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Brancusi : jeux avec la réalité
La Colonne sans fin analysée dans un autre texte [aller à cette analyse]
est une oeuvre complètement abstraite. Celles analysées ici
correspondent au contraire à une évocation de la réalité.
Principalement, il sera montré comment Brancusi joue avec cette réalité,
en la brisant, en y trouvant des équivalents, en l'évoquant
sans la montrer, et finalement en la rendant elle-même très
abstraite.
Les quatre oeuvres qui seront principalement l'objet de cette analyse sont : Muse endormie, bronze de 1910 Torse de jeune homme, statue en bois datant des années 1917-1922 L'oiseau dans l'espace, bronze de 1927 Le coq, bronze poli de 1935
Accessoirement il sera aussi évoqué les oeuvres suivantes : Torse (Fragment de torse), marbre blanc de 1909-1910 L'Oiseau d'or, bronze de 1919-1920 Le Premier Cri, ciment, socle en bois de chêne, 1917
Les analyses de ces oeuvres ne seront pas complètes, elles seront
centrées sur les effets qui relèvent d'un " jeu avec la réalité
". Toutefois, d'autres effets seront envisagés, soit parce qu'ils
sont spécialement forts dans les oeuvres considérées,
soit parce qu'ils y sont employés de façon particulièrement
remarquable et qu'il serait dommage de passer à côté
sans les signaler.
le paradoxe de transformation principal : fait / défait
La première expression de "fait / défait" qui mérite
d'être signalée a trait au doute que l'on éprouve quant
à la réalité de ce qui est montré. Ainsi, cette fourche en bois évoque bien l'idée d'un torse
humain, mais en même temps elle est tellement "à peine" un torse
qu'on se demande s'il s'agit réellement d'un torse. Ne s'agit pas
plutôt d'un simple morceau de bois en forme de fourche comme il nous
a semblé au premier abord ? Et ce fuselage brillant, est-ce bien un oiseau ? C'est tellement "à
peine" un oiseau. Un oiseau n'aurait pas le bec sur le dos ! Et cet escalier qui monte au ciel, est-ce vraiment un coq ? Cette cascade
de pans coupés évoque en effet le rythme d'un " cocorico "
qui s'élève, et l'allure d'ensemble évoque en effet
l'allure d'un coq dressé sur ses pattes pour lancer son appel, mais
un véritable coq n'a pas du tout cette forme. Et où sont donc
sa queue, ses ailes, sa tête, sa crête ?
Il s'agit de l'expression a8 du "fait / défait".
Dans le cas de la Muse endormie, il s'agit d'autre chose : sans aucun doute
cette fois, il s'agit d'une tête de femme, et même d'une tête
minutieusement polie et brillante, parfaitement faite donc pour une statue.
Mais c'est une tête décapitée ! Une tête à
laquelle ne manque rien moins que le corps !
Parfaitement faite donc pour une statue, mais complètement défaite,
cassée, mutilée pour une tête féminine.
Il s'agit de l'expression a6 du "fait / défait".
Comme on vient de l'indiquer, le polissage de la tête endormie est
parfaitement fait, et la lumière se miroite sur sa surface brillante.
Mais cette brillance est cassée dans la chevelure et dans le trait
qui dessine l'oeil du bas, gâchée par le reste de bronze brut
et sombre que le creux d'une rainure a épargné du polissage.
De la même façon, les autres statues opposent des parties "bien
faites" à des parties "mal faites", ou cassée : Le torse de jeune homme a son bassin normalement fait, et l'attache de ses
cuisses est, elle aussi, tout à fait normale. Mais c'est un jeune
homme décapité par en haut, cul-de-jatte par en bas, et, sur
les côtés, les bras lui manquent aussi. Le dos du coq est à peu près normal, les pattes sont là
aussi, mais manquent la queue, les ailes et la tête. Dans le cas de l'oiseau, presque rien n'est vraiment comme un oiseau, et
comme dans le cas de la Muse c'est la technique même de la statue qui
est faite / défaite : la forme fuselée à la surface
parfaitement brillante est bien faite, mais elle est cassée à
l'endroit du bec par une brutale section, qui tranche par ses arêtes
et sa soudaine planéité avec les doux et complexes changements
de courbure du reste de la forme.
On donne aussi l'exemple du premier Torse féminin réalisé
par Brancusi (1909-1910), qui équilibre parfaitement un côté
bien fait, bien poli, à la réalité bien reconnaissable,
et un autre côté tout cassé, comme fracturé, où en fait le marbre a été laissé brut.
Il s'agit de l'expression a14 du "fait / défait".
