes les opérations d’un organisme, ni bien entendu dans la seule obéissance aux Lois de la Nature, comme celle de la chute des corps. Il est surtout de nature organisationniste : l’appartenance a la famille Machin. Les êtres vivants peuvent être définis comme des êtres physiques producteurs doués de qualités originales dites biologiques, le terme de biologie renvoyant aux complexités spécifiques de leur
organisation et aux émergences globales indissociables de ces êtres en tant que touts. Ainsi, l’idée de machine vivante enracine la vie dans ces catégories fondamentales de l'organisation physique : l'organisation productrice et l'organisation réorganisatrice, l'organisation bouclante et l'organisation ouverte. Donc l’idée de machine vivante, entendue nullement dans le vieux sens horloger et vaucansonien, nullement dans le sens déformé par la cybernétique prenant l'artefact comme modèle, devient d’une importance théorique capitale pour déterminer les relations entre physique et biologie. La vie est une organisation super et méta-machinale, super et méta-cybernétique, mais non méta-physique. Elle porte a des niveaux prodigieux - qu’enveloppe, signifie et masque le mot de biologie - les vertus organisationnelles de la réorganisation et production permanentes, les développements existentiels de 1’ouverture et du bouclage... Toutefois, et je m’excuse de le rabâcher, mais je dois être vigilant a l’égard des pesanteurs régnantes, il n’est pas question ici de réduire le biologique au physique. Il s’agit de regrader le physique en lui restituant sa vertu, non seulement organisatrice, mais aussi productrice. I1 s’agit, du même coup, de fonder l’une des deux bases premières de l’unité des sciences : une physis complexe. I1 s’agit encore moins de concevoir l’être vivant a l’image robotique et pinocchiesque de l’automate artificiel. I1 s‘agit plutôt de le concevoir comme un Petrouchka, automate échappé des fils déterministes de l’ancienne physique, qui vit, souffre, aime, meurt, et, une fois mort, redevient poupée remplie de son - je veux dire de matériaux chimiques. Il s’agit bien plus que de considérer l’être vivant comme machine isolée (organisme) ; il s’agit de concevoir une totalité polymachinale (biosphère) constituée spatio-temporellement d'éco-systèmes, de cycles de reproductions, d'êtres individuels où vont émerger l'affectivité et l"intelligence.
Il s’agit du même coup de concevoir la vie comme super-machine. La vie est super-machine, super-cybernétique, super-automate, parce qu'elle développe, non seulement des caractères demeurés atrophiés ou embryonnaires chez les artefacts (régulations, homéostasies, jeux combinés des rétroactions positives/négatives, asservissements mutuels, développements inouïs d'une organisation communicationnelle), mais aussi des vertus inconnues aux autres machines, dont l’autos individuel, l’auto-reproduction et l'organisation géno-phénoménale.
Cela étant dit et devant être dit, on ne saurait enfermer le concept de vie dans celui de machine, ni d"automate. Le concept de vie les contient, les déborde, les dépasse, et c’est lui qui les renferme. (M1-77)
J'en ai, à moins d'en oublier, quatorze. Quatorze commandements :
- Le contraire d'une vérité profonde est une autre vérité profonde (je le tiens de Pascal et de Niels Bohr).
- Le meilleur des mondes est aussi le pire (Dieu et Satan sont le même).
- Tout ce qui ne se régénère pas dégénère (ce qui veut dire aussi que rien n'est jamais acquis).
- Rire, aimer, pleurer, comprendre.
- S'attendre à l'inattendu.
- Lutter sur deux fronts.
- Résister à la cruauté du monde et à la barbarie humaine.
- Ne pas sacrifier l'essentiel à l'urgence, mais obéir à l'urgence de l'essentiel.
- Se vouer à ce qui donne passion et compassion.
- Garder toujours en veilleuse la raison dans la passion, et toujours présente la passion dans la raison.
- Garder la révolte dans l'acceptation, garder l'acceptation dans la révolte (le Muss es sein, es Muss sein de Beethoven).
- Aimer le fragile et le périssable (" Aimer ce que jamais on ne verra deux fois ", Alfred de Vigny).
- Penser à augmenter la vie de vos jours plutôt que les jours de votre vie " (Rita Levi-Montalcini).
- Renaître et renaître jusqu'à la mort.
(MC-08)