Dans le cas de l'Oiseau d'or (1919-1920) qui a précédé
la série des Oiseaux dans l'espace, le principe est un peu différent puisque l'on a principalement affaire ici à deux parties qui font des effets complètement opposés se détruisant mutuellement : le lustré brillant
fait en effet violemment contraste avec les cassures en zigzag de son socle, qui cassent
la perfection rutilante de l'oiseau.
Il s'agit de l'expression a10 du "fait / défait".
De façon très subtile, Brancusi joue fréquemment du rapport entre la statue et le socle qui la porte. On a déjà signalé à l'occasion du paradoxe précédent
l'effet de contraste entre le brillant de l'Oiseau d'or et les cassures de
son socle. Mais son socle ne s'arrête pas à la partie en pierre
claire située juste sous l'oiseau : la haute base en bois est également
sculptée, et l'ensemble des diverses parties qui forment le socle
revendique donc aussi de constituer une sculpture. Quelle est donc ici la
sculpture ? Est-ce l'oiseau ? Pourquoi pas tout autant cette haute superposition
de formes sculptées qui en forment le socle ?
L'effet est encore plus fort dans Le Premier Cri (1917) : certes, on distingue
bien ce qui est le socle et ce qui est la statue présentée
sur ce socle, mais à la simplicité discrète de la statue,
la richesse et la complexité des formes du socle font une sérieuse
concurrence. D'autant que la statue se contente du ciment comme matériau,
ce qui fait quelque peu pauvre à côté du chêne
utilisé pour le socle.
Le résultat de cette concurrence par un socle trop "bien fait", est
que la statue s'en trouve détrônée dans son "statut de
statue", défaite dans sa réalité de statue, puisque
le socle suffit à tenir ce rôle.
On peut aussi envisager cela du point de vue du socle, et dire que sa qualité
de "statue" est suffisamment faite par la richesse de ses formes, mais quelle
est défaite dès que l'on considère que, finalement,
ce n'est qu'un socle qui porte une statue.
Il s'agit de l'expression a1 du "fait / défait".
premier paradoxe de transformation secondaire : synchronisé / incommensurable
Incommensurable veut dire : " qui n'a aucun rapport, qui n'a rien à voir ". Trois cylindres en bois, cela n'a effectivement rien à voir avec un
torse de jeune homme, cela n'a aucun rapport avec un torse de jeune homme.
Pourtant, l'idée de torse de jeune homme réussit à se
faire porter par une forme seulement composée de trois cylindres en
bois, elle parvient à se synchroniser avec ce simple jeu de volumes. Ce fuselage lisse et brillant n'a rien à voir avec la forme réelle
d'un oiseau, notamment quant au bec qui se retrouve au-dessus du dos au lieu
de se trouver sur la face opposée, en prolongement du ventre. Les
deux choses n'ont aucun rapport, mais pourtant, l'idée d'un oiseau
prenant son envol réussit à surgir de ce jeu de courbes fuselées. Cette forme en escalier n'a aucun rapport avec la forme d'un coq. Pourtant,
l'idée d'un coq poussant son cocorico réussit à se synchroniser
avec cet assemblage bizarre de courbes fuselées coupées par
un escalier.
Il s'agit de l'expression s10 du "synchronisé / incommensurable".
Étonnamment, le tronc du jeune homme et ses deux cuisses ont la même forme, celle d'un cylindre.
Cette identité parfaite n'existe pas dans la réalité
: le tronc a une section plus ovale, et les cuisses sont plus coniques. Sans
parler des détails anatomiques, tels que le nombril et les tétons
qui, normalement, différencient le torse des cuisses.
Il s'agit de l'expression a10 du "synchronisé / incommensurable".
Dans le coq, le rythme des plis en escalier est régulier : c'est une
forme répétitive, facile à déchiffrer.
Par différence, les surfaces courbes des autres parties de son volume
partent dans des directions complexes, dont les relations mutuelles sont
impossibles à bien saisir. D'autant que les reflets de la lumière
rendent difficile de saisir quelles sont exactement ces formes élusives.
Il s'agit de l'expression a6 du "synchronisé / incommensurable".
deuxième paradoxe de transformation secondaire : continu / coupé
Dans les quatre exemples, la continuité bien affirmée de la
forme est obtenue au prix de la coupure de plusieurs de ses parties. Le cas de la Muse est le plus radical : la continuité parfaite de
l'ovale a nécessité de couper complètement la tête
de son corps. La simplicité du signe figurant le torse de jeune homme a nécessité
qu'on lui coupe la tête et les jambes, et la continuité même
du tronc bien cylindrique n'est possible que parce que les bras ont été
coupés eux aussi. La simplicité du corps de l'oiseau a nécessité que les
ailes soient coupées, ainsi que la tête, et que les pattes. Le fuselage conique du coq a nécessité là aussi que
les ailes soient coupées, et la queue, et la tête.
Il s'agit de l'expression s10 du "continu / coupé".
Le torse du jeune homme est un cylindre qui se continue longuement, puis qui soudain se coupe. L'oiseau dans l'espace est une très longue forme fuselée, soudain coupée par l'entaille du bec.
Il s'agit de l'expression s1 du "continu / coupé".
Le cylindre qui forme le torse du jeune homme se continue longuement, ceux
qui forment ses cuisses sont, au contraire, très rapidement coupés.
Il s'agit de l'expression s6 du "continu / coupé".
Les formes courbes du coq se continuent longuement dans toutes les directions,
ce qui contraste avec les "pans coupés" de son ventre qui sont, comme
leur nom l'indique bien, dans des plans systématiquement coupés
les uns par les autres.
Il en va de même du socle qui porte le coq : sur les flancs, il s'agit
d'une surface plane continue, les autres faces, elles, sont faites de pans
continuellement coupés.
Il s'agit de l'expression a7 du "continu / coupé".
troisième paradoxe de transformation secondaire : lié / indépendant
L'ovale de la tête de la Muse est suffisamment lié à
la notion de femme entière pour qu'en le voyant l'idée d'une
femme nous soit suggérée. Pourtant, cette forme ovale est très
différente de celle d'une vraie femme endormie, et ressemble d'avantage
à la tête d'une morte décapitée. Cette fourche en bois est bien liée à la notion de torse masculin,
puisqu'en la voyant que c'est à cela que nous pensons. Pourtant, dans
son apparence, elle est très différente de la forme d'un véritable
torse. Cette forme fuselée dressée dans l'espace est suffisamment
liée à la notion d'oiseau pour réussir à l'évoquer,
mais quelle différence avec la forme réelle d'un oiseau ! Ce fuselage bizarre coupé par un escalier évoque pour nous
un coq et son cocorico, il est donc lié à la réalité
d'un coq. Pourtant, sa forme est très différente de celle d'un
vrai coq.
Il s'agit de l'expression s6 du "lié / indépendant".
Le corps du coq et son socle sont deux volumes autonomes, d'importances plastiques
équivalentes, liés ensemble sur un même axe vertical.
Leur autonomie est d'ailleurs renforcée par leurs orientations différentes
: les pans coupés du socle sont orientés dans une direction
perpendiculaire à celle des pans coupés du coq. De la même façon, le torse de jeune homme et son socle forment deux volumes bien autonomes
dans leur forme, leur matériau, leur couleur, leur largeur et leur hauteur, et qui se touchent à peine, mais qui sont liés ensemble sur un même axe vertical.
Il s'agit de l'expression a6 du "lié / indépendant".
le paradoxe d'état dominant : rassembler / séparer
On retrouve ici un effet similaire à celui déjà envisagé
pour le paradoxe continu / coupé, mais cette fois les membres ne sont
pas considérés coupés mais séparés. Ainsi, la tête de la Muse n'est bien rassemblée dans un ovale
compact que parce qu'elle est complètement séparée de
son corps. Le torse de jeune homme n'est rassemblé dans un signe simple et clairement
lisible, que parce que ses membres et sa tête en ont été
séparés. Le rassemblement de l'oiseau dans une forme limpide a obligé à
se séparer des ailes, des pattes et de la tête. Le rassemblement du coq dans un signe compact évoquant son chant,
a obligé à se séparer de ses ailes, de sa queue, et
de sa tête.
Il s'agit de l'expression s8 du "rassembler / séparer".
La surface du visage de la Muse est rassemblée en continuité
lorsqu'on en fait le tour en suivant les joues, les tempes, le front et le
menton.
Dans l'autre sens, la forte saillie de l'arête nasale sépare le visage en deux.
Il s'agit de l'expression a2 du "rassembler / séparer".
À l'évidence, les trois cylindres qui forment le torse du jeune
homme sont tous les trois rassemblés du côté où
ils s'attachent ensemble, et bien séparés les uns des autres
du côté de leur autre extrémité.
Il s'agit de l'expression a6 du "rassembler / séparer".
Entre la queue et le corps de l'oiseau, les bords de la surface fuselée
se resserrent, se rassemblent, étranglent la forme. Ce qui a pour
résultat de nettement séparer la queue du reste du corps.
Il s'agit de l'expression s12-1 du "rassembler / séparer".
La forme du coq est bien rassemblée dans un fuselage continu du côté
de son dos. Du côté de son ventre, par contre, elle est séparée
en plusieurs pans coupés bien distincts les uns des autres.
La même chose vaut pour son socle, bien rassemblé en un plan
continu sur deux côtés, et séparé en de multiples
facettes sur les deux autres côtés.
Il s'agit de l'expression a4 du "rassembler / séparer".
Le socle du coq, puis le coq qu'il porte, forment ensemble une suite continue
de pans coupés, suite qui s'enchaîne depuis la base du socle
jusqu'au sommet du coq.
Mais s'ils sont rassemblés dans ce motif continu, ils n'en sont pas
moins séparés dans notre esprit, puisque l'un nous apparaît
comme un socle, et l'autre comme une statue. La différence des matériaux,
pierre mate pour le socle et métal brillant pour le coq, nous aide
d'ailleurs à séparer ces deux réalités.
Il s'agit de l'expression a9 du "rassembler / séparer".
premier paradoxe d'état dominé par le rassembler / séparer : ouvert / fermé
L'ovoïde du visage de la Muse est un volume fermé. Grâce
à son poli brillant, la lumière semble en sortir. La même chose vaut pour le fuselage continu de l'oiseau, qui irradie la lumière.
Il s'agit de l'expression a8-1 du "ouvert / fermé".
La forme en oeuf du visage de la Muse est un volume fermé sur lequel
s'ouvre le net tracé qui part de l'arcade sourcilière, se prolonge
dans l'arête du nez, et va se perdre vers le menton.
Il s'agit de l'expression a15 du "ouvert / fermé".
Dans le volume fermé convexe du visage de la Muse, les flancs de l'arête
nasale ouvrent un creux concave qui se poursuit jusqu'aux tempes.
Il s'agit de l'expression s12-b du "ouvert / fermé".
L'enveloppement fermé des cylindres qui forment le torse du jeune homme, ont leurs bouts laissés ouverts.
Du moins c'est l'impression que donne la coupe brutale de leur surface, qui ne se referme pas en extrémité par une calotte sphérique.
Il s'agit de l'expression s2 du "ouvert / fermé".
Le corps du coq agglomère deux registres de forme différents
: le dos et les pattes sont des surfaces qui se poursuivent longuement et
dont le parcours pourrait se poursuivre librement en leurs extrémités,
tandis que les pans coupés du ventre ont leur parcours systématiquement
fermé par les pans contre lesquels ils butent.
Il s'agit de l'expression a2-1 du "ouvert / fermé".
On peut d'ailleurs remarquer, à l'inverse, que toutes les surfaces courbes qui enveloppent
le corps du coq forment ensemble un volume fermé, tandis que, dans le sens
horizontal, les pans coupés ouvrent une succession de creux.
Il s'agit là d'un autre exemple de l'expression s12-b envisagée plus haut pour la Muse endormie.
deuxième paradoxe d'état dominé par le rassembler / séparer : ça se suit / sans se suivre
Cet assemblage de cylindres en fourche ne suit pas du tout la réalité
de ce qu'est un torse de jeune homme. Pourtant, il la suit suffisamment pour qu'on y voit un torse de jeune homme. Ce fuseau brillant ne suit pas du tout la réalité de ce qu'est
le corps d'un oiseau. Pourtant, il la suit suffisamment pour qu'on y voit un oiseau prenant son envol. Cet assemblage bizarre d'une forme en escalier et de cônes complexes
aux raccords doucement arrondis, ne suit pas du tout la réalité
de ce qu'est le corps d'un coq. Pourtant, il la suit suffisamment pour qu'on
y voit un coq poussant son cocorico.
Il s'agit de l'expression s8 du "ça se suit / sans se suivre".
Le corps de la Muse ne suit pas sa tête. Pourtant, nous n'avons pas
l'impression qu'il s'agit d'une tête décapitée. C'est
donc que, dans notre perception réflexe, tout se passe comme si le
corps était présent à la suite de la tête. Les membres et la tête du torse de jeune homme ne suivent pas son tronc.
Pourtant, en le regardant nous n'avons pas à l'esprit un corps complètement
mutilé, mais l'idée d'un corps complet, seulement simplifié
par le moyen de la sculpture.
Il s'agit de l'expression s15 du "ça se suit / sans se suivre".
Le coq se dresse sur ses pattes, et la lecture très limpide de ce
mouvement nous amène très directement à considérer
que la ligne du dos qui se termine en pointe est à la suite des courbes
arrondies qui partent depuis ses pattes et qui s'enflent vers son corps.
Puisque l'élan du coq commence en bas dans ses pattes et se termine
tout en haut dans la pointe de son cône, nécessairement ce cône
nous apparaît à la suite des pattes. Pourtant, il ne démarre
pas à leur suite mais dans une espèce de moignon qui sert de
queue. Bien que venant après les pattes, le cône du dos ne commence
donc pas après lui, mais franchement sur le côté.
Par un aspect, le cône du dos est donc à la suite des pattes,
et par un autre aspect et il n'est pas à leur suite.
Il s'agit de l'expression a6 du "ça se suit / sans se suivre".
troisième
paradoxe d'état dominé par le rassembler / séparer :
homogène / hétérogène
L'ovale du visage de la Muse est homogène avec l'aspect d'une femme,
puisqu'il suffit pour nous évoquer la notion d'une femme. Il est pourtant
sérieusement hétérogène avec la réalité
d'un corps de femme, puisqu'il lui manque l'essentiel de ses membres. Cette fourche en bois est suffisamment homogène avec la réalité
d'un torse de jeune homme pour réussir à l'évoquer.
Pourtant, sans tête, sans bras et les cuisses coupées, elle
est en même temps clairement hétérogène à
cette réalité. Ce fuselage épuré est suffisamment homogène avec la
réalité d'un oiseau pour réussir à l'évoquer.
Pourtant, sans ailes, sans pattes et sans tête, et avec un semblant
de bec sur le dos, il est hétérogène à l'aspect
réel d'un véritable oiseau. Cette combinaison de courbes complexes et d'une forme en escalier est homogène
à la réalité d'un coq, puisque nous pensons à
un coq en la voyant. Pourtant, quoi de plus hétérogène
qu'un escalier et la forme d'un coq ?
Il s'agit de l'expression s8-b du "homogène / hétérogène".
Les trois cylindres qui construisent le torse du jeune homme sont des formes
homogènes entre elles, puisque précisément ce sont toujours
des cylindres. Leur longueur par contre, de même que leur orientation
dans l'espace, les rendent hétérogènes les uns des autres.
Il s'agit de l'expression s10 du "homogène / hétérogène".
De façon homogène sur tout son volume, l'oiseau dans l'espace
est réalisé au moyen d'un fuselage conique lisse et luisant.
Mais, selon les endroits, ce fuselage est très hétérogène
quant à sa courbure et quant à l'ampleur de sa section : parfois
très mince, parfois très gonflée, parfois bien raide,
parfois nettement courbée, parfois imperceptiblement courbée.
Il s'agit de l'expression a14 du "homogène / hétérogène".
Comme on vient de le voir, l'oiseau dans l'espace est réalisé
de façon homogène au moyen d'un fuselage poli et luisant qui
modifie doucement sa courbe. Le brutal étranglement qui sépare
la queue du corps, marque cependant une nette hétérogénéité
dans l'évolution de son volume. En extrémité, la coupe
brutale du bec marque, elle aussi, une très nette hétérogénéité
dans le lisse de sa surface.
Il s'agit de l'expression a3 du "homogène / hétérogène".
L'opposition entre des parties homogènes et des parties hétérogènes
se fait également valoir dans le contraste entre l'oiseau et son socle
: celui-ci est parfaitement cylindrique, donc d'une section constamment homogène,
tandis que la section du fuselage de l'oiseau connaît de fortes différences
d'un endroit à un autre. Dans le coq, la continuité lisse, donc homogène, des courbes
des pattes et du dos, fait contraste avec la brutale hétérogénéité
entre eux des divers plans qui construisent la forme en escalier. La même
chose vaut pour le socle qui porte le coq : à l'homogénéité
lisse de ses flancs de forme plane, font contraste les cassures répétées
de ses deux autres côtés.
Il s'agit de l'expression a4 du "homogène / hétérogène".
On a voulu montrer dans cette étude comment Brancusi avait réussi
à combiner de façon synthétique la plupart des paradoxes
en jeu dans son oeuvre, en les mariant aux mêmes rapports ambigus avec
l'aspect réel de ce qui est représenté, sans pour autant
renoncer à la subtilité et à la diversité de
ces différents paradoxes.
D'autres artistes qui relèvent de la même étape de l'histoire
de l'art [afficher leur liste dans l'autre fenêtre], tel Picasso et
le cubisme pour la peinture, pour exprimer le "fait /défait" joueront
à fond eux aussi avec la réalité "faite / cassée"
ou avec son aspect "à peine faite". Mais le plus souvent ils mettront
en jeu les autres paradoxes aux moyens d'effets purement plastiques, sans
jouer systématiquement comme Brancusi d'un rapport de contraste ou
de complicité avec la réalité évoquée